Le but de cet article est de déterminer quel fut l’itinéraire des papiers et des manuscrits de Charles Fourier après sa mort et dans quelles conditions les différents fonds issus des archives sociétaires rassemblés par V. Considerant se constituèrent au fil des années.
C’est au cours de recherches sur les utopies socialistes du dix-neuvième siècle, préparatoires à un travail doctoral, que j’appris la présence d’importantes archives sociétaires à la bibliothèque de l’Ecole Normale Supérieure : Jonathan Beecher en faisait état dans la bibliographie de sa récente étude biographique sur Fourier, dont la traduction française venait alors de paraître [1]. Ce fonds y était ainsi décrit : “Ecole Normale Supérieure (Paris). Les très riches Archives Victor Considerant contiennent quelques manuscrits de Fourier et des lettres à Fourier de Considerant” [2]. J. Beecher travaillait alors essentiellement sur Fourier [3], et soulignait donc la présence dans les Archives de l’ENS des pièces sur lesquelles se portait alors son intérêt. Mais ces pièces sont loin de constituer la seule richesse du Fonds, qui contient par ailleurs des ouvrages, des brochures des disciples de l’Ecole sociétaire, des articles tirés à part de ses différentes publications, et divers articles scientifiques ; les cours et mémoires de Victor Considerant à l’Ecole royale de l’artillerie et du génie de Metz ; de nombreuses lettres et brouillons de Victor Considerant, de Just Muiron, ainsi que des disciples de l’Ecole sociétaire ; un nombre important de documents (correspondance et notes manuscrites) sur la période américaine, sur sa préparation et son déroulement ; plusieurs manuscrits de Victor Considerant, mais aussi de Clarisse Vigoureux ; une considérable somme d’archives de l’Ecole sociétaire, de la Démocratie Pacifique, de la Librairie des Sciences Sociales et de la Librairie Phalanstérienne ; des documents relatifs à l’année 1848 (correspondance et motions de différents clubs socialistes), etc.
Cette richesse était une invitation à l’exploration, rendue pourtant malaisée par l’imprécision du seul inventaire disponible, celui que Vincent Prieur avait réalisé en 1974 [4]. Certes, le résultat de son travail sur les douze premiers cartons, qui tient en une quinzaine de pages, fut ensuite complété par J. Beecher, qui fit l’inventaire du Carton n° 13, et il y a deux ans, J. A. Moors avait recensé un certain nombre de corrections à effectuer [5]. Il y a quelques années d’ailleurs, M. Jean-Claude Dubos avait obtenu l’accord verbal de M. Petitmengin, Directeur de la Bibliothèque de l’Ecole Normale Supérieure, pour la publication de cet inventaire. Mais celui-ci avait besoin d’être sérieusement complété, voire corrigé, car il apparaissait encore incomplet et en plusieurs points inexact, malgré ces corrections. M. Dubos n’avait pu alors entreprendre ce travail, et l’inventaire ne fut pas publié. Le choix fut donc fait d’entamer, dans le cadre de d’un DEA de sciences sociales [6], la refonte complète et exhaustive de cet inventaire. Ce travail, qui est encore loin d’être achevé, a cependant déjà permis de recenser la présence dans le fonds de l’ENS de plus de 1400 pièces [7], dont la cotation devrait bientôt être entreprise avec le concours de la Bibliothèque de l’Ecole Normale Supérieure. Tout en établissant un recensement aussi précis que possible du Fonds Victor Considerant, il s’agissait aussi, pour tenter de comprendre son organisation et sa présence à l’Ecole Normale Supérieure [8], de s’attacher à l’histoire qui présida à sa constitution. C’est celle-ci dont nous voudrions ici retracer les grandes lignes [9].
