Joël Delhom, Daniel Attala (dir.) Cuando los anarquistas citaban la Biblia. Entre mesianismo y propaganda (Quand les anarchistes citent la Bible. Entre messianisme et propagande), Madrid, Los libros de la Catarata, Colección Investigación y debate, 129, 2014.
L’utopie, la pensée et le mouvement anarchistes, très diversifiés, sont massivement athées, antithéistes ou agnostiques, et presque toujours foncièrement anticléricaux. Pourtant l’anarchisme, qui a repris la formule blanquiste de Ni Dieu ni Maître, comprend paradoxalement des courants plus ou moins religieux (surtout dans le bouddhisme, le taoïsme et dans quelques variantes du christianisme), et bien des libertaires véhiculent sciemment ou inconsciemment des thèmes, des mythes ou des symboles à connotation religieuse. Cet ouvrage qui traite surtout du christianisme utilisé ou revendiqué (et un peu forcément du judaïsme), et des références bibliques très fréquentes, concerne surtout le monde hispano-américain. Il a le mérite de nous offrir de nombreuses études particulières, encadrées par deux fortes synthèses. Le plus simple est de présenter chaque article, car même s’il y a quelques redites, ils ont tous leur spécificité.
Joël Delhom, « Anarquismo y Biblia, una perspectiva genealógica – Anarchisme et bible, une perspective généalogique », p. 25-60. Traitant surtout des aires francophones et hispaniques, l’auteur montre que les libertaires, comme les socialistes romantiques et bien d’autres mouvances espérant le changement sociopolitique au XIXe et au début du XXe, s’inspirent de la Bible. Le message évangélique est à la fois justification et renforcement d’une pensée rédemptrice sociale et universaliste. Le Christ est pris comme rebelle égalitariste et comme opposant acrate aux pouvoirs religieux, commerciaux et étatiques. La tradition française en la matière connaît un beau développement en Espagne et en Amérique latine, particulièrement à partir de Pierre-Joseph Proudhon, mais surtout de Félicité de Lamennais et d’Ernest Renan, ce qui semble plus étonnant pour des libertaires. Nous avons là une belle synthèse. Cependant l’article aurait gagné en s’ouvrant plus à d’autres aires culturelles. D’autre part, en prenant de manière trop acritique, la particularité messianique attribuée aux anarchistes surtout andalous, il donne trop de crédit à Gerald Brenan et à Eric Hobsbawm qui sont à mon avis très schématiques sur cet aspect . Même si un certain apostolat et une vision millénariste sont revendiqués par quelques écrits ou penseurs libertaires, il est clair aujourd’hui que les acrates espagnols méridionaux étaient avant tout des lutteurs pragmatiques et réalistes engagés dans la réalité sociologique de leur époque. Il suffit de relire les pages innombrables de Jacques Maurice sur cette thématique. D’autre part, pour qui méconnaît un peu l’anarchisme, le mélange d’auteurs de diverses idéologies : républicains, radicaux, socialistes romantiques, socialistes étatiques, anarchistes… peut être source d’erreurs si on garde en tête le titre de l’article qui ne visait que l’anarchisme. L’article a le grand mérite de montrer que face aux violentes réactions anticléricales et aux incendies d’églises si souvent cités à tort comme émanant des seuls libertaires, les grands théoriciens anarchistes, même Michel Bakounine, ont su puiser dans un fonds religieux pour mieux faire passer leurs idées… et pour mieux combattre les Églises en place.
