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Le talisman de Charles Fourier
Complément d’enquête
Article mis en ligne le 21 octobre 2018
dernière modification le 23 octobre 2018

par Audoin, Philippe

Source : LA BRÈCHE. Action surréaliste, Paris, Le Terrain Vague, novembre 1965, n° 8, p. 70-77. Directeur : André Breton. Comité de rédaction : Robert Benayoun, Vincent Bounoure, Gérard Legrand, José Pierre, Jean Schuster. Administration : Le Terrain Vague, 23-25, rue du Cherche-Midi, Paris (6e). Le numéro comporte la reproduction d’une Huile sur panneau de bois d’Adrien Dax, La papillonne (Juin 1965).

Dans le n° 4 de La Brèche, Adrien Dax a proposé une représentation graphique d’un Talisman protecteur qu’une ancienne livraison de l’Année Occultiste et Psychique présentait, sur la foi d’un correspondant anonyme, comme inventé et réalisé à son usage par Charles Fourier. Cet heptagramme étoilé paraissait, à quelques innovations près, conforme aux données traditionnelles et Dax soulignait avec raison les « inextricables problèmes » auxquels conduisait son attribution à Fourier. Ce dernier en effet semble ne s’être jamais occupé de magie et, malgré une certaine parenté dans l’allure de la pensée, son système analogique n’est guère superposable aux structures que suggère la Tradition.
C’était donc la validité de la plupart des repères pris à son égard que mettait en cause ce brusque déplacement vers l’occulte d’un personnage que son enthousiasme, allié à la plus extrême réserve, animait d’un frémissement énigmatique certes, mais d’ordre apparemment privé : une ombre immémoriale modelait soudain son front d’autre sorte, orientait son regard, accentuait la stricte clôture de ses lèvres. Mais si ce transfert avait de quoi passionner, il imposait aussi qu’on se dérobât à ses séductions pour tenter, de sang-froid, d’en avoir enfin le cœur net.
La présente étude se borne donc à proposer de nouveaux éléments de réponse au problème de l’attribution [1].

I. — VERSION ORIGINALE

Tant de réticence quant à la nature et à la provenance du « document » communiqué à l’Année Occultiste et Psychique autoriserait quelque défiance. Toutefois, la description et la figure du Talisman se trouvent dans un ouvrage publié en 1841 [2] : Le Livre Rouge d’Hortensius Flamel (Paris. Lavigne éd.) sous la rubrique : « Secrets communiqués par Charles Fourrier (sic). Talisman constellé pour préserver de tous maux et principalement des blessures d’armes à feu ». Dans son ensemble, la description concorde presque mot pour mot avec celle qu’a publiée l’Année Occultiste et Psychique ; elle est plus détaillée sur certains points ce qui permet de supposer qu’elle a servi de modèle, à moins qu’un troisième document ne soit à l’origine de l’une et de l’autre.
A sa révélation, l’auteur du Livre Rouge ajoute le commentaire suivant : « La vertu de ce talisman est hors de contestation. Jamais accident d’aucune sorte n’est arrivé à Charles Fourrier (sic) depuis le jour où, après en avoir déterminé la formule, il a pu le construire et le porter sur lui. Quant à l’épreuve des balles, tout le monde a pu voir l’auteur de la Théorie des Quatre Mouvements, cet apôtre de l’humanité, au milieu de nos discordes civiles, se jeter à travers la mêlée pour tâcher de ramener par la persuasion les malheureux égarés par les passions politiques. Plusieurs fois, en accomplissant cette noble tâche, Fourrier fut exposé à subir le feu des deux parties, plusieurs fois il fut exposé à la décharge de toute une compagnie et jamais une balle n’effleura sa peau, jamais elle ne dérangea seulement les plis de ses vêtements ». Ces déclarations ont certes de quoi surprendre. Leur auteur semble, il est vrai, n’en être pas à un mirage, voire à une imposture près.

