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Site internet de l’Association d’études fouriéristes et des Cahiers Charles Fourier

La psycho-sociologie de Fourier
Article mis en ligne le 1er juin 2020
dernière modification le 30 mai 2020

par Debout, Simone

Le Surréalisme, même. Paris, revue trimestrielle, directeur André Breton, Printemps 1959, n° 5, p. 29-33. [1]

L’amour de charme de toute l’humanité, la passion qui fait des demi-dieux, passion composée mais essentiellement spirituelle, pousse ses racines sur des « amours passagers », c’est-à-dire sur la libre sexualité.

Est-ce là une fantaisie délirante de Fourier ou bien son projet d’un exaucement des sens est-il fondé ?

En fait les mystiques nous donnent l’exemple réel d’une telle transmutation de la chair en esprit. Dans les vers de saint Jean de la Croix, par exemple, l’émoi érotique et la vie spirituelle communiquent au point que l’on ne saisit plus le passage de l’un à l’autre mais l’écoulement d’un flot unique. En ces mots clairs le simple élan commun s’élève et s’approfondit à l’infini.

Or, Fourier, s’il ne vise pas un accord immédiat aussi exceptionnel, rêve cependant d’un pareil agrandissement de l’individu qui, par le plus particulier et le plus corporel, atteindrait au plus élevé, à l’accord « omnimode », source et fin de la morale. On passe en harmonie des mouvements sensibles, du désir le plus nu à l’amour de l’humanité.

Aussi bien Fourier se dresse-t-il une fois encore en marge. Breton lui-même glisse parfois à une mystique négative de la sexualité : « J’adore, je n’ai jamais cessé d’adorer ton ombre vénéneuse, ton ombre mortelle. [2] » Mortelle, peut-être, Breton l’aperçoit parce qu’il n’a pas « réussi encore à obtenir du génie de la beauté qu’il soit tout à fait le même avec ses ailes claires ou ses ailes sombres… L’enfant que je demeure par rapport à ce que je souhaiterais être n’a pas tout à fait désappris le dualisme du bien et du mal. [3] »

Fourier, lui, ignore tranquillement ce dualisme traditionnel. On passe dans son monde de cette « nuit » à la plus haute réalité morale. La sérénité est rare en ce domaine. Elle est la force de Fourier. Si on compare ses dires non plus aux parades puritaines, mais à toutes les outrances littéraires contemporaines, ce n’est point la vésanie érotique qui nous apparaît mais un curieux équilibre païen. Fourier est de ceux qui semblent capables de vaincre une vieille antithèse : celle de la chair et de l’esprit.

Breton écrit : « De nos jours, le monde sexuel n’a pas, que je sache, cessé d’opposer à notre volonté de pénétration de l’univers son infracassable noyau de nuit [4] ». L’épreuve érotique est irréductible à toute convention superficielle et au leurre d’une fausse connaissance. C’est la même intuition qui est à la source des projets de Fourier. Aux idées abstraites, aux purs devoirs dictés par la raison pratique, hors de toute sensibilité, il oppose une communion vécue qui prend sa source au plus individuel et contingent. Mais de ce « mystère » il ne fait pas un « sphinx noir ». En Harmonie, il n’est pas d’ombre vénéneuse — est-ce parce que le réel est privé de sa densité et l’obstacle allègrement franchi par le rêve utopique ou parce que Fourier a su pressentir l’enrichissement possible de cette « descente aux enfers » ? Le certain est qu’il n’a pas ignoré le problème et qu’il ne l’a pas traité légèrement. Les amours libres sont « pivot » social, passage possible du sensible particulier à la fraternité humaine, et cependant Fourier n’ignore pas les perversions ni les aberrations sexuelles ; mais ce dialecticien spontané fait d’elles des transitions privilégiées à l’amour illimité. Les amours saphiennes par exemple « engrènent », dit-il, de l’amitié à l’amour. Il n’est pas jusqu’aux goûts bizarres qui ne soient garants d’un lien social plus étendu, puisqu’ils obligeront le plus souvent ceux qui possèdent à chercher au loin leurs pareils, et qu’ils relieront donc des groupes destinés, semblait-il, à demeurer séparés. A la limite, d’ailleurs, dire que la sexualité est expression du plus particulier et du plus contingent, c’est aligner des mots privés de sens ou bien indiquer qu’elle suscite toujours une société secrète, en ce sens que s’y déploie enfin le plus individuel et le plus caché. La norme ici, comme en tout domaine, est une abstraction vide.

