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35-48
Nouvelles de nulle part de William Morris (1888). Une utopie post fouriériste et libertaire
Article mis en ligne le 1er février 2016
dernière modification le 1er juin 2020

par Antony, Michel

Le britannique William Morris (1834-1896) est un des acteurs essentiels du monde intellectuel, artisanal, artistique et socialiste de la fin du XIXe siècle au Royaume-Uni. Éclectique, pluraliste il est un des représentants typiques de ce socialisme qui puise intelligemment à différentes sources (connaisseur du marxisme, ami de Kropotkine, lecteur de Fourier…) et qui refuse tout dogmatisme. Son utopie, News from Nowhere - Nouvelles de nulle part (1889-1890), est avant tout une œuvre de combat contre l’utopie autoritaire et plutôt marxisante Looking Backward 2000-1887 (1887) de l’états-unien Edward Bellamy (1850-1898). L’œuvre et l’action de Morris peuvent donc aisément être classées dans la mouvance libertaire et post-fouriériste, au sens large du terme.

William Morris, socialiste libertaire

Le Britannique William Morris (1834-1896) est un des acteurs essentiels du monde intellectuel, artisanal, artistique et socialiste de la fin du XIXe siècle au Royaume-Uni. Artiste, écrivain, militant, il est proche de nombreux courants du socialisme (socialisme qu’il a rallié tardivement, vers la cinquantaine, sa déclaration principale datant de janvier 1883) et des avant-gardes britanniques et internationales, et ne peut en aucun cas être réclamé par un seul d’entre eux [1], ni par le marxisme (qui a tenté de le faire, particulièrement Paul Meier), ni par l’anarchisme, ni par les Fabiens…

Son pluralisme, sa volonté d’ouverture, et son anti-dogmatisme sont parmi les traits les plus plaisants de sa vie et de sa pensée, et en font un des socialistes les moins partisans (au mauvais sens du terme) de son temps, comme par exemple un Jules Vallès en France à la même époque. Ce n’est donc pas un anarchiste au sens strict du terme, mais plutôt un penseur et un écrivain socialiste libertaire.

Plus connu aujourd’hui pour ses réalisations artistiques proches du préraphaélisme, et par son implication dans le mouvement Arts & Crafts qu’il influence largement, il est à redécouvrir pour son importance dans le mouvement socialiste fin de siècle. Il faut d’ailleurs noter que pour Morris, ce double engagement artistique et socialiste présente les deux faces très unies d’un même engagement. Sa pensée utopique se nourrit de son rôle artistique et de ses lectures, dans un constant va-et-vient entre réalité vécue et espérance d’un monde alternatif harmonieux. A cet égard, il convient de souligner avec Gilbert Boniface l’influence de la pensée esthétique et sociale de John Ruskin (1819-1900) [2] sur Morris. Morris n’est donc pas anarchiste au sens partisan mais ses liens avec l’anarchisme comme mouvement, et avec l’anarchie comme théorie sociale et projet alternatif, sont assez importants. Il apparaît comme une sorte de compagnon de route de l’anarchisme, ou un artisan d’un socialisme libertaire, antiparlementaire et pluraliste. Il a côtoyé les anarchistes surtout après 1883 dans la pourtant plutôt marxisante Democratic Federation (devenue ensuite Social Democratic Federation) dont l’organe est Justice. Il y a combattu, à leur côté, Henry Mayers Hyndman (1842-1921), marxiste dogmatique qui rappelle un peu Jules Guesde (1845-1922) pour la France de la même période.

Quittant la Federation, il soutient un temps la majorité anarchiste de la Socialist League (mouvement qu’il fonde en 1885 avec comme organe Commonwealth) qui s’est regroupée autour de l’anarchiste William Lane (1861-1917). William Morris est militant de pointe de ce mouvement, et est même trésorier de la Hammersmith Branch de la League, et son nom figure bel et bien sur les cartes des membres, dont la figure masculine (un forgeron à la barbe fleurie coiffée vraisemblablement d’un bonnet phrygien) ressemble d’ailleurs étrangement à Morris lui-même [3]. C’est dans Commonwealth qu’il publie un de ses écrits utopiques The Pilgrims of Hope. Cependant les conflits internes face à des anarchistes jugés trop extrémistes sont vite dominants et Morris quitte la League en 1890 pour fonder la Socialist Association of Hammersmith. Cet antagonisme avec une des tendances de l’anarchisme britannique n’empêche pas la profonde imprégnation libertaire de sa pensée et de ses écrits, surtout pour l’importance de la liberté individuelle, la dénonciation de l’autoritarisme étatique, le droit à l’épanouissement personnel, et l’organisation en petites communautés. L’Association ou Hammersmith Society est très ouverte, comme Morris lui-même. Elle accueille autant des personnalités plus ou moins libertaires comme Georges Bernard Shaw (1856-1950) que des Fabiens comme Sidney Webb (1859-1947), ou l’anarchiste russe immigré Stepniak (Sergéi Micháilovitch Kravchinski, 1851-1895).

