Bandeau
charlesfourier.fr
Slogan du site

Site internet de l’Association d’études fouriéristes et des Cahiers Charles Fourier

Guépin, Ange (Marie François)
Article mis en ligne le 14 juin 2017
dernière modification le 16 juin 2017

par Aussel, Michel

Né le 30 août 1805 à Pontivy (Morbihan), mort à Nantes (Loire-Inférieure, auj. Loire-Atlantique) le 21 mai 1873. Médecin, homme politique, journaliste. Plus socialiste que républicain ; saint-simonien, mais aussi influencé par le fouriérisme et le communisme de Cabet. Militant enthousiaste de l’association ; franc-maçon, pacifiste, attentif au combat du droit des femmes.

Parcours biographique

Œuvre de Jules Sébire, photographe, passage Pommeraye à Nantes (DL 1864) (Bnf Département des estampes et de la photographie)

Le père d’Ange Guépin, Victor, est né à Pontivy. Jeune avocat, il est l’un des premiers révolutionnaires bretons de 1789 et un acteur important de la Fédération Bretonne-Angevine de Pontivy : son engagement constitue une référence politique déterminante pour son fils. Celui-ci commence ses études au collège de Pontivy en même temps que son ami Émile Souvestre et les termine au lycée de Rennes. En septembre 1824, à peine âgé de dix-neuf ans, il part à Paris faire ses études de médecine. Il y déploie une très grande activité : il devient le préparateur en chimie médicale du professeur Orfila, suit les cours de Geoffroy Saint-Hilaire et de Gall. Il se montre un adepte enthousiaste de la phrénologie. C’est grâce à Émile Souvestre que Guépin commence une carrière de journaliste au Breton, journal créé en 1826 par l’imprimeur-libraire de Nantes, Camille Mellinet. À cette époque Guépin n’est pas encore complètement décidé à exercer la médecine et rêve, avec un groupe d’amis, d’acheter en commun un domaine agricole en Bretagne, d’y « réunir sur le même lieu le plus grand nombre possible d’hommes laborieux éclairés et patriotes », pour y créer « l’institution la plus utile » [1]. Émile Souvestre et Joseph Devay, élève de Mathieu de Dombasle à la ferme modèle de Roville, participent à ce projet. Finalement Camille Mellinet aide le jeune docteur à obtenir la chaire de chimie appliquée aux arts industriels à Nantes, ce qui le décide à venir s’y installer en septembre 1828. Il y exerce la médecine générale mais se spécialise très vite en ophtalmologie. Il crée en 1841 un dispensaire où les indigents ont accès gratuitement aux soins ophtalmologiques, aux médicaments et peuvent même être hébergés.

Devenu saint-simonien à Paris, Guépin participe néanmoins activement et courageusement à la révolution de Juillet à Nantes qui compte dix morts parmi les insurgés, tandis qu’à Paris, Bazard et Enfantin exhortent leurs disciples à ne pas participer à cette révolution. Pendant ces journées de Juillet, Guépin côtoie les protagonistes de la révolution : la jeunesse libérale, les républicains et les ouvriers. Sur les barricades, il réalise que le peuple en armes, responsable et efficace, est maintenu en mineur politique et il prend conscience qu’on ne pourra pas éternellement l’écarter du pouvoir. Éduquer la classe ouvrière pour lui permettre d’accéder progressivement à la vie politique devient, pour Guépin, une impérieuse nécessité.

À la fin de la révolution de Juillet le docteur se rallie sans hésitation au nouveau pouvoir : pour lui la Révolution est terminée, mais il n’entend pas se satisfaire d’un simple retour à la Charte. Il espère que Louis-Philippe fera des réformes, étendra les droits politiques, améliorera le sort des ouvriers. La prise de conscience de l’existence de la classe ouvrière et le danger légitimiste conduisent Guépin à soutenir activement le nouveau régime. Il faut attendre que celui-ci provoque une accumulation de déceptions chez ses partisans pour qu’apparaisse à Nantes une ébauche de « républicanisation » qu’exprime L’Ami de la Charte, le journal de Victor Mangin : « Le gouvernement que l’on aime, celui qui seul convient à la France, est le gouvernement monarchique entouré d’institutions républicaines » [2].

Le docteur met longtemps à prendre des distances avec le pouvoir, tant il craint le retour des légitimistes, craintes fondées par l’activisme de la duchesse de Berry. Il ne le fait pas en se rapprochant des républicains, peu nombreux il est vrai à Nantes, mais en s’affichant, en avril 1833, comme fédéraliste et saint-simonien lors d’un événement d’une grande portée politique régionale connu sous le nom de « Réunion de l’Ouest », mi-congrès scientifique, mi-réunion politique où républicains et saint-simoniens s’affrontent : Guépin se range dans le camp saint-simonien. Il profite de la tribune de la « Réunion de l’Ouest » pour affirmer que « l’agriculture réclame la propagation des colonies sociétaires » [3] et il demande qu’on encourage « par tous les moyens possibles d’argent et de publication, cette expérience, cette pratique de l’association et de la réforme du travail qui se fait aujourd’hui à la ferme de Condé » [4].

Le docteur reste à l’écart du grand mouvement pour la réforme électorale de 1838-1841. En 1846 il commence une carrière d’élu et entre au Conseil municipal de Nantes, à l’âge de 41 ans. Il ne s’engage pas dans la campagne des banquets de 1847, mais n’en joue pas moins un rôle déterminant dans le déroulement de la révolution de 1848 à Nantes. Il est promu Commissaire de la République par Ledru-Rollin, et met en œuvre les premières élections au suffrage universel masculin. À la tête du département, il prend des mesures concrètes qui améliorent la vie quotidienne des ouvriers mais il témoigne surtout d’un grand sens de la conciliation et d’une extrême modération. Le 15 mars, Guépin est informé de sa nouvelle nomination à Vannes où il doit permuter avec Jacques Hippolyte Maunoury, préfet de cette ville. Dans le même temps, Michel Rocher est promu commissaire général des cinq départements bretons . Le 10 juillet, Guépin est révoqué de ses fonctions préfectorales. En août 1848, battu aux municipales, mais bénéficiant d’une division du camp adverse, il est élu au Conseil général de Loire-Inférieure.

En 1850 la publication de Philosophie du socialisme [5] lui vaut d’être révoqué de son poste de médecin des douanes et d’être traduit devant le Conseil académique présidé par un légitimiste, le recteur Christophe Laënnec. Ce Conseil, jugeant le livre « attentatoire à la religion, à la morale publique et privée, ainsi qu’à l’ordre de la société et de la famille » [6], vote le renvoi de Guépin devant le Conseil supérieur, qui siège à Paris. Présidé par le ministre de l’Instruction et des Cultes entouré notamment d’Adolphe Thiers, de Monseigneur Dupanloup et de Montalembert, le Conseil destitue le professeur Guépin de sa chaire de chimie médicale à l’École secondaire de médecine de Nantes, chaire dont il est titulaire depuis 1830. Guépin est terriblement affecté par cette sanction et n’a de cesse, vainement, d’être réhabilité. Le procès fait à Guépin est politique, on veut surtout le réduire au silence.

Si le docteur n’est pas inquiété au moment du coup d’État, il est, après le plébiscite de 1852, victime d’accusations – sans fondement – de complot, qui lui valent soixante heures au secret. Le docteur, qui a démissionné du Conseil général plutôt que d’avoir à prêter serment, disparaît de la scène politique jusqu’en juin 1864, où il est réélu conseiller général.

Après la mort de Michel Rocher, en 1861, Guépin apparaît comme le leader des républicains de Nantes, ce qui devient, avec la classe ouvrière, la source d’un malentendu qui se manifeste lors de la participation du docteur aux élections législatives de 1869. Au second tour Guépin triomphe à Nantes mais il est battu en raison du vote de la campagne : frustrés de la victoire de leur candidat, les ouvriers s’insurgent violemment, et tentent en vain d’associer le docteur à leur colère. Après cette défaite les républicains les plus radicaux décident de créer un nouveau journal, L’Union démocratique [7], qu’ils offrent comme tribune à Guépin. La modération politique du docteur ne s’accommode guère du radicalisme des deux rédacteurs en chef successifs, Amédée de Rolland et François Cantagrel, qui imposent leur ligne éditoriale. La guerre de 1870 fait de Guépin un préfet de Gambetta. Il témoigne d’un grand patriotisme et organise la défense ; mais âgé et souffrant, il démissionne au bout d’un mois. Au terme de la Commune de Paris, que Guépin réprouve et que soutient plutôt L’Union démocratique, le journal est condamné et disparaît. Guépin est réélu au Conseil général en 1871 et, en février 1872, il organise à Nantes la venue de Louis Blanc qui plaide en faveur de l’amnistie des Communards, réclamée aussi avec force par le docteur. La mort de Guépin, le 21 mai 1873, provoque une grande émotion populaire ; conformément à ses vœux, il est enterré civilement.