Or, si Fourier comprend largement cette vérité, son paradoxe est d’affirmer que la sexualité, essentiellement privée, ne nous coupe pas d’autrui ni de l’être, mais tout au contraire. La vérité secrète des amants se relie, pour lui, à la vérité de l’homme uni au monde. Ici Fourier pressent ce que la psychanalyse élaborera. La sexualité est une expression privilégiée, essentielle de notre être humain social. Elle est corrélative à l’harmonie individuelle et sociale. Mais comment ? Fourier ne l’a pas explicité. Si nous ne voulons pas nous contenter de ses affirmations, il nous faut chercher à travers les textes.

Tout d’abord, il parle d’un essor vrai, donc humain et non pas instinctif et brutal. « Il faut prévenir, dit-il, l’influence exclusive du principe matériel ou lubricité qui seul en amour dégrade l’espèce humaine, la ravale au niveau des brutes ». Une analyse très dure précise sa pensée. Il stigmatise les accouplements d’occasion provoqués par la chaîne domestique sans aucune illusion ni d’esprit ni de cœur.

C’est, continue-t-il, un effet très-ordinaire chez la masse du peuple où les époux affadis, bourrus, et se querellant pendant le jour, se réconcilient forcément au chevet, parce qu’ils n’ont pas de quoi acheter deux lits et que le contact, le brut aiguillon des sens, triomphe un instant de la satiété conjugale. Si c’est là de l’amour, c’est du plus matériel et du plus trivial. [5]

Le plaisir de l’amour n’est donc pas seulement le plus vif des plaisirs sensibles. Déjà Montaigne remarquait qu’« en la plupart du monde, cette partie de notre corps était comme déifiée. En même province, les uns se l’écorchaient pour en offrir et consacrer un lopin, les autres offraient et consacraient leur semence [6] ».

Ainsi marquait-on un ordre à part, un dépassement et qui ne visait pas la seule génération. Fourier, en tout cas, distingue radicalement la sexualité et la génération et se distingue par là, radicalement, des « naturistes ». Pour Diderot, par exemple, les sauvages d’Otahiti « mangent pour croître et croissent pour multiplier ». Cette vue utilitaire et simpliste est bien éloignée de Fourier.

Il insiste d’autant plus sur ce point qu’il a conçu un « optimum de population » : une région trop dense ne produit pas toutes les richesses possibles, un pays surpeuplé est réduit à la famine [(1)]. Quand la population du globe aura atteint « le grand complet », elle ne devra plus s’accroître, car l’ordre des séries serait faussé « par engorgement » et la surabondance nécessaire au bonheur disparaîtrait. Ces vues indignèrent mais un siècle après Fourier elles répondent à une préoccupation réelle. On tourne le danger de surpeuplement mondial en rêvant de coloniser les planètes proches de la terre, en préparant la consommation des algues marines, ou en faisant la guerre [(2)]. Fourier n’a pas envisagé ces « solutions » mais il parla de la stérilité des 2/3 des femmes, stérilité obtenue par divers moyens : la vigueur, dit-il, associée à une nourriture raffinée, un exercice intégral du corps et surtout la liberté amoureuse — qui ne favorise pas la génération mais au contraire — l’exemple des courtisanes, ose-t-il écrire, en témoigne. Il envisage d’ailleurs d’autres moyens « encore inconnus ».

Mais l’essentiel, et qui nous intéresse ici, est que les relations amoureuses libres et multiples n’ont pas la génération pour fin. Elles valent en elles-mêmes et, un développement indirect va nous montrer jusqu’à quel point, dans l’esprit de Fourier : appréciant les sociétés de francs-maçons, ils avaient créé tout ce qu’il fallait, dit-il, pour acquérir lustre et puissance. Que leur a-t-il manqué pour atteindre le plus brillant développement social ? le génie d’animer leurs rencontres et leurs réunions. Il leur eut fallu « créer une religion de la volupté, introduire des femmes dans leurs cérémonies, et par le libertinage même ils atteignaient une puissance invincible [7] ».

La sexualité est en ce passage clairement indiquée comme capable d’enrichir et d’animer la sécheresse et l’abstraction des principes civilisés, capables de susciter « une religion » [(3)].

