par Audoin, Philippe, Debout, Simone, Fourier, Charles, Garaudy, Roger, Pagès, Robert, Queneau, Raymond
Le Monde. Paris, 18 mai 1967, supplément au numéro 6949, p. IV-V [1].
Une existence médiocre et sans intérêt [2]. Tous les biographes de Fourier s’y accordent. Et Fourier lui-même : « Le sort, en m’arrachant aux études pour m’exiler et m’emprisonner dans les comptoirs de banques, me força à cultiver mon propre fond, à mettre en valeur le génie inventif dont la nature m’avait doué. » Proclamation de triomphe, et sa vraie vie est ailleurs, tout entière resserrée dans ces douze volumes dont les textes depuis 1841 introuvables nous redeviennent aujourd’hui accessibles.
Fourier est né en 1772, à Besançon comme Proudhon, où ses parents tenaient commerce de draps et d’aromates. Des études quelque peu fantasques où il se laisse aller à son goût de la musique, de la géographie et de la culture des fleurs, le mènent en 1789, à la mort de son père, à Lyon pour y apprendre le commerce. Il voyage : Paris, Rouen, Marseille, comptoirs, commerce et épicerie. Sa volonté de combattre le système économique tient sans doute à ces années où il eut à se faire l’agent des spéculateurs. Mais il découvre aussi la ville et élabore cette « architecture combinée », dont les dessins préfigurent étrangement ceux de Le Corbusier.
En 1791, il revient à Lyon et y séjourne jusqu’en 1793, subissant le siège de la ville révoltée et attaquée par les conventionnels. Jamais il ne devait oublier la répression révolutionnaire. Il s’échappe finalement, arrive sans papiers à Besançon, est arrêté et incarcéré. « Cinq jours de prison dans le temps de la Terreur, écrira-t-il plus tard, on y était assez gai. » On le relâche, mais il est forcé de s’enrôler : dix-sept mois dans la cavalerie, d’où il rapporte un plan de réforme de l’armée, et des observations minutieuses sur les pays, les climats, les cultures, les villes qu’il a pu voir. On le retrouve à Lyon : il y passera sans doute les meilleures années de sa vie et va, avec la découverte de l’attraction passionnelle, avoir son illumination. Michelet a dit de cette ville qu’elle était la patrie des rêveurs d’utopie : Fourier y fréquentera des réformateurs sociaux comme l’Ange, des illuminés de la loge de la Bienfaisance établie par Claude de Saint-Martin. En 1803, il possède entièrement son système, et après la parution en 1808 de La Théorie des quatre mouvements, il ne fait plus que le développer ou l’infléchir. Les sources de Fourier ne sont pas encore étudiées. Il est sûr en tout cas qu’il ne se contenta pas de la lecture des journaux et des revues. S’il nie toute formation, on sait pourtant qu’il analysa les ouvrages de Claude de Saint-Martin, de Senancour, et probablement de Sade. Il semble connaître Rousseau et Diderot, mais c’est Kepler et ses « Harmonicès Mundi » qui auront sans doute la plus grande influence sur sa pensée : il y trouve l’audace de juger Newton, et le projet qui constituera toute son œuvre, la recherche d’une loi unique de l’univers matériel et spirituel. Après cette flambée d’où procède toute son œuvre, Fourier vécut d’expédients, occupant des emplois subalternes, où sa négligence et son incapacité furent, dit-on, sans égales. Il finit par se réfugier chez des parents et des amis dans le Bugey ou dans le Jura pour écrire. L’hiver 1815-1816 voit la préparation du grand traité, « l’Association domestique agricole », imprimé en 1822. En 1826, il commence la rédaction du « Nouveau Monde industriel », qui parut en 1829. En 1832, ses disciples éditèrent une revue, « le Phalanstère », et amorcèrent un début des preuves de l’ « Ordre sociétaire ». Le projet échoue, et Fourier voit sombrer ses espoirs de réalisation. En 1835, il publie encore « la Fausse Industrie » et continue l’année même de sa mort, en 1836 [3], à collaborer à « la Phalange », journal sociétaire, qui après sa mort publia et expurgea ses manuscrits. Malade, il refusa de voir les médecins, qu’il avait durement critiqués. Il ne voulut même pas recevoir ses amis et, un matin, sa concierge le retrouva mort, en redingote, à genoux près de son lit, dans une pauvre chambre, au milieu de pots de fleurs.
Dans son Ode à Charles Fourier, André Breton le décrit « tout debout parmi les grands visionnaires ». Et Fourier lui-même, qui écrivait à un ami qu’il travaillait « à un système qui ne verrait jamais le jour », s’est présenté au début de son premier livre « la Théorie des quatre mouvements » : « Moi seul, j’aurais confondu vingt siècles d’imbécillité politique, et c’est à moi seul que les générations présentes et futures devront l’initiative de leur immense bonheur. Avant moi, l’humanité a perdu plus de mille ans à lutter follement contre la nature ; moi le premier, j’ai fléchi devant elle en étudiant l’attraction, organe de ses décrets : elle a daigné sourire au seul mortel qui l’eût encensé, elle m’a livré tous ses trésors. Possesseur du livre des Destins, je viens dissiper les ténèbres politiques et morales, et sur les ruines des sciences incertaines j’élève la théorie de l’Harmonie universelle. »
Mais pour prendre l’exacte portée de cette œuvre il aura fallu attendre plus d’un siècle sa réédition. Encore le terme réédition paraîtra-t-il ici impropre, car dans les volumes dont les Editions Anthropos [4](1) assurent la parution on découvrira un long texte entièrement inédit, « le Nouveau Monde amoureux », révélé par Mme Simone Debout, et dont nous avons extrait quelques pages.