Monument d’Ange Guépin, place Delorme à Nantes. La statue originelle a été inaugurée le 14 juillet 1893, mais fondue en 1942 et remplacée en 1946 par un buste en pierre du sculpteur Benon(coll. privée)

Guépin saint-simonien

Le saint-simonisme est déterminant dans la vie politique de Guépin. Le docteur arrive à Paris au moment de la création du Globe par Pierre Leroux et Paul Dubois, eux aussi anciens élèves du lycée de Rennes ; il côtoie ainsi de près des saint-simoniens. Il se lie d’une amitié profonde avec Pierre Leroux, un des organisateurs des banquets démocratiques des Bretons de Paris. Guépin participe à ces banquets qui ont pris le relais du carbonarisme.

Guépin n’est plus à Paris lorsqu’en décembre 1828 Saint-Amant Bazard commence l’« exposition » publique de la doctrine de Saint-Simon. À partir de 1831 Nantes devient une terre de missions saint-simoniennes, accueillies par un petit groupe de sympathisants. Guépin fédère ce groupe d’adeptes nantais et joue un rôle important dans la diffusion des idées saint-simoniennes à travers la presse locale : Le Breton [8] de Claude Gabriel Simon et L’Ami de la Charte [9] de Victor Mangin. Lorsqu’en novembre 1831 survient le « schisme » au sein du mouvement saint-simonien, Guépin ne prend pas parti et lorsqu’apparaît une dissidence saint-simonienne marquée par le républicanisme, il y reste étranger : c’est ainsi qu’au printemps 1832 il ne répond pas favorablement aux sollicitations d’Hippolyte Carnot qui lui propose de venir rejoindre la rédaction de La Revue Encyclopédique.

Alors même que le nouveau régime provoque une accumulation de déceptions chez ses partisans et qu’apparaît à Nantes une ébauche de « républicanisation » fédérée par Victor Mangin, Guépin persiste à s’afficher comme saint-simonien et fédéraliste. En 1834 il devient collaborateur occasionnel du Réformateur de Raspail, dont il apparaît comme le correspondant particulier pour Nantes.

Guépin a un engagement saint-simonien important et garde toute sa vie des convictions saint-simoniennes mais il conserve néanmoins ses distances, ne porte jamais l’habit, n’adhère pas à la « morale nouvelle » prônée par Prosper Enfantin auquel il reproche de « prêch[er] la réhabilitation de la chair [10] ». Guépin ne connaît pas personnellement les dirigeants du mouvement saint-simonien, ou très tardivement : il rencontre Enfantin pour la première fois en 1854. Si la réputation de saint-simonien de Guépin correspond au rôle effectivement joué par le docteur à Nantes, Enfantin, en publiant en 1858 sa très longue Lettre au Docteur Guépin (de Nantes) sur la physiologie [11], contribue largement à pérenniser cette réputation.

Icarien, franc-maçon, pacifiste, féministe, les multiples engagements de Guépin

L’engagement important de Guépin auprès des communistes icariens apparaît au grand jour quelques mois avant la révolution de 1848. Dès que la décision du départ en Amérique est prise par Cabet, Guépin soutient activement le projet, et l’on voit apparaître sa signature dans l’Almanach Icarien vantant les États-Unis où doit s’implanter l’Icarie. Il semble même que Guépin songe sérieusement à partir à Nauvoo rejoindre Cabet et les siens. Guépin rejoint la rédaction du Populaire, le journal de Cabet, en septembre 1850 : il trouve en cette publication un défenseur courageux pendant son procès.

Si Guépin affiche depuis longtemps sa sympathie à l’égard de la franc-maçonnerie, il n’adhère à la loge nantaise « Mars et les Arts », affiliée au Grand Orient, qu’en 1867. Il occupe très vite une place prépondérante dans la maçonnerie nantaise.