Pierre-Luc Abramson, « Charles Malato y el cristianismo en el mundo hispánico – Charles Malato et le christianisme dans le monde hispanique », p. 61-69. L’article permet de rappeler la belle figure de l’anarchiste italo-français Charles Malato (1857-1938). A la suite de la Commune de Paris, il est déporté avec son père en Nouvelle-Calédonie (il a 17 ans) et reste impressionné par l’intégrité d’une autre déportée : Louise Michel. À son retour en France, il occupe une place importante au sein du mouvement anarchiste international et il est l’un de ceux qui militent avec Sébastien Faure pour Dreyfus. L’auteur révèle sa forte influence dans le monde hispanique, au point que beaucoup pensent qu’il est un de leurs compatriotes (il est souvent orthographié Carlos Malato). Cela est dû à ses liens très forts avec des évènements espagnols marquants (il est inquiété en 1905 sans doute à tort pour la tentative d’attentat en France contre le roi d’Espagne Alphonse XIII) et avec quelques grands intellectuels libertaires (par exemple Fernando Tarrida Del Marmol ou Francisco Ferrer Guardia). Cela provient également de la lecture de ses écrits qui révèlent une forte convergence entre un christianisme social et rédempteur et le mouvement libertaire de son temps. Pierre-Luc Abramson nous révèle la multiplicité des éditions d’ouvrages de Malato en castillan (dix-neuf traductions recensées entre 1902 et 1931) et les nombreuses références à son nom, ses actions ou son œuvre. Malgré son matérialisme, Malato présente des touches de millénarisme (ou de vision libertaire rédemptrice en phase avec quelques mouvements et pensées religieuses) qui le rapprochent d’un vaste courant d’écrits tant en France que dans l’aire hispanique. L’analyse permet de nous montrer un penseur parfois paradoxal, pourfendeur du romantisme ou des idées de Lamennais, mais pourtant à ses heures idéaliste imprégné de christianisme, et admirateur de Michelet. Même si comme Kropotkine, Charles Malato cède aux sirènes de l’Union sacrée durant la Première Guerre mondiale, il reste un des libertaires essentiels, toujours trop sous-estimé aujourd’hui.
Daniel Attala, « La Biblia en Almafuerte, Precursor de libertarios rioplatenses – La Bible dans les écrits d’Almafuerte, précurseur des libertaires du Rio de la Plata », p. 70-107. L’Argentine est un des grands foyers mondiaux de l’anarchisme. Les écrivains compagnons de route y sont très nombreux. Daniel Attala renforce ce que quelques autres avant lui ont déjà énoncé : Almafuerte (1854-1917), pseudonyme de Pedro B. Palacios, est, comme Bakounine, le poète des opprimés et des déclassés, ce qu’il appelle la chusma. Cet écrivain proto-libertaire, faisant l’éloge de la révolte, utilise un fonds biblique important au point parfois d’en utiliser la phraséologie. Il s’intitule lui-même rédempteur, prédicateur ; on l’appelle prophète ou apôtre de l’idée. Son influence est forte sur les intellectuels, surtout les libertaires, du Rio de la Plata, alors qu’il est plutôt méconnu comme tel dans la plupart des ouvrages traitant de l’Argentine acrate. Parmi eux on peut citer le libertaire Juan Mas Y Pi (auteur d’un des premiers livres sur Almafuerte en 1907), les anarchistes Alberto Ghiraldo, Rodolfo Gonzalez Pacheco, le chilien José Domingo Gomez Roja, l’uruguayen Álvaro Armando Vasseur (A un precursor – 1904), l’espagnol et paraguayen Rafael Barrett, la féministe Salvadora Medina Onrubia ou Julio Barcos qui écrit en 1935 Almafuerte. El genio profético.
Marcos Olalla, « Mesianismo, escatología e intertextualidad bíblica en el discurso anarquista : la concepción de la historia en el pensamiento estético-político de Alberto Ghirardo – Messianisme, eschatologie et intertextualité biblique dans le discours anarchiste : la conception de l’histoire dans la pensée esthético-politique d’Alberto Ghiraldo », p. 111-129. Avec quelques écrivains reconnus comme Rafael Barrett (Paraguay), José Domingo Gomez Roja (Chili), Florencio Sanchez (Uruguay) ou Manuel Gonzalez Prada (Pérou), l’argentin Alberto Ghiraldo (1875-1946) est un des plus célèbres compagnons de route de l’anarchisme latino-américain et une figure emblématique de l’intellectuel engagé. C’est un bon exemple pour préciser le « messianisme historique » optimiste qui caractérise nombre d’intellectuels acrates. Le concept est repris du beau livre de Michael Löwy sur le judaïsme libertaire en Europe centrale (1981). L’idée anarchiste (la Idea) c’est la prévision d’un futur « d’harmonie » et de « fraternité » (termes très utilisés par Ghiraldo), sans pouvoir autoritaire, et la lutte globale (raison et sentiment, pensée et action, politique et esthétique) nécessaire pour l’atteindre (ou pour la rétablir). L’Idea, qui agit de manière rédemptrice, s’appuie chez l’auteur sur de fréquentes images bibliques et pas mal d’envolées lyriques.