Le contexte : “orthodoxes” contre “réalisateurs”
Ce fut peu de temps avant la mort de son inspirateur, Charles Fourier, que l’ensemble des documents produits par l’Ecole sociétaire se retrouva au centre d’enjeux archivistiques cruciaux. Les prétentions que pouvaient avoir plusieurs des disciples de Fourier sur les titres de propriété de ses manuscrits s’exacerbèrent, semble-t-il, dans le courant de l’année 1837 : son état de santé se dégradait nettement, et l’Ecole sociétaire était entrée déjà dans une profonde crise, marquée par l’opposition entre l’orthodoxie de Victor Considerant et des disciples parisiens d’une part, et la “dissidence” de plusieurs antennes provinciales d’autre part. A l’origine de cette crise, il y a selon Henri Desroche [10] l’ambiguïté fondamentale des textes de Charles Fourier : la liberté de son écriture rendait équivoques ses cheminements rhétoriques, et ne pouvait que susciter la multiplication des interprétations. Et en particulier, ce fut sur la question de la “réalisation”, c’est-à-dire de l’essai pratique de la doctrine fouriériste, qu’elles se multiplièrent, différèrent puis finalement s’opposèrent.
Ici, le rôle joué par Just Muiron mérite d’être éclairci : celui qui resta longtemps le seul disciple de Fourier, fut aussi au coeur des intrigues qui se nouèrent autour de sa succession. Just Muiron, le premier disciple, peut être considéré aussi comme le premier dissident, lui qui poursuivait la transformation de l’école de propagande en école de réalisation, et ne cessa d’ailleurs jamais de protester contre les tergiversations de Victor Considerant : dans une lettre adressée à Clarisse Vigoureux en 1852, il rappelait encore son “sempiternel refrain” :
“[Mes espérances] reposeraient sur une base positive si enfin nos amis m’accordaient ce que je réclame avec une ténacité si constante depuis bientôt trente ans, s’ils consentaient à rallier toute l’école, dont la force et les moyens sont bien suffisants, pour l’entreprise sérieuse du phalanstère d’essai, au degré praticable” [11].
Dès 1835, comme l’indique Emile Poulat [12], Muiron fit en effet des propositions détaillées de réalisation à Considerant, auxquelles ce dernier répondit par un long mémoire confidentiel. Muiron, peu satisfait des atermoiements de Considerant, diffusa le document à la grande irritation de son auteur, puis rédigea l’année suivante un projet de statuts d’une “Union phalanstérienne”.
Si l’accord finalement passé entre Muiron et Considerant, scellé par une circulaire publiée le 10 octobre 1836, signifiait le ralliement du premier aux vues du second, la querelle entre “orthodoxes” et “réalisateurs” est loin d’être apaisée : quand Considerant fit semblant, par un article publié dans La Phalange en juillet 1837, de relancer l’essai de Condé-sur-Vesgre, Muiron était déjà débordé par les réalisateurs provinciaux, de Bordeaux, de Toulouse, de Besançon ou de Lyon. La scission, devenue inéluctable, fut consacrée lors de la réunion du 31 juillet 1837, où s’affrontèrent dissidents et orthodoxes [13]. Dans un tel contexte, les enjeux qui entouraient l’imminente succession de Fourier deviennent plus aisément compréhensibles. Jusqu’à présent, tous s’étaient entendus pour restreindre la part d’action de Fourier, dont les écrits étaient devenus, aux yeux de nombre de ses disciples, de plus en plus vindicatifs et incohérents. Comme l’indique Hubert Bourgin, “ils en étaient venus à souhaiter qu’il n’écrivît plus, qu’il se tût ; il était devenu gênant” [14]. Mais avec la discorde naissante, il devenait crucial d’essayer de s’approprier, en même temps que les manuscrits, l’autorité morale que procurerait à leurs détenteurs une publication “raisonnée” de ceux-ci.