Charles Lemonnier, qui joue un rôle important dans la création de la « Ligue internationale de la paix et de la liberté », n’a guère de mal à convaincre son ami Guépin d’y adhérer. Le docteur ne participe pas au congrès de Genève en septembre 1867, mais il y envoie deux motions qu’il signe « Guépin Européen ». En 1869 il adhère au Congrès de la paix et de la liberté qui se déroule à Lausanne.

Guépin est un sympathisant de la cause des femmes. C’est au gré des combats pour l’association que se fait la rencontre de Guépin avec les militantes du droit des femmes. C’est surtout avec Pauline Roland et Jeanne Deroin que le docteur tisse des liens politiques. Il soutient l’« l’Union des Associations des travailleurs » qu’elles ont contribué à fonder, en publiant deux lettres de Pauline Roland dans sa Philosophie du socialisme. Il tient à afficher sa solidarité avec elles, après leur incarcération, en faisant figurer en exergue de son nouveau livre Le socialisme expliqué aux enfants du peuple [12] une citation de Pauline Roland et en insérant un hommage à Jeanne Deroin. Mais il faut attendre sa rencontre avec Floresca Leconte, qu’il épouse en 1854, pour qu’apparaisse son intérêt pour le combat des femmes [13]. Mlle Leconte est maitresse d’une institution de jeunes filles à Paris ; protestante, féministe, elle est liée à Maria Weston Chapman dans le combat abolitionniste.

Guépin ne se livre jamais à un militantisme féministe, n’écrit pas dans la presse féministe ni ne demande le droit de vote pour les femmes (pas plus qu’il ne réclame le suffrage universel masculin) mais il reste extrêmement ferme sur sa proclamation exprimée en 1854, dans Philosophie du XIXe siècle  : « Le grand édifice de l’avenir réclame aussi et avant tout l’affranchissement de la femme, sa liberté, son état civil, son mariage égalitaire » [14], ce qui lui vaut une certaine notoriété parmi les « femmes de 1848 » et leurs héritières. Rédacteur à La Revue philosophique et religieuse, Guépin soutient Jenny P. d’Héricourt, qui lui en est reconnaissante, lorsqu’en 1856 elle rompt des lances avec Proudhon dans cette revue, et s’insurge contre les propos misogynes de Proudhon, dont son célèbre : « Courtisane ou ménagère, je n’y vois pas de milieu. » Ce sont des liens d’amitié profonde cette fois, qui lient le couple Guépin à André Léo à partir de 1865. André Léo est une habituée de L’Oisillière (Savenay, Loire-Atlantique), la résidence secondaire du docteur, où elle écrit L’Idéal au village [15]. Guépin partage avec André Léo cette conviction que non seulement l’association est une voie privilégiée pour transformer la société, mais qu’elle permet aussi d’assurer la paix et la liberté. Le docteur adhère à la « Société pour la revendication des droits civils de la femme » qu’André Léo crée en 1869. C’est avec son épouse Floresca que Guépin fonde à Nantes, en janvier 1870, une école laïque pour l’enseignement professionnel des jeunes filles, sur le modèle de celle qu’a ouverte leur amie Élisa Lemonnier, à Paris, en 1862.

Association, socialisme, républicanisme

Guépin est incontestablement plus socialiste que républicain. Son nom reste associé aux pages célèbres de Nantes au XIXe siècle (1835) où il dénonce les conditions de vie de l’ouvrier de Nantes : « Vivre pour lui, c’est ne pas mourir. [...] Si vous voulez savoir comme il se loge, allez par exemple à la rue des Fumiers, qui est presque exclusivement occupée par cette classe ; entrez, en baissant la tête, dans un de ces cloaques ouverts sur la rue et situés au-dessous de son niveau » [16]. Le docteur ne se contente pas de décrire la misère, il en montre les conséquences, comme l’écart de mortalité infantile entre les quartiers riches et les rues misérables, et il consacre sa vie à tâcher d’améliorer les conditions de vie de « la classe la plus nombreuse et la plus pauvre ». Selon lui « toutes les institutions doivent tendre à assurer à chaque citoyen l’éducation dans l’enfance, le soutien dans l’âge viril, la retraite pour l’invalide et le vieillard » [17]. Pour y parvenir, il place ses espoirs dans l’association qui est pour lui un principe nouveau de civilisation capable de supprimer la confrontation des classes, de produire l’affranchissement des prolétaires et de changer le monde. Guépin réalise dès 1826 l’intérêt de l’association en rencontrant à Paris Joseph Rey, qui lui fait découvrir les théories d’Owen : les réalisations de ce dernier dans sa manufacture de New Lanark enthousiasment le jeune homme. Guépin, qui toute sa vie adhère au slogan saint-simonien Tous les privilèges de la naissance, sans exception, seront abolis. À chacun selon sa capacité ; à chaque capacité selon ses œuvres, pense que grâce à l’association, l’inégalité se réduira à la simple expression de la différence naturelle des aptitudes, et que chaque capacité aura sa place dans la production. En 1832, Guépin est à l’origine d’une association de consommation de tailleurs, qui connaît un réel succès mais qui est victime des malversations de son gérant. En 1833, dans son Traité d’économie sociale [18] de facture très saint-simonienne, le docteur publie un projet « d’association des imprimeurs maîtres et ouvriers pour toute la France » qui, écrit-il à Enfantin, doit permettre « de rendre la propriété des imprimeries sociale, d’individuelle qu’elle est » [19]. En 1849, il participe à la création d’une boulangerie sociétaire avec la « Société fraternelle universelle ». La boulangerie connaît un grand succès mais ne résiste pas à une violente cabale politique et à la vindicte des boulangers. En publiant Philosophie du socialisme, Guépin révèle qu’il compte bien obtenir, avec l’association, une transformation rapide et radicale de la société.

Si le docteur est conscient que réforme politique et transformation sociale sont liées, son républicanisme a cela de particulier qu’il considère que la priorité doit être donnée au social et non au politique ; il attache d’ailleurs peu d’importance à la forme de gouvernement. Guépin se dit socialiste avant tout : pour lui la république n’est pas le but, elle n’est que « l’outil social » avec lequel on pourra organiser « le bonheur de tous, sous le triple rapport, moral, intellectuel et physique » [20], ce qui semble exprimer l’idée qu’il se fait du socialisme. Le suffrage universel a toujours été pour Guépin un objectif politique à atteindre mais il n’en fait jamais l’acte fondateur de la démocratie. Dès les lendemains de la Révolution de Juillet, il récuse le principe du cens électoral et réclame, comme moyen transitoire, « le droit électoral selon la capacité » [21]. En 1857, il écrit encore à Michelet : « J’ai toujours été trop cartésien pour ne point placer l’éducation universelle comme devant précéder de loin le suffrage universel » [22]. Il a foi en un progrès ininterrompu de la société et des hommes, il est convaincu que l’éducation peut non seulement changer la société mais aussi « améliorer l’homme au physique, à l’intellectuel et au moral » [23]. Sans l’éducation du peuple, le suffrage ne peut déboucher que sur « le despotisme des masses ignorantes » [24], alors que l’éducation du peuple assurera au contraire « la souveraineté de la raison ». Guépin est convaincu que c’est par la seule force du suffrage universel que le socialisme peut l’emporter, mais seulement quand tous les électeurs sauront lire et écrire. Guépin récuse la lutte des classes et tient pour central le rôle de la bourgeoisie. Il entend fonder la démocratie autour d’une classe moyenne, constituée des capacités et des prolétaires transformés en bourgeois par l’éducation. Pour lui, les véritables intérêts de la bourgeoisie sont de s’allier avec le prolétariat pour se mettre à l’abri d’une nouvelle révolution et pour obtenir progressivement l’abolition du prolétariat.

Le fouriérisme

Les relations de Guépin avec le fouriérisme sont marquées à la fois par l’enthousiasme et une réserve dont il s’explique dans Philosophie du XIXe siècle :

On peut faire de Fourier l’analyse la plus séduisante en se bornant à une partie de ses études ; on pourrait le rendre ridicule en ne prenant que le surplus […] C’est ainsi qu’il est conduit logiquement à rapprocher les hommes pour les soumettre à leurs attractions et les distribuer en séries, et par suite à créer la commune nouvelle, agglomération sociale dans laquelle les intérêts seront rapprochés, combinés et sériés.

