Né à Athènes (alors dans l’Empire ottoman, aujourd’hui en Grèce) le 14 octobre 1828, mort en 1886 (?). Professeur de philosophie et médecin à Mexico. Propagandiste fouriériste ; projette la création d’une commune sociétaire. Auteur d’un catéchisme fouriériste. Fondateur d’une « École de la raison et du socialisme ». Contribue à l’organisation du mouvement ouvrier mexicain dans les années 1860 et 1870.
D’emblée la biographie de Plotino Rhodakanaty pose un problème. On connaît les grandes lignes de son existence avant son arrivée au Mexique, on en sait beaucoup sur son long séjour dans ce pays où il a laissé des traces nombreuses et profondes et on ignore tout de la fin de sa vie, du jour où il le quitte.
Les origines et la jeunesse
Plotino Rhodakanaty – de son vrai nom le prince Plotin Constantin Rodokanakis, d’illustre ascendance impériale byzantine [1] – est grec. Il n’y aucun doute à ce sujet : il ne le cache pas et ses contemporains le savent. Il naît à Athènes, le 14 octobre 1828. Après le décès de son père, mort en combattant pour l’indépendance hellénique, il est élevé par sa mère, autrichienne, et il mène en sa compagnie ce qui semble bien être une vie de proscrit dans diverses capitales européennes. Il fait des études de médecine à Vienne, il participe à la révolution quarante-huitarde à Budapest et il fréquente ensuite les disciples de Hegel à Berlin, en même temps qu’il achève ses études de médecine et étudie la philosophie. C’est dans cette ville, en 1850, qu’il fait son entrée en socialisme par la lecture de Qu’est-ce que la propriété ? de Proudhon. Il se rend alors à Paris dans l’intention de rencontrer l’auteur. Nous ne savons pas si la rencontre eut lieu ; par contre, selon son unique et anonyme biographie publiée dans un journal de Chilpancingo, c’est à Paris qu’il est séduit et convaincu par les écrits de Fourier [2]. C’est aussi dans cette ville qu’en 1860 il entend parler des décrets sur la colonisation des terres vierges pris par le président du Mexique Ignacio Comonfort, décrets qui laissent toute liberté aux colons de s’organiser comme ils l’entendent. Il songe alors d’emblée à fonder dans ce pays une commune sociétaire, autrement dit un phalanstère, selon les enseignements de Charles Fourier. Après un séjour à Barcelone où il append l’espagnol, il débarque à Veracruz dans les premiers jours du mois de février 1861.
L’action militante au Mexique
Une fois rendu à Mexico, il apprend que la politique d’immigration et de colonisation du président Comonfort a été abandonnée avec l’arrivée au pouvoir de Benito Juárez. Cette circonstance permet au personnage de manifester pleinement son originalité dans l’histoire du socialisme utopique en Amérique. En effet, toujours selon sa biographie anonyme, Rhodakanaty décide de demeurer malgré tout dans le pays, car il a remarqué que le mode communautaire d’exploitation des terres par la paysannerie indigène s’accorde aux enseignements de l’Ecole sociétaire. Il change donc son fusil d’épaule. Il ne devient pas « entrepreneur de colonisation » : il renonce à faire venir d’Europe des immigrants plus ou moins convaincus pour fonder avec eux un phalanstère sur des terres concédées par l’État mexicain. Il décide de recruter et de former sur place, parmi les paysans et les artisans, les futurs membres de sa communauté exemplaire et salvatrice, pour le Mexique comme pour l’humanité toute entière. C’est en cela que son projet est exceptionnel. Il est, semble-t-il, le seul à avoir déconnecté l’utopie sociale latino-américaine de la grande vague d’immigration transatlantique qui caractérise l’histoire de tout le Nouveau Monde au XIXe siècle.
