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51-65
Une métaphysique de l’art au service de la science sociale
François Sabatier, lire et écrire avec Fourier
Article mis en ligne le 31 mai 2021
dernière modification le 1er juillet 2021

par Guérin, Hélène

Les manuscrits de François Sabatier légués à la bibliothèque de Montpellier font apparaître une singulière ambition, fil directeur d’une œuvre foisonnante, celle d’adjoindre à la science sociale une métaphysique de l’art. Formellement, l’auteur, traducteur, polyglotte, s’autorise des néologismes dans le fil de Fourier. Les sources mobilisées permettent une nouvelle mise en cohérence de la pensée et de l’engagement de Sabatier. Et si ce chantier fait la part belle à l’esthétique et à la philosophie allemandes, révélant un théoricien et un historien d’art né de la pratique de la critique, il propose un tableau synoptique de la peinture placé sous le signe d’un réalisme explicité témoignant de la fécondité de la pensée de Fourier dans le champ de l’histoire de l’art naissante.

Les manuscrits de François Sabatier, traducteur, critique d’art et mécène [1], témoignent d’une ambition singulière. Il est l’un des rares, voire le seul parmi les critiques d’art phalanstériens affichant une ambition théorique, comme l’a remarqué Neil Mac William [2] ; ses notes et manuscrits [3] recèlent un projet explicite, celui de fournir les armes de la critique et de l’esthétique allemande à une histoire de l’art. Reste que cette ambition a un programme précis : adjoindre une métaphysique de l’art à la science sociale. Pour Sabatier ce qui est nouveau, neuf en philosophie et en esthétique ne vient pas contredire Fourier mais prouver sa fécondité et a posteriori la pertinence de la science sociale.

Mécène inscrivant Fourier au faîte de son panthéon, critique publiant dans La Démocratie pacifique [4], Sabatier se révèle dans ses manuscrits un théoricien qui souhaite rendre intelligible une histoire de l’art qui soit aussi une métaphysique de l’art venant s’inscrire dans le prolongement de l’œuvre de Fourier. Les notes et manuscrits témoignent de la fidélité aux textes fondateurs autorisant des principes de lecture qui permettent de légitimer la pensée de Fourier. Cette pensée, pour Sabatier, dépasse ses contemporains et comprend par avance les développements de l’esprit. C’est ainsi que la science allemande vient légitimer Fourier dans un champ nouveau, celui de l’histoire de l’art. Usant des mêmes formes que le maître, François Sabatier crée de nombreux néologismes et un tableau synoptique de l’histoire de la peinture, fruits d’un dialogue constant avec Fourier.

Lire Fourier et avec Fourier

Lire Fourier in extenso – Compléter la science sociale de Fourier suppose d’abord de s’attacher au texte de cette science. Persuadé que le système de Fourier est universel et qu’il a mis en ordre le tableau des progrès de l’humanité en matière de connaissances, Sabatier prône la nécessité impérieuse d’élucider la pensée de Fourier et de la développer. Il s’agit de donner les moyens de la comprendre. Sabatier vise la construction d’un public pouvant recevoir Fourier et le point de vue phalanstérien, sa position est celle d’un critique [5]. Sans ce travail, il pronostique le danger de voir advenir un socialisme subi qui « sera le socialisme régimentaire, oppressif, impérial, l’association égalitaire et monopolisatrice, inhabile à la production, incapable de développer des forces individuelles et collectives, d’harmoniser les antagonismes rivaux dans une unité vraiment féconde [6]. »

Lire Fourier, c’est faire l’exercice d’une fidélité à la parole du Maître. Afin de la reconstituer, Sabatier prend soin de recopier les extraits de la Théorie des quatre mouvements qui sont cités et manquants dans les Manuscrits publiés dans La Phalange de 1845 à 1849, et de les insérer, afin de reproposer un texte complet avec nouvelle pagination et sommaire.