Isolé de gré ou de force au sein de son propre mouvement, on pourrait imaginer aussi Fourier silencieux face à ce tumulte, loin des querelles qui déchirent ses disciples. Ne se détachait-il pas de plus en plus de ce mouvement qui s’était constitué autour de son nom, jusqu’à refuser même de se dire “fouriériste” [15] ? Cette idée mérite cependant d’être nuancée : à la Lettre confidentielle d’août 1837, publiée en nom collectif en réponse aux dissidents, est ainsi adjointe une apostille signée de son seul nom, par laquelle Fourier semblait condamner clairement “toute disposition qui pourrait compromettre les trois ou l’une des trois unités qui, dans cette affaire, sont celles : 1° De doctrine, sur les propriétés de l’attraction et des courtes séances, substituées à la contrainte et aux longues séances ; 2° De célérité en exécution de l’essai démonstratif ; 3° De concours supérieur ou accord avec les autorités” [16]. Un autre texte de Fourier, demeuré inédit mais exhumé en 1955 par Emile Poulat, semblait livrer de façon encore plus définitive la position du maître vis-à-vis de la dissidence réalisatrice :
“Je n’ai jamais entendu approuver aucune démarche contraire à l’unité ni à la direction donnée à la propagande par mon disciple et ami Victor Considerant, de concert avec les personnes dévouées qui ont été et sont toujours unies avec moi et avec lui. Je désapprouve hautement toute scission et invite tous les partisans de ma doctrine à se réunir sur l’oeuvre proposée par Considerant, approuvée par moi de la façon la plus formelle (...)” [17].
Emile Poulat cependant se posait des questions sur la part qu’aurait pu prendre Considerant dans la rédaction de ce dernier texte : “On ne jurerait pas qu’il n’était pas derrière Fourier quand celui-ci l’écrivit, tant il reprend certaines idées maîtresses de la “lettre confidentielle” [18]. J. Beecher se faisait encore plus explicite en estimant, de son côté, que ces quelques mots “pourraient bien avoir été écrits pour un Fourier moribond par Considerant lui-même” [19], puisque le manuscrit ne semblait pas en être de la main de Fourier, et n’était ni signé ni daté.
Le testament de Fourier : “un cercle de pénombre”
La façon dont se régla la question de la succession des manuscrits de Fourier, en cette même année 1837, laisse une impression encore plus trouble : si l’on s’en tient à l’analyse d’Emile Poulat, après celle des funérailles de Fourier, voulues religieuses par les Parisiens contre la volonté de nombreux fouriéristes, “le règlement de la succession suscita une affaire plus importante encore. Curieusement, le testament de Fourier a disparu : l’inventaire de 1844 ne le mentionne pas. Nous savons cependant que Muiron, auquel il avait par la suite associé Considerant, devait hériter de ses papiers (...). Lié aux deux partis et jugé tiède par chacun d’eux, déçu par ces controverses incessantes, Muiron avait renoncé à tous ses droits sur les papiers de Fourier. Considerant en était ainsi devenu le seul maître réel” [20].
Au sein de l’Ecole sociétaire, il était depuis longtemps de notoriété publique que Just Muiron devait effectivement hériter des manuscrits de son maître au décès de celui-ci. N’était-il pas son premier lecteur, son plus ancien et plus fidèle disciple, celui qui l’avait aidé à publier en 1822 Le Traité de l’Association Domestique et Agricole ? Ce titre lui semblait naturellement dû, et on peut d’ailleurs en trouver facilement confirmation dans leur correspondance. Dans une lettre datée du 13 décembre 1829 et citée par Charles Pellarin, Fourier écrivait en effet à Muiron :
Mon intention est qu’au cas où je n’en aurais pas disposé autrement par suite de dernière volonté, vous recueilliez tous les manuscrits que je laisserai à mon décès. Je compte les mettre en ordre quand je le pourrai tant pour ma convenance que pour la convenance de celui qui pourrait les consulter. C’est un long travail parce qu’il y a beaucoup de superflu à supprimer” [21]
Entre la promesse de 1829 et la fin de l’année 1837, qui vit Considerant devenir “le seul maître réel” des manuscrits de Fourier, que s’est-il passé ? S’agissant des funérailles comme des manuscrits de Charles Fourier, les historiens avouent ne pas savoir ce que lui-même pouvait souhaiter, puisque son testament n’avait pu être retrouvé : “Ces funérailles correspondaient-elles aux dernières volontés du défunt ? Impossible de le savoir étant donnée la disparition du testament (gênait-il Considerant ?)”, écrivait ainsi Emile Lehouck [22] ; Henri Desroche ne contribuait guère à lever le mystère, qui écrivait : “Ces histoires de testament (...) ont toujours autour d’elles un cercle de pénombre” ; Emile Poulat enfin, qui confessait la même incertitude qu’Emile Lehouck et Henri Desroche sur ce point, semblait de plus en rendre responsables les plus anciens disciples de Fourier : “Par une curieuse anomalie qui n’est pas la seule, son testament, dont plusieurs témoignages attestent l’existence, n’a pas a été conservé, alors que [Considerant, Vigoureux et Muiron] ont manifesté tant de piété et pris tant de précaution envers l’héritage du maître” [23].
