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Rêves et passions d’un chercheur militant. Mélanges offerts à Ronald Creagh (2016)

Lyon, Atelier de création libertaire, 2016, 287 p.

Article mis en ligne le 15 avril 2018

par Samzun, Patrick

L’imaginaire social d’un anarchiste passionnel. À 87 ans, Ronald Creagh est un chercheur en pleine activité. Il faut le voir la plume à la main annoter des ouvrages en français ou en anglais, sa langue paternelle, pour l’une ou l’autre des revues qu’il coanime (Réfractions, Divergences) : on comprend dans l’action le niveau de son énergie intellectuelle. Intellectuel britannique d’origine irlando-italienne formé en Egypte dans les écoles françaises de Port-Saïd, chanteur polyglotte formé à l’école hongroise du violon, historien français des États-Unis transformé par l’enseignement du sociologue français d’origine russe Guéorgui Davidovitch Gourvitch (Georges Gurvitch), Ronald Creagh n’est pas une personnalité assignable à résidence. Sa vie, comme celle de l’espérantiste anarchiste Paul Berthelot (1881-1910), remarquablement racontée par Marielle Giraud dans l’ouvrage d’hommages qui lui est consacré, circule à travers les frontières nationales, disciplinaires et politiques. Des Mélanges viennent en effet de lui être offerts par un groupe d’amis à l’Atelier de Création Libertaire. On y décèle avec bonheur sa générosité passionnée et son ouverture d’esprit, qui lui ont fait aborder avec le même enthousiasme communicatif, l’anarchie, l’utopie, les imaginaires sociaux et les expériences communautaires.
Commencée aux confins de la religion, comme le signale malicieusement la contribution du sociologue-philosophe Daniel Colson consacrée aux rapports complexes entre les anarchistes et la fait religieux, sa carrière intellectuelle se poursuit aux États-Unis par des recherches sur la presse des libres penseurs. Stimulé par cette recherche, il découvre les anarchistes américains, et rencontre, au-delà des vieux textes, des chercheurs et militants contemporains, dont le grand historien anarchiste américain Paul Avrich et le célèbre anarcho-syndicaliste Sam Dolgoff (1902-1990), que son fils Anatole Dolgoff, un proche ami de Ronald, évoque dans le volume en hommage aux Wobblies, ces « Industrial Workers of the World », à l’origine de mouvements sociaux créatifs au début du XXe siècle. À cette école et à celle de la vie militante bouillonnante des roaring sixties aux États-Unis, sur les campus de la Côte Ouest, Ronald devient amoureusement anarchiste : cet engagement est indissoluble de la rencontre de sa première femme, et de la passion intimement vécue pour les communautés libertaires de l’époque. Le philosophe américain John P. Clark, dans sa contribution sur « L’imaginaire social moderne » (« The Modern Social Imaginary : Toward a Critical-Dialectical Approach »), souligne avec justesse l’importance des ruptures éthiques, imaginaires et communautaires dans la critique des imaginaires dominants et l’élaboration « dialectique » d’imaginaires sociaux libérateurs.
De cette expérience affective, politique et intellectuelle naît son grand travail sur les expériences libertaires aux États-Unis, travail de défrichement et de synthèse colossal qui traverse les décennies, entre 1983 (Laboratoires de l’utopie, Paris, Payot, 1983) et 2009 (Utopies américaines, Marseille, Agone, 2009) : il s’agit d’une somme ou plutôt d’une mine où l’on puise des trésors tant ces utopies du XIXe siècle à nos jours furent puissantes et variées. On y croisera notamment de nombreux fouriéristes au tournant des années 1850, qui furent parmi les premiers à tenter des expériences d’unités combinées de production et de consommation, mais aussi d’amour libre, comme celle de Modern Times, à Long Island. Au-delà du fouriérisme, l’article de Nathalie Brémand analyse par exemple les rapports des Icariens de Cheltenham avec la guerre de Sécession, dans les années 1861-1862. Ronald est ainsi un des meilleurs connaisseurs des expérimentations communales et communautaires socialistes et libertaires aux États-Unis. Si son regard d’historien lui permet d’exhumer des figures méconnues mais essentielles, comme celle du fouriériste et anarchiste individualiste Stephen Pearl Andrews (1812-1886), son inspiration éthique et politique, foncièrement optimisme, lui fait rechercher dans le présent les sources de jaillissement de nouvelles expériences ; ainsi celle de Twin Oaks en Virginie, débutée en 1967, se poursuit-elle encore aujourd’hui dans un sens écologique.
La recherche de Ronald Creagh reconfigure à la fois notre perception de ce pays, perçu comme l’avant-poste de l’individualisme libéral, et celle de l’anarchisme. Comme le souligne avec justesse David Porter dans son article sur « l’imaginaire anarchiste expansif de Ronald Creagh » (« The Expansive Anarchist Imaginary of Ronald Creagh »), l’anarchisme, pour Ronald, n’est pas une catégorie figée dans des appareils politiques ou syndicaux, c’est d’abord une fonction créative et mutante de l’imaginaire social, qui vise à ouvrir les possibles en créant de nouvelles formes de vie collective. C’est pourquoi Ronald est si attentif à ne pas cloisonner l’anarchisme et ne cherche pas à le définir dans une essence ou une typologie, mais prend toujours soin d’en conserver et d’en impulser à son tour la dynamique d’ouverture et de création. Ronald, comme Gaetano Manfredonia dans sa contribution sur « Amour et mariage chez Michel Bakounine », combat la version noire, violente et vindicative qui a été donnée de l’anarchisme dans l’idéologie dominante. Il fait émerger un autre versant multicolore, joyeux et créatif, branché à la fois sur la vie de l’Eros, comme le dit si bien Roger Dadoun dans ces Mélanges, les passions esthétiques (vue, ouïe, mais aussi, suggère en fouriériste René Schérer, goût, tact et odorat – en un discret écho du goût de Ronald pour les pâtisseries), et l’amour de la Terre et des astres : il y a en Ronald du Reclus, sa dernière passion d’écrivain-penseur en recherche.
On relèvera pour finir, grâce à la très complète bibliographie de l’ouvrage, que Ronald tout au long de sa carrière s’est adonné à un relevé précis et patient des travaux de recherche fouriériste dans leur dimension internationale (Guarneri, Beecher, Cordillot, en particulier), sans jamais cependant consacrer un travail spécifique à l’œuvre de Fourier. C’est qu’une fidélité plus grande peut-être que la citation érudite l’attire depuis toujours dans l’orbe de Fourier, qui tient à la conjonction entre cosmos, musique et passions. Ronald ne sépare en effet jamais la réflexion sur l’anarchisme d’une réflexion sur l’anarchie comme mouvement ou battement du monde, qu’il nomme, en lecteur de Deleuze, d’Élisée Reclus et de Daniel Colson, immanence. Cette immanence est un mouvement naturel et passionnel qui résonne dans la vie des groupes quand l’« effervescence » de l’amitié, de l’amour, et de la coopération égalitaire cristallise en un « chaos » libérateur : « tu marches et le temps passe / peut-être un jour / on voit lentement l’anarchie se parfaire au bord des larmes / comme quand une soie noire passe au-dessus de l’État / peut-être un jour / entre les pierres et les étoiles / accordée à un beau bémol / une révolution d’abord / le vent de mer le sait / et murmure des mots cachés : / émue / éclose / gagne dans l’étendue / elle / l’anarchie (« Figues et fraîcheur », poésie de Hans Müller-Sewing dédiée à Ronald Creagh).