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Site internet de l’Association d’études fouriéristes et des Cahiers Charles Fourier

Longraire, François
Article mis en ligne le 12 décembre 2017

par Desmars, Bernard

Né le 21 octobre 1794 à Tours (Indre-et-Loire), décédé le 10 octobre 1844 à Paris (Seine). Agent comptable dans l’armée, au Mans et à Verdun ; puis négociant et banquier à Verdun, homme de lettres, membre de sociétés savantes. Abonné au Phalanstère et actionnaire de la colonie de Condé-sur-Vesgre, auteur d’articles de propagande fouriériste.

François de Longraire [1] est le fils d’un garde-magasin des subsistances militaires. Ses parents divorcent à une date inconnue. Il est admis en 1821 à la Société royale des arts du Mans (future Société d’agriculture, sciences et arts de la Sarthe) en tant qu’« homme de lettres » ; d’après le compte rendu des travaux de l’année 1821, il présente des « observations intéressantes sur l’étude de l’histoire », puis prononce un discours dans lequel il « fait l’éloge de la concorde » qui, bien plus que les armes, « fait la sécurité et le bonheur des peuples » [2]. Il offre également une ode de sa composition à ses confrères [3]. L’année suivante, avec un nommé Richelet, il fonde un hebdomadaire, L’Asmodée Cénoman, ou Essais sur la littérature et les beaux-arts  ; 26 numéros paraissent [4]. Il fait partie d’une loge maçonnique du Mans [5].

Quand il se marie, en 1823, il est lui-même garde-magasin des subsistances militaires. Il épouse Julie Marguerite Angélique Roulleau, fille d’un officier de la cavalerie, chevalier de la Légion d’honneur. Deux enfants naissent, une fille en 1827 et un garçon en 1828. Vers 1831-1832, il est muté à Verdun, avec la fonction d’agent comptable [6].

Fouriériste à Verdun

Sans doute vers la fin de 1832, il entre en relation avec l’École sociétaire. Il prend contact avec Abel Transon, qui lui envoie des ouvrages sur la théorie sociétaire. Il s’abonne au Phalanstère, en demandant qu’on lui communique la collection depuis le premier numéro, paru le 1er juin 1832. Il veut « suivre pas à pas le nouveau sentier qui nous est ouvert et ne jamais [s]’en écarter » ; aussi souhaite-il établir une correspondance régulière avec le Centre sociétaire :

Pour me soutenir un peu dans mes travaux, pour m’indemniser un peu de l’isolement de mes condisciples auquel je suis condamné à Verdun, ayez la bonté, Monsieur, de prier qu’on ne m’oublie pas tout à fait à Paris, c’est-à-dire qu’on me tienne un peu au fait de tout ce qui arrive de bon à l’entreprise projetée [à Condé-sur-Vesgre]. […] Aidez-moi donc, Messieurs, car sans aide, je ne pourrai marcher [7].

Il souhaite faire connaître la théorie sociétaire à Verdun et dans les environs :

j’ai le plus grand désir de contribuer à la propagation de la doctrine du Phalanstère. Je regrette que de graves occupations m’empêchent de m’y livrer entièrement. Cependant j’ai envoyé hier au journal de L’Industriel un premier article qui sera publié mardi prochain. Je compte le faire suivre de plusieurs autres dans lesquels je m’appliquerai à faire ce qu’on reproche aux chefs de la doctrine d’avoir négligé, à placer les vérités de la théorie sociétaire un peu plus à la portée du commun des Martyrs [sic] [8].

Longraire fait donc paraître un article dans L’Industriel, un journal qui paraît depuis quelques mois à Verdun et qui est très ouvert aux idées nouvelles (il reproduit plusieurs lettres du saint-simonien Émile Barrault) ; il y présente la théorie sociétaire sous un jour favorable, même s’il dit avoir des réserves sur certains points. Il reprend la critique fouriériste de la société, et notamment la dénonciation du « paupérisme », de « l’agiotage » et de « la concurrence poussée à l’excès ».