Quelques pièces découvertes dans le fonds de l’Ecole Normale Supérieure au cours de l’inventaire, et restées apparemment inédites, pourraient permettre aujourd’hui de lever un peu de cette incertitude. Les trois documents évoqués ci-dessous se trouvent tous, au sein du Fonds Victor Considerant de l’ENS, dans un ensemble de lettres de Just Muiron à Clarisse Vigoureux datant plutôt du début des années 1850. Mais ces trois-ci datent de l’année 1837 ; et si leur présence dans ce fonds longtemps ignoré disculpe les disciples de Fourier de l’accusation de recel, leur contenu jette une lumière trouble sur ce que fut leur rôle dans le règlement de la succession des manuscrits de Fourier. Ces documents pourraient même laisser soupçonner une “manipulation” semblable à celle dont le texte publié par Emile Poulat en 1955 fut l’occasion. Voici ce qu’écrivait en effet Just Muiron à Clarisse Vigoureux au début du mois de mars 1837 :
“(...) Si le plus grand des malheurs que je puisse imaginer survenait, si Fourier quittait inopinément cette vie si fatigante et si triste, n’hésitez point, faites acte de propriété, en mon nom s’il le faut, sur ses manuscrits ; vous savez qu’il me les a légués. Je voudrais même que pour raffraichir (terme de pratique) le titre qui certes nous est dû, vous trouviez moyen de l’amener à vous remettre, écrites, datées et signées de sa main, quelques lignes comme seraient les suivantes :“Je donne et lègue à Madame Cl. Vg. tout ce que je laisserai en manuscrits et livres, au jour de mon décès”. Ces trois lignes-là suffiraient et dans un moment opportun vous les obtiendrez sans doute facilement, en lui faisant comprendre leur convenance parfaite” [24]
Collé à cette lettre, était joint le billet suivant à dicter à Fourier, que Muiron présentait comme devant mieux convenir que celui qui figurait dans le corps de la lettre :
“Paris, le vingt avril 1837 ; Je donne et lègue à J. M. tous les manuscrits et livres dont je suis l’auteur, entendu qu’il en dispose après mon décès, comme sa propriété.(Signature)”.
Relevons déjà ici que la principale différence entre ces deux versions réside dans le remplacement du nom de Clarisse Vigoureux par celui de Just Muiron. Ce dernier pouvait se trouver justifié dans sa démarche par la lettre de 1829, mais l’on comprend mieux maintenant dans quelles circonstances il éprouvait le besoin, en mars 1837, de “rafraîchir” ce titre de propriété : certes rallié à Victor Considerant, il n’en voulait pas moins garder la main sur la source de l’évangile fouriériste. La suite montre que ce “rafraîchissement” a toutes les apparences d’une extorsion : c’est en effet très exactement, au mot près, la seconde version, celle du billet, que recopia Fourier :
“La date 20/04/1837Je donne et lègue à J. M. tous les manuscrits et livres dont je suis l’auteur, entendant qu’il en dispose après mon décès comme de sa propriété. 20/04/1837.
SignatureCh. Fourier” [25].
Rien ne prouve ici que la date du 20 avril 1837 est bien celle de la rédaction de ce testament ; on sait seulement que c’est celle du modèle dicté par Muiron à Clarisse Vigoureux, et postdaté. Peut-être Fourier était-il entièrement d’accord avec les termes de ce texte, peut-être aussi était-il indifférent aux enjeux que représentait ce legs. Il recopia en tout cas si docilement le billet de Just Muiron qu’au lieu de signer de son nom, il recopia même le mot “signature” en lieu et place, comme dans le billet susmentionné, puis vraisemblablement le raya juste après.