Morris reçoit et soutient l’Américaine Lucy Parsons (1853-1942) en 1889, une veuve d’un des anarchistes de Chicago exécuté après les faits de Haymarket Square (mai 1886). « L’affaire de Haymarket » et les exécutions sommaires et sans preuve de dirigeants anarchistes ouvriers qu’elle entraîne, devient la référence incontournable du mouvement socialiste international, notamment par la création du rite du 1er mai, dont on a souvent oublié aujourd’hui l’origine. William Morris est un des orateurs fréquents des manifestations du Premier mai à Londres au début des années 1890. La plupart des courants socialistes y sont sensibles, mais les anarchistes en font une question de principe essentielle, du fait de leur communauté de pensée avec les « martyrs » syndicalistes et militants états-uniens de 1886. Morris assiste aussi aux commémorations en l’honneur de la Commune de Paris, évènement qui l’a beaucoup marqué, et dont les aspects libertaires sont indéniables, même si Morris a surtout lu l’opuscule de Karl Marx sur cette révolution. Notre auteur est en particulier très lié à son « ami » russe Pierre Kropotkine (1842-1921), père de l’anarcho-communisme et géographe très célèbre, pour lequel on parle parfois de la « fascination » de Morris. Le « prince anarchiste » [4] est exilé au Royaume Uni de 1886 à 1912, et est une des personnalités connues et respectées. Il est en contact direct avec Morris au moins depuis le 18 mars 1886, donc immédiatement après son arrivée. Kropotkine a été invité pour des conférences à Kelmscott House, et écrit plusieurs articles pour Commonwealth, le journal de la Socialist League, sans doute à la demande de Morris.

Cependant Morris a eu également une forte formation marxiste (ce qu’il rappelle dans Comment je suis devenu socialiste en 1894), et en fin de sa vie il s’affirme surtout dans la Hammersmith Socialist Society, plutôt modérée et hostile désormais à ce qu’il juge le sectarisme de Lane. Cela ne l’empêche pas encore une fois de tenter une unification entre tous les grands courants du socialisme britannique, sans aucune primauté marxiste, avec sa propre société, la Fédération de Hyndman et les Fabiens. Et sa dénonciation de tout socialisme d’État « qui ne peut finir que dans un bourbier si on le laisse aller jusqu’au bout » fut toujours sans aucune concession et devrait empêcher définitivement toute récupération de sa pensée par les courants du socialisme « autoritaire », ou étatique, comme on disait à son époque, depuis les conflits au sein de l’AIT.

Nouvelles de nulle part

News from Nowhere se situe au XXIIe siècle, soit près de cent cinquante ans après la dure mais victorieuse révolution de 1952. Ce texte-manifeste présente une société idyllique, organisée dans un monde essentiellement rural, calme, et libéré des villes tentaculaires et d’une industrialisation dégradante pour l’homme et l’environnement. L’édition italienne de 1922 s’intitule Terra promessa - Terre promise. Elle est publiée par la Casa Editrice Sociale de Milan, avec une préface du théoricien anarchiste Luigi Fabbri (1877-1935). Le titre italien accentue son aspect utopique militant, en faveur d’une « société future réorganisée sur des bases communistes libertaires » (Fedeli). Ce titre est également en accord avec la question, vaguement religieuse, que se pose le héros à son réveil « Par quel miracle cette société donne liberté, bien-être et bonheur à tous ses membres ? ».

Le récit se situe dans la région de la Tamise écologiquement renouvelée et régénérée, ce qui révèle sa grande modernité, et une prise de conscience écologique qui nous renvoie aux remarques formulées par Fourier en son temps. Cette contrée est celle où vit Morris, et la « old house » citée dans le livre n’est autre que Kelmscott Manor que l’auteur possède ; la photo du manoir et celle reproduite dans une des éditions de l’utopie sont éloquentes [5]. Pour comprendre le drame écologique, et donc l’importance de ce point pour Morris, qui touche toute la vallée à l’époque de Morris, il faut relire le chapitre correspondant de la Nouvelle Géographie Universelle d’Élisée Reclus (tome IV–1879) [6]. La remontée de la Tamise décrite dans l’utopie fut d’ailleurs entreprise (peut être même à plusieurs reprises) par Morris lui-même en 1880. Il offre le beau portrait d’une société sans contrainte étatique, avec des paysages verdoyants, des cultures diversifiées et une eