La singularité de la pensée de Fourier conduit à s’interroger sur les conditions intellectuelles de son élaboration. Paradoxalement, le matérialisme français du 18e siècle apparaît comme l’une des sources majeures du phalanstérien.
Outrancières, récurrentes au long de l’œuvre, les proclamations d’originalité absolue frappent tout lecteur de Charles Fourier. La Théorie de l’attraction passionnée vient mettre un terme à vingt siècles de « vaines lumières », de « charlataneries ». Bien loin de contribuer au bonheur de l’humanité les milliers de volumes accumulés par les « sciences trompeuses » n’ont fait que l’égarer. Non seulement la découverte de la science du « mouvement social » n’est pas l’aboutissement des prétendues connaissances développées durant la période de l’histoire dite civilisation, mais au principe même de l’invention se trouve une coupure radicale. C’est par la mise en œuvre de « l’Écart absolu », en s’éloignant « en tout sens des routes suivies par les sciences incertaines qui n’avaient jamais fait la moindre invention utile au corps social » que le nouveau Colomb dévoile le savoir véritable.
Si moralistes, politiques, économistes ont fourvoyé le genre humain, les philosophes plus que tous sont responsables des égarements de la raison. Chantre de « l’infâme Civilisation », la « clique des blagueurs de progrès » contribue directement à l’asservissement du peuple. Incapables d’assurer à l’homme le bonheur promis, ses représentants les plus récents s’avèrent qui plus est à l’origine de la catastrophe de 1793. Méconnaissant l’universalité de la Providence les « sophistes » ne sauraient entrevoir le mécanisme social voulu par Dieu. Les prétendues lumières se révèlent aussi nocives dans le champ social que dans l’ordre du savoir, et de son ignorance même des philosophes Fourier fait une condition d’une découverte due à ses seules forces, il n’a pas eu à se dépouiller des préjugés philosophiques.
Le rejet véhément de presque toute la culture civilisée, l’ignorance dont il fait parade ne peuvent qu’inciter à s’interroger sur la singularité de la position revendiquée par Fourier [1]. Sauf à faire fond sur l’illusoire notion de création, se pose inévitablement la question des sources de la pensée du Phalanstérien.
Plusieurs spécialistes de Fourier (Hemardinquer, Lehouck, Debout,...) ont donné incidemment dans leurs travaux quelques indications à ce sujet. Le présent article ne prétend apporter aucune révélation, mais dans un domaine où la démonstration est presque impossible, souligner des proximités tellement fortes et répétées qu’elles nous semblent bien près de valoir preuve. Contraint de multiplier les citations, nous laissons par contre le plus souvent au lecteur le soin d’évoquer les thèses de Fourier qui entrent presque immédiatement en résonance avec les textes cités, ceci afin de ne pas alourdir outre mesure ce bref article.
« Fourier procède directement de la doctrine des matérialistes français »
Si paradoxale que paraisse cette remarque de fauteur de La Sainte Famille, c’est néanmoins pour une grande part à partir du terrain défriché par La Mettrie, Helvétius et D’Holbach, à partir des ouvrages de ces blasphémateurs, de ces négateurs de la divine Providence, de ces athées que s’élève la construction fouriériste.
De l’attraction newtonienne à l’attraction principe universel réglant aussi bien la nature que l’univers social, le passage est explicitement développé par le Système de la nature. Selon D’Holbach les lois du mouvement sont communes à tous les êtres de la nature, les corps, les éléments tendent à s’unir, « vérité également constante dans ce qu’on appelle le physique et dans ce qu’on appelle le moral », « les hommes comme tous les êtres de la nature, éprouvent des mouvements d’attraction et de répulsion. » Leur tendance à persévérer dans l’existence que « les physiciens ont nommée [...] gravitation sur soi, Newton l’appelle force d’inertie ; les moralistes l’ont appelée dans l’homme amour de soi [2] . » Si l’amour « ne paraît être que l’attraction personnifiée », plus généralement « les passions sont des façons d’être ou des modifications de l’organe intérieur, attiré ou repoussé par les objets, et qui par conséquent est soumis à sa manière aux lois physiques de l’attraction et de la répulsion [3]. »
Précédant Fourier, La Mettrie estime que le bonheur consiste dans la multiplication des plaisirs et l’essor des passions : « Les sens ne sont que les organes de nos passions et de nos désirs, ils les servent, les entretiennent, les excitent pour qu’elles nous servent à leur tour. Que dis-je ! les passions mêmes, ces éléments aussi nécessaires à l’homme, que l’air qu’il respire, sont les plus fidèles ministres de la volupté. Plus elles nous portent au luxe, plus elles nous ouvrent la voie du bonheur [4]. » Chez La Mettrie comme chez Fourier, parmi les passions l’amour occupe une place centrale : « Toutes les passions s’éclipsent par la passion d’aimer, elle leur commande en reine. [...] L’amour est cause de tout l’ordre, et de tout le désordre qui règne dans l’univers [5]. » Selon le premier avec les plaisirs de l’amour l’individu s’égale aux dieux [6], d’après le second « dans l’ivresse de l’amour l’homme s’élève aux cieux et s’identifie avec Dieu. » Nul besoin d’avoir l’ouïe fine pour entendre dans Le Nouveau Monde amoureux l’écho de l’essai sur La Volupté. Par ailleurs, si dans le Traité de l’âme le médecin scandaleux compte parmi « les divers organes du tact [...] les parties de la génération, dont le sentiment vif pénètre et transporte l’âme dans les plus doux et les plus heureux moments de notre existence » [7], l’apologiste du libre amour désigne à l’occasion la sexualité par le terme « tactisme ». Libre amour qui ne saurait aller sans la variété si, comme le pense Helvétius, « les désirs ambulatoires de l’homme et de la femme [...] le désir du changement [est] aussi conforme qu’on le dit à la nature humaine. [8] »
Réprimées par la civilisation, les passions trouvaient toutefois, aux yeux de l’auteur De l’homme comme de Fourier, un milieu un peu plus favorable dans l’antiquité ; à rencontre des cultes modernes la religion païenne faisait aux plaisirs sensibles et aux passions leur place [9]. La religion chrétienne méconnaissant la nature humaine « voulut combattre les passions [...] elle le fit vainement », « par ses remèdes surnaturels la religion, loin de guérir les hommes de leurs maux, n’a fait que les aigrir et les désespérer ; au lieu de calmer leurs passions, elle rendit plus incurables, plus dangereuses et plus envenimées celles que la nature ne leur avait données que pour leur conservation et leur bonheur [10]. » Les mêmes passions, selon les circonstances et les voies qui leur sont ouvertes, produisent un grand général ou un criminel [11]. Par ailleurs, « qu’espérer de tant de déclamations contre la fausseté des femmes, si ce vice est l’effet nécessaire d’une contradiction entre les désirs de la nature et les sentiments que, par les lois et la décence, les femmes sont contraintes d’affecter ? [12] » De cette opposition entre la nature et l’ordre social résulte aussi la divergence entre « les préceptes moraux que [...] l’on est forcé, par l’usage, de donner aux enfants et la conduite qu’on leur prescrit [13]. » De là « tout est contradiction dans l’éducation » ; condamnés par la morale enseignée, « les transports, les plaisirs et le pouvoir de l’amour sont peints des plus vives couleurs » [14] à l’opéra. Supériorité de l’éducation publique par rapport à l’éducation domestique, opposition de l’intérêt égoïste des familles et de l’intérêt général, ces thèmes fouriéristes se trouvent eux aussi déjà développés par Helvétius [15].
Alors que la raison s’efforce vainement d’étouffer les passions, que la morale répressive engendre la tromperie et le crime, « c’est une passion qui seule peut triompher d’une passion [...] pour inspirer, par exemple, à la femme galante plus de retenue et de modestie vis-à-vis du public, il faut mettre en opposition sa vanité à sa coquetterie [16]. » Le libre jeu des passions conduit à travers un procès de limitation et d’équilibration à leur harmonisation : « Plus j’ai de désirs et de goûts, moins ils sont ardents. Ce sont des torrents d’autant moins gonflés et dangereux dans leurs cours, qu’ils se partagent en plus de rameaux » [17], « Les passions sont les vrais contrepoids des passions ; ne cherchons point à les détruire, mais tâchons de les diriger : balançons celles qui sont nuisibles par celles qui sont utiles à la société. La raison, fruit de l’expérience, n’est que l’art de choisir les passions que nous devons écouter pour notre propre bonheur [18]. » Les passions de l’homme, « suite de son organisation [...] ont toujours le bonheur pour objet, par conséquent elles sont légitimes et naturelles » [19], il revient à la société de savoir les utiliser.
Le bonheur consiste dans le déploiement des passions, il suppose afin de ne pas exténuer le désir « l’art de bien ménager ses plaisirs » [20]. Mais couronnant les plaisirs des sens « la volupté veut être recherchée plus loin ; elle nous manquerait souvent, si nous ne l’attendions que des sens. S’ils lui sont nécessaires, ils ne lui suffisent pas ; il faut que l’imagination supplée à ce qui leur manque. C’est elle qui met le prix à tout ; elle échauffe le cœur, elle l’aide à former des désirs, elle lui inspire les moyens de les satisfaire » [21]. Dans sa quête du bonheur le voluptueux dépeint par La Mettrie « réunit toutes les illusions » [22] susceptibles d’exhausser les plaisirs des sens. De ces illusions dont, selon Fourier, « les civilisés se plaignent sans cesse de manquer » les harmoniens seront abondamment « approvisionnés ». Des parades multicolores aux « quadrilles polygames », toute la vie au phalanstère est conçue à cet effet.
D’autres extraits des œuvres de La Mettrie, Helvétius et D’Holbach pourraient être produits mais les textes évoqués ci-dessus nous paraissent suffisamment probants. Dans sa pratique utilitaire de la lecture (Lehouck), Fourier ne se confronte pas à la problématique propre à chaque auteur mais récolte ici et là des idées, des analyses qu’il mobilise ensuite pour construire sa doctrine. Bien sûr l’inventeur « illitéré » ne se contente pas de combiner des pièces recueillies lors de lectures beaucoup plus importantes qu’il ne le suggère. Il rectifie, refond, développe, systématise ; ainsi de la notion d’attraction qui acquiert avec Fourier une dimension sans commune mesure avec ce que l’on trouve chez ses prédécesseurs. Il convient cependant de reconnaître que parfois la matière est déjà particulièrement élaborée, entre autres chez les matérialistes français qui constituent en l’occurrence un gisement largement exploité par le découvreur du nouveau monde passionnel.
Il n’est aucunement indispensable de connaître les sources de Fourier pour appréhender la doctrine sociétaire, mais les précisions en ce domaine permettent de mieux comprendre comment ce génial bricoleur de l’imaginaire a pu produire une œuvre si radicalement singulière.
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Appendice
Étant donné le syncrétisme du « sergent de boutique », des écrivains divers peuvent être évoqués ; ainsi appartenant à un univers idéologique opposé à celui survolé précédemment, l’abbé Pluche avec les neuf volumes de son Spectacle de la nature développant un providentialisme béat risque fort de n’être pas étranger au finalisme naïf de Fourier ; de ce possible lien constitue un indice la présence chez l’un et l’autre de spéculations à propos d’une modification de l’inclinaison de l’axe du globe terrestre. Mais loin de prétendre esquisser un panorama des lectures de Fourier nous voudrions ici simplement évoquer trois ouvrages (le premier n’ayant guère jusqu’ici retenu l’attention des commentateurs) qui ont pu fournir au Phalanstérien quelques éléments de sa doctrine.
• ALGAROTTI, Le Newtonianisme pour les dames, ou Entretiens sur la
lumière, sur les couleurs et sur l’attraction (traduits de l’italien par
M. Duperron de Caster), Paris, 1738, 2 vol.
Vraisemblablement Fourier a lu les Éléments de la philosophie de Newton ; or, dans la préface « À Madame la marquise du Chatelet » Voltaire parle d’Algarotti et de son ouvrage en cours d’impression. Par ailleurs le titre du livre ne pouvait que susciter l’intérêt de celui qui inaugurait sa carrière littéraire dans le Bulletin de Lyon par une joute poétique avec des dames lyonnaises, qui d’autre part estimait que les femmes reconnaîtraient plus facilement que les hommes le bien-fondé de sa théorie. Dans ce livre évidemment l’attraction est présentée comme « la clef de la philosophie, le grand ressort de la nature, une force universelle et mystérieuse » (t. II, p. 172). Mais de plus curieuses remarques nous conduisent vers Fourier. Au philosophe parlant du « clavecin des couleurs » et de la « musique des yeux » du R. P. Castel, la marquise répond en imaginant une « musique des ragoûts » (t. I, pp. 266 et 271) qui ne va pas sans évoquer les spéculations gastrosophiques. Vers la fin des entretiens le badinage ayant tendance à l’emporter sur 1’« exposition du principe universel de l’attraction newtonienne » nous sommes bien près d’entrevoir les passions mathématiquement réglées de Fourier lorsque la marquise suppose qu’en amour l’oubli de l’être aimé « suit cette loi des carrés à l’égard des lieux, ou plutôt à l’égard des temps ». Quant au philosophe il estime que « si l’on permettait à la géométrie de prendre terre dans l’empire d’amour, [on y verrait] en peu de temps bien des merveilles, on saurait d’abord à quoi s’en tenir, et les conclusions seraient [...] les plus promptes et les plus agréables qu’on pourrait souhaiter... » (t. II, pp. 213 à 215).
• R. P. CASTEL, L’Optique des couleurs, fondée sur les simples
observations, et tournée surtout à la pratique de la peinture, de la teinture
et des autres arts coloristes, Paris, 1740.
De même que Voltaire dans les Éléments de la philosophie de Newton remarque que « cette analogie secrète entre la lumière et le son, donne lieu de soupçonner, que toutes les choses de la nature ont des rapports cachés, que peut-être on découvrira quelque jour » (p. 184), le théoricien du clavecin oculaire (l’un et l’autre se référant à Kircher) consacre de nombreuses pages à l’exposition du parallélisme de l’optique des couleurs et de la musique, à l’explication des correspondances entre telles couleurs et telles notes. Mais surtout Fourier pouvait trouver dans la structure arborescente du système des couleurs exposé par Castel le modèle de son axiomatique passionnelle. Ainsi de la « mère couleur » [la lumière] sont issues « trois couleurs essentielles, comme trois sons essentiels, ni plus ni moins, il résulte de ces trois couleurs primitives, douze couleurs ou douze degrés bien marqués de coloris », et par sous-divisions « qui diffèrent par le coloris et par le clair-obscur » l’on obtient cent quarante quatre puis cinq ou six cents couleurs mixtes (p. 284, 167, 283, 332). La Théorie des quatre mouvements explique que « l’arbre sorti de l’Unitéisme [...] donne en première puissance 3 [passions], en deuxième 12, en troisième 32, en quatrième 134, en cinquième 404... ».
• MORELLY, Naufrage des isles flottantes ou Basiliade du célèbre Pilpai,
Messine, 1753, 2 vol.
La première partie de l’ouvrage décrit un état de nature où les « peuples se livraient sans crainte, comme sans crime, [aux] délicieux transports [de l’amour] », où les « désirs n’étaient point déréglés, parce qu’ils étaient aussitôt satisfaits que conçus ». Alors, « on ignorait les termes d’inceste, d’adultère et de prostitution, ces nations n’avaient point d’idées de ces crimes, la sœur recevait les tendres embrassements du frère, sans en concevoir d’horreur ; ils resserraient quelquefois les liens du sang par ceux de l’amour » (t. I, pp. 17, 31, 33). Par ailleurs se trouvent dénoncés les législateurs qui prétendent « réformer la nature, lui prescrire des règles » et la rendent « furieuse en l’assujettissant à d’inutiles devoirs » (p. 47). Quant au prince Zeinzemin, il ne voit dans la bibliothèque que lui présente le sage Fadhalah qu’« un amas confus et sans ordre de toutes les fausses opinions, de toutes les erreurs [...] ; des lois, une morale qui n’ont point de sens déterminé [...] ; des préceptes, des maximes qui se contredisent, ou continuellement démenties par nos actions ; une infinité de fables, de récits, productions monstrueuses ou de l’imposture ou de la folie... » (t. II, p. 207).
D’autres propositions pourraient être citées que l’on retrouve aussi chez Fourier. Si le moralisme tiède de l’Essai sur le cœur humain (1745) du même Morelly est bien éloigné de la Théorie de l’attraction passionnée, la Basiliade annonce quelques grands thèmes de l’imaginaire fouriériste.