Sa lecture de Fourier témoigne d’un intérêt du texte pour le texte. Ce qui lui importe, c’est la valeur heuristique du texte qu’il lit comme une interprétation du monde avant que d’être un monde à venir. Remarquons à cet égard qu’il place dans son Salon de 1851 Fourier aux côtés du peintre Corot, c’est à dire « dans le pays de l’imagination et de la poésie [7] » réduisant singulièrement l’avènement du monde espéré. Sabatier ne semble pas mesurer la qualité de l’invention de Fourier à sa possible réalisation, même s’il l’appelle de ses vœux. Et, tandis qu’il consacre plusieurs centaines de pages de ses manuscrits à l’architecture passée et présente, aucune note ne concerne la conception d’un éventuel phalanstère. Il situe cet objet dans le cadre d’une spéculation, instrument de mesure et d’ajustement plus que réalité architecturale, une possible concrétisation n’étant de ce fait plus même nécessaire pour être efficiente :

Le Phalanstère n’est pas comme on l’a dit un système régulier, un règlement des actions humaines ; le Phalanstère n’est que la précision, le calcul plus ou moins exact de combinaisons qui naîtront des forces naturelles dégagées des liens qui les retenaient. Le phalanstère n’est qu’un principe : les attractions sont proportionnelles aux destinées. Qu’un moyen : les séries distribuent les harmonies. Qu’un but : le bonheur de l’humanité par la libre expansion des passions, et des facultés que Dieu nous a données, ou en d’autres termes, l’accomplissement de l’homme sur la terre dans la société. Tout le reste est de surcroît [8].

Cette fidélité au texte a pour corollaire une méfiance vis à vis des épigones. Si Cabet, Proudhon, les communistes et les icariens sont sans surprise critiqués par Sabatier, il n’hésite pas non plus à nuancer les propos des chefs de file du mouvement, s’indignant que « les novateurs ne sont jamais acceptés que réduits, amoindris et mutilés ; ils sont traités de fous quand leurs plagiaires sont appelés grands hommes [9] ». Les notes fréquentes en marge des ouvrages montrent combien il prend ses distances avec les opinions des autres phalanstériens. Ainsi il se méfie de l’enthousiasme « à jet continu » de Just Muiron dans ses Aperçus sur les procédés industriels et relativise les principes de classification de l’auteur. Sabatier apprécie également peu Alphonse Toussenel, l’auteur de « la zoologie passionnelle », qu’il n’a jamais pu lire en entier « tant ce pétillement d’esprit [l’]écœurait ».

Toussenel m’a souvent gâté mon Fourier en risquant des analogies de caprices, des boutades, au lieu d’observations réfléchies ; mais on ne saurait nier qu’il n’ait de l’imagination, du sentiment et ne soit poëte [sic] à sa manière. Les idées que Fourier lui fournissaient ont donné à sa poésie une valeur philosophique que peut-être elle n’aurait jamais tiré de son intelligence [10].

Enfin et bien qu’il participe activement à la préparation de la colonisation du Texas en fournissant des traductions et des conseils, Considerant ne trouve pas grâce à ses yeux [11]. De la sorte, il est clair pour Sabatier que la vérité doit être démontrée par le recours aux autres savoirs et auteurs :

Quant à moi, je suis enchanté de retrouver dans les uns ou dans les autres tant d’idées conformes à celles de Fourier. Loin de diminuer mon admiration pour son génie inventeur, ces ressemblances l’augmentent, en ce qu’elles prouvent une fois de plus combien son système est complet, composé, puisqu’il résume tous les autres et consolide les conceptions en apparence les plus diverses et les plus opposées. Fourier ignorait probablement toutes ces opinions ; la science n’invente rien d’ailleurs, elle ne fait que coordonner les faits observés et en déduire les lois et la pratique. C’est ce que Fourier a fait, mieux qu’aucun autre je crois. Rien ne lui appartient en propre des différentes parties qui composent son système ; eût-il pris l’idée d’association à celui-ci, celle de la série à celui-la [sic] ; la théorie de l’attraction à ce troisième, et celle du libre essort [sic] des passions au quatrième, il n’en serait pas moins le véritable législateur de la science sociale puisqu’il est le seul qui ait su de ces éléments épars former un tout homogène, composer l’organisme social de l’unité harmonique. Qu’il ait même sciemment emprunté à ses devanciers tous les éléments de son système, il n’en est pas moins créateur car il est le premier qui des ces éléments inorganiques et passifs ait su former un être organisé et viable : la société de l’avenir, l’harmonie. Plagiaire si l’on veut. Lavoisier a-t-il créé les corps simples ? [12]

Un colossal travail de lecture et d’écriture dans les domaines de l’histoire, de la philologie, de l’art et de la littérature, lui permet de préciser et expliciter la science sociale, discourant sur l’Unité, l’Absolu, l’être et le non-être, et de l’éclairer par les valeurs transcendantales. Car contrairement à ses contemporains [13], Sabatier a pris en compte le fondement religieux de la doctrine de Fourier comme le montrent les notes « Les principes de Fourier sont conformes à l’éternelle sagesse » ou bien « Religion mosaïque ».

