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BUBER Martin : Utopie et socialisme (2016)

Paris, L’Échappée, 2016, préface d’E. Levinas, présentation de P. Marcolini, trad. par P. Corset et F. Girard, 254 p.

Article mis en ligne le 15 avril 2018

par Abramson, Pierre-Luc

Même si Fourier et ses idées ne sont pas au cœur des préoccupations de Buber, l’ouvrage s’ouvre sur une opposition fondamentale entre Marx et Fourier, dont l’auteur n’a de cesse de tirer les conséquences : la doctrine de Marx repose sur une théorie de l’histoire et de la société, celle de Fourier sur une théorie de l’homme et de ses passions. Le but ultime de Marx n’est pas, toujours selon Buber, essentiellement différent de celui de Fourier, ou d’autres socialistes dits « utopiques », mais ces derniers veulent un chemin conforme à leur but, un chemin fait déjà de liberté et de communisme, quelle que soit la forme du communisme. En fait, comme l’écrit P. Marcolini dans sa présentation, pour Buber « l’utopie n’est pas au bout du chemin, elle est le chemin » (p. 18). Autre idée liée, constamment présente dans le livre : le capitalisme a toujours cherché, au cours de son histoire, à atomiser la société et il a appauvrit les formes d’existence sociale collectives, préférant trouver devant lui des individus, plutôt que des groupes plus ou moins organisés. Cependant, il souligne aussi que le capitalisme n’est jamais parvenu à les dissoudre, d’où le fait que ces associations peuvent, et doivent, servir de bases de départ et de points d’appui à l’édification du socialisme, d’un socialisme qui commence au premier jour de sa construction et n’est pas renvoyé aux calendes grecques de la Révolution. Ces formes collectives d’existence devront cependant être rénovées, car, pour Buber, il est hors de question de revenir au communisme agraire primitif. Il ajoute cependant à ces considérations l’idée, sans doute plus originale, que les structures collectives, une fois rénovées et renforcées, serviront de contre-pouvoir face à un éventuel nouveau pouvoir qui sortirait de la transformation sociale. Il ne veut pas passer d’une dépossession à une autre. À l’arrière-plan il y a, lourdement prégnante, l’histoire tragique des totalitarismes du XXe siècle qui engendre chez lui une défiance systématique à l’égard de ce qu’il nomme « le principe politique », c’est-à-dire les pouvoirs forts, inexorablement centralisateurs.

En s’appuyant sur ces prémisses, Buber entreprend dès le troisième chapitre du livre un panorama des doctrines du socialisme utopique, qu’il oppose en fin de parcours, de façon nuancée et non systématique, aux idées de Marx, Engels, Lénine. En passant en revue toutes ces doctrines, il fait preuve d’une très vaste culture, puisque son panorama englobe l’histoire des idées sociales, au XIXe siècle et au début du XXe, en France, Allemagne, Angleterre, Russie. Il s’intéresse surtout aux idées qui, dans la veine proudhonienne, mettent en avant la primauté du social immédiat sur la perspective révolutionnaire et ses implications étatiques. Il s’attarde aussi sur celles qui ne sont pas dénuées d’une dimension spiritualiste, ou même religieuse, telles celles de Philippe Buchez ou celles de son ami Gustav Landauer. Étrangement, ce penseur nourri par le romantisme allemand, grand romantique donnant tout son poids à l’affect dans la construction de la pensée, ne fait aucun commentaire sur une figure paroxystique du romantisme français et du romantisme tout cout, la figure du prophète excommunié, Félicité Robert de Lamennais.

Buber commence sa revue par Saint-Simon, sur lequel il ne s’attarde guère, si ce n’est pour souligner qu’il est le premier à énoncer la différence de nature entre la société et l’État et à chercher les moyens de résoudre leur conflit. Il passe ensuite, comme dans toutes les bonnes histoires des doctrines socialistes, à Fourier qui, manifestement, ne fait pas partie de ses penseurs préférés, malgré sa réflexion inaugurale sur l’opposition radicale entre les théories du Bisontin et celles de Marx. Buber est scandalisé par l’aspect socialement inégalitaire de l’organisation phalanstérienne. Quant à Proudhon, il lui consacre un chapitre entier, le IV, car il est pour lui le grand ancêtre, presqu’un maître à penser, présenté comme le premier théoricien de toutes les formes collectives d’existence sociale – coopératives, communes, mutuelles, fédérations –, le premier à montrer comment elles peuvent s’engrener immédiatement les unes aux autres pour construire l’avenir. Ce chapitre, excellent cours sur Proudhon, fait bon marché de ses contradictions et incohérences.