La réédition de son œuvre symbolise un mouvement plus profond : le texte que consacre Simone Debout au système Fourier, les témoignages que nous avons recueillis auprès de Raymond Queneau, de Robert Pagès (chef du laboratoire de psycho-sociologie de la faculté des lettres de Paris), de Roger Garaudy, de Philippe Audoin (du groupe surréaliste), invitent à faire de Fourier notre contemporain.
De la révolte totale aux nouvelles règles du jeu
Le nom de Fourier évoque une figure bizarre du socialisme utopique, quelque chose d’extravagant et d’anachronique. En fait, un siècle passa avant que des esprits curieux, grands découvreurs de forces cachées de l’histoire, A. Breton et R. Queneau les tout premiers, ne reconnaissent la portée de ses rêves. Obstiné à faire parler le sensible, il bouleverse les croyances établies. Son œuvre est une puissante systématisation du désir où se conjuguent les intuitions prophétiques, un humour agressif et des images fantasques.
Le crime naît de la morale
L’harmonie sociale est fondée sur la libération totale des passions, indissoluble selon Fourier des justes calculs de leur mouvement. Les passions sont des intentions sensibles. Nous ne sommes donc pas enlisés dans nos états affectifs. Nous pouvons nous en déprendre et les juger sur leur contenu intentionnel, remonter jusqu’à l’élan initial à partir duquel tout peut être rebâti à neuf.
Les actes « subversifs » sont comme une interprétation hâtive et fausse de la poussée passionnelle, et la révélation de leur sens vrai peut changer la vie. Le mal, selon Fourier, résulte d’un arrêt du mouvement — « engorgé », il reflue en actes aberrants. Le crime naît de la morale, en somme, c’est-à-dire des règles arbitraires et générales. Les caractères, en effet, sont les distributions variées des passions primitives qui appellent leurs objets propres. Fourier saisit avec véhémence l’expérience singulière pour la comprendre et la mener sans peur à son terme. La révolte se confond donc avec la révélation des possibles individuels. Le désir n’est pas seulement un manque d’être mais une puissance native singulière.
Mais s’il distingue les variétés infinitésimales du désir, il sait en dégager le sens universel. Il parle de passions « sensitives », « affectives » et « distributives » ; autrement dit, sous notre pouvoir de connaître, d’aimer ou d’agir, il atteint les différents moments d’un dynamisme fondamental, une racine méconnue à l’œuvre sous la perception même.
L’attraction passionnelle est la loi unique, plus fondamentale que l’attraction des corps, car le mouvement de nos passions en société est le mouvement type qui commande tous les autres. Il n’y a donc qu’un seul savoir celui du sens de ce mouvement, de sa direction et de sa vérité, « la science des ressorts de notre âme ».
Or « les savants ont pris le roman par la queue ». Ils ont étudié le mouvement des corps et négligé celui des âmes. « En rappelant la profonde ignorance des savants sur tout le passionnel, écrit Fourier, je ne prétends pas rabattre de la considération que leur ont mérité d’autres succès en matériel, mais familiariser les esprits avec la perspective de métamorphose sociale, les convaincre que le calcul des passions est un nouveau monde où nul n’avait pénétré », et ce calcul devient d’une impérieuse urgence :
« Pour découvrir notre fin il était deux conditions à remplir, la première de créer la grande industrie, fabriques, sciences et arts, qui sont les éléments d’un mécanisme d’harmonie : quand la grande industrie est créée, il reste à remplir la deuxième condition, la recherche du sens de notre vie. » Certes, l’économie semble tout conduire et l’humanité, prématurée par rapport à son destin, devait vaincre d’abord les obstacles matériels. Mais nos intentions ont été faussées et comme enchantées au long de cet effort millénaire. La préhistoire ne fut pas seulement économique, elle est morale. Il faut renouer avec toute la richesse du génie naturel « sinon les progrès matériels mêmes deviennent des germes de malheur ». Au terme d’une évolution unilatérale la disproportion est si grande entre la monotonie de la vie, la simplification des individus et les pouvoirs matériels de la science que « notre globe est en péril imminent s’il ne consent à l’épreuve de transition à l’harmonie ».
Fourier, qui voulut tant persuader, à la fin menace. Il invoque la punition et la mort « à l’expiration d’un délai fatal » et ses paroles résonnent aujourd’hui comme un écho fantastique et prémonitoire de l’appel des savants contemporains. Nous ne sommes plus étonnés d’apprendre que notre désordre met en jeu l’univers.