L’apostolat de Rhodakanaty est méthodique. Il publie de nombreuses brochures de propagande, notamment, dès l’année de son arrivée dans le pays, un manuel de doctrine fouriériste, intitulé Cartilla socialista o sea catecismo elemental de la escuela de Carlos Fourier (Abécédaire socialiste ou catéchisme élémentaire de l’école de Charles Fourier). Il édite également plusieurs feuilles périodiques dont la durée est aléatoire. De plus, grâce au poste de professeur de philosophie qu’il obtient à l’École préparatoire de la capitale, il recrute parmi ses élèves ses premiers adeptes. Notamment, Juan de Mata Rivera, Santiago Villanueva, Hermenegildo Villavicencio et, surtout, Francisco Zalacosta, le disciple qui dépasse le maître. Tous jouent plus tard un rôle important dans le mouvement social et tous sont, ou deviennent par ouvriérisme, des artisans. Il semble que Rhodakanaty lui-même exerce à cette époque le métier de tailleur, d’où l’étiquette de « tailleur grec » qu’il porte souvent dans l’historiographie sociale mexicaine, alors qu’en réalité ses deux véritables gagne-pain au Mexique sont l’enseignement de la philosophie et l’exercice de la médecine homéopathique. Le 20 mars 1865, il fonde avec son élève Francisco Zalacosta une société secrète nommée simplement « La Sociale », dans le but de réunir les militants les plus désintéressés, les seuls susceptibles de lutter pour la république sociale, la fraternité universelle et, surtout, de le soutenir dans la réalisation de son grand projet, la fondation d’une école phalanstérienne.
Rhodakanaty ouvre, en effet, en décembre 1865, à Chalco, petit village de l’État de Mexico, dans une zone nahuatlophone aux fortes traditions communautaires, une « École de la raison et du socialisme ». Avant d’aborder les questions sociales, il commence classiquement par enseigner aux paysans à lire et à écrire en espagnol. Cependant, elle ne débouche pas sur une commune sociétaire prospère et pacifique, analogue à celle que l’écrivain contemporain Nicolás Pizarro Suárez décrit de façon détaillée dans son roman El Monedero, publié en 1861 alors que notre homme est toujours au Mexique, mais sur une violente rébellion agraire. Elle est dirigée par un des élèves de l’École, particulièrement doué et enthousiaste, au dire même de Rhodakanaty [3], Julio Chávez López. Ce simple paysan indigène, péon d’hacienda, lance, le 20 avril 1869, un « Manifeste à tous les opprimés et les pauvres du Mexique et de l’univers » [4], dont la lecture prouve à quel point il a assimilé les idées de Fourier – hormis le pacifisme, évidemment –, puisqu’il invoque « la République universelle de l’harmonie ». Benito Juárez fait réprimer ce soulèvement sans ménagement. La répression est sans doute féroce, car le président se trouve dans l’obligation de faire traduire en conseil de guerre, pour tortures et cruautés inutiles, le général Rafael Cuéllar qui la dirigeait. Rhodakanaty lui-même échappe de peu au poteau d’exécution, mais on ne sait – autre point mystérieux de son existence – ni comment, ni pourquoi il peut reprendre ses activités officielles, et clandestines, dans la capitale, quelques mois plus tard.
De retour à Mexico, il reprend la direction de La Sociale. Il fixe alors pour but à l’organisation, d’une part la réorientation dans un sens socialiste des anciennes sociétés corporatives d’artisans qui existent à Mexico et Guadalajara et, sans doute, dans quelques autres villes du pays, de l’autre, la fondation de « sociétés de résistance ouvrière » dans la seule branche de l’économie mexicaine qui soit à l’époque une véritable industrie, au sens moderne du terme, le textile. L’action de La Sociale débouche, au mois de juin 1865, sur ce qui semble bien être la première grève ouvrière de l’histoire du pays. Elle concerne en même temps l’usine de tissage et de filature de La Colmena, dans la capitale, et l’usine de San Ildefonso, à Tlalnepantla (État de Mexico). Le président Juárez qui réprime toutes les rébellions agraires, dont celle de Chávez López, laisse, au contraire, se développer ce travail d’organisation ouvrière et artisanale. Cela permet la fondation, le 16 septembre 1870, à l’initiative des militants de La Sociale, du Grand Cercle des ouvriers du Mexique, la première fédération syndicale du pays, et à La Sociale elle-même de sortir, six mois après l’événement, de la clandestinité.