Ce Just Muiron qui réaffirmait de façon si cavalière son titre de propriété sur les manuscrits de son maître, ne s’opposait déjà plus ouvertement à l’orthodoxie parisienne. Mais malgré le ralliement d’octobre 1836, il continua longtemps encore d’émettre de profondes réserves sur l’action de Considerant. En témoigne par exemple la lettre qu’il lui adressa le 30 juillet 1837, à la veille de la fameuse réunion qui consacra la rupture entre orthodoxes et réalisateurs : “Le champ libre vous a été laissé. Une année entière s’est écoulée sans la réalisation attendue... Un jour peut-être regrettera-t-on de n’avoir pas marché malgré votre opposition, vos plaintes, vos erreurs surtout, vos erreurs persistantes sur nos intentions et nos actes que vous qualifiez si simplement essor d’individualisme” [26].
Just Muiron cependant n’entra jamais en dissidence. Et douze jours après la mort de Fourier, il renonçait aux droits que lui confirmaient ses dernières volontés. Il légua en effet les manuscrits à Victor Considerant et Clarisse Vigoureux, par un testament ainsi rédigé :
“Vu le testament de mon Maître Charles Fourier, écrit dans les termes suivants :“je donne et lègue à M. Just Muiron tous les manuscrits et livres dont je suis l’auteur, entendant qu’il en dispose après mon décès, comme sa propriété.
Paris, le 20/04/1837. Signé Charles Fourier”.
Je soussigné Just Muiron, déclare instituer comme en effet j’institue par le présent, en mon lieu et place, à titre de légataires, Madame Clarisse Vigoureux, née Gauthier, et Monsieur Victor Considerant, auxquels je donne et lègue les dits livres et manuscrits de notre Maître Charles Fourier, entendant qu’après ma mort ils en disposent comme de leur propriété” [27].
Cette renonciation fut entérinée par l’acte du 20 décembre 1837, qui lui en revanche est connu, puisqu’il se trouve aux Archives Nationales et fut cité par Emile Poulat. Rédigé sur papier à en-tête du journal La Phalange et signé par Just Muiron, Clarisse Vigoureux et Victor Considerant, cet acte stipulait que :
“Les soussignés, se considérant comme ayant été et étant les plus anciens et persévérants disciples de Fourier, ceux qui par leurs actes ont mérité la succession de ses oeuvres intellectuelles et à qui revient l’autorité morale pour conduire le mouvement qu’ils ont commencé dans l’intérêt de ses découvertes sociales ;“Sachant que Fourier, par suite de l’accord de but et de volonté de ses trois plus anciens disciples et de leur affection mutuelle, regardait comme équivalent en résultat le nom de l’un ou de l’autre comme légataire pour la transmission de la propriété de ses livres et manuscrits et offrait le legs à Madame Vigoureux qui jugea plus convenable d’en reporter l’honneur spécial à Just Muiron, le plus ancien disciple auquel, dès l’année 1829, Fourier l’avait promis ;
“Font le présent écrit à l’effet de constituer comme ils constituent de fait la propriété indivise entre eux desdits livres et manuscrits de Charles Fourier. Just Muiron déclare associer Madame Vigoureux et Monsieur Victor Considerant aux droits légaux que lui donne le testament de Fourier, droits qui dès ce moment deviennent communs à tous trois ; chacun d’eux s’interdisant de disposer en aucune façon de ladite propriété sans le concours des deux autres ou leur consentement, et se faisant donation réciproque pour le cas de prédécès, le tout dans le but de conserver lesdits livres et manuscrits comme constituant les premiers éléments des Archives phalanstériennes, éléments dont les contractants se proposent de disposer de telle sorte qu’ils deviennent propriété sociale et non individuelle lors de l’établissement de l’ordre sociétaire (...)” [28]
Dans ce texte, il n’est fait mention nulle part de l’épisode testamentaire du 20 avril de la même année. Les trois signataires ne semblent qu’accessoirement fonder sur la volonté même de Fourier la légitimité de leur droit de propriété sur ses manuscrits. Ils préfèrent en premier lieu rappeler l’ancienneté de leur engagement et leur position à la tête du mouvement. Ce choix particulier ne peut que souligner encore le lien clairement établi entre la propriété des manuscrits et la légitimité politique que celle-ci doit assurer, et explique les enjeux qui purent se nouer autour de la question de l’héritage. Just Muiron devait en être d’ailleurs parfaitement conscient, puisque plus d’un an plus tard il en prenait encore ombrage, dans une lettre adressée à Clarisse Vigoureux :
Ah ! Clarisse, vous me reprochez que si la succession du maître est inscrite en mon nom pour rendre hommage à votre ancienneté, c’est le fait de votre volonté (vous avez souligné vous-même)... Puisque vous le prenez sur ce ton, retenez bien ceci : l’ancienneté ne pouvait rien faire et n’a rien fait à la chose. La chose m’était acquise parce que c’est à moi que revenait la charge comme l’honneur et le bénéfice d’avoir seul, nonobstant l’obstacle qu’y mettait l’exiguïté de mes ressources personnelles, édité en 1822 ce grand ouvrage sans la publication duquel il y a trente à parier contre un que Fourier serait mort bien autrement inconnu. Vous-même, Clarisse, et Victor assez longtemps après, n’êtes entrés dans le mouvement qu’à la suite de cette publication de 1822. Vous et lui m’avez eu pour initiateur. Ces titres-là valent un peu mieux que celui d’ancienneté dont il vous plaît de me gratifier à peu près exclusivement... Vous savez bien pourtant que huit années avant 1837 le même legs m’avait été fait [29].