Mais l’immensité du malheur et du risque est l’envers d’un merveilleux pouvoir : les hommes sont capables de racheter les puissances terribles et démoniaques. Fourier montre le jeu des passions à la charnière de l’être. Les créations subversives sont les points d’aboutissement de nos mouvements déviés, une caricature de nous-mêmes d’autant plus redoutable qu’elle est relativement figée. Les passions qui agissent en sous-œuvre sont des « tigres déchaînés », et l’écran de la morale, à la moindre faille des institutions, peut être submergé par le sursaut d’une brutalité effrayante. Il n’est pas d’ordre véritable s’il ne subjugue ces profondeurs menaçantes. D’ailleurs, comment parler de morale dans un monde où la science pactise avec l’ambition et le désir des richesses ? Elle devient tous les jours plus fragile depuis qu’elle est séparée de la religion, et partout déjà « les passions entraînent le génie à devenir leur partisan ». Il est donc grand temps d’imaginer l’ordre nouveau : « Si vos sciences dictées par la sagesse n’ont servi qu’à perpétuer l’indigence et les déchirements, donnez-nous plutôt des sciences dictées par la folie pourvu qu’elles calment les fureurs, qu’elles soulagent la misère des peuples. »
« Les passions sont les mathématiques animées »
Fourier est d’autant plus assuré qu’il croit tenir les deux bouts de la chaîne, le sens du désir insatiable et « la théorie géométrique » qui assure l’harmonie des passions les plus ardentes et les plus excessives.
« Le calcul de l’unité universelle » doit réaliser un défi sans pareil : « les attractions sont proportionnelles aux destinées » et ce calcul est celui des séries. L’univers étant un « en système », « les séries de groupes » sont en continuité avec les séries des naturalistes, mais infiniment plus complexes, elles s’enchaînent de telle sorte que chacune d’elles renvoie à des séries plus amples ou plus restreintes. Elles s’impliquent si étroitement entre elles que leurs lois de progression s’enveloppent les unes dans les autres : elles se démultiplient sans fin pour permettre aux destins individuels de se réaliser. Elles joignent le plus éloigné dans l’espace et le temps et, par les petites différences ou les contrastes infimes, elles relient les « extrêmes divergents » et métamorphosent les élans sauvages, qui se détruisaient l’un contre l’autre en une harmonie de forces convergentes. Elles réalisent une jointure étroite des êtres, une trame serrée de l’histoire où chaque particularité trouve sa place essentielle. Avec elles on tient l’unique chaîne scientifique qui permet d’agir sur notre nature avec des chances aussi sûres que sur les choses. Bien loin de constituer une application des sciences fixes, elles naissent des affinités réelles et sont susceptibles de relancer la découverte mathématique. « Les passions sont les mathématiques animées », constate Fourier, et leur essor emporte la loi elle-même dans son dynamisme. Pour l’attester, Fourier emploie les termes qui devaient être ceux des mathématiques nouvelles : « modul puissanciel » et « théorie des groupes », coïncidence vraiment poétique remarque R. Queneau. L’œuvre de Fourier est un « poème mathématique » a dit Engels.
A travers les séries, il ouvre la voie aux désirs les plus étranges avec une hardiesse telle que les points extrêmes de ses analyses sont restés cachés : Fourier n’osa pas publier « la synthèse finale », le Nouveau Monde amoureux, et ses disciples se gardèrent bien de le révéler.
Amour et gastronomie
Ce texte occulté et qui paraît aujourd’hui pour la première fois traite des deux passions primordiales : la nourriture et la sexualité. Le plaisir de la bonne chère, dit-il, est le plus constant de tous, « c’est la communication la plus intime de Dieu avec les hommes dans le sens du goût », d’où la valeur des symboles chrétiens, le pain et le vin, qui expriment l’interpénétration de l’homme et du monde — une participation mystique. Mais rien n’est simple en harmonie, et Fourier ne s’arrête pas à la consommation brute. La cuisine « compose » les choses selon nous et transforme la satisfaction immédiate en goût. Attentive aux différences, elle prépare aux fruits et aux viandes « des sépulcres embaumés » pour les ressusciter « en chaleur humaine ». Elle magnifie le cycle naturel et se relie à « la médecine attrayante », qui préserve la santé des harmoniens, et aux sciences de la nature. Pour cet original maître queux, il n’y a pas de solution de continuité entre les recettes de cuisine et les formules scientifiques, d’autant que, malgré toutes les « variantes » du goût, on peut s’entendre en matière de cuisine. La « guerre des petits pâtés » est arbitrée par des conciles, jusqu’au concile œcuménique qui décide pour le globe entier et rallie l’opinion de tous.
En amour, au contraire, point de jugement universel, chacun a toujours raison puisque « l’amour est passion de la déraison ». Paradoxe dialectique, il ouvre l’individu à autrui et exprime le plus intime en chacun. C’est pourquoi, malgré l’importance de la nutrition, l’amour est « pivot de société ».
