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Florent Perrier, Topeaugraphies de l’utopie. Esquisses sur l’art, l’utopie et le politique, Paris, Payot, collection « Critique de la politique », 2015, 379 pages.
Article mis en ligne le 1er février 2016

par Roche, Gérard

En ces temps troubles où la tentation à la résignation est forte, après les grands désenchantements du siècle dernier, l’ouvrage de Florent Perrier apporte une vigueur et une radicalité vivifiantes. Ambitieux et exigeant, il plonge aux racines même de la pensée de Fourier et de Saint Simon. Nourri de l’œuvre de Walter Benjamin, dont Florent Perrier a une connaissance intime, Topeaugraphies de l’utopie adopte une démarche philosophique et historique qui nous ramène au cœur de la critique de l’ordre dominant répressif né avec le capitalisme. Mais loin de s’en tenir à une démarche simplement épistémologique, l’étude qui nous est proposée du projet émancipateur de l’utopie questionne aussi notre temps pour définir un présent du subversif, ouvrant ainsi la voie à tous les possibles. Souvent reléguée dans un passé lointain, marginalisée, voire dénigrée, la pensée utopique demeure émancipatrice et son projet initial se trouve réhabilité.
Une méprise, sinon un contresens, plane sur le terme même d’utopie. A cet égard, Marx et Engels, bien que fervents admirateurs de l’œuvre de Fourier, qualifiée par eux de géniale, en portent la responsabilité en voulant lui opposer un socialisme scientifique. Sur ce point Florent Perrier, dans une analyse tout en nuances, montre que le marxisme qui s’est développé après Marx « en voulant sauver l’utopie » la met dans le même temps en péril par une rationalisation asséchante perdant ainsi le lien à l’imaginaire et au sensible.
L’ouvrage examine successivement les dimensions du corporel, de la communauté, du politique et du discours critique à travers la posture utopique de Saint-Simon et Fourier. Le fil conducteur de ce parcours théorique est de montrer qu’un projet révolutionnaire visant à créer une communauté libérée de toute oppression et de toute exploitation n’a de chance d’aboutir que si celui-ci prend en compte la dimension sensible, autrement dit fait l’examen de la « peau de la société », met à l’œuvre une topeaugraphie. Chez Fourier on trouve ainsi une multitude d’exemples de cette dimension sensible : alors que s’occuper « d’arts, de sciences, de fleurs » est perçu comme improductif en Civilisation, laquelle privilégie la raison et l’instrumentation des corps et des esprits, tel n’est pas le cas dans l’ordre combiné imaginé par le grand utopiste où ces activités « soutiennent l’ardeur des producteurs » et favorisent l’expression, la multiplication et la dissémination des passions. Fourier cherche ainsi à étendre la « peau des possibles » par la libération des passions et des désirs. En effet, il opte pour une création reliée à des forces vives, un travail créatif mêlé à la vie même et se confondant avec elle. Florent Perrier souligne ainsi que « cette intrication de l’art et de la vie, de l’esthétique et de l’érotique, dessine les linéaments d’une vie en elle-même créatrice » et non plus mutilée et fragmentée dans un travail aliénant.
Un des apports les plus stimulants de l’analyse de Florent Perrier se trouve dans les pages qu’il consacre à Saint Simon. Ce dernier rejoint Fourier en plaçant l’art au cœur de la vie et du projet de transformation sociale. Les pensées des deux théoriciens se rejoignent dans leur volonté commune de construire par les arts une conscience collective nouvelle. L’implication de l’avant-garde artistique chez Saint-Simon scelle le destin de la communauté à venir : elle en annonce la possibilité par l’union des artistes et des industriels. Les artistes sont à ce titre les précurseurs et les révélateurs d’une communauté à venir. Par leurs œuvres et par la puissance de l’expression ils rendent sensibles les possibilités d’émancipation. L’imagination « libérée de son rôle ancillaire » hérite d’une mission dont les artistes possèdent seuls les clés afin d’éveiller le peuple aux possibles de son émancipation.
A travers les postures critiques de l’utopie naissent des écarts porteurs de possibles qui déstabilisent le Donné et la réalité telle qu’elle est, portant atteinte à son emprise, dévoilent et libèrent en même temps des espaces à investir pour construire une société autre. Florent Perrier consacre de longs passages à ce rôle essentiel de l’écart et du doute absolus qui se trouvent au cœur de la pensée de Fourier. Appliqué aux conventions sociales, au langage, à l’organisation de la vie amoureuse et domestique, l’écart absolu est constamment privilégié dans le discours et la posture utopique chez Fourier. Pour lui comme pour Saint Simon cette pratique de l’écart procède par une multitude de sauts, de ruptures, de digressions dévoilant le champ des possibles.
Comme l’avait souligné Herbert Marcuse, « les possibilités prétendument utopiques ne sont pas du tout utopiques, mais constituent la négation historico-sociale déterminée de l’ordre en place ». L’affinité de pensée de l’auteur avec l’école de la Théorie critique incarnée par Adorno et Walter Benjamin est manifeste tout au long de l’ouvrage. C’est en s’appuyant sur leur méthode qu’il revisite les œuvres de Fourier et de Saint Simon pour défendre au terme de son étude une esthétique de la résistance. L’artiste et l’utopiste comme le philosophe sont portés par une exigence éthique radicalement subversive de l’ordre établi. L’art et l’utopie en viennent à se rejoindre. Dans sa conclusion Florent Perrier cite Peter Weiss pour qui « même si rien ne devait être comme nous l’avons rêvé, cela ne changerait rien à nos espérances. L’utopie serait nécessaire ». Des paroles réconfortantes dans une époque où nous avons besoin d’espérer.