C’est ainsi en tout cas que les manuscrits et documents personnels de Charles Fourier se retrouvèrent entre les mains de Victor Considerant, chef de l’Ecole sociétaire et pourfendeurs des dissidences provinciales. Avec la mainmise de Considerant sur les papiers de Fourier, la polémique n’était pas close pour autant. Rapidement en effet, il fut patent qu’il n’était guère empressé de publier ceux de ces manuscrits qui étaient restés inédits. Les dissidents ne tardèrent d’ailleurs pas à s’en plaindre amèrement : “Maîtresse des manuscrits de Fourier, la Phalange les a constamment maintenus dans l’obscurité la plus complète ; ayant en main les clés de la science et n’y voulant point entrer elle-même, elle en a fermé laporte à tous” [30].
En 1845, les “réalisateurs” subirent deux nouveaux échecs, à Cîteaux et au Brésil, qui entraînèrent l’affaiblissement de la tendance dissidente. Les réalisateurs commencèrent à rallier la ligne orthodoxe, et collaborèrent dès lors de plus en plus régulièrement à la Démocratie pacifique ou à la Revue de la science sociale : la tendance à “l’unitéisme” était en train de l’emporter mais, peut-être justement sous l’effet de ce ralliement, l’Ecole devenait elle-même peu à peu réalisatrice : la réconciliation des deux partis fut scellée après le coup d’Etat et la répression de 1851 : à l’heure de l’exil, les disciples se retrouvèrent autour du plus ambitieux projet de réalisation de l’histoire de l’Ecole sociétaire, mais dont l’échec précipita le déclin du mouvement : celui de Reunion, au Texas. Il n’en reste pas moins qu’en 1845, quand commença enfin la publication posthume des manuscrits de Fourier, les deux camps s’entendaient déjà pour censurer ensemble ce qui les embarrassait le plus dans les écrits du maître : ses fantaisies et ses excentricités, c’est-à-dire la dimension passionnelle du projet phalanstérien.
Le Fonds Considerant de l’ENS : un “oubli”
D’une certaine façon, les récriminations qu’exprimaient les dissidents, dans la période précédente, contre les rédacteurs de la Phalange, étaient de pure forme polémique : eux-mêmes consentirent ensuite à une censure qu’ils avaient précédemment dénoncée. Mais ces récriminations n’en témoignaient pas moins de l’âpreté des batailles qui marquèrent les premières heures de l’histoire des archives sociétaires. Cette histoire toutefois ne faisait que commencer. Aux manuscrits de Fourier, Victor Considerant ajouta en effet peu à peu ses archives personnelles, ainsi que celles de l’Ecole sociétaire, pendant plus de cinquante ans. Après la mort de sa femme, Victor Considerant fut recueilli chez lui par Auguste Kleine, son petit-cousin par alliance : Auguste Kleine avait épousé la fille aînée de Clarisse Coignet, biographe de Victor Considerant [31] et cousine germaine de sa femme, Julie Vigoureux.