Martín Albornoz, « Anarquismo y sensibilidad religiosa en la obra de Rafael Barrett – Anarchisme et sensibilité religieuse dans l’œuvre de Rafael Barrett », p. 130-148. D’origine espagnole, Rafael Barrett (1876-1910) laisse une profonde trace en Argentine, en Uruguay et surtout au Paraguay, dont il est considéré comme le premier grand écrivain à connotations sociales, notamment pour les écrits rassemblés en 1911 dans El dolor paraguayen. Il passe pour un auteur acrate, qui a marqué un grand nombre d’intellectuels du cône sud, et qui est aujourd’hui en pleine redécouverte. Il suffit de penser à la thèse récente de l’ami uruguayen Gerardo Garay accessible en ligne . Ses écrits sur la misère paraguayenne font date. L’intérêt principal de cet article fort bien écrit est de nuancer fortement les avis courants montrant un Barrett surtout anarchiste et avant tout dénonciateur de la terrible réalité sociale de son temps. En effet la diversité de ses références et de sa pensée permet de trouver d’autres traits forts de son œuvre, particulièrement les éléments religieux s’inspirant plus d’un christianisme épuré et profondément éthique et altruiste (à la Tolstoï, écrivain que Barrett qualifie d’« anarchiste absolu ») que d’une quelconque vision eschatologique ou messianique.
José Julián Llaguno Thomas, « La resurrección del Cristo moderno : Jesús y Tolstoï en las publicaciones libertarias en Costa Rica (1904-1914) – La résurrection du Christ moderne : Jésus et Tolstoï dans les publications libertaires au Costa Rica (1904-1914) », p. 149-168. Article intéressant en soi, tant ceux qui touchent le Costa Rica libertaire sont rares. Il apparaît que l’intelligentsia costaricienne à l’orée du XXe siècle est largement acrate, au moins partiellement et temporairement, car la plupart de ses membres occupent vite ensuite des charges officielles importantes et modèrent alors leurs idées de jeunesse. Parmi leur fond de pensée, Jésus et Tolstoï, mêlés curieusement à Zola, servent de « références éthiques et sociales de la lutte pour la transformation (libertaire) de la société ». Deux des principaux intellectuels tolstoïens Roberto Brenes Mesen (1874-1947) et Joaquín Garcia Monge (1881-1958) profitent de leur séjour au Chili pour s’ouvrir aux pensées rebelles, ce qui nous indique l’importance des mouvements chiliens (notamment les colonies tolstoïennes) comme références à suivre dans le reste du monde latino-américain. Dans leurs écrits des années 1900 ces écrivains et pédagogues costariciens font de Jésus un proto-anarchiste.
Benoît Santini, « Intertextualidad bíblica en Rebeldías Líricas (1913) de José Domingo Gomez Rojas : religión, creación e ideales anarquistas-Intertextualité biblique dans Rebeldías Líricas (1913) de José Domingo Gomez Rojas : religion, création et idéaux anarchistes », p. 171-182. L’écrivain anarchiste et anarcho-syndicaliste (FECH – Federación de Estudiantes de Chile, IWW – Industrial Workers of the World) chilien José Domingo Gomez Rojas (1896-1920) est passé par le protestantisme. Mort des suites de tortures à 23 ans, il marque le monde engagé de son pays et il est souvent présenté comme un martyr de la cause acrate. Comme son inspirateur Almafuerte, la Bible lui permet de développer son intention rédemptrice. Il utilise pour son utopie libertaire un ton prophétique et lyrique proche de celui utilisé dans le livre sacré. Il valorise le Christ comme rebelle, mais cela ne l’empêche pas, comme Bakounine, de faire l’éloge du « sublime » Lucifer. Satan est en effet parfois pris comme modèle, le seul Ange digne d’attention car le seul à vraiment se rebeller radicalement.