L’erreur des philosophes est d’avoir voulu niveler cette passion singulière et « spéculer sur des amours limitées au couple ». Il faut « imaginer des coutumes nouvelles et fonder sur l’exercice collectif », favoriser les variétés du désir : le saphisme, la pédérastie, l’inceste, l’orgie et toutes les « fantaisies lubriques ». En harmonie, on ne se préoccupe pas de savoir si l’amour vise un homme ou une femme, un objet licite ou interdit, mais s’il comble l’amant de désir et de joie. « On a l’habitude de favoriser tous les liens qui font le bien de plusieurs personnes sans causer le mal d’aucune. »
La liberté des amours, selon Fourier, est le principe de la révolution totale. Si « le vandalisme de 1793 qui foulait tous les préjugés n’eût fléchi devant le seul qu’il importait d’abattre, le mariage, le genre humain tout entier touchait à sa délivrance. » L’audace de Fourier égale celle de Sade, mais elle joue tout juste à rebours, pour bâtir et non pour détruire. Esprits exceptionnels dans un champ de possibles extraordinaires, Sade et Fourier refont en rêve la Révolution, trop tôt figée : « Français encore un effort », écrit Sade et, dix ans plus tard, Fourier poursuit cet effort avec une continuité plus sûre. « Les règles paralysent le génie chez la multitude et les savants mêmes. » Il s’agit de conquérir l’individualité même par les « vilains goûts ». Cette lutte assortie d’humour vise un monde sans restriction où rien ne soit jamais subi. L’amour inventif « crée partout des charmes réels et foule de prestiges », et l’harmonie projette, dans tous les autres domaines, la rencontre du désir et de son objet privilégié, les trouvailles par qui l’imaginaire se fait réel.
Mais ce domaine merveilleux demeure réservé. « La morale et la superstition sont une même erreur et forment un noyau coagulé, un ciment pétrifié », qui résiste fortement. Quand le peuple est affamé « il se révolte à force ouverte ». Au contraire, « le besoin sexuel marche par des voies sourdes et ses ravages pour être moins apparents n’en sont que plus assurés ». Fourier aperçoit, avant Freud, l’importance de la sexualité et de ses déguisements. Entravée, refoulée, elle prend tous les masques et jusqu’à celui de la haine et de la cruauté. Mais son incertitude initiale est elle-même source d’espoir. L’amour doit constituer ses objets, il est une présence extrême au possible. Lien le plus intense avec autrui, le corps, la matière « sans laquelle pour Dieu même il n’est pas de jouissance », il est l’expérience métaphysique première, le fanal. Il nimbe l’amant et l’aimé d’une lumière merveilleuse : « Est-il d’amant ou d’amante qui ne divinise l’objet aimé et ne croie partager avec lui le bonheur de Dieu ? » Élevant au plus haut degré « l’ivresse des sens et de l’âme, l’amour est propre à fournir une religion d’identification avec Dieu bien différente des religions civilisées, qui sont culte d’espérance en Dieu ».
Fourier imagine le plus haut degré du sentiment, « l’amour pivotal » qui fait paraître une fidélité transcendante et laisse jouer l’appétit de variété.
« Sans exception, on tombe dans le despotisme en politique et la monotonie en plaisir », les exceptions renouvellent l’invention. Elles manifestent le désir toujours inachevé, la question ouverte et jamais close. Du Nouveau Monde industriel au Nouveau Monde amoureux, le système de Fourier retourne les règles sociales de fond en comble et réalise au-delà de l’économie du profit une véritable réappropriation du monde, le plaisir de jouir des choses que l’on crée.
Simone Debout.
Raymond Queneau : poésie et mathématiques
Dans son ouvrage sur les fous littéraires paru en 1880 [5], Gabriel Brunet écrivait : « Fourier sera toujours rangé parmi les fous qui ont voulu tenir une plume. » Dans son ouvrage sur l’utopie et les utopies paru en 1950 [6], Raymond Ruyer écrit : « Fourier fait irrésistiblement penser au Douanier Rousseau. » On voit tout ce que Fourier a gagné d’estime en près de trois quart de siècles. A l’heure où triomphe l’exposition de l’art brut au pavillon de Marsan, peut-être quelque auteur bien intentionné concédera-t-il à Fourier la qualification de sociologue « brut » qui synthétiserait en quelque sorte les deux appréciations.
Dans les trois cas, et pour honorables que soient les comparaisons (la folie ne passant plus pour péjorative), il y a, je crois, malentendu. Jusqu’à maintenant — jusqu’à André Breton plus précisément — on a voulu diviser la pensée de Fourier en secteurs auxquels on se permettait de donner des bons ou des mauvais points : un très bon pour la partie critique, un passable pour la partie utopique, un très mauvais pour la partie cosmogonique. Fourier lui-même accordait que certaines de ses affirmations les plus extraordinaires n’étaient là que pour attirer l’attention des lecteurs apathiques et il faisait semblant de cligner de l’œil en les accompagnant d’une parenthèse du genre : « Piège aux zoïles ! » Ruse innocente, car il est bien évident qu’elles étaient pour lui l’expression de la simple vérité.