Après le décès de Victor Considerant, Auguste Kleine, qu’il avait désigné comme son exécuteur testamentaire, se retrouvait en possession des archives de l’Ecole sociétaire, dont il assura la conservation. Hubert Bourgin [32] et Pierre Collard [33] notamment purent ainsi y accéder dans le cadre de leurs recherches. Kleine décéda en 1925. Le légataire du Fonds, désigné par lui, était le Centre de documentation sociale qu’avait créé Célestin Bouglé à l’Ecole Normale Supérieure. C’est donc ainsi, après ces quelques péripéties, que le Fonds s’était retrouvé à l’ENS, où il resta jusqu’au début de la Guerre. En 1939, rapporte Simone Debout-Oleszkiewicz [34], le fonds du Centre de documentation sociale fut en effet transféré à la Bibliothèque de documentation internationale. Il n’y fut retrouvé qu’en 1949 par Edith Thomas, alors qu’on le croyait égaré ou disparu dans un incendie. Les manuscrits furent alors confiés aux Archives nationales - la BDIC conservant la partie imprimée de l’oeuvre de Fourier -, où Edith Thomas entreprit d’en faire un inventaire qui ne fut publié qu’en 1991 [35]. Les chercheurs disposaient toutefois déjà de la précieuse étude d’Emile Poulat, parue en 1957 [36]).
C’est justement en 1939, lors de ce dernier transfert, que survint cette partition du Fonds, encore inexpliquée et que l’on qualifiera donc, jusqu’à plus précise information, d’ “oubli” : une partie du Fonds resta en effet à l’Ecole Normale Supérieure. Cet oubli était important, puisqu’il s’agissait de treize cartons d’archives. Interrogés, MM. Petitmengin et Dubos, ne surent expliquer cet oubli. Pour le comprendre, il faudra - ce que nous entreprendrons prochainement - parvenir à retrouver et consulter les archives du Centre de documentation sociale fondé par Célestin Bouglé, ou bien les archives personnelles, si elles existent, de René Maublanc, qui fut le secrétaire et l’archiviste du Centre.
Cet “oubli” est de conséquence, puisqu’aujourd’hui encore le Fonds Victor Considerant de l’Ecole Normale Supérieure reste largement ignoré : même l’inventaire du Fonds des Archives Nationales n’en mentionne pas l’existence. Si ceux qui avaient eu l’occasion de travailler sur le Fonds quand il était encore en une seule partie (c’est-à-dire avant 1940) avaient eu accès aux pièces conservées à l’ENS, il n’en fut plus de même ensuite. Le Fonds de l’ENS ne fut redécouvert que plus tard : Emile Lehouck aurait pu d’ailleurs être le premier à y accéder, puisqu’on lui en indiqua l’existence quand au début des années soixante-dix il travaillait à sa Vie de Fourier [37], mais, pris par le temps, il ne put le faire. Ce fut donc Russell Jones [38] qui le “redécouvrit” en 1970, peu de temps avant que Vincent Prieur n’en fît l’inventaire.
Les Archives de l’Ecole sociétaire conservées aux Archives Nationales sont, quant à elles, divisées en deux fonds : le principal (10AS 1 à 10AS 25) contient les manuscrits et les documents laissés par Fourier à sa mort, ceux-là mêmes qui avaient fait l’objet des batailles évoquées plus haut, et dont le recensement avait été en partie effectué par Emile Poulat [39]. Le second, le “Fonds Considerant” (10AS 26 à 10AS 42) contient “les papiers de Victor Considerant ainsi qu’une collection de plusieurs milliers de lettres échangées par ses disciples à partir des années 1820 jusqu’à la fin du XIXe siècle” [40], incorporés dans le fonds par Victor Considerant lui-même entre 1837 et 1893. C’est vraisemblablement à cette seconde partie qu’appartenaient les cartons oubliés à l’Ecole Normale Supérieure.