Cette découverte est immense ; elle contient tout le mécanisme social de l’avenir : aussi, quels que soient les rêves, les folies, les fautes de logique que l’on peut signaler dans l’utopie de Fourier, nous ne l’en regardons pas moins comme l’un des plus grands génies qui aient jamais existé. Il est en réalité le Kœpler de la science sociale, quoiqu’il ait encore beaucoup plus accordé que Kœpler aux puissances mystérieuses des nombres, et qu’il soit bien moins scientifique dans sa manière d’étudier la nature […] Nous devons admettre, avec les fouriéristes, que le phalanstère ou commune sociétaire est un tout ; que c’est l’élément de l’existence sociale, un organe social véritable et complet, jouissant de toutes les fonctions qui constituent la vie […]

C’était peu que de résoudre le problème de l’organisation d’une communauté de trois cents familles : il a été souvent essayé, souvent même victorieusement tenté ; mais il fallait encore, et c’est là le caractère de la découverte de Fourier, trouver la loi selon laquelle une communauté peut exister avec tous les avantages possibles d’ordre, d’économie, de travail, sans que dans cette institution personne puisse perdre quelque chose de son droit d’initiative ni de sa liberté individuelle […] Ajouter à cette institution, comme conséquence naturelle et même nécessaire de la forme nouvelle, non seulement une salubrité plus grande, une éducation meilleure, plus de vérité dans les relations, une répartition proportionnelle à l’apport de chacun en travail, talent et capital, un mécanisme de nature à produire entre tous l’harmonie, puis encore des plaisirs nouveaux, des formes nouvelles dans le travail, une économie de main d’œuvre, suite naturelle de la passion et du goût apportés dans tous les travaux : c’était introduire l’attraction dans la commune sociétaire et substituer l’action des passions naturelles à celle des obligations imposées ; le travail libre et librement choisi, à la contrainte ; l’émulation, à la concurrence ; la liberté, à l’esclavage du laboureur et de l’ouvrier. Sous ce rapport, Fourier n’est pas assez connu, il a besoin d’être étudié et popularisé ; et puis, n’est-ce rien qu’une doctrine destinée à réduire de plus en plus le capital, tout en lui donnant la part à laquelle il aura longtemps droit, mais selon la progression toujours décroissante de son pouvoir et de son action utile, qui sera en raison directe de l’augmentation de production avec de moindre efforts [25].

Si Guépin n’adhère guère à la théorie sociétaire, il n’en tient pas moins pour essentielle l’invention du Phalanstère, qu’il conçoit comme un modèle associatif. Il se passionne pour l’entreprise de son ami Joseph Antoine Devay qui participe à la fondation, à Condé-sur-Vesgre, de la première colonie sociétaire. Guépin apporte très concrètement son soutien à l’entreprise, notamment dans les colonnes de L’Ami de la Charte. Il n’entretient sinon que peu de relations avec la petite communauté de militants fouriéristes qui s’activent à Nantes, comme Stanislas Bratkowski, réfugié polonais, installé à Nantes depuis 1840, correspondant de la Librairie sociale, dépositaire de La Phalange. Plus qu’une communauté d’intérêt pour le fouriérisme, ce sont les manifestations de solidarité en faveur de la Pologne qui rapprochent les deux hommes, qui se connaissent bien. On les retrouve ensemble en novembre 1846 commémorant l’anniversaire de la révolution de la Pologne [26].

Le docteur partage en revanche davantage son intérêt pour le fouriérisme avec Julien Le Rousseau qui installe, en juin 1834, le culte de l’Église catholique française à Nantes, avec le soutien très actif de Guépin [27] et de L’Ami de la Charte. Mais Mangin finit par s’irriter des dérives de Julien Le Rousseau et dénonce son « obstination à vouloir faire du fouriérisme et de la phrénologie des dogmes religieux » [28]. Privé du soutien du journal de Mangin, le culte décline et est interdit à Nantes en 1843. Le docteur partage avec Julien Le Rousseau ce rêve d’une fusion des thèses de Gall et Fourier. C’est ainsi que Guépin publie dans Philosophie du socialisme une coupe du cerveau où figurent les localisations des « facultés cérébrales » [29]. À propos de deux d’entre elles, qu’il qualifie de facultés animales, la ruse et la destructivité, « instincts nécessaires à la conservation de l’individu [30] », il note que « ces qualités deviendront naturellement de plus en plus secondaires lorsque l’homme aura été développé et perfectionné par l’éducation selon son idéal, c’est-à-dire lorsqu’il sera élevé par l’ordre sociétaire au rang d’homme harmonisé » [31].

Enfin l’examen de ses relations avec Jules Lechevalier permet de mieux appréhender les positions de Guépin vis-à-vis du fouriérisme. L’un et l’autre ont la conviction que l’association universelle des hommes permet de changer le monde ; les principes de l’association de Guépin sont ceux édictés par Jules Lechevalier, contenus dans une brochure intitulée : Enseignement central [32], publiée en 1831, que Guépin qualifie de « très remarquable » [33]. Il admire le travail de Lechevalier saint-simonien et ne semble pas avoir bien accepté son passage au fouriérisme.

Lorsqu’en janvier 1832, à Paris, la police disperse la famille saint-simonienne, Guépin devient le défenseur de la cause saint-simonienne dans Le Breton, dont le directeur Claude Gabriel Simon a lui-même des sympathies saint-simoniennes. Pour des raisons politiques et d’incompatibilité de caractère, Guépin entre en conflit avec Simon et le docteur passe à L’Ami de la Charte où il poursuit sa mission. Simon rencontre à Paris Jules Lechevalier dont il devient un proche, et sympathise avec le fouriérisme tout en restant fâché avec le docteur. Ce conflit a vraisemblablement contribué à altérer les relations de Guépin avec Lechevalier. Lorsque ce dernier sollicite Guépin pour venir participer à la « Réunion de l’Ouest » (ce dont Simon le dissuade), Guépin lui répond d’une manière peu amène, mais cette réponse est fort éclairante sur sa position à l’égard du fouriérisme et des fouriéristes :

Je ne suis inféodé à personne et si j’avais à porter une bannière ce ne serait pas celle de Fourrier [sic] […] je n’ai aucun dédain pour l’œuvre de ceux qui vous ont amené comme moi où nous nous sommes arrêtés [sic] chacun de nous. Je crois qu’ils ont fait de grandes choses et je conçois leurs fautes comme difficiles à éviter. Je pense de plus qu’il y a dans chaque homme, dans chaque parti, dans chaque œuvre un élément de progrès.

Le plus capable à mes yeux c’est celui qui ne récrimine jamais qui ne dit jamais [d’]anathème mais qui cherche à développer les hommes et les partis en utilisant leurs passions et leurs opinions actuelles. C’est vous dire que je ne suis pas fouriériste […]

Je conçois Fourier et votre œuvre comme l’un de ces navires qui doivent visiter le nouveau monde, je ne pense pas qu’il vous ait été donné de l’explorer en entier et que vous soyez les seuls à comprendre la société de l’avenir [...] Nous autres, Monsieur, avons notre œuvre en province et nous commençons à en avoir conscience nette et il faut qu’elle se fasse parallèlement à la vôtre et à l’œuvre saint-simonienne et il faut qu’elle nous conduise au but. Nous désirons y arriver avec vous mais nous ne croyons pas qu’il soit nécessaire, fatal, d’y arriver par vous […]

Bien que peu fouriériste attendu que votre religion est trop exclusive dans ses moyens, j’ai à cœur de contribuer à propager une doctrine qui peut et doit convenir à certains esprits aujourd’hui brouillons et anarchistes, aujourd’hui rêvant un 6 juin, peut-être seront-ils moins républicains, moins destructeurs quand ils s’occuperont du phalanstère, quand ils penseront au quadruple produit, aux courtes séances, aux séries libres et quand ils auront dans la tête l’attrait de la papillonne […]

Et dans un de ses post-scriptum qui font le charme de la correspondance de Guépin, il ajoute :

Nous croyons dans l’Ouest qu’il devra y avoir fusion association entre tous les hommes de progrès notre désir le plus vif est de contribuer à une réunion en masse de toutes les formes du parti social [34].

Si Lechevalier ne vient pas à la « Réunion de l’Ouest » il vient à Nantes quelques mois plus tard, invité par Claude Gabriel Simon, pour faire une série de douze cours « de sciences sociales ou d’économie politique » auxquels Guépin assiste. Dans une lettre à Enfantin il écrit ce qu’il en pense : « Jules Lechevalier vient à Nantes faire du fouriérisme, à ce sujet je fais observer que pour un membre du Collège, Jules n’est guère fort, que ce n’est pas un meneur d’hommes et qu’il n’a pas assez d’amour dans le cœur pour être un prêcheur d’hommes » [35].

Les relations de Guépin avec le fouriérisme sont ainsi complexes et marquées essentiellement par des facteurs relationnels.