Et comment était-il parvenu à cette vérité ? Et pourquoi n’est-il ni un fou ni un naïf ? En énonçant une théorie qui s’écartait de toute autre, il s’écartait lui-même de tous les qualificatifs connus. Quant à la vérité, il l’avait perçue grâce « à une aptitude innée qu’ont certains caractères pour atteindre à des connaissances transcendantes ». Ainsi Euclide, Archimède, Pascal étaient-ils des « géomètres d’instinct ». Ce qui d’ailleurs ne veut pas dire que le problème des sources de Fourier ne mérite pas une grande attention, ni qu’il se soit abstenu, bien au contraire, d’ « explorer en entier le domaine de la nature ».
Cosmologue inspiré donc, ce n’est pas gratuitement qu’il se compare (implicitement) à des géomètres, car les mathématiques forment l’ossature même non pas de son système, mais du système du monde ; elles sont identiques à la « justice divine ». Dieu calcule et celui qui veut pénétrer les mystères de l’harmonie doit aussi calculer. La théorie de l’association, dit Fourier, est fondée sur des calculs « très rigoureux et sévères ». Il soumet volontiers ses théories à la critique de ceux qui témoignent d’ « une grande aptitude à apprécier les calculs exacts » (lettre inédite du 22 juin 1832). J’ai essayé de montrer (dans Bords [7]) que les « séries » qu’il utilise sont loin d’être des fantaisies d’arithmomane.
L’étude de Fourier est à peine commencée ; on trouvera des points de vue nouveaux dans l’ouvrage de Lehouck, Fourier aujourd’hui7 [8] ; on attend avec impatience les publications et les travaux de Mme Simone Debout. Une nouvelle figure de Fourier se dessine dont André Breton a été le premier à tracer l’esquisse. Son œuvre peut être considérée sous de nombreux aspects. Pour ma part, il me semble que l’un de ceux qui doivent mériter le plus de considération est l’intime alliage de la poésie et des mathématiques qui donne son sens le plus profond et les fondations les plus fermes à la « folle » entreprise de libération que fut celle de Fourier.
Robert Pagès [9] : un psycho-sociologue maudit
Fourier est un auteur contemporain qui a formé puis exprimé l’essentiel de sa pensée du temps de Robespierre et de Napoléon. Tout d’abord il faut le dégager du fouriérisme appliqué, non par dédain mais par souci d’exactitude : ce qu’il a apporté internationalement au mouvement coopératif n’est qu’une branche de son influence (à travers le mouvement socialiste) et surtout qu’un menu rameau de sa pensée. Ce ne sont peut-être pas les aspects les plus influents de ses ouvrages qui sont à nos yeux les plus saillants ni les plus actuels. Même les grands disciples (Considerant, Pellarin), précisément parce qu’ils formaient école, ont voulu l’amputer notamment de sa sexologie et de son érotique. On peut goûter (ou non) sans être théosophe, la singulière poésie de son emblématique qui oscille entre les fabulistes et la science fiction. Mais on s’étonnera avant tout de reconnaître chez lui les anticipations les plus rigoureuses et les plus variées, sur l’architecture (les rues-galeries), l’urbanisme (la « demeure collective »), l’aménagement du territoire (critique du monopole parisien, métropoles d’équilibre) ; sur la médecine (préventive, diététique, psycho-somatique), la psychiatrie (classement des maladies suivant la dominante dans le conflit contrainte-passion), la psychothérapie (par le groupe et le travail), la pédagogie (active, groupale, par le jeu-travail). C’est à dessein que je n’insiste pas sur sa dynamique bien connue des groupes de travail, dont les préceptes généraux n’ont pas été beaucoup augmentés ni toujours retrouvés par la psycho-sociologie industrielle, ni sur sa prévision du « garantisme » qui rend compte de bien des traits communs au mouvement social du 20e siècle, New Deal, socialisme ou dirigisme.
Cette liste au hasard n’a pour but que de poser la question : comment une pareille fécondité d’invention dans le « détail » (si exubérante et si neuve qu’elle a été dédaignée même par Marx) a-t-elle été théoriquement possible ? Je crois qu’il a fallu que Fourier détînt réellement une clé, une découverte fondamentale, comme il le pensait : c’était bien l’esquisse de ce que nous appelons aujourd’hui une théorie de la motivation. Fourier avait ressenti fortement la dissymétrie, plus tard vérifiée expérimentalement, entre les couples de déterminations (tendance-contrainte) et de sanctions (plaisir-punition) comme régulateurs du comportement, et l’avait appliquée aux interactions sociales. D’où l’axiome de l’ « attraction » (mobiles d’approche et non d’évitement), comme seul mobile non générateur de conflits intra et interindividuels. Cet axiome de Fourier est bien connu mais il reste à comprendre à quel point d’autres idées essentielles s’y rattachent, par exemple la méfiance à l’égard de l’action massive des Etats et la préférence pour l’initiative locale, catalytique ; corrélativement l’appel systématique à l’expérimentation, plus ou moins segmentaire ou intégrée.
Fourier reste un modèle extraordinairement précoce et inégalé, de liaison entre épistémologie et méthode scientifique ; méthode scientifique, techniques sociales et politique générale ; théorie psychologique, psychologie sociale et psychopathologie, sociologie et « prospective » (et même anticipation fantastique). Qu’il fût avec cela de culture extra-universitaire et de style « singulier » n’est peut-être pas le moins significatif ni le moins réjouissant. Il est bien dommage pour nous que Marx, Bakounine, Freud, Moreno, Lewin ne lui doivent pas davantage. C’est peut-être que les Français ont mis plus d’un siècle à le rééditer. Les poètes maudits eux-mêmes ont eu bien plus de chance.