Enfin, tous les liens sociaux sont rompus, tout prestige est détruit, et tandis que le peuple malheureux, désabusé, ne voit plus qu’une amère ironie dans les promesses qu’on lui fait, le gouvernement aux abois sur les moyens curatifs ne connaît plus que la force pour mettre fin à ces soulèvements populaires, qui ne sont autres après tout, que les convulsions de la faim et du désespoir [9].

Pour lutter contre ces maux, continue Longraire, Charles Fourier a inventé « la science sociale ». Sans doute, cette « découverte » se heurte actuellement aux « railleurs » et « les attaques de tout genre ne lui ont pas manqué » ; mais cette hostilité « n’a fait que révéler la force et le positif du système présenté, et c’est dans les rangs de ceux qui furent ses plus ardents détracteurs que M. Fourier compte ses partisans les plus zélés ».

Longraire annonce de nouveaux articles afin de « propager ce qu’il y a de bon dans la doctrine de M. Fourier ». Souhaitant cependant ne pas être considéré comme un des « apôtres exclusifs » du fouriérisme, il déclare que si la théorie sociétaire « contient sans doute des principes nouveaux et de premier ordre qui doivent fixer l’attention de tous les hommes amis éclairés de leurs pays, et promettent d’immenses résultats […], il en est d’autres que nous ne pouvons admettre sans examen et que nous soumettrons à l’opinion du public en lui donnant l’analyse fidèle du système sociétaire ».

Le texte est reproduit dans L’Écho de la fabrique publié à Lyon [10], et son auteur est pendant quelques temps considéré comme un Lyonnais. Just Muiron, très élogieux envers l’article, écrit à Jules Lechevalier afin que leur condisciple de Lyon, Jules Juif, entre en contact avec lui [11]. Le Phalanstère reprend le texte – en expurgeant les réserves et les interrogations – et y voit la preuve que « la partie industrielle de la population lyonnaise » apprécie « les bienfaits de l’ordre sociétaire ». Le périodique fouriériste déclare également attendre la suite de l’exposition de la théorie sociétaire annoncée dans le premier article [12].

Cependant, Longraire ne signe qu’un seul autre texte concernant le fouriérisme, une présentation de l’ouvrage de Maurize, Dangers de la situation actuelle de la France [13]. Dans une lettre à Fourier, il explique ainsi l’arrêt de son activité de propagande dans L’Industriel.

Retenu par des considérations toutes pécuniaires, toutes locales, j’ai été obligé d’arrêter cet élan de l’admiration sincère que j’ai pour votre doctrine. Si nous lui faisons des partisans ici, ce résultat n’est pas dû à nos efforts, mais à la bonté de la cause que nous plaidons [14].

Néanmoins, s’il cesse d’écrire des articles, il reste un disciple convaincu de Fourier et prend un coupon d’action de 100 francs dans la société de Condé-sur-Vesgre.

Souvenez-vous bien, Monsieur, que je suis entièrement à votre disposition, et que je suis un de vos disciples les plus dévoués et les plus soumis et que vous ne pourrez pas me faire un plus grand plaisir que de me mettre à même de rendre quelque service au Phalanstère [15].

Pourtant, la correspondance entre Longraire et l’École sociétaire semble s’arrêter avec cette lettre. Elle reprend plus de trois ans plus tard quand le Centre parisien envoie à Longraire un exemplaire du premier numéro de La Phalange. Le Verdunois répond à Victor Considerant en rappelant avoir publié autrefois sur la théorie sociétaire quelques articles bien accueillis.