REPRODUCTION D’UN TALISMAN

REPRODUCTION D’UN TALISMAN

II. — LE LIVRE ROUGE

Le sous-titre du Livre Rouge est ainsi composé : « Résumé du Magisme, des Sciences Occultes et de la Philosophie Hermétique, d’après Hermès Trismégiste, Pytagore (sic), Cléopâtre, Artephius, Marie-l’Egyptienne, Albert-le-Grand, Paracelse, Cornélius-Aggrippa, Cardan, Mesmer, Charles Fourrier (sic) etc… » C’est beaucoup promettre. En fait, il s’agit d’une assez mince plaquette, imprimée sur un papier médiocre, où se succèdent sans ordre : biographies et chronologies d’auteurs occultistes ou réputés tels, considérations élémentaires sur l’Alchimie et l’Astrologie et plusieurs recettes magiques de bas aloi et de piètre intention ; le tout est rédigé à la diable, dans une langue à la fois pompeuse et fade, souvent incorrecte, toujours relâchée. Il y est question à plusieurs reprises de Fourier, présenté comme le dernier des Grands-Initiés modernes après Mesmer. A propos d’Astrologie, l’auteur cite d’ailleurs longuement (et inexactement) un passage célèbre de la Théorie des Quatre Mouvements (Modulation sidérale des fruits en zone tempérée) et ajoute, en prenant son thème sur Fourier : « … nous qui avons eu le bonheur de vivre dans son intimité, nous qui avons pu, autant que nos faibles moyens nous le permettaient, mesurer l’étendue de son immense génie, nous, nous en qui il avait reconnu une étincelle du feu sacré et qu’à cause de cela il a pris la peine d’initier lui-même à la connaissance des causes secrètes, nous savons lire la pensée intime enfermée dans ses livres sous des formes plus ou moins voilées etc… » On ne jurerait pas, à lire le reste, que Fourier n’ait quelque peu perdu sa peine, si tant est qu’il l’ait prise. Mais le fait que moins de trois ans après sa mort un auteur, même pseudonyme et tout médiocre et confus qu’il soit (du moins avait-il de la lecture !) affirme l’avoir connu de près et, animé du plus vif enthousiasme à son égard, se porte fort de son Adeptat, ne saurait évidemment être écarté sans autre examen. Il importe en premier lieu d’ôter le masque qui dérobe cet auteur à l’investigation et d’apprécier, s’il se peut, ses éventuelles qualifications.

III. — APPEL DES SUSPECTS

Deux autres petits livres ont paru dans le même temps sous le nom d’Hortensius Flamel : Le Livre d’Or ; révélation des destinées humaines au moyen de la chiromancie transcendante, la nécromancie et toutes les sciences divinatoires (Paris. Lavigne 1842) — et La Sibylle du XIXe siècle, dernières prophéties de Mlle Lenormand, avec un commentaire (Paris, 1843). Ce dernier ouvrage est du reste donné pour apocryphe dans la liste des écrits de la célèbre pythonisse du Faubourg Saint-Germain.
Selon Stanislas de Guaïta, le pseudonyme d’Hortensius Flamel cacherait l’écrivain maçonnique Jean-Marie Ragon (1781-1862) ; d’autres y reconnaissent, en sa jeunesse, le futur Eliphas Lévi : Alphonse-Louis Constant (1810-1875) ; Paul Chacornac, dans l’ouvrage qu’il a consacré à ce dernier affirme, sans faire allusion à ces opinions et sans marquer non plus d’hésitation, qu’Hortensius Flamel fut le premier nom de plume d’un homme de lettres aujourd’hui bien oublié : P. Christian (1811-1881). Ce dernier du reste fut un moment des amis d’Eliphas Lévi au nombre desquels comptait également J.-M. Ragon. Cette rencontre n’est peut être pas sans intérêt en ce qui concerne le milieu post-illuministe où germa l’heptagramme attribué à Fourier. Elle ôte en revanche de la sûreté au choix à faire entre les trois personnages.
Il semble que J.-M. Ragon doive être mis d’emblée hors de cause : on imagine mal en effet qu’à plus de 60 ans, cet historien dont la gravité et le savoir sont incontestables et dont toute l’œuvre est orientée sur les rituels et les liturgies maçonniques, ait pu changer brusquement et de style et d’objet pour sacrifier sous cape à un ésotérisme de colportage, glorifier un philosophe contemporain qui n’avait jamais fait grand cas des « pique-niques » et des « simagrées morales » de ses Frères et pasticher enfin une vieille tireuse de cartes quelque peu discréditée pour n’avoir pas prévu l’assassinat du Duc de Berry.
Des raisons analogues conduiraient à écarter également « l’abbé » Constant, avec moins de conviction toutefois car il existe entre les préoccupations du pseudo-Flamel et celles qui se font jour dans l’œuvre ultérieure d’Eliphas Lévi, quelques convergences singulières. S’il faut cependant le tenir quitte lui aussi, c’est pour des raisons d’ordre historique ; à l’époque où parurent les libelles d’Hortensius Flamel, soit de 1841 à 1843, l’ex-abbé se passionnait exclusivement pour les questions religieuses et sociales et passait pour un dangereux agitateur. Sa Bible de la Liberté (1841) ne témoigne d’aucun souci d’ésotérisme et ce n’est qu’en purgeant la peine de prison que lui valut la publication de cet ouvrage qu’il eut le loisir de lire Swedenborg. Encore, de son propre aveu, n’en aurait-il saisi toute la portée que plus tard, dans les années qui précédèrent sa rencontre avec Wronski (1852). Il ne peut donc avoir été l’auteur d’ouvrages qui supposent des lectures déjà étendues dans le domaine des sciences occultes et sont empreints, par surcroît, d’un esprit réactionnaire tout à fait étranger, à l’époque, à l’ami d’Esquiros et de Flora Tristan.