Cependant, les temps changent au fur et à mesure que le mouvement ouvrier et sa presse se développent au Mexique, sous la direction de Rhodakanaty et de ses disciples. Bien sûr, l’influence de l’histoire sociale européenne se fait également sentir. Les arrivées successives de réfugiés de la Commune de Paris et des « amis espagnols » – c’est-à-dire de militants bakouninistes qui ont participé au mouvement cantonaliste et à la fondation de la Fédération Régionale Espagnole – contribuent à marginaliser le Gréco-Mexicain. Il fait chaque jour davantage figure de quarante-huitard attardé, même s’il finit par écrire un article pour rendre hommage aux combattants de la Commune de Paris [5]. Il persiste à diffuser au Mexique la doctrine sociétaire et réédite même, en 1878, son catéchisme fouriériste, la Cartilla socialista. En fait, il n’est plus qu’un vieux maître respecté. Le 7 mai 1876, un événement important se produit, qui marque une rupture avec l’idéologie qu’il incarne : sous l’impulsion de Francisco Zalacosta, La Sociale se réunit à Mexico, dans un salon tendu de rouge et orné de portraits de communards parisiens, pour célébrer son assemblée générale et adopter un nouveau programme dont l’orientation est franchement libertaire, puisqu’il exige d’un même mouvement l’abolition du salariat et celle de l’État. Rhodakanaty ouvre la séance en prononçant un discours grandiloquent, débordant d’idéalisme généreux, dans lequel il se réfère à Montesquieu, Saint-Simon, Proudhon et au républicain exalté, qui fut proche des fouriéristes et de George Sand, Eugène Pelletan ; puis Zalacosta lui répond très franchement ceci :
Après le grand morceau d’art oratoire de notre maître Rhodakanaty, nous nous devons, pour satisfaire à notre exigence personnelle et à notre responsabilité sociale, de proclamer ceci : La Sociale, en se réorganisant, ne le fait pas en poursuivant les fins philanthropiques qui l’avaient animée. Il nous faut désormais une force révolutionnaire. Que vienne la révolution sociale ! Tel est notre souhait [6].
Logiquement, quelque temps plus tard, au début de l’année 1877, La Sociale se proclame officiellement section mexicaine de l’Alliance Internationale des Travailleurs et entre en contact avec la fraction antiautoritaire de la première Internationale.
Après avoir été doucement poussé hors de La Sociale, Rhodakanaty revient en 1880 à Chalco, avec l’intention de rouvrir son école. C’est un échec. Il se heurte non seulement à l’hostilité des autorités et des grands propriétaires terriens – ce qui est naturel –, mais aussi à celle d’un ami de Francisco Zalacosta, le général Tiburcio Montiel, qui vient de fonder la première organisation nationale de défense de la paysannerie, la Ligue Agraire de la République mexicaine. On imagine dans quel état d’esprit il quitte, en 1886, le pays où il a passé vingt-cinq ans de son existence et auquel il a consacré toute sa conviction et sa force militantes. On ignore le lieu et la date de sa mort.
Les apports de l’historiographie grecque
En Grèce, depuis quelques dizaines d’années, la recherche progresse. Après un introuvable mémoire de maîtrise soutenu en 1987 à l’Université Aristote de Thessalonique, l’historien Teos Rombos consacre un livre à Rhodakanaty/Rodokanakis publié en 2005. Il ne perce pas le mystère de la fin de sa vie, mais il ferme utilement quelques pistes en retenant deux hypothèses vraisemblables. Par contre, il peut retracer dans le détail l’histoire de sa famille et de sa jeunesse européenne. La restitution qu’il donne de cette première partie de son existence, comme, du reste, celle de son action au Mexique, ne contredit en rien ce que les chercheurs mexicains et l’auteur de ces lignes ont écrit à ce sujet. Teos Rombos apporte néanmoins des connaissances nouvelles, notamment sur le père de Rhodakanaty, qui fréquentait Victor Cousin, et sur sa mère, dont on sait désormais qu’elle était d’origine grecque, quoique viennoise et de nationalité autrichienne. Le patronyme de cette femme lui reste pourtant inconnu. Teos Rombos affirme également que Rhodakanaty rencontre bel et bien Proudhon, à Paris, alors que ce dernier est en prison.
