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LAGEDAMON Pierre-Henri : Travail, temps libre et socialisme. Le temps du travailleur dans la pensée d’Owen, Fourier, Cabet et Proudhon (2016)

Rennes, PUR, 2016, 336 p.

Article mis en ligne le 15 avril 2018

par Antony, Michel

Ce solide ouvrage de recherche de type universitaire a les avantages du genre (bonne présentation du contexte, précisions judicieuses, répétitions didactiques, citations nombreuses) et ses inconvénients (volonté parfois excessive de trop classifier ou comparer, lecture moins fluide). L’objectif est d’appréhender le concept de travail, les temps de travail (journalier, saisonnier, au cours d’une vie…) et les autres temps sociaux qui lui sont liés (temps contraints, de loisirs, de vie citoyenne…) grâce à quatre penseurs et expérimentateurs du premier socialisme (débuts du XIXe siècle). Ce choix initial a beaucoup d’intérêt mais l’auteur, qui ne pose pas la question de la nature du socialisme et de sa diversité (autoritarisme-antiautoritarisme ; mutualisme, collectivisme et communisme ; réformisme et révolution…), oublie bien des penseurs qui auraient pu renforcer certaines analyses – Godwin, Weitling, Blanc, Leroux…

Au XIXe siècle, la volonté profondément capitaliste mais avancée aussi par les socialistes d’opposer le temps de travail aux autres temps sociaux est un leurre car ces derniers sont indirectement dépendants du travail et en contiennent également. Ces socialistes s’élèvent contre un travail autrefois déconsidéré (travail manuel pour les seules classes dominées, travail forcé ou trop dur – tripalium) et contre le travail de leur époque, imposé, aliénant et exploiteur de la force collective (Proudhon). Ils contribuent avec d’autres (éthique protestante, école libérale, pensée marxienne) à sa revalorisation et leur pensée se présente parfois comme une idéologie du travail avec tout ce que cela comporte de réducteur. Le travail peut être source de bonheur (Cabet, Owen, Fourier), d’autonomie (Proudhon), d’harmonie (Fourier), si on en change les conditions. Mais deux courants sont repérables. Les uns envisagent le travail comme une obligation sociale, qui doit être considérablement réduit (Owen d’abord pour les 8 heures par jour, propose même 3 heures par jour ; Cabet). Les autres font du travail un facteur d’épanouissement (Proudhon ; surtout Fourier, qui intègre convivialité et attractivité) ; pour eux la durée du travail a donc moins d’importance ; à propos de Fourier l’auteur parle même de « frénésie du travail » ; sa réduction ne concerne que les activités rebutantes, l’alternante permet de maintenir l’envie et l’assiduité ; avec entre six et huit activités de deux heures par jour ce n’est pas un travail aliénant que Fourier impose mais l’intégration de la joie du travail dans la vie quotidienne.

L’ouvrage aborde trois thématiques essentielles, mais avec entre elles beaucoup de liens – et donc de répétitions. D’abord, le temps long de l’existence, de la naissance à la mort. Owen et Cabet, voire Proudhon en donnent une vision surtout laïque et collective alors que le déisme fouriériste tranche. Tous (surtout Owen) visent à protéger et former l’enfant par une éducation globale ou intégrale. Leur participation au travail est revue dans un sens acceptable et réduite, et relativement plus tardive : 9 ans pour les petites hordes fouriéristes et les premiers travaux chez Proudhon, 10 ans puis 15 ans pour Owen, 17 ans pour les filles et 18 pour les garçons chez Cabet. Des différences portent sur le rôle de la famille, central pour Cabet et surtout Proudhon, marginalisé pour Owen et surtout Fourier. Tous (sauf Proudhon) sont sensibles au travail féminin et à sa revalorisation, ce qui impose de revoir la hiérarchie des sexes et des fonctions, avec remise en cause du mariage (Owen et surtout Fourier). Cabet va jusqu’à limiter le travail féminin à quatre heures par jour en tenant compte de sa forte implication domestique. La question de la vieillesse et de la retraite, des droits à conserver dans l’âge avancé se retrouvent chez les quatre, avec plus de fantaisie chez Fourier qui prend en compte les désirs. Cabet est le plus précis (et le plus actuel ?) pour la volonté de réduire l’âge de la retraite (50 ans pour les femmes, 65 pour les hommes).