Le panorama se poursuit par un examen critique des idées de Kropotkine, dont Buber retient surtout l’analyse de l’État et de ses avatars ; puis il s’attaque à Gustav Landauer (1870-1919), un théoricien allemand de la question sociale. Buber fut non seulement son ami proche, mais aussi son éditeur et son exécuteur testamentaire, et – il ne s’en cache pas – il fut fortement influencé par lui et marqué par sa mort tragique lors de la répression de la Révolution bavaroise. En effet, lorsqu’il décrit la conception que Landauer avait du socialisme, il décrit, à quelques détails près, la sienne : un socialisme idéaliste, et même spiritualiste, qui gît de façon immanente dans le peuple et qu’il suffit de réveiller, mais qui commence hic et nunc, dans les interstices de la société capitaliste. La dimension religieuse n’est pas absente, puisque c’est « une tentative d’amener la vie commune des hommes à une union dans la liberté, à partir d’un esprit commun, c’est-à-dire la religion » (Landauer, cité par Buber p. 104). Même si, manifestement, ici, religion est à prendre dans son sens étymologique, le socialisme est bel et bien pour Landauer – et pour Buber – une tentative de spiritualiser notre vie terrestre. Pour le reste, en ce qui concerne l’articulation des différentes formes d’existence collective à créer ou à ranimer pour la construction du « village socialiste », Landauer ne se distingue guère de Proudhon.

Buber passe ensuite au crible la pensée de Marx et d’Engels, puis celle de Lénine. Face au marxisme, il définit d’abord le plus petit dénominateur commun des socialismes dits « utopiques » : « Le socialisme ‘utopique’ considère les formes diversifiées des associations coopératives comme les cellules les plus importantes pour la restructuration [de la société…] Le socialisme « utopique » peut être qualifié […] de topique : il n’est pas sans lieu, mais il cherche à se réaliser selon les cas en des lieux et dans des conditions données » (p. 142-143). Buber ne prend jamais la pensée de Marx et de Lénine comme un corps de doctrine gravé dans le marbre, mais il suit pas à pas leurs évolutions, leurs revirements, voire leurs contradictions. Il n’est pas sans indulgence à leur égard, particulièrement pour Lénine, qui, selon lui, a fait ce qu’il a pu dans les conditions historiques qu’il a trouvées sur son chemin. Il reconnaît que ni l’un ni l’autre n’ont oublié l’utopie finale de l’abolition des classes et du salariat, ainsi que de tout pouvoir politique coercitif, et qu’ils se souviennent parfois qu’il existe, au sein même de la société capitaliste, des formes de consommation et de production collectives. Cependant, la plupart du temps, ils oublient de s’en servir et, surtout, ils oublient le but au profit de leur obsession révolutionnaire. Sachant que la révolution n’est achevée que lorsque la propriété privée des moyens de production est balayée dans le monde entier, celle-ci est constamment menacée et elle engendre un pouvoir fort et bureaucratique, qui, comme tous les pouvoirs, n’a de cesse que de se perpétuer. En fait, selon Buber, le « principe politique centraliste » écrase chez Marx et Lénine le « principe social décentraliste », et la réalisation de l’utopie est remise à la fin des temps. Ces chapitres VIII et IX sont passionnants. Le chapitre X (« Encore une expérience ») est justement consacré à des réalisations sociales immédiates, en dehors de tout pouvoir politique, les kibboutz. L’auteur examine leurs points forts – il souligne surtout la souplesse de leurs statuts – et leurs points faibles – par exemple, leur politisation progressive ou leur difficulté à se fédérer – et il conclut à un « non-échec » ; ce qui pourrait être dit également de bien d’autres expériences sociales communautaires, de certains phalanstères notamment. Pour bien comprendre ce chapitre, il faut avoir constamment à l’esprit qu’il concerne les expériences communautaires juives à l’époque de la Palestine mandataire, où les sionistes eux-mêmes n’envisageaient pas encore de créer un État. Du reste, Buber y était totalement opposé.

En fait, dans ce livre très riche, chaque paragraphe donne à penser et mériterait un commentaire. L’ensemble devrait – nous l’espérons – susciter un débat animé entre militants et entre historiens du mouvement social. Remarquons toutefois que la prose est dense, parfois un peu lourde et répétitive, ce qui n’est pas sans poser quelques problèmes d’interprétation car l’argumentation serrée de Buber ne laisse ni objection, ni détail, ni exception dans l’ombre. La traduction qui fut certainement ardue a peut-être une part, minime, dans cette difficulté. En revanche, l’entendement du lecteur est éclairé par un utile apparat critique, avec notes biographiques et bibliographiques, dû aux traducteurs. Au total, ce livre est incontournable pour qui veut réfléchir au rôle de l’idée communiste et de l’horizon utopique dans la pensée européenne depuis le début du XIXe siècle jusqu’à la Deuxième Guerre mondiale. Au cœur de ce parcours, Buber a placé Proudhon, ce qui donne à sa pensée une tonalité générale libertaire. Cependant, son anarchisme est fortement nuancé par un autre héritage : un idéalisme religieux, dans lequel le concept d’âme n’est pas absent (v.g. p. 39). Cet idéalisme trouve lui-même ses racines dans un héritage complexe où se mêlent les legs du prophétisme juif, du christianisme social et du romantisme allemand. Le tout est unifié par une pensée énergique qui voit clairement le but de justice et de fraternité, sans jamais oublier les leçons de l’histoire et les considérations pratiques. En un mot : un livre aussi riche qu’indispensable, et qui reste d’une actualité brûlante malgré le temps qui s’est écoulé depuis sa rédaction en 1945.