Lire « avec » Fourier – Il s’agit alors de lire « avec » Fourier ce que ce dernier n’a pas lu et qu’il ne pouvait pas lire ; passer au crible de la science sociale aussi bien le Bagdavad Gita que Hegel. Sabatier traduit dans ses manuscrits de longs passages de l’Esthétique. Ainsi :

Le système d’Hegel, dans ce qu’il a d’essentiel, est un système de confirmation universelle, et de réconciliation générale de toutes les contradictions apparentes. Il justifie métaphysiquement les systèmes les plus opposés, et les réconcilie et les unit dans une sphère supérieure. C’est à proprement parler la métaphysique de la philosophie de l’harmonie universelle. […] Cette étude [celle de l’hégélianisme] me semble aujourd’hui nécessaire. Il y a de nombreux points de contact avec la théorie de Fourier ; et tout ce qu’il contient de réel et de vrai se trouvera d’accord avec elle, quand l’application du procédé dialectique aura nécessairement éliminé toutes les contradictions qu’il renferme et en aura les termes dans une sphère supérieure. L’idée de la série y est obscurément mais métaphysiquement conçue, et par conséquence l’idée d’harmonie. Elle a essayé en effet d’harmoniser cathégoriquement [sic], c’est-à-d. sériairement, par groupement successifs, les principes intellectuels, comme Fourier a essayé d’harmoniser les passions, ressorts des activités, comme ceux-là sont les ressorts des notions et des connaissances. Tous deux sont entrés dans des voies nouvelles qui conduisent au même but. [À savoir la liberté n.d.a.]. Espérons que bientôt un mariage sera fait entre la pensée allemande métaphysique et scientifique et la pensée française, abstraite et pratique, entre Hegel et Fourier [14].

L’esthétique allemande [15] devient le terreau de sa critique, qu’il place sous le critère de l’Idée ; il peut alors examiner et accepter, théoriquement, toutes les formes artistiques :

Je ne demanderai pas aux œuvres d’art si elles sont conformes à telle règle vénérée, si elles ressemblent plus ou moins à tel chef-d’œuvre. Je leur demanderai si elles sont conformes à leur idée, si elles lui ressemblent. Toute idée plastiquement bien exprimée est une œuvre d’art quand même elle ne satisferait à aucune des règles les plus sacrées. Si elle ne satisfait pas à ces lois c’est – on le verra en y regardant de plus près – qu’elle était une idée neuve et devait trouver une forme nouvelle. [sic] Chaque art nouveau a ses règles dans l’idée sociale qui l’a engendré ; chaque œuvre d’art individuelle a les siennes dans la conception subjective qu’elle exprime. […] Dégager l’idéal du réel voilà le problème que tout artiste doit résoudre. Remonter à l’idéal par la forme de l’œuvre, retrouver l’idée sous la réalité et constater leur identité, leur heureux équilibre voilà la tâche du critique telle que je la comprends [16]. Ceci chacun le fait à sa manière, dans la mesure de son organisation. Infini est le monde des réalités et des idées ; innombrables sont les individualités. Qui pourrait compter toutes les combinaisons possibles du réel et de l’idéal ? Point de limites aux formes de l’art [17].

En affirmant nettement viser une métaphysique de l’art qui éclaire les œuvres, Sabatier rompt avec l’exercice de la critique d’art telle qu’elle se pratique. Il tente d’éclairer « la rumeur théorique [18] » implicite dont cette critique est empreinte. Il prétend par là donner à la critique des moyens dont disposent les sciences, ce dont ses écrits témoignent aussi.