L’amour pivotal [10]
Ici les rigoristes vont se réconcilier avec la polygamie, où ils découvriront des germes d’une fidélité très noble quoique non exclusive ; cette énigme va s’expliquer par l’amour pivotal, genre de plaisir assez familier aux civilisés, et que pourtant ils n’ont pas su distinguer de l’amour ordinaire ou égoïste ; cette inadvertance est une des causes de l’extrême confusion qui règne dans leurs analyses de l’amour ; je vais réparer l’erreur qui est tout au désavantage des polygynes au champion de cet amour pivotal qu’on ne sait ni apprécier ni même apercevoir tant la civilisation est neuve sur l’étude de la plus belle des passions. (…)
Les polygynes ont la propriété de se créer un ou plusieurs pivots amoureux. Je désigne sous ce nom une affection qui se maintient à travers les orages d’inconstance. Un polygyne, quoique changeant fréquemment de maîtresse, aimant par alternat, tantôt plusieurs femmes à la fois, tantôt une seule exclusivement, conserve en outre une vive passion pour quelque pivotale à qui il revient périodiquement. C’est une amante de charme permanent et pour qui il ressent de l’amour même au plus fort des passions qui le rendent insouciant pour ses favorites de l’alternat précédent. Cet amour est pour lui un lien d’ordre supérieur ou lien de foyer qui se concilie avec les autres amours comme le blanc avec les sept couleurs dont il est l’assemblage. C’est donc une constance composée qui s’identifie avec les inconstances, les infidélités, et qui mérite à ce titre le nom de fidélité transcendante. On en trouve beaucoup de traces en civilisation — elle mérite donc une exacte analyse, d’où nous passerons à ses emplois en harmonie. L’attachement des polygynes pour leur pivotale n’est pas d’égale durée. Il se soutient toute la vie chez un omnigyne, tandis que chez un digyne il est en terme moyen de sept fois en sus de la révolution amoureuse. Elle est d’un an chez le digyne, il doit donc aimer une pivotale environ quatre ans, l’omnigyne aimera huit fois plus longtemps la sienne et les caractères moyens heptagynes, hexagynes, soutiendront leur préférence pivotale en rapport de degré comme digyne environ quatre ans, trigyne six ans, tétragyne douze et pentagyne seize, hexagyne vingt et heptagyne vingt-quatre, omnigyne vingt-huit. Or vingt-huit ans d’amour en civilisation seraient à peu près l’ensemble de la carrière amoureuse, d’autant mieux qu’on ne rencontre pas d’emblée sa pivotale ; il est même très difficile de rencontrer en civilisation ces hautes sympathies, ladite société laissant tout au hasard dans les amours et il ne règne aucune méthode d’assortiment gradué.
Un fanal et des boussoles
Egarés dans l’abîme de ténèbres, dans les systèmes politiques et moraux, commençons par chercher un fanal plus sûr que cette prétendue raison qui nous a perdus ; rallions-nous à Dieu, cherchons sa trace dans le dédale. Où trouver parmi nos passions quelque souffle de l’esprit divin ; est-ce dans les fureurs de l’ambition, dans les perfidies administratives et commerciales, dans la vénalité des amitiés, dans les discordes des familles ? Non, la cupidité, le mensonge, l’envie, attestent l’absence de l’esprit divin, mais il est une passion qui conserve sa noblesse primitive et qui entretient chez les mortels le feu sacré, les caractères de la divinité. Cette passion est l’amour, flamme toute divine, véritable esprit de Dieu qui est tout amour. N’est-ce pas dans l’ivresse de l’amour que l’homme s’élève aux cieux et s’identifie à Dieu ? Est-il d’amant ou d’amante qui ne divinise l’objet aimé et qui ne croie partager avec lui le bonheur de Dieu ? (…)
Telle est aussi l’opinion de Dieu ; il pense que l’homme est un être incomplet sans l’amour ; aussi a-t-il pris des précautions sans nombre pour assurer aux vieillards d’un et d’autre sexe les illusions et délassements amoureux dans l’ordre d’harmonie dont on va lire la théorie. Nos vieillards civilisés parviennent à oublier l’amour, mais ils ne le remplacent pas ; les de l’ambition, de la paternité, ne sont souvent pour eux qu’un sentier de ronces ; tout sexagénaire exalte et regrette les plaisirs qu’il a goûtés au bel âge. Nul jouvenceau ne voudrait échanger ses amours contre les distractions du vieillard. (…)
Cependant, c’est la passion la plus proscrite par les coutumes civilisées ; on ne lui laisse d’autre développement qu’un appelé mariage dont les en faut-il davantage pour faire pressentir que la civilisation est l’antipode des vues de Dieu… que l’amour soit dans l’ordre civilisé un fanal trompeur, c’est un sujet de défiance non pas contre l’amour, mais contre la civilisation qui ne se concilie pas avec la passion toute divine ; observons bien à ce sujet que si je désigne l’amour comme oracle social, c’est sur le bien possible dans les sociétés futures et non pas dans celle-ci.