Amparo Sanchez Cobos, « Estética y simbología cristiana en el discurso anarquista en Cuba (1900-1915) – Esthétique et symbolisme chrétien dans le discours anarchiste à Cuba (1900-1915) », p. 183-197. Le passé libertaire cubain est peu connu, il est pourtant bien réel. Les aspects religieux y sont très présents au début du XXe siècle, tant comme critique de fond de l’autorité (surtout celle des institutions ecclésiastiques), que dans la fréquente utilisation des idées libertaires d’un christianisme primitif sans doute fortement idéalisé. L’Antithéisme (dont Bakounine fut un des principaux vecteurs) et l’anticléricalisme radical voisinent ainsi avec une éthique fondée sur les valeurs premières du christianisme : anticapitalisme, universalisme, refus des dogmes… L’Église, en collusion avec État et Capital, a donc trahi les idéaux de rédemption et d’égalité. Les anarchistes cubains savent parfaitement utiliser les textes sacrés, tant dans la forme que dans le fonds, pour dénoncer les pouvoirs en place, et donc en retourner le message communément admis en leur temps. Ainsi le discours anarchiste cubain, et ses projets utopiques, abondent en références chrétiennes, dans la continuité des écrits de Bakounine, Kropotkine, Sébastien Faure ou Tolstoï, mais également de ceux de Renan hors du cercle libertaire. À leurs yeux, non seulement le Christ est un révolutionnaire conséquent, mais le héros national José Marti (1853-1895) lui-même peut être considéré comme une de ses réincarnations. Certes cette sécularisation du christianisme en sens acrate a aussi une fonction d’efficacité propagandiste, puisqu’elle utilise les connaissances et croyances populaires pour mieux faire accepter l’anarchie.
Antonio Prado, « El discurso mesiánico en la narrativa amorosa de Federico Urales : hacia una perspectiva de género – Le discours messianique dans la narration amoureuse chez Federico Urales : vers une perspective de genre », p. 198-212. Juan Montseny, plus connu sous son pseudonyme Federico Urales (1864-1942), est un des penseurs anarchistes parmi les plus célèbres et essentiels du monde ibérique. Lié à la féministe Teresa Mané (dite Soledad Gustavo), il est le père de la première ministre anarchiste de l’histoire, Federica Montseny. Avec la Revista Blanca, les Montseny ont donné à l’anarchisme international une de leurs plus riches institutions culturelles. Dans la première époque de cette revue (1898-1905) Urales contribue à ce « retour du Christ » qui est assez général dans la littérature de l’époque ; cela reste étonnant de la part d’un anarchiste parmi les plus orthodoxes et intransigeants. L’amour, comme pour Tolstoï, est une des idées force de son message libérateur, mais à la différence du christianisme chrétien dont il ne se réclame pas, Urales prône l’amour libre, y compris sur le plan sexuel. Partisan de l’émancipation féminine dans ses nouvelles, il reste cependant souvent timoré dans les descriptions et proches de certains poncifs ou stéréotypes littéraires et sociaux concernant les aspects et les rôles de l’homme comme ceux de la femme. Cet article est surtout intéressant pour préciser la notion d’amour libre, et montrer ses limites dans la pensée acrate. Pour les anarchistes du début du XXe siècle il s’agit essentiellement d’union libre. Si la liberté sexuelle est admise et souvent revendiquée car naturelle, elle se fait dans un cadre étroit, entre sexes opposés, et en couple bien stable ; nous sommes loin de la camaraderie amoureuse d’E. Armand par exemple, pourtant lui aussi bien connu en Espagne.