Écrire avec Fourier

Légitimer Fourier par la science allemande – Pour saisir l’étendue de son projet, il convient d’ajouter d’autres textes au seul Salon de 1851 [19]. En premier lieu, une lettre de 1854 adressée au collectionneur Alfred Bruyas [20]. Cette lettre révèle à Alfred Bruyas le sens de sa collection de tableaux du peintre Gustave Courbet mais livre également le projet éditorial du Salon de 1851 et la clé théorique de sa critique d’art. En deuxième lieu, les manuscrits, en particulier l’« Exposition universelle de 1855 », réécriture en deux temps (novembre 1856 et mars 1857) du compte rendu de l’Exposition universelle adressé à Charles Sauvestre pour la Revue Moderne [21]. L’ensemble de ces textes est parcouru par un développement théorique cohérent. La lettre à Bruyas révèle que le but de Sabatier est d’« établir une philosophie transcendantale de l’art ». Sabatier à l’intention d’y « réussir progressivement par degrés » et il pense franchir un palier supplémentaire dans la Revue Moderne. Les versions successives du compte rendu de 1855 témoignent de l’amenuisement de cet espoir, les coupes demandées portant plus sur les références théoriques que sur les commentaires de tableaux et les bons mots à propos de ceux-ci.

Nous sommes avec ces textes dans une position singulière. D’ordinaire nous disposons d’un texte achevé, intellectuellement satisfaisant parce que complet et abouti, et nous recherchons dans les archives les étapes de son élaboration. Ici, c’est le texte initial qui a été publié, et le texte achevé, le système et les intentions dévoilés qui gisent dans les archives.

Le Salon de 1851 dès l’introduction, place sa démarche et l’exercice de sa critique sous le modèle allemand de la critique littéraire et artistique de la fin du XVIIIe siècle.

Il n’en était pas ainsi en Allemagne, à la fin du siècle passé. Ses plus beaux et ses plus robustes génies se gardaient bien de mépriser le plus pénible mais le plus fécondant labeur de la critique ; ils ont rendu autant de services par celle-ci que par leurs œuvres mêmes, en unissant la théorie à l’exemple [22].

À la suite de A.W. Schlegel dans ses Leçons sur l’art et la littérature dramatique où « c’est la critique qui éclaire l’histoire de l’art et rend la théorie féconde [23] », Sabatier découvre un nouvel horizon, celui du critique « artiste théorique [24] ». La visée classificatoire et historique de son texte est le résultat du but alors fixé. Car bien que souhaitable, la critique comme l’a pensée Fourier peut difficilement s’appliquer [25]. Ce sont les auteurs allemands qui offrent un modèle sûr :

C’est que pour eux ce mot de critique, dont le sens propre est jugement, voulait dire lumière, sans laquelle tout jugement ne serait qu’un coup de dés [26].

Pour Sabatier, la critique c’est la faculté de juger. En employant le mot « lumière » et en situant historiquement le moment d’une critique productive, c’est le criticisme allemand, illustré par Kant, qui est aussi sous-jacent. Sa voie est celle de la critique bienveillante qui est une posture philosophique [27]. Refusant le blâme, elle est avant tout pédagogique, le rôle du critique est d’expliquer l’art au public, et le public à l’artiste [28]. Cette définition précise du critique répond à la haute ambition de l’art chez Sabatier. L’art permet le bonheur de l’homme puisqu’il l’élève intellectuellement et moralement, c’est à dire qu’il conduit à sa fin, dans le sens philosophique du terme. S’il l’art élève l’homme c’est parce qu’il est un moyen d’atteindre le Vrai [29].

Sabatier estime les œuvres au nom de cette fonction anagogique du Beau. Celles du peintre Théodore Rousseau ont par exemple le mérite est de restituer le vrai de la nature [30]. Il tente alors d’établir un tableau historique puis il effectue une classification des peintres en les liant à des catégories philosophiques : « M. Corot est l’idéalisme, Rousseau la Vérité, Troyon le réalisme [31] », « M. François Millet est plus idéaliste [32] » ; il retrouve son principe premier, le critérium de l’Idée.
Dans la lettre à Bruyas, Sabatier commente son travail de 1851 : il s’est adressé à des interlocuteurs aux idées sociales avancées mais peu versés dans l’appréciation des œuvres et dans l’appréhension de l’esthétique et de l’histoire de l’art au plan théorique. Il a donc dû rendre acceptables ses propos en créant une communauté des lecteurs grâce à des éléments de la théorie des passions de Fourier. Et encore, souligne-t-il, même celle-ci n’est pas bien connue par le lectorat de La Démocratie pacifique.

