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Loïc Rignol, Les Hiéroglyphes de la Nature. Le socialisme scientifique en France dans le premier XIXe siècle, Dijon, Les presses du réel, 2014.
Article mis en ligne le 1er février 2016

par Samzun, Patrick

Quelle mine d’or que ces Hiéroglyphes de la Nature, le livre que vient de publier Loïc Rignol aux presses du réel ! Quelle montagne d’archives, journaux, brochures, synthèses, encyclopédies a-t-il fallu que ce jeune chercheur en histoire soulève pour nous rendre vivant et parlant ce premier XIXe siècle ! Et quels trésors de patience, de minutie et de puissance intellectuelle lui aura-t-il fallu déployer pour rendre justice et force à toutes les parties de cet organisme que constitue la pensée des premiers socialistes ! Rarement on aura mieux compris la langue commune qu’ils parlaient, malgré les différences entre un Saint-Simon et un Fourier par exemple, ni les conditions intellectuelles de la production de cette « science sociale » qu’ils identifiaient explicitement au socialisme.
Loïc Rignol se donne ainsi pour projet de prendre au mot les premiers socialistes : puisqu’ils ne cessent pas, dans leur grande majorité, et notamment Fourier, de rejeter le terme d’utopie et de vanter au contraire les vertus régénératrices de la science, il convient d’examiner les conditions d’émergence de cette science qu’ils appellent sociale. Ce qu’il faut bien appeler le génie de la thèse défendue dans Les Hiéroglyphes de la Nature consiste d’abord à montrer, textes à l’appui, que cette science à visée émancipatrice s’est structurée comme les sciences naturelles de son temps, la cosmologie et la science de l’homme en particulier (physiologie et phrénologie), y puisant une méthode d’investigation, l’analogie, et un répertoire d’interprétation, le déchiffrement des signes de la nature. Ainsi, le corps humain devient la matrice de déchiffrement du corps social, qui lui-même est pensé comme un gigantesque organisme résultant du croisement des races. La biologie se traduit dans l’histoire, dans une histoire que le socialisme, enfin conscient de ses véritables fondements, peut contribuer à perfectionner.
C’est que, autre marque de génie, « le socialisme scientifique » (Proudhon) est lui-même un corps de doctrine dont la langue se traduit par une typographie expressive et dont les idées se propagent comme des forces : le thème de la force des idées, puisé par les saint-simoniens chez Ballanche, et développé par Victor Meunier, un élève de Fourier et de Geoffroy Saint-Hilaire, est essentiel pour comprendre l’imprégnation socialiste des esprits après 1830. Un Joseph Déjacque, par exemple, auquel Loïc Rignol consacre des pages d’une exceptionnelle densité, ne peut être compris sans déchiffrer l’influence croisée d’un Eugène Pelletan, qui lui communique l’idée de progrès, du Fourier des analogies et des cosmogonies, de l’anarchisme de Proudhon, mais aussi du prophétisme biblique d’un Lamennais.
C’est ici qu’il convient de souligner la marque la plus éclatante du génie philologique de Loïc Rignol : être parvenu à rallier dans un même récit science et religion. Car force est de constater que même la langue des socialistes matérialistes, tels Thoré, Dézamy ou Déjacque, est imprégnée d’accents mystiques, sinon religieux. Pour Théophile Thoré, « la phrénologie est l’annonce de cette anthropologie panthéistique » ; le corps social est comparé par Dézamy au corps du Christ ; quand chez Déjacque, « l’idée libertaire » s’épure de « circulus » en « circulus », montant vers des cieux infinis, où ne manque plus que Dieu. La nature, chez les premiers socialistes, est en effet vivante et progressive, elle élève vers Dieu ses harmonies terrestres. Déchiffrer chaque hiéroglyphe de la nature comme chaque signe du corps social, c’est gravir, tel Jacob, un échelon vers Dieu : « au XIXe siècle, écrit Loïc Rignol, l’esprit biblique y devient, à la lettre, biologique. Sa symbolique prend un sens scientifique. L’assomption est progression. Le développement de l’humanité est décrit comme une gravitation vers le Très-Haut » (p. 121).
Le propos de Loïc Rignol peut donc se résumer comme une épistémologie religieuse et vitaliste du premier socialisme, qui montre comment les fondateurs de la science sociale ont cherché par le corps de leurs doctrines à régénérer le corps social, en le modelant sur les harmonies déchiffrées d’une nature divinisée. Ainsi les premiers socialistes sont-ils enfin pris au sérieux comme savants et comme penseurs. Certains auteurs méconnus reprennent vie sous la plume puissante et inventive de Loïc Rignol. Julien Le Rousseau, à la fois fouriériste et catholique, devient l’artisan d’une « fusion très ambitieuse des thèses de Gall et de Fourier ». Et de résumer d’une phrase élégante et fulgurante, qui mobilise les ressources de la typographie, à la manière des écrivains qu’il cite : « les passions de l’un correspondent aux facultés de l’autre » (p. 648). Pour donner une idée, et espérons aussi une force communicative à l’ambition théorique de ce projet , citons pour finir cette page mystérieuse et presque mystique, la seule consacrée à cet illustre inconnu, qui mériterait à lui seul une nouvelle thèse, l’astronome socialiste Henri Lecouturier : « le socialisme et l’univers sont synonymes. Le socialisme n’est pas une création de l’esprit humain, il est la création même » (p. 424). Avis aux cosmosophes !