Juan Pablo Calero Delso « Un anarquista en la tierra de Moria – Un anarchiste en Terre de Moriah », p. 213-230. Le théâtre est énormément utilisé en milieu libertaire. Ce n’est pas un théâtre d’avant-garde au sens esthétique, mais c’est bien le théâtre d’une avant-garde militante, qui se veut sociale, réaliste et proche d’une idée de nature pensée harmonieusement. Sa forme et son ton sont souvent aujourd’hui dépassés, car pour plus d’efficacité et parce qu’il était très fréquemment issu des milieux concernés (travailleurs autodidactes), il présente certains poncifs très populaires mais seulement à l’époque de leur utilisation. Il est encore trop moraliste et schématique (dualisme excessif). L’œuvre de théâtre anarchiste est avant tout une œuvre propagandiste, chargée de faire passer des idées chères au mouvement et condamner les adversaires de tout poil, liés à l’État (surtout bureaucrates et militaires), à l’Église (clergé corrompu et trahissant le message chrétien primitif) ou au Capital (bourgeois, contremaîtres…). En Espagne, du fait de la spécificité d’une Église omniprésente et quasiment totalement liée au pouvoir, la cible religieuse est très fréquente dans ces œuvres théâtrales, les moines et clercs paillards formant un des meilleurs pivots du comique critique. D’autres auteurs mettent en avant un christianisme régénéré, parfois tolstoïen (comme dans les œuvres de José Fola Igurbide), souvent très libertaire ou en tout cas fraternel et antiautoritaire. Le Christ rebelle et rédempteur renvoie parfois aux nouveaux Christ de l’époque, les leaders libertaires et anarcho-syndicalistes (Cf. en 1933 la pièce El Nuevo Cristo d’Urbano Rosello Serra, maître rationaliste de la lignée de Francisco Ferrer).
Joël Delhom, « Esbozo de una topología temática y funcional de los usos de la Biblia en el anarquismo hispánica – Ébauche d’une typologie thématique et fonctionnelle des usage de la Bible dans l’anarchisme hispanique », p. 233-274. Bel essai de synthèse, couvrant toute l’aire hispanique, à partir de militants et théoriciens connus tant en Espagne qu’en Amérique. Hormis la pensée des anarchistes chrétiens ou chrétiens-anarchistes déclarés, les principaux traits religieux au sein de l’anarchisme peuvent se résumer ainsi en plusieurs points. 1. un usage fréquent des textes « sacrés », comme références culturelles, éthiques… ce qui permet sans doute d’ancrer l’anarchisme dans la société de l’époque, et de légitimer son message en montrant que d’autres sources le justifient. Selon la belle formule de l’auteur, cette utilisation anarchiste des textes religieux « permet de laïciser la tradition biblique et de sacraliser la lutte sociale » (p. 268). 2. la massive utilisation de la figure de l’apôtre ou du prophète pour désigner les militants les plus actifs, et justifier moralement leurs actes ; les conséquences se manifestent dans l’importance accordée à l’intégrité, à la vision de sacrifice à la cause (martyrologe laïc) et d’action et de volonté rédemptrice ; les Martyrs de Chicago (1886), Louise Michel, Francisco Ferrer Guardia ou Fermín Salvochea sont parmi les plus célèbres de ces saints laïques dévoués à la Idea. 3. la présentation de Jésus comme rebelle, utopiste ou révolutionnaire et donc précurseur de l’anarchisme, et comme porteur de valeurs communes : justice, égalitarisme, universalisme, anti-autoritarisme, fraternité et solidarité, vision utopique harmonieuse… Le nouveau Christ c’est donc le militant libertaire dévoué, ou le peuple pris dans son ensemble, ou le prolétariat agissant… Certes tous les anarchistes sont gênés par l’humilité religieuse, la passivité devant l’insulte et la répression, la non violence systématique et surtout par la transcendance. Pour eux au contraire l’homme ne peut être libéré que par lui-même, de manière immanente. Le vrai rebelle serait alors le Satan magnifié par les romantiques et sublimé par Bakounine, mais aussi de temps en temps par le péruvien Manuel Gonzalez Prada, le mexicain Ricardo Flores Magon ou l’espagnole Federica Montseny. 4. l’utilisation de la religion primitive lue en clé libertaire pour mieux contrer l’Église qui trahit son propre message initial, et qui a sombré dans la corruption et l’autoritarisme. Se référer au christianisme primitif, c’est pouvoir dénoncer avec plus de force les « faux chrétiens » contemporains. Les textes sacrés permettent ainsi de justifier l’anticléricalisme contemporain. 5. une récupération/sécularisation de méthodes, styles, symboles ou de rituels religieux, notamment pour l’art oratoire et les déclamations, les rencontres communautaires (cortèges ou repas), les affiches et images quasiment pieuses parfois pour évoquer évènements ou leaders célèbres. L’anarchisme, comme toutes les tendances du socialisme du XIXe siècle utilise parfois une forme d’évangile libertaire, et/ou de catéchisme révolutionnaire. Très nombreux sont les textes programmatiques et/ou utopiques qui portent ce nom. La société libertaire rêvée s’apparente pour quelques auteurs avec une vision édénique, sauf que le paradis anarchiste est bien sur terre, pas dans l’au-delà. 6. une vision apocalyptique de la révolution sociale, le feu purificateur étant un des poncifs du genre. Bref entre un anarchisme chrétien plutôt tolstoïen et non violent, et des anarchistes s’inspirant des fureurs et des combats de la Bible pour renforcer leurs actes révolutionnaires, on dispose de toutes les nuances de l’interprétation biblique dans le monde libertaire. Tous ces traits sont aussi en milieu anarchiste contestés, dénoncés comme idolâtrie, comme néfaste mysticisme, comme paradoxale soumission à une idéologie hiérarchisée ; même la Bible si souvent cité est condamnée pour nombres de passages immoraux et contraires à l’anarchie.