Est-ce incohérence ou folie ? Non pas, car, Fourier nous l’a dit, il prétend fonder la fraternité non sur la charité mais sur une « passion de charme » véhémente et fougueuse. Or, le désir amoureux vise un être tout entier. Il n’est pas amour du seul esprit, il naît de la beauté apparue. Les amis de la transcendante pensée voient là une contradiction, ils ne voudraient aimer que l’esprit, ils sont emportés contre leur gré par l’amour réel et sensuel. La pensée chrétienne, plus profonde, voit la même injustice en l’amour du beau qu’il soit d’esprit ou de corps. La charité est autre, qui s’étend au plus misérable, au plus laid comme au pauvre d’esprit. A l’opposé des morales abstraites et de tout amour du beau idéal, c’est à une même profondeur réelle que tend l’amour « de charme et non de charité ». Il y a une élection injuste, un élan tout contraire à la charité dans l’amour mais ce choix lui-même s’il est vécu dans sa plénitude porte un autre sens. Il s’adresse à un être unique aimé dans sa particularité. C’est une plaisance d’un jour ou un amour durable, mais toujours il vise l’être total.
Chateaubriand, au début des Mémoires d’Outre-Tombe, compose, pour sa félicité suprême, une femme de toutes les femmes qu’il a connues. Si l’on pouvait réussir une beauté de tels morceaux séparés, elle serait froide sans doute « comme un rêve de pierre ». C’est une désolante chimère et d’une singulière insensibilité. L’amour charnel, plus évidemment que tout autre, résiste à la résolution en une essence idéale. Il est en sa vérité l’acceptation, l’amour de ce qui est, une sorte de soumission joyeuse à la contingence. C’est pourquoi, bien qu’il soit une passion de charme, il n’est point tant éloigné qu’il ne semble d’abord de la charité. Il est une reconnaissance d’autrui dans sa réalité tout entière et dans sa chair même, Fourier le nomme « illusion réelle ».
Or, c’est là précisément ce qui le sépare de la tradition moralisatrice. Il ne s’agit pas de dépasser l’incarnation mais bien plutôt de la réaliser en soi et en l’autre, de se sacrer le corps comme l’esprit. Sartre, en une pénétrante analyse [(4)] a bien montré qu’au moment du désir la conscience « s’englue » dans la chair, on se fait corps pour accéder au corps de l’autre. Mais en ce mouvement spontané, il voit une intention perverse : c’est pour mieux dominer autrui, pour le « posséder » que l’on cherche à l’envoûter. Le sujet peut s’oublier en cette quête et se perdre en son propre corps jusqu’au masochisme mais le désir se prolonge plutôt en désir de prendre, en mouvements sadiques. Alors, il se nie lui-même, il est échec en tous les cas, effort vain pour s’approprier la conscience de l’autre. L’inspiration bien différente de Fourier pose derechef la question : le désir est-il en effet perverti à sa source, ruse obscure de la conscience qui tend à prendre au piège l’autre sujet ? La relation maître-esclave a fait un immense chemin depuis Hegel mais j’ai montré que, pour Fourier, elle n’est pas inéluctable et non plus que tout autre rapport humain, la sexualité ne l’implique nécessairement. Sartre la voit partout, il n’est pas pour lui de « regards échangés ». Il n’est même pas de regards vus. Du seul fait d’être regardé, le regard se mue en œil, en chose. En vérité, ce n’est que dans le mépris ou l’indifférence que le regard de l’autre devient chose du monde. Encore est-ce une position instable à quoi la réaction de l’autre, mortifié, peut mettre bon ordre. Nous éprouvons quotidiennement que des regards se rencontrent. Nous ne sommes plus librement seuls devant un regard. Cet échange peut être furtif, banal, marquer une limitation réciproque ou plus profondément un accord, la multiplication de deux points de vue. Mais le visage même et le corps tout entier en tant qu’ils signifient un sujet, suscitent aussi l’« échange » des relations réciproques et qui n’impliquent pas nécessairement domination ou esclavage ; le corps du danseur, si nu soit-il, n’est jamais regardé comme une chose. Il signifie en chacun de ses gestes. Il est habillé de mouvements. Il se dépasse à chaque instant. Il est rythme, c’est-à-dire esprit plus que chair. Au contraire, la « danseuse nue », si elle n’est danseuse que de nom, montre son corps quand elle retire ses voiles. La relation qui se crée entre elle et ceux qui la regardent est alors en effet de domination sadique.
Cela veut dire que l’on ne peut regarder la chair comme chair dans sa « facticité », sans domination. Elle est chose du monde pour le regard conscient. La vue domine son objet, le tient à distance s’il n’indique d’abord un sujet. Celui qui regarde est isolé en sa conscience maîtresse et même un regard d’admiration peut blesser : il juge, il jauge. Mais le désir bouleverse la froide tranquillité de la connaissance. Il n’est plus de clair regard, de sujet pur mais un émoi partagé. L’amant se fait corps pour jouir du corps de l’aimé. Le trouble empâte alors la conscience, dit justement Sartre mais, par la même, on a enfin accès, sans domination, à la chair de l’autre.
Deux corps, pénétrés de trouble et plus vivants que jamais, se découvrent sans que l’un domine, sans que l’autre soit opprimé. Ce délire, qui nous fait sentir plus réels, peut aller jusqu’à vivre en autrui. Le désir n’est comble que dans la réciprocité jusqu’à sa pointe extrême — petite mort, dit-on, fulguration, dilution de la conscience dans le corps, image de la mort, de la dilution dans le monde où il n’y a plus d’individualité. D’où les rapports souvent relevés entre la volupté et la mort.
Mais de cette « petite mort », précisément, le sujet revient délivré du trouble par son excès même. Il a fait l’épreuve vraie de la contingence, au niveau même de cette contingence. Ces rapports qui peuvent dériver vers le sadisme ou le masochisme sont donc capables, en leur vérité, de fonder un accès libre au corps d’autrui, libre, c’est-à-dire sans maîtrise ni servitude et par suite un accès aux choses mêmes du monde, à la nature, car ils sont possibilités de fusion du sujet et de l’objet. Pour la conscience isolée, le monde est « prolifération absurde et nauséeuse ». Pour l’homme sensible, elle a une âme : par l’intermédiaire de son corps, il participe à elle. La séparation du « philosophe » est à l’extrême celle de celui qui va mourir. Le Prince André agonisant [(5)] voit Nathalie d’au-delà les frontières de l’existence, sans aucun sentiment. Mais si quelque force parfois lui revient, son amour renaît. Pour celui qui vibre aux choses, elles vivent avec lui. La pierre même et le métal dans la main du sculpteur sont animés. Respectant leur nature, il en fait un bel objet humain. Cette soumission au réel et cette création sont mouvement de l’amour et de la poésie. La nature devient sensible pour qui vit en elle :