IV. — HORTENSIUS FLAMEL DÉMASQUÉ

L’opinion de Chacornac en revanche n’appelle pas d’objections sérieuses. Ce qu’il dit de la vie de P. Christian et ce que suggère l’examen de l’œuvre de ce dernier suffit d’ailleurs à emporter la conviction. Quelques précisions biographiques et bibliographiques sont ici nécessaires.
De son vrai nom Christian Pitois, P. Christian naît en 1811. A 19 ans, après avoir accompli son noviciat, il renonce à entrer à la Trappe et achève ses études à Strasbourg. En 1836 il part pour la Martinique et ne rentre en France qu’en 1839. Il obtient alors un poste à la Bibliothèque du Ministère de l’Instruction Publique où il est chargé d’inventorier un fonds d’ouvrages provenant de monastères fermés pendant la Révolution. C’est à cette occasion qu’il eut, à l’en croire, la révélation des Sciences occultes, particulièrement de l’Astrologie qui lui valut plus tard une réputation flatteuse à la Cour de Napoléon III.
Sous le nom de P. Christian — et sous quelques autres pseudonymes — il a publié de nombreux ouvrages de vulgarisation historique, des traductions d’Ossian, d’Hoffmann, de Machiavel, des études sur l’Afrique du Nord (où il avait en 1844, accompagné en qualité d’historiographe, le corps expéditionnaire de Bugeaud) et enfin plusieurs livres d’occultisme « romancé » parmi lesquels : L’Homme Rouge des Tuileries (1863) et une Histoire de la Magie (1870).
La publication de ses premiers essais, sous le pseudonyme à sensation d’Hortensius Flamel (de 1841 à 1843) suit de près son entrée « initiatique » à la Bibliothèque de l’Instruction Publique. Leur désordre témoigne de la hâte d’un homme encore jeune, désireux de se « lancer » à tout prix dans les lettres en utilisant tout ce qui lui tombe sous la main. Dans le temps même où il sollicite, sous le masque, les amateurs de mystère au rabais, il tente de séduire un autre public par des compilations historiques et des traductions, affirmant d’emblée sa vocation de polygraphe mondain. Son séjour en Algérie fera l’objet de plusieurs œuvrettes dont l’une dédiée « à la jeunesse » et son passage aux Antilles sera le prétexte d’une Histoire des Pirates. Cette activité fébrile de touche-à-tout suffit à accréditer la thèse de Chacornac. A titre de preuve ultime on peut rapprocher le langage du pseudo-Flamel de celui de Christian :

Le Livre Rouge.
H. F. 1841.
« Un dernier mot maintenant : Le Livre Rouge sera-t-il compris par toutes les intelligences ? Pour atteindre ce but, le seul vraiment utile, nous avons fait tous nos efforts. Avons-nous réussi ? Le public jugera. »
« Que n’ont-ils (les Encyclopédistes) pas dit aussi du magnétisme ? De quelles grossières épithètes ne se sont-ils pas servis pour invectiver Mesmer. Mais les hommes passent et les vérités restent. »
L’Homme Rouge.
P. C. 1863.
« Mais ici apparaît encore ce point d’interrogation : comment obtenir une intuition de l’avenir, la plus impalpable des choses ? … — mon livre répondra. »
« Mes preuves peuvent sembler bizarres ; — je ne les impose à personne. Je raconte : — vous jugerez. »
« Folie, crieront les esprits forts, les singes de Voltaire ! Folie, soit. Mais crier n’est pas répondre. »
« …Le magnétisme de l’Homme Rouge est science. La science est Lumière. »

Ici et là on peut relever, à plus de vingt ans de distance, la même platitude emphatique, la prétention d’en imposer, des tours exclamatifs empruntés à la pire rhétorique, le même négligé, la même « coupe » enfin, qui trahit la même plume. C’est bien à Christian et à nul autre qu’il faut demander compte du Talisman et de son attribution.