Ce succès inespéré devait m’enhardir à continuer, mais vous le dirai-je, monsieur, tant que je me suis tenu dans les généralités de la doctrine, j’ai marché fièrement vers le but qu’elle se propose, le bien-être de tous. Mais arrivé à l’application des règles, ma philosophie toute sentimentale s’est arrêtée. […] mon cœur a eu beau palpiter, ma raison est restée froide [….]. C’est qu’il y a loin, je le sais, de l’intention à la théorie et de la théorie à l’application, plus d’un abîme sépare ces trois points culminants et pour les franchir il faut les ailes du Génie. J’ai donc eu beau faire, je n’ai pu m’élever jusqu’aux régions supérieures […] et dès lors je me suis tu. […] J’ai regardé, médité, étudié opiniâtrement, et jamais je n’ai pu parvenir à démêler l’écheveau qui doit me fournir le fil protecteur nécessaire au parcours de ce vaste labyrinthe que vous appelez société ! Ô, croyez-le bien, personne ne rend plus hommage que moi au talent remarquable de Monsieur Fourier, jamais soldat obscur ne s’enrôla avec plus d’enthousiasme sous aucune bannière, et la lecture des ouvrages a souvent produit en moi quelque chose des vives sensations que j’éprouve à l’aspect ou au spectacle grandiose que nous présente la nature et que nous admirons sans pouvoir les comprendre ou les analyser. J’ai eu foi dans M. Fourier, mais qu’est-ce qu’une foi aveugle et stérile pour notre siècle raisonneur ? [16].

À vrai dire, les distances que prend Longraire avec le fouriérisme à partir de 1833 s’expliquent peut-être aussi par sa volonté de s’insérer au sein de la bourgeoisie verdunoise.

Homme de lettres, banquier, conférencier

En 1835, à sa demande, il est mis en disponibilité de l’armée [17]. Il reste à Verdun où, en association avec un nommé Collard, il fonde une banque, qui, d’après un annuaire commercial, assure les fonctions suivantes : « commissions et recouvrements, abonnements aux journaux » ; la société possède aussi un établissement industriel, une papeterie mécanique installée à Mainbottel, dans le département de la Moselle [18]. Elle envisage l’établissement d’une sucrerie [19]. Par ailleurs, avec un « ingénieur mécanicien » et un négociant parisiens, il forme une société en commandite ayant pour objet « les fabrique et construction de machines en tout genre ». Cette société est dissoute l’année suivante [20].

Toujours en 1835, Longraire commence à dispenser un cours « d’économie commerciale ». Selon le recteur de l’académie de Nancy, si « le but annoncé de son cours est de répandre des notions utiles sur le commerce en général, le genre d’affaires le plus convenable à la localité, la tenue des livres », il s’agit aussi pour « le professeur [de] trouver un moyen de se faire connaître avantageusement, d’augmenter les chances de succès de la maison de banque qu’il vient d’établir […] et enfin de donner plus de consistance à sa position dans le pays » [21]. L’initiative est soutenue par le maire de Verdun qui souligne « les bons principes qu’il [Longraire] professe » [22]. Ni le recteur de l’académie de Nancy, qui souligne les « principes modérés » de Longraire, ni le préfet de la Meuse, ni le maire de Verdun ne mentionnent son adhésion passé à la théorie sociétaire [23]. L’autorisation ministérielle est accordée, mais l’ouverture est retardée par une maladie de Longraire. Le cours commence en novembre 1835 ; il a lieu pendant plusieurs années dans la salle d’audience du tribunal de commerce située à l’hôtel de ville, le dimanche. Il fait l’objet de comptes rendus élogieux dans la presse locale [24].

Si le cours est censé enseigner « la spécialité commerciale et industrielle », il déborde très rapidement sur l’économie politique, puis sur une réflexion portant sur la religion, sur les états sociaux successifs de l’humanité et sur les notions de liberté et d’égalité [25]. On peut repérer des emprunts au vocabulaire et aux idées fouriéristes, notamment quand sont évoquées les « facultés variées » et leur « libre essor » [26]. Mais Longraire dénonce « les utopies […] [et] les désordres de l’anarchie » et défend l’ordre social [27] ; il cite Adam Smith et Jean-Baptiste Say, mais non Fourier ou Saint-Simon, d’après les comptes rendus qui paraissent dans la presse. Peut-être ces développements qui vont bien au-delà des sujets initialement annoncés expliquent-ils le refus des autorités de reconduire le cours en 1837.