La charrue écorche la plaine
… et les vents battent les rameaux D’une amoureuse violence. [(6)]

Ce « surréel » est le principe même des analogies de Fourier. Théophile de Viau était un « libertin » [(7)]. Peut-être n’est-ce point un hasard si, comme le veulent les surréalistes, il y a communication, variations continues de l’émotion érotique à l’émotion poétique, toutes deux sources de merveilleux. Dans une perspective différente, Valéry conclut à des choses analogues. Il ne passe pas de l’amour aux choses du monde, mais son goût pour la mer lui éclaire, au contraire, les « possibilités » de l’amour :

Nage — se retourner dans cette pure et profonde substance — boire et souffler la divine amertume, c’est pour mon être le jeu comparable à l’amour, l’action où tout mon corps se fait tout signes et tout forces, comme une main s’ouvre et se ferme, parle et agit. Ici tout le corps se donne, se reprend, se conçoit, se dépense, et veut épuiser ses possibles. Il la brasse, il la veut saisir, étreindre, il devient fou de vie et de sa libre mobilité il l’aime, il la possède, il engendre avec elle mille étranges idées. Par elle, je suis l’homme que je veux être. Mon corps devient l’instrument direct de l’esprit et cependant l’auteur de toutes ses idées. Tout s’éclaire pour moi Je comprends à l’extrême ce que l’amour pourrait être. Excès du réel ! Les caresses sont connaissance. Les actes de l’amant seraient les modèles des œuvres. [8]

La sexualité est un élan qui franchit sa fin apparente. Elle est participation à l’autre dans sa contingence la plus étrangère à la claire pensée. Elle est richesse qui s’épanche. C’est par et au-delà du trouble sensible que se crée l’union la plus intime à un être – à tous les êtres, dit Fourier.
Frédéric II, rapporte-t-on, demanda un jour à Voltaire pourquoi, à son avis, il aimait si peu les hommes et Voltaire répliqua : « Sire, c’est que vous n’aimez pas les femmes. » Fourier se serait enchanté de cette boutade qui répond exactement à sa pensée.
Il pressent, s’il ne l’explique pas clairement ce que devait montrer la psychanalyse : que la sexualité symbolise notre être au monde et à l’autre ; si elle est pervertie, empêchée, il y a subversion des justes communications avec autrui et le refus peut être du corps.
Au contraire, Fourier accepte sans restriction notre situation de fait ; nous ne sommes ni de purs esprits charitables et bons d’emblée, ni des bêtes brutes ; ni anges ni bêtes. La fraternité, la communion humaine naissent par et au-delà du sensible et plus spécialement par ce plaisir privilégié qui exige la présence d’autrui. La libre et vraie sexualité est signe d’Harmonie individuelle et sociale car, pour Fourier, comme pour les psychanalystes, il y a parallélisme entre l’accomplissement du sujet et la constitution des objets. Fourier lui-même fut si libéral que sa reconnaissance s’étendit jusqu’à la nature ; entravée par notre séparation, elle déploierait, pensa-t-il, pour des hommes plus parfaits, ses riches virtualités. Le despotisme ne peut donc être que total et la reconnaissance de l’autre, de l’être même le plus étranger, également.
Ainsi la reconnaissance n’est pas un froid énoncé de la raison, un vœu pieux et logique. Pour ce dialecticien spontané, la cohésion humaine est assurée grâce aux phénomènes qui, le plus sûrement, échappent à l’emprise sociale. Mais si les passions sensitives et la sexualité sont liées à l’organisme particulier, la société qu’elles soudent en acquerra peut-être les propriétés d’un tout organique.