A cet oracle ou indice, il faudra joindre une boussole passionnelle ou méthode de direction certaine dans le développement des passions. Ce sera encore le bon sens qui l’indiquera. Provisoirement, j’avertis le lecteur qu’au lieu d’une boussole nous en aurons deux, tant la Providence a craint que l’homme ne manquât de fanaux et de guides pour atteindre au bonheur. Nous aurons pour boussole matérielle l’analogie, entre autres celle de la musique ou harmonie parlante, analogue aux sciences fixes mathématiques. Mais nous n’en sommes pas encore à cette recherche. Commençons à analyser et rassembler les matériaux dont nous composerons notre édifice, dont la distribution est mathématique, immuable et unitaire dans tous les mondes et dans tous les temps ; elle doit être identique avec l’harmonie passionnelle, à défaut de quoi il y aurait duplicité dans le système de l’univers. Nous aurons pour boussole passionnelle la distribution sériaire ou développement par groupe et séries qui est le vœu collectif et individuel de toutes les passions et le mode établi par Dieu dans toute la nature. Il doit s’adapter aux passions, à défaut de quoi il y aurait duplicité dans le mécanisme universel.
L’harmonie mesurée
Les sympathies et antipathies ont été pour Dieu l’objet d’un calcul très mathématique ; il a réglé celles de nos passions aussi exactement que les affinités chimiques et accords musicaux…
Les sympathies ne peuvent s’établir méthodiquement qu’en graduant les caractères par douzaine, avec pivot et transitions…
(…) Car où serait l’unité de l’univers si nos passions étaient exclues de participer à cette harmonie mesurée, que nous considérons en matériel comme inspiration divine, et qui est à nos yeux le sceau de la justice divine en matériel, notamment dans le plus vaste ouvrage de Dieu, dans les tourbillons de mondes planétaires si mesurés dans leur marche qu’ils parcourent à minute nommée des milliards de lieues ? Ces astres sont disposés en binoctave mesurée, comme celle dont je viens de donner le tableau. Ils fonctionnent de même en double octave dans leurs versements ou absorptions et résorptions d’aromes.
Tant que nous ne savons pas reconnaître l’esprit divin dans les harmonies mesurées matérielles, nous ne sommes pas dignes de nous élever aux passionnelles ni d’en pressentir le système. Comment ces accords mesurés ne seraient-ils pas applicables aux passions, qui sont la portion de l’univers la plus identifiée avec Dieu ?
Loin d’avoir entrevu ce destin des passions, nous voyons l’ordre mesuré tomber, pour ainsi dire, dans le discrédit. L’opéra, réunion de toutes les harmonies mesurées, est plus que jamais titré de frivolité ; et l’on vante encore aujourd’hui la sagesse du rêveur Platon, qui voulait bannir les poètes de sa république, et les faisait conduire à la frontière au son de la musique ; c’était employer une harmonie mesurée à en chasser une autre. Si nos oracles de sagesse ont de si sottes idées sur l’ordre mesuré, faut-il s’étonner qu’ils n’en aient jamais entrevu le mystère, qu’ils n’aient pas su y apercevoir l’agent principal de l’harmonie des passions ?
Roger Garaudy [11] :
un homme du futur
« Neuf Français sur dix sont des fouriéristes qui s’ignorent » disait Sorel. Je voudrais que cela fût vrai. Car Charles Fourier est, depuis le début du XIXe siècle, l’un des esprits les plus stimulants pour tous ceux qui aiment l’avenir.
Au-delà des folies d’une imagination exubérante, de sa conception naïve d’une oasis au milieu du chaos, et d’un langage d’Apocalypse, il a fait une critique aiguë du capitalisme en plein essor. A partir d’une pénétrante analyse du parasitisme commercial et de l’anarchie industrielle, il a dit les méfaits, dans ce régime, de la division du travail. Ce n’est pas le travail qui est divisé, c’est l’homme. Dans une anticipation dialectique qui émerveillait Engels, il montrait comment la pauvreté naît de l’abondance. Un ordre social ainsi déséquilibré exige le recours à toutes sortes de contrepoids : d’abord l’Etat, armant un « petit nombre d’esclaves salariés pour contenir une multitude d’esclaves désarmés » ; et aussi la morale, police de classe, régnant dans l’intimité des âmes, et étayée par une religion de la résignation, de l’ascétisme, des craintes de l’enfer et des promesses de l’au-delà.
A l’inverse, la cité future, le Phalanstère dont rêve Fourier, c’est l’épanouissement de l’homme intégral dans le bonheur et l’harmonie. Le Phalanstère, qu’il nous décrit avec une foi de visionnaire, est une symphonie de passions, où le travail est joie et création de beauté.
Fourier a construit une grande utopie optimiste de l’avenir.