V. — PITOIS CONFONDU

Sans doute n’est-il pas impossible — chronologiquement parlant — que Pitois ait approché ou connu Fourier entre 1832, date présumée de l’achèvement de ses études et son départ pour les Iles en 1836. Son intimité prétendue avec lui ne semble pas, en tout cas, l’avoir éclairé jusqu’à orthographier correctement le nom du philosophe et il y a pour le moins quelque difficulté d’admettre que ce dernier se soit entiché du jeune défroqué au point de lui révéler des secrets qu’il cachait à ses propres disciples. L’ambitieux Flamel-Pitois avait du reste les meilleures raisons de mentir effrontément : son admiration juvénile pour Fourier n’est pas douteuse. Il était tentant d’en parler, plus tentant encore de mettre la réputation grandissante du visionnaire au service d’un livre qui devait piquer à tout prix la curiosité du public. L’effet était assuré et le risque d’un démenti nul.
Mlle Lenormand fit, deux ans après, les frais d’une opération publicitaire de la même veine. Elle venait de mourir, elle aussi : allez donc prouver que la vieille sybille n’avait pas confié ses ultimes prophéties au premier Flamel venu ! Plus tard, Christian ne se fera pas faute de recommander son Homme Rouge du prestige de Balzac : « Dans une de ces ravissantes causeries dont la mémoire est encore chère à tous les penseurs, Honoré de Balzac me disait un soir, en montrant le ciel étoilé… [3] » Et Balzac lui dit en effet bien des fadaises dont on demeure étonné — mais enfin, les morts ne s’abaissent plus guère à démentir les insanités qu’on leur prête et le nécromant myrionyme le savait, comme on voit, de longue date. Son arrivisme ne s’embarrassait décidément d’aucun scrupule et l’on ne saurait être surpris de le compter parmi les plus zélés flagorneurs de Badinguet au front duquel il avait su reconnaître « le sceau des Elohim » [4]. Il avait du reste adopté l’ « impériale » et fut tout justement à Eugénie ce que Mlle Lenormand avait été à Joséphine. Mieux inspiré toutefois il prédisait les naissances, non les divorces et ne fit pas de prison. [5] Mais il mentait aussi avec un déconcertant aplomb : « c’est à l’étude des choses extraordinaires que nous avons consacré notre vie toute entière… » Lorsqu’il écrit ces lignes il n’a pas encore trente ans et vient tout juste de découvrir l’occultisme — ce qui ne le retient pas d’ajouter : « Le temps, le travail, la persévérance et la volonté nous ont fait comprendre les emblèmes, les hiéroglyphes, les tables mystiques, les énigmes… Nous avons traduit et commenté les manuscrits cophtes et hébreux etc… » Même ton, plus tard, pour s’autoriser du renom de son ami Eliphas Lévi. « Au milieu de cette anxiété générale, deux hommes seuls, à Paris, lisaient dans l’avenir, comme en un livre ouvert… Le premier de ces hommes, taciturne comme l’aigle en son aire, contemplait, aux éclairs de son génie, les plans dictés par sa mission de gloire. Le second (c’est lui-même) Mage solitaire, vieilli dans l’étude des choses infinies, méditait l’algèbre des cieux… [6] » Ce qui n’empêche pas Eliphas Lévi de montrer le peu de cas qu’il fait de ce Mage vieilli et de son algèbre : « Comme fond (son livre) n’est guère plus sérieux (que celui de Desbarolles) et à part ce qu’il a puisé dans mes entretiens et dans mes livres, on n’y trouve guère qu’une fusion de la cartomancie, de l’arithmomancie, de l’onomatomancie et de l’astrologie judiciaire. [7] »

VI. — PRONONCÉ PERSPECTIF

Il n’est donc pas assuré que Christian n’ait jamais connu Fourier. Mais il est plus probable qu’il n’a pu le connaître intimement comme il le prétend. Il appartient de surcroît à l’espèce des faux-témoins de la plume et dans l’affaire du Talisman, sa récusation paraît s’imposer. Force serait ainsi d’admettre, jusqu’à plus ample informé, que Fourier n’est pour rien dans l’invention de cette amulette et qu’il ne l’a jamais suspendue à son col « à l’aide d’un cordon de soie verte » pour réconcilier les troupes royales et les insurgés de Juillet. Ces conclusions demeurent conjecturales : il resterait à découvrir la figure originale dont s’est servi l’archiviste Pitois pour agencer son roman. Il est en effet peu probable qu’il l’ait fabriquée de toutes pièces : l’idée d’ajouter aux correspondances qu’implique le septénaire (soit les métaux et les planètes) les couleurs du spectre et les notes de la gamme, marque un souci de concilier les découvertes de la Science moderne et l’ésotérisme traditionnel qui est bien dans l’esprit de l’illuminisme syncrétique du XVIIIe siècle finissant. Une filiation précise ou une convergence due aux mêmes dispositions amène Eliphas Lévi à écrire : « La vertu du septénaire est absolue en magie… Les 7 couleurs du prisme, les 7 notes de la musique, correspondent aussi aux sept planètes des anciens [8]… »
Sur ce chemin, en remontant le cours du temps, se tient la preuve décisive — entre Paris et Lyon — à Lyon peut-être : le Soleil est l’architecte de l’Etoile.