Enfin, il apparut récemment que des documents avaient manifestement été distraits des Archives sociétaires avant leur dépôt au Centre de documentation sociale en 1925, sans doute avant même 1905, puisqu’Hubert Bourgin ne semble mentionner dans sa thèseaucun de ces documents. Ils n’ont réapparu que très récemment, sous la forme d’une valise pleine de lettres, dans le catalogue de ventes d’un marchand d’autographes parisien. Elles étaient alors la propriété de M. Pierre Arnal. C’était la mère de ce dernier, Madame Estaunié, qui avaient conservé le fonds dont ces lettresfaisaient partie. Elle-même les détenaitde son grand-père, Lucien Metge (1829-1900), professeur de lettres de Castelnaudary et fouriériste. Le fonds en question contient 487 lettres, notamment de Considerant, Muiron, Clarisse Vigoureux, Désiré Laverdant et Arthur Young.
Comment ces lettres se sont-elles retrouvés en possession de la famille Metge ? Ici réside l’énigme : interrogé par M. Dubos, M. Arnal se souvient seulement qu’un certain M. Klein ou Kleine participait à des séances de spiritisme avec ses grands-parents. Cet indice est bien maigre cependant, et n’explique en tout cas nullement ce transfert de documents : Auguste Kleine ayant été l’exécuteur testamentaire de Victor Considerant, il devait en conserver l’intégrité. Parmi ces lettres, celles échangées entre Clarisse Vigoureux et Victor Considerant a fait récemment l’objet d’un mémoire de maîtrise d’histoire [41], par Nicolas Marsollier, un étudiant angevin : ces lettres avaient en effet été mises par M. Arnal à la disposition de l’Université d’Angers. Mis donc ensuite en vente, ils étaient convoités par des Américains, mais ce fut finalement la bibliothèque de Besançon, sur l’insistance de M. Dubos, qui les racheta, et en fait actuellement le classement. Manquent enfin d’une part les lettres de Fourier à Considerant et à Clarisse Vigoureux, qui selon M. Dubos ont dû être communiquées à Charles Pellarin lorsqu’il rédigeait la première biographie de Fourier, juste après sa mort, et ne sont depuis jamais réapparues ; d’autre part la volumineuse correspondance entre Fourier et son premier disciple, Just Muiron, qui selon J. Beecher “a été perdue ou volée au courant du XIXe siècle” [42]
Les Archives de l’Ecole sociétaire sont donc aujourd’hui divisées en trois parties, et conservées en trois lieux différents, et l’on ne saurait considérer les archives sociétaires conservées aux Archives nationales comme constituant l’intégralité du fonds. Les quelques pièces évoquées plus haut, qui appartiennent toutes au fonds de l’Ecole normale supérieure, suffiraient d’ailleurs à elles seules à en suggérer la richesse, mais une exploration méthodique de ces treize cartons ne manquerait pas de révéler d’autres trésors de ce type, bien au-delà de la simple anecdote. Il importerait donc maintenant, dans la perspective de l’élaboration d’un outil de travail enfin exhaustif, de s’efforcer de mettre en regard les différents inventaires et d’en publier une synthèse convenablement appareillée, c’est-à-dire accompagnée de récapitulations chronologiques et thématiques. Parmi les personnes qui ont ces dernières années consulté les Archives de l’ENS, on relève un grand nombre de chercheurs américains : B. Klier, J. Beecher, Russell Jones. Ce fait, qui peut s’expliquer par la richesse des documents concernant la période américaine de Considérant et des disciples de l’Ecole sociétaire, témoigne toutefois aussi, en creux, de la faiblesse générale de l’intérêt des Français pour l’histoire du fouriérisme français, que ne suffit pas à compenser la vitalité de l’Association d’études fouriéristes. De fait, il n’y a aujourd’hui plus un seul véritable “spécialiste” français de Fourier encore en activité ; les “fouriérologues” sont à la retraite, comme les appelait Henri Desroche, d’ailleurs récemment décédé. A fortiori, les spécialistes de Victor Considerant se font encore plus rares, et c’est un Américain, Jonathan Beecher, qui entreprend aujourd’hui le seul travail biographique d’envergure sur le chef de l’Ecole sociétaire après le décès de Fourier. La publication d’un inventaire détaillé, présentant ensemble les trois parties connues du fonds, devrait inviter les chercheurs français à y puiser les éléments d’autres recherches générales ou thématiques sur le sujet.
Paris et Santa Cruz, mars-août 1995