En ce qui concerne sa mort, Teos Rombos est certain qu’il n’est pas enterré à Athènes, ni à Chios, berceau de la famille, ni dans aucune des principales villes grecques dont il a exploré patiemment les archives municipales et les cimetières. Par contre, il périt peut-être dans le violent tremblement de terre qui secoue Athènes le 15 août 1886 et qui fait de nombreuses victimes non-identifiées. Autre possibilité retenue par Teos Rombos : il serait mort lors du naufrage du paquebot Cubana qui relie, en 1886, Veracruz à Cadix, par La Havane et New York. Une exploration des archives de la compagnie d’assurance maritime Lloyd’s de Londres permettrait, selon nous, de préciser la date du naufrage et, éventuellement, de savoir s’il figure sur la liste des passagers, du moins, s’il y figure sous un de ses deux noms. Malheureusement, pour 1886, ces archives ne sont pas informatisées. Il ne ressort rien non plus de la consultation des bases de données généalogiques des Mormons, une consultation d’autant plus nécessaire que Rhodakanaty fréquente des missionnaires mormons durant son séjour au Mexique.
Néanmoins, notre récente découverte (janvier 2018) d’une notice Wikipedia consacrée à Rhodakanaty, rédigée en espagnol en 2008, par un auteur manifestement mexicain, complique encore le problème. En effet, le rédacteur prétend avoir découvert, dans les archives de l’état-civil de la ville de Mexico, son acte de décès. Nous nous sommes alors procuré ce document. En effet, il existe bien un acte de décès au nom de Plotino Constantino Rhodakanaty, médecin homéopathe, décédé à Mexico le 2 février 1890, mais – problème – le défunt est enregistré comme âgé de quarante ans. S’agit-il d’un fils qui, vu les habitudes sociales du pays à cette époque – et notre homme a séjourné suffisamment dans le pays pour s’y conformer ‒ aurait porté le même nom et exercé le même métier ? Par contre, les témoins déclarants ne paraissent pas très fiables, vu que leur nom et signature apparaissent aussi dans d’autres actes de décès du même mois, tels le bedeau et le carillonneur du cru dans les registres paroissiaux de l’Ancien régime français. De plus, s’il s’agit vraiment de son acte de décès, il reste à savoir pourquoi notre homme est revenu au Mexique, ou même s’il l’a vraiment quitté, et ce qu’il à fait entre 1886 et 1890.
Quoi qu’il en soit de cette irritante énigme, Rhodakanaty est, sans nul doute, de tous les fouriéristes qui fréquentent le Nouveau Monde, le plus original et, surtout, le plus lucide. C’est parce qu’il veut créoliser, et même indianiser, la pensée du maître qu’il laisse des traces aussi profondes de son passage. Il a des disciples aussi bien dans le monde rural que dans la classe ouvrière naissante. Sa descendance intellectuelle et militante est double et elle conduit en droite ligne à la première grande révolution du XXe siècle : la Révolution mexicaine de 1910-1920. En effet, d’une part, il existe une filiation directe, à travers le Grand Cercle des ouvriers du Mexique, entre La Sociale et la Maison de l’ouvrier mondial (Casa del obrero mundial, « mundial » signifiant ici internationaliste), l’organisation anarcho-syndicaliste qui joue un rôle déterminant dans la révolution ; d’autre part, dans le monde rural et au sein du mouvement agraire, Emiliano Zapata apparaît comme un descendant de Julio Chávez López, l’élève si doué de Rhodakanaty, qui, au nom de l’Harmonie, prend les armes pour imposer la justice agraire. C’est du moins ainsi qu’Antonio Díaz Soto y Gama, secrétaire de Zapata, présente le grand révolutionnaire du Sud dans ses mémoires [7]. Rhodakanaty, émigré grec, prince et tailleur, médecin, philosophe, est bien un des hommes clé de l’histoire sociale du Mexique.