Longraire intervient aussi dans la presse locale sur le développement économique de Verdun. Il étudie la situation du commerce et des transports et invite ses concitoyens à une réunion sur ce thème [28].

En juin 1837, il est élu au conseil municipal de Verdun [29]. Il participe régulièrement aux travaux de l’assemblée communale. À plusieurs reprises, il est désigné rapporteur de commissions, notamment sur des affaires financières [30].

Longraire se présente également comme un homme de lettres. Il est membre de plusieurs sociétés savantes. Admis en 1832 à la société philomathique de Verdun [31], en 1836 à la Société pour la conservation des monuments [32], il assiste au Congrès scientifique qui se tient à Blois en septembre 1836 ; il participe aux travaux de la cinquième section (littérature, beaux-arts, philologie), où il affirme que « le génie est subordonné au climat, et qu’il faut aussi avoir égard à cette circonstance pour apprécier les causes des différents états de l’art » ; dans la sixième section (sciences morales, économiques et législatives), il intervient lors du débat sur les avantages et les inconvénients des tours, dans lesquels sont déposés les nouveau-nés abandonnés [33].

En 1838, il fait imprimer un Essai sur le rationalisme, dans lequel il répond à une lettre de Lacordaire sur le pouvoir pontifical ; il souligne les dangers représentés par l’ultramontanisme et les jésuites [34].

Le départ de Verdun

À la fin des années 1830, la situation financière et la position sociale de Longraire se dégradent. Il assiste pour la dernière fois au conseil municipal en mars 1839. Dans l’été qui suit, il se retrouve à plusieurs reprises devant la justice, parfois avec son associé Collard, quand il s’agit de contentieux liés à leur banque, en faillite [35] ; parfois seul pour sa gestion des biens de sa belle-famille, gestion contestée par son beau-frère ainsi que par sa propre épouse [36]. Celle-ci obtient du tribunal civil de Verdun la séparation de biens, « attendu que le désordre des affaires du défendeur est notoire et qu’il met en péril la dot et les reprises de la demanderesse » [37]. Son mobilier de Verdun est mis en vente [38]. L’année suivante, ses biens sarthois (des maisons et des terres) sont saisis par la justice et vendus [39]. Il quitte Verdun, vraisemblablement fin 1839 ou dans les premiers mois de 1840. En juin 1840, le maire et ses collègues du conseil municipal disent ignorer le lieu de sa résidence et supposent qu’il est parti « hors de France », sans doute pour fuir ses créanciers ; à leur demande, le préfet le démet de ses fonctions municipales [40].

En 1844, La Démocratie pacifique annonce la mort de Longraire, survenue « après une longue et douloureuse maladie » ; elle rappelle qu’il « fut un des premiers à concourir à la propagation de la théorie sociétaire par la voie de la presse départementale » en publiant « dans L’Industriel de Verdun quelques articles pour recommander la doctrine d’association de Charles Fourier » [41].

C’est par l’article du quotidien fouriériste que la presse locale est informée du décès de Longraire. L’homme, écrit le Journal de Verdun, s’est fait connaître « par un esprit vif et brillant, et par un talent remarquable, joint malheureusement à un caractère un peu aventureux », en particulier sur le plan financier [42]. « Si les fâcheuses spéculations auxquelles il s’est imprudemment privé, ont causé sa ruine et celle de son estimable associé, si elles ont compromis la fortune de plusieurs de nos concitoyens trop confiants, on ne peut s’empêcher de reconnaître que M. Longraire avait un esprit élevé et beaucoup d’instruction », déclare Le Franc-Parleur de la Meuse [43].