Comme tout se tient logiquement dans le monde, il n’était pas sans utilité de bien présenter les questions d’art dans leur rapport avec les questions sociales, et en s’appuyant sur la théorie des passions. C’est ce que j’ai essayé de faire, très en abrégé, il est vrai, mais assez clairement pour être compris de gens à qui cette théorie est familière. Mais j’ai dû m’abstenir d’aller plus loin et de m’enfoncer dans les profondeurs abstraites du sujet ; j’ai donc laissé de côté la partie transcendantale de l’art. Si j’avais continué dans ce même journal de faire les salons, j’y serais arrivé par degrés, j’aurais tâché du moins. Celui-ci n’est qu’une description des tableaux (Salon de 1851) sous une classification nouvelle qui tout loin d’être complète qu’elle est, m’a semblée [sic] cependant plus juste que celle dont on se sert généralement. Chaque tête de chapitre contient un abrégé assez sommaire de mes idées là-dessus, et c’est la seule partie qui puisse vous offrir quelque intérêt. Malheureusement j’ai été obligé d’écrire fort à la hâte des idées qui, quoique mûries, il est vrai, depuis assez longtemps dans ma pensée, n’y avaient pas pris encore cette forme définitive que donne seule une rédaction lente et réfléchie.

L’art, production humaine, est une production sociale. La théorie des passions sert de prisme pour traduire certains aspects des productions artistiques, elle ne les justifie en rien. Sabatier est dans ses écrits de 1851 prédicateur et pédagogue : prêchant la parole de Fourier, il veut enseigner une théorie des arts. C’est à propos des peintures de Courbet que Sabatier expose la clé de lecture qu’il n’a pas pu fournir dans La Démocratie pacifique.
Sabatier démontre à Bruyas que sa série de portraits par Courbet est en fait une monographie historique. Elle n’est pas une série d’ensembles isolés ; elle correspond à la succession des états d’une même et seule personne. Par le texte de Sabatier, Bruyas n’est pas – n’est plus – un Narcisse, sa série de portraits démontre que le genre historique découvre un nouveau motif : l’individualité qui devient sujet, sujet autonome.

Chez vous, en effet, c’est plutôt une histoire philosophique et psychologique qu’il a eu à faire. Votre galerie de portraits est quelque chose de plus qu’une réunion d’individualités différentes exprimées dans leur opposition réciproque. Ce sont les différents moments d’un même individu, la genèse d’une seule et unique personnalité, l’histoire d’un même développement intellectuel dans ses phases successives.

En éclairant Courbet pour Bruyas, il s’empare d’un thème bien connu en apparence, celui du portrait, qu’il bouleverse puisque les portrait peuvent se retrouver rangés sous la rubrique histoire. Le mouvement de la pensée de Sabatier s’exprime pour être compris à partir de catégories connues mais il recompose le contenu des catégories. Traducteur des formes artistiques, il pratique un écart absolu en renversant l’opinion commune.
Dans les textes écrits de 1855 à 1857 ses idées restent semblables, explicitées, développées, et ses sources précisées. Si la lettre de 1854 livre donc une clé de lecture au Salon de 1851, elle est aussi une véritable propédeutique à ses textes de 1855. Sabatier a l’espoir de développer à ce moment ce qui était en germe pour le Salon et il livre une ébauche d’une philosophie de l’art.

Mon but est d’appeler l’attention des artistes sur les questions de principes, trop négligées en France à mon sens, et d’étudier les théories esthétiques dans leurs résultats pratiques, c’est à dire dans les œuvres conçues sous leurs influences diverses. L’exposition universelle contenait certainement des ouvrages remarquables, et il n’est point sans intérêt d’arriver à la démonstration de leur mérite respectif, mais il serait plus intéressant encore, ce me semble, de déterminer leur valeur relative dans le mouvement général de l’art, et leur signification propre dans l’histoire du développement intellectuel. L’art est un des facteurs de civilisation et un des signes caractéristiques de l’état social. Quelle est la portée de l’art moderne ? Voilà la question que je voudrais résoudre [33].

Haute ambition donc, saisie au travers de la théorie esthétique. Dans le texte apparaissent des auteurs comme Schelling, Hegel, Vischer, Carrière [34]. Il s’agit pour Sabatier d’apporter du neuf en légitimant une pensée nouvelle, celle de Fourier, par une science nouvelle en France, l’esthétique allemande. La science allemande, dans un double mouvement, lui sert à destituer la pensée établie, Cousin par exemple qu’il apprécie peu [35], et en même temps à légitimer une pensée de Fourier décriée comme fantaisiste, en montrant comment elle est compatible avec la métaphysique allemande. Le texte produit relève d’une histoire de l’art immédiate et d’une métaphysique, et révèle dans son écriture le soin d’une forme qui doit beaucoup à Fourier.