Ensuite est analysée la place du temps de travail, entre domination et libération. Le travail, nécessité personnelle et sociale (Owen, Cabet) est considéré comme un devoir social qui doit contrer paresse et oisiveté. Pour Proudhon, ce travail source de toute valeur revêt une extrême centralité. Fourier, plus séduisant, en fait l’axe attractif de l’épanouissement humain et le combine avec capital et talent, passions. Owen et Cabet fondent la tradition communautaire égalitariste et se trouvent avec d’autres à l’origine du communisme (« de chacun selon ses forces, à chacun selon ses besoins »). Le mutuellisme proudhonien pose surtout la question de l’égalité des devoirs. Fourier là encore tranche : il ne pose pas la question de l’égalité sauf dans le domaine des droits et de la satisfaction des désirs. Si le pauvre ou le riche sont heureux à leur manière, pourquoi imposer une égalité factice ? Tous abordent enfin le machinisme, en condamnent les effets nocifs mais en relativisent les dangers puisqu’il pourrait aider à libérer les hommes des tâches ingrates ou dangereuses.

Enfin, l’auteur étudie le temps libre à conquérir et à investir. Il fait un bel effort pour préciser une notion changeante et diverse. Les socialistes et d’autres progressistes doivent d’abord se libérer des conceptions anciennes. Chez les Grecs (scholè), les Romains (otium) ou dans le premier christianisme (saint Augustin qui privilégie la contemplation) le loisir s’oppose au travail et joue un rôle plutôt élitiste. Dans leur volonté de contrer cette vision et de revaloriser le travail, les premiers socialistes accordent par contrecoup une place secondaire au non-travail, voire reproduisent (c’est le cas pour Cabet, Proudhon et Owen) l’idéologie dominante, avec l’oisiveté mère de tous les vices. Fourier par sa « recherche du plaisir comme projet de vie » est le seul à faire éclater vraiment les frontières entre travail, loisirs et passions. Dans leur manière d’envisager le temps citoyen et le temps libre ou libéré, Owen semble le plus hostile au modèle chrétien. Cabet le rejoint mais garde un fort autoritarisme en normalisant et contrôlant. Proudhon est assez moralisant, même si lui aussi laïcise la position biblique autour du repos du septième jour, et Fourier reste toujours le plus ouvert et pluriel, même s’il ne rejette pas les aspects inégalitaires et religieux. Pour tous la vie collective libérée doit encourager les fêtes, la convivialité, les plaisirs et miser sur les arts (musique et chants pour Cabet et Fourier ; peinture et littérature pour Proudhon et son ami Courbet). Mais ils encadrent la vie personnelle (surtout Cabet qui apparaît le plus autoritaire), sauf Proudhon qui selon l’auteur a le souci de respecter le droit à la solitude individuelle. Fourier est ici sous-estimé.

La conclusion met en évidence quatre points essentiels partagés par ces socialistes : construction d’une conception globale de l’existence, qui laisse cependant la primauté à l’enfance et à la vie de producteur ; maintien de la domination du temps de travail sur tous les autres – après eux le socialisme a du mal de s’émanciper de cette idéologie du travail très contraignante et avec le marxisme l’accentue même ; vision d’un temps libre encore à conquérir et inventer ; volonté d’expérimenter et donc de ne pas se contenter des arguments théoriques. La partie sur les expérimentations reste cependant la portion congrue d’un ouvrage centré sur les écrits, sans doute également parce que cela aurait demandé à l’auteur d’envisager plus en détail les disciples principaux des auteurs choisis.

Il est souvent possible de regrouper Owen et Cabet, d’isoler Proudhon et Fourier. Malgré son rejet de la lutte des classes, Owen semble un des plus profonds et précis dans ses propositions sociales. Les analyses de l’auteur en montrent l’intérêt ; malgré son statut d’entrepreneur Owen se situe bel et bien au sein du socialisme et du mouvement ouvrier ; profondément antireligieux il accorde une grande place à la liberté humaine. Cabet, parfois novateur, apparaît rigide et normatif, enclin à conserver des attitudes moralisatrices semblables à celles qu’il dénonce. Proudhon, le plus érudit sur la question du travail, est à la fois un des plus avancés (sur l’autonomie ouvrière, le respect de la liberté individuelle) et un des plus rétrogrades (sur la place de la famille et sur la condition des femmes, sur la moralisation extrême du travail). Le plus inclassable reste Fourier, pas très socialiste (inégalités préservées, pas de lutte de classes, déisme…) mais très moderne (travail attractif, place de la femme, pluralisme, rôle des passions et des désirs, gastrosophie…). Malheureusement, l’auteur sous-estime l’importance que Fourier attribue à l’individu dans son système. Servi par des annexes assez bien choisies et qui n’encombrent pas l’ouvrage, le livre donne beaucoup d’informations et permet de développer beaucoup d’interrogations stimulantes – avec le risque, comme pour toute étude comparative, de procéder à des classements parfois un peu artificiels entre les quatre figures majeures du premier socialisme.