Cet ouvrage est fort intéressant mais inégal puisque c’est la somme d’articles très divers, malgré une trame commune – c’est la loi du genre. Il est sans doute un peu trop littéraire et à tonalité trop universitaire (concepts et thèmes répétitifs, volonté parfois un peu forcée pour répondre à la problématique...), mais très riche de découvertes et d’interrogations.
Cependant, quand on sait l’importance du fouriérisme en milieu libertaire, et son implantation diversifiée en plusieurs régions espagnoles ou latino-américaines, les trop rares allusions à Fourier lui-même ou aux idées fouriéristes sont un manque évident de l’ouvrage. Le déisme débonnaire de l’auteur bisontin devrait pourtant bien plaire à quelques penseurs anarcho-chrétiens. Le christianisme anarchiste n’est lui-même pas assez présenté : il est souvent cité (Tolstoï, Jacques Ellul…) mais il aurait dû disposer d’un chapitre particulier du livre pour mieux cadrer le sujet, car la distance est sans doute importante entre ceux qui dans l’anarchisme se réclament aussi du christianisme, et ceux qui, majoritaires, utilisent à la marge des références religieuses pour asseoir leur idéal.
De la même manière, on aurait aimé une synthèse (qui est ici esquissée mais pas généralisée) sur les mouvements religieux ou teintés de religiosité qui sont considérés comme proto-socialistes ou proto-anarchistes, et sur leur revendication ou non par le mouvement libertaire contemporain. Par exemple, si on reste dans la seule aire chrétienne, on peut penser à quelques branches du franciscanisme, de l’anabaptisme, aux Frères du libre Esprit, aux millénarismes de tous types et à ces fanatiques anarchistes de l’Apocalypse comme les nommait Norman Cohn , sans compter les Doukhobors et autres sectes égalitaires du monde slave.
La banalité des citations et références bibliques et religieuses dans quasiment tous les courants sociaux du XIXe siècle et le messianisme discernable y compris dans la vulgate marxiste, permettent sans doute de relativiser les conclusions de cet ouvrage. L’anarchisme n’est pas seul, il participe à un courant commun. Il faudrait sans doute plus de comparaisons entre pensées socialistes différentes pour mieux discerner l’originalité, ou non, de l’utilisation par les anarchistes hispano-américains de thèmes religieux. L’anarchisme est comme tous les autres mouvements issus de la même aire culturelle, marquée par la Bible et le judéo-christianisme. Ainsi pour les évocations classiques : massacre des innocents, apôtre de la cause, martyr… on peut se demander si c’est une référence religieuse consciente ou plus simplement la réutilisation naturelle de formules intégrées et banalisées de la culture « occidentale ». Les deux sans doute.
Il faut donc saluer ce livre, qui permet de mieux comprendre la complexité et la multiplicité des ressorts des penseurs révolutionnaires, et qui ouvre (ou conforte) des études plus nuancées sur les mouvements anarchistes et la réalité de leur corpus et de leur idéologie.