Des romans d’anticipation de Wells à Farenheit 451 et aux faux prophètes de la « mort de l’homme », les utopies sont devenues pessimistes : elles ne sont pas création du futur, mais extrapolation morose des mécanismes de la société actuelle. Fourier, lui, imagine un véritable avenir qui n’est pas simple prolongement du passé, mais au contraire rupture avec ses aliénations. La richesse n’y sera plus définie par l’avoir mais par l’être. Marx reprendra cette indication : « L’homme riche est celui qui a besoin d’une totalité des manifestations de la vie. » Le développement des sciences et des techniques, ne fera pas de l’homme un robot, mais créera au contraire les conditions d’une activité multiple, créatrice, esthétique. Seul, quelques années plus tard, en 1891, l’Anglais William Morris, un préraphaélite qui fut l’ami d’Engels et un merveilleux militant, dans ses Nouvelles de nulle part11 [12] évoquera « la dernière utopie optimiste ».
C’est déjà beaucoup d’avoir suggéré à Marx, qui l’admirait, des éléments de sa critique des contradictions du capitalisme, le principe de sa théorie de l’Etat, sa conception de l’homme polytechnique, une vision concrète du communisme comme épanouissement de l’homme total fondée sur un changement de conditions matérielles de la vie.
C’est plus encore de conserver, en 1967, l’étonnante actualité de combattre les utopies pessimistes de ceux qui oublient le pouvoir créateur sans fin de l’homme, les illusions de ceux qui confondent la nécessaire construction des bases économiques et sociales du socialisme avec le socialisme accompli depuis sa base économique jusqu’aux formes politiques et aux épanouissements de l’homme et de sa culture, de combattre aussi le faux messianisme de ceux qui confondent une discipline ascétique imposée par les circonstances historiques avec le communisme de Marx qui avait appris de Fourier qu’il était richesse sans limite et plénitude de l’homme.
Fourier a encore aujourd’hui quelque chose d’essentiel à dire à tous ceux qui veulent être pierres vives aux chantiers du futur.
Philippe Audoin [13] : le tireur d’épines
Plus encore que celui dont se scandalisait Fourier, le monde présent, où s’intensifie la guerre du riche contre le pauvre, où le génocide est le garant d’une satiété maussade, est à nos yeux un objet de scandale ; et les spéculations « philosophiques » qui prétendent l’interpréter, l’amender ou le justifier, ne nous paraissent pas moins vaines qu’autrefois.
Avant tout autre Fourier — sans céder aux tentations pastorales — a rejeté en bloc ces incohérences et ces mystifications. Ce que la société mercantile et manufacturière portait en germe en fait d’oppression et de crimes — et l’on sait quels fruits ces germes ont portés — il a su le voir avec une incomparable lucidité que n’offusquait pas même la poudre-au-yeux d’un essor industriel ainsi conduit.
Essor industriel tant qu’on voudra, mais à condition que se substitue :
— au morcellement, l’unité : l’unitéisme, treizième passion, se subordonne les douze autres — c’est toujours la première… ; elle sous-tend l’universelle analogie.
— à la répression, l’attraction : l’univers est régi « par attraction et non par contrainte » et le ressort de l’attraction n’est autre que la volupté.
— à la pauvreté hypocritement valorisée, l’innocence d’une richesse illimitée : « nous désirons encore le luxe externe ou richesse, qui garantit l’essor libre des sens. »
— à l’humanisme crypto-chrétien du bien et du mal la restitution de toutes les passions dans la conscience et dans l’action d’un sujet résolu à s’accomplir : « car le vrai bonheur ne consiste qu’à satisfaire toutes ses passions. »
Cinquante ans avant Marx, Fourier a contesté que la « civilisation » pût satisfaire une minorité nantie dans un monde voué à la famine — et affirmé de surcroît que l’homme disposait de l’Histoire et non l’inverse.
Cent ans avant Freud, il a opposé la sublimation au refoulement — et posé de surcroît, comme condition au bonheur de l’homme, l’émancipation amoureuse de la femme.
Toute son œuvre, en même temps qu’une protestation exemplaire, développe, selon le mode envahissant, luxueux et péremptoire de l’art-brut l’intarissable métaphore du désir. Fou ? Il fallait que son génie fût bien grand pour que cette folie s’exprimât dans les termes d’une apocalypse propre à renverser les malédictions de Pathmos !
Le surréalisme, pareillement issu d’un sursaut de rage et d’indignation devant l’absurdité du monde comme-il-est et du temps comme-il-vient, ne pouvait manquer de saluer en Fourier l’un de ses plus évidents devanciers.
André Breton, alors qu’en 1945 il était l’hôte de tribus indiennes préservées de l’anéantissement, sinon de la misère, a dédié à Fourier, sous réserve de quelques « corrections d’angle », l’Ode toute de ferveur que méritait sa mémoire décriée. Depuis, il n’est guère de publication ou de manifestation surréaliste qui ne s’en soit directement réclamée.
C’est encore en hommage à Fourier qu’une nouvelle revue surréaliste, dont la première livraison vient de paraître, a pris pour titre : l’Archibras.
Ce membre emblématique, dont Fourier, à l’universelle et durable risée des imbéciles, assurait que les humains seraient dotés « en harmonie », peut en effet figurer l’une des ambitions permanentes du surréalisme : libérer et mettre en œuvre, au service du désir, la toute-puissance de l’imagination.