User des formes, l’écriture comme praxis

Formellement, Sabatier écrit en suivant Fourier ; ses manuscrits sont composites et pratiquent l’association. Par exemple, le talent d’un historien, le très admiré Jules Michelet, peut être saisi par analogie avec les critères de la critique de peinture :

Mais plus l’art est élevé et plus il est obligé d’avoir recours à des procédés transcendants. […] Les détails doivent être supprimés car ils troubleraient l’œil et empêcheraient de voir le sujet principal par leur infinie multiplicité, mais il ne suffit pas de supprimer il faut encore en donner l’équivalent. Quand le voyageur s’élève sur une montagne les arbres, les haies de la plaine disparaissent et l’œil ne saisit plus une forme d’arbre, une forme de haie. Mais le peintre ne peut se contenter de ne rien mettre là où l’arbre a cesse d’être distinct. Il faut qu’il y mette quelque chose de mieux qu’une teinte plate qui ne représenterait absolument rien à l’œil. Il sait y placer un ton local suffisamment rompu qui donne la généralité de la sensation que donnait l’arbre encore distingué et en contienne en puissance la particularité. Il ne représente pas un arbre car il n’en a pas la forme mais il rappelle la végétation et l’œil externe y cherche des arbres, les y sent et l’œil interne les y trouve. Michelet sait donner certains détails qui vous donnent le sentiment intime et évoquent la sensation de tous ceux qu’il doit supprimer. Il condense et résume en une forme plastique le milieu où s’agitent et agissent les idées ; et ces idées incarnées et devenues vivantes en ces hommes puissants qui furent les apôtres et les représentants de leur temps se détachent sur ce fond, se lèvent et agissent devant vous [36].

Création de la critique, néologismes et tableaux synoptique – Sabatier emprunte fréquemment à Fourier certains de ses mots, ou leur sens, tels « pivot », « pivotale », « passionnelle », « composé/simple ». Mais à l’instar de Fourier, la coloration principale de son écriture passe par la création lexicale. Sa maîtrise de plusieurs langues facilite cette invention verbale. La langue allemande et la langue italienne lui offrent de manière remarquable des exemples de flexibilité qu’il transpose au français. Ce n’est pas l’image – le tableau à commenter – qui les impose mais plutôt l’exploration des théories esthétiques qui doit forger des mots là où la langue française n’en a pas encore éprouvé le besoin. Le Salon de 1851 en laisse lire un seul, mais d’importance, affect. Ils sont beaucoup plus fréquents dans les textes manuscrits, en particulier dans celui de l’Exposition universelle de 1855.
Parmi de nombreuses créations, Sabatier livre incerténéïté avec un sens positif à propos du modelé en peinture et de l’usage du contour. Le terme sert pour désigner par rapport à incertitude non pas

un manque ou défaut de qualité, mais une qualité positive, et l’absence d’un vice, l’absence de trop de sécheresse et de matérialisme précis […] Cette incerténéïté dis-je est nécessaire pour que l’œil et l’esprit tout en arrivant à la conviction, ou la persuasion, intime de la réalité ne soit pas fatigué par la démonstration, mais en jouisse avec calme et à son aise [37]. »

Il n’hésite pas non plus à proposer emplastiquer, horreur sémantique pour des oreilles françaises : « Cornelius [38] était précisément l’homme qu’il fallait pour emplastiquer cette poésie de géants ». En allemand Plastik signifie tout ce qui est sculpture, forme ; « emplastiquer la poésie », c’est l’inscrire dans la peinture et le néologisme devient signifiant.
Enfin, filant la métaphore musicale, Sabatier invente un critère d’examen des tableaux. Le commentaire de La promenade le long des murs de Leys [39], souligne le manque d’unité du tableau qui « vient cependant moins peut-être de l’isolement linéaire des groupes que de ce qu’ils ne sont pas suffisamment reliés entre eux par le ton et par l’effet pour la distribution combinée des ombres et des lumières. ». À partir de là, Sabatier joue sur le mot ligne, trait sans épaisseur, mais aussi direction que l’on donne aux notes de musique associant au mot composition les adjectifs correspondants. Préférant le terme pictural [40], dérivé savant et tardif, à pittoresque [41], il établit une association nouvelle, « composition picturale », c’est à dire une composition qui concerne l’essence de l’art de peindre par rapport aux autres arts :

Mais des combinaisons simplistes de la ligne ne résulte qu’une composition sculpturale, de bas-relief, rarement un tableau. On ne trouve plus ensuite moyen de distribuer les ombres et les lumières sur ce plan abstrait. Elles en viennent troubler et voiler l’économie plutôt que la compléter. Ce qui était clair devient confus. La mélodie linéaire reste étouffée sous une harmonie qui n’est pas faite pour elle. Et l’effet ne coïncidant plus avec la conception, plus le tableau avance dans l’exécution, plus l’impression qu’il devait produire s’affaiblit. De même que la composition musicale doit éclore en un seul tout organique dans la tête du musicien, la composition picturale, qu’on me passe le mot, doit naître dans son unité réelle et concrète dans celle du peintre, forme, couleur et effet à la fois [42].

La création lexicale est ici conceptualisation qui naît de l’expérience visuelle. L’écriture de sa critique d’art est avant tout une manière de désigner ce qu’il considère comme une nouveauté, soit une réalité nouvelle qui exige des termes nouveaux, soit une nouvelle manière d’appréhender les phénomènes artistiques. Et cette langue nouvelle a une fonction poétique et politique dans le sens premier des deux termes : il s’agit de créer les mots pour créer la chose qui relie et fasse tenir ensemble les hommes dans la cité. Faire usage de termes nouveaux dans l’écriture de la critique d’art, c’est donc un acte politique et esthétique de François Sabatier. Il perçoit ce qu’il y a de nouveau dans l’art et il forge un vocabulaire qui lui sert à convaincre d’un monde à venir dessiné à la fois par les formes et par le verbe [43]. Pour être compris, le Monde nouveau doit avoir son épistémè, être figuré par une esthétique nouvelle, s’exprimer par une langue logique qui dépasse la rhétorique.
La première version de 1855 contient un classement systématique des œuvres du passé et des œuvres contemporaines. Le tableau de ce système est couronné par le Réalisme, acmé du mouvement de l’art. Sabatier dispute l’idée reçue de réalisme en exposant le « réalisme réel », le « réalisme vrai », et le « réalisme idéal ou poétique ». Il y a peu de chance à vrai dire que ces expressions soient reçues et acceptées dans une revue. Les deux premières peuvent être prises par le sens commun pour des pléonasmes et par les philosophes pour des tautologies, et la troisième pour un oxymore. Mais pour l’auteur, le « réalisme vrai » [44], summum de sa classification, n’est ni un réalisme de l’essence ni un réalisme de la chose ; c’est un réalisme des êtres. Quant à l’oxymore « réalisme idéal » [45], il est pour lui une subtile combinaison d’exactitude dans la saisie du moment qui réalise poétiquement l’idée. Il y a le vrai de la forme saisi immédiatement par les sens qui s’unit à la pénétration de l’âme par le sens idéal de l’être représenté. Ces êtres sont des tableaux. Le vrai n’est pas un décalque du vu. Il est le vu recomposé par la saisie conceptuelle.

La pensée de Fourier a trouvé en Sabatier le terrain fertile d’une intelligence curieuse, inquiète et érudite, dans un dialogue permanent et sans cesse renouvelé avec l’inventeur de la Théorie des passions. Cela étant, la plupart des textes de Sabatier n’ont pas été publiés, et quand bien même certains ont trouvé une vie sous d’autres qui avaient lu et discuté ces textes, il n’en demeure pas moins que la réception des écrits critiques de Sabatier a été limitée, comble de l’ironie, à certains « bons mots ». La non publication par la Revue moderne révèle sans doute une double incompréhension : le format du texte excède celui de la critique journalistique ; la volonté d’adjoindre une métaphysique de l’art à la science sociale en transférant la science allemande en France n’est pas audible. Néanmoins, la découverte des manuscrits permet de témoigner d’une pensée anticipant l’importance de l’esthétique allemande pour la construction d’une histoire de l’art. Et cela sous le signe de Fourier.