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BRIX Michel : L’héritage de Fourier. Utopie amoureuse et libération sexuelle (2001)

Jaignes, La chasses au snark, 2001, 219 p.

Article mis en ligne le décembre 2003
dernière modification le 8 avril 2006

par Abramson, Pierre-Luc

Michel Brix entreprend, dans ce livre, une exploration méthodique de la doctrine de Fourier et de sa descendance dans le domaine du discours sur l’amour, muni d’une thèse qu’il a déjà défendue et illustrée dans son excellent ouvrage Le romantisme français : esthétique platonicienne et modernité littéraire  [1], à savoir que l’époque romantique correspond à une résurgence des idéaux platoniciens. Cela suppose, bien entendu que, à l’instar de Paul Bénichou et de bien d’autres, il installe le fouriérisme au cœur du « temps des prophètes » [2].

Après une remarquable analyse de la cité idéale platonicienne et une mise au point historique bien menée sur le fouriérisme, l’auteur s’attarde sur les liens qui unissent, chez les utopistes, en général, le nouvel ordre amoureux à un nouvel ordre social et politique. Il lui paraît que l’explication gît peut-être dans le fait que la pensée platonicienne dans son ensemble, au-delà même des textes canoniques du philosophe grec, tisse des liens serrés entre utopie amoureuse et utopie politique, toutes deux animées par la même « nostalgie de l’état primordial du monde » (p. 20). Au passage, l’auteur nous livre une interprétation platonicienne du judéo-christianisme, du rousseauisme et du positivisme comtien. Il nous montre aussi comment les aspects les plus excentriques du discours érotique du Bisontin se retrouvent chez nombre de ses contemporains et comment l’origine divine ou céleste attribuée à l’amour conduit aussi bien vers le platonique que vers le sensuel. Dans le panorama général de la renaissance des idées du philosophe grec au début du XIXe siècle, il est donc vrai que « Fourier le penseur fut beaucoup moins marginal que Fourier l’homme » (p. 66).

En fait, le seul et léger reproche que l’on pourrait faire à l’exposé systématique de la doctrine du Bisontin et de l’histoire de chacun des éléments qui la composent, c’est d’en négliger les aspects sociaux et économiques, malgré l’affirmation préalable du fait qu’ils sont inséparables des propositions concernant la vie amoureuse. Par conséquent, Michel Brix ne montre pas comment l’incroyable pauvreté de la réflexion politique de Fourier, en ce qui concerne l’organisation du phalanstère et de la société harmonienne en général, conditionne la libre expression des fantasmes et le libre exposé des rêves les plus délirants et les plus poétiques. À ce sujet, l’auteur conclut un peu rapidement, nous semble-t-il, à la maladie mentale du théoricien. Il oublie aussi que le système de Fourier n’est pas plus délirant que bien d’autres utopies et, surtout, qu’il est bien plus humaniste et généreux. Autrement dit, Michel Brix ne croit pas à (ou ne tient pas compte de) « l’incroyable richesse d’imagination, d’humanité et d’humour » qui, selon Paul Bénichou, caractérise le génie de Fourier [3].

La seconde partie de l’ouvrage est consacrée aux héritiers de Fourier et du fouriérisme en matière amoureuse et elle s’ouvre par une analyse très détaillée et convaincante des rapports entre le surréalisme et la doctrine de Fourier, qui va bien au delà de l’habituelle référence à l’Ode à Charles Fourier d’André Breton. Convaincant, Michel Brix l’est beaucoup moins lorsqu’il fait entrer l’œuvre de D. H. Lawrence dans la lignée des héritiers, à cause de son seul roman L’Amant de Lady Chatterley et parce qu’il aurait lu un tract paru, en 1927, dans La Révolution surréaliste, intitulé Hands off love. Personnellement, l’érotisme brutalement viril de l’ouvrage nous paraît bien loin des songes du Bisontin. Nous avons ensuite eu le plaisir de lire, sous la plume de Michel Brix, une confirmation argumentée d’une opinion, forgée en mai 1968, sur le docteur Wilhelm Reich, alors que nous ne savions presque rien du personnage et de ses idées. Michel Brix explique et persuade : il s’agit bien d’un dangereux charlatan. Malheureusement, il fait du médecin autrichien, qui devait ignorer jusqu’au nom de Fourier, un autre de ses héritiers. La critique ne vaut pas, évidemment, lorsque l’auteur commente les écrits de Raoul Vaneigem et des situationnistes, qui eux, du moins, pouvaient lire les travaux de René Schérer et le texte du Nouveau monde amoureux que Simone Debout-Oleszkiewicz venait d’éditer. Nous en sommes témoin : la pensée de Fourier était au centre de bien des discussions en 68, comme dans les années qui suivirent, et le néo-fouriérisme, alors à la mode, produisit une certaine déculpabilisation de la pédophilie et de l’inceste. Le parcours de Michel Brix à travers la descendance de Fourier s’achève par quelques considérations passionnantes sur le féminisme contemporain, sur sa dette envers les idées du Bisontin, sur ses limites et ses contradictions. Ses remarques sur les nouvelles modalités de la marchandisation de la sexualité sont aussi particulièrement pertinentes.

S’il fallait vraiment formuler un désaccord avec cette étude, elle concernerait sa présentation purement généalogique. Nous l’aurions envisagée, nous, de façon plus complexe, non comme une descendance ininterrompue, mais comme un ensemble de résurgences, d’influences directes et indirectes, favorisées, ou empêchées, par des circonstances sociales et politiques précises. Nous aurions aussi tenté d’en exclure les simples coïncidences et les ressemblances superficielles. A ce sujet, il est bon de répéter que l’antériorité prophétique de Fourier par rapport à bien des penseurs ne fait pas de ces derniers automatiquement des disciples, ni même des héritiers. Une référence explicite à ses écrits est pour le moins nécessaire.

Nous regretterons aussi, pour finir, que Michel Brix, dans son chapitre VI, tire la doctrine de Fourier vers le totalitarisme car le fouriérisme, la théorie des passions et des séries en particulier, n’est pas « la mort du sujet », mais son exaltation la plus extrême, la seule tentative cohérente à ce jour pour réconcilier sa nature sociale et son irréductible individualité. C’est là le cœur de l’utopie fouriériste et cette tentative ne se décline pas que dans l’ordre amoureux, elle s’applique à tous les domaines économiques et sociaux, sauf - nous l’avons dit - à l’organisation de la cité. C’est sans doute, encore une fois, ce manque de considération pour les autres dimensions du fouriérisme qui permet à Michel Brix d’être aussi sévère avec lui. Néanmoins pouvait-il en être autrement, dans un essai délibérément centré sur l’aspect le plus célèbre, le plus extravagant et le plus sulfureux de sa pensée ?

Au total, un livre complexe, riche en aperçus historiques, philosophiques et littéraires de toutes sortes, dont le moindre paragraphe suscite des questions, des critiques ou des approbations chaleureuses, rédigé dans une langue claire et agréable, dénuée de tout vocabulaire prétentieux ou obscur, un livre qui vous enrichit, un livre, donc, à lire par tous ceux qui s’intéressent à l’utopie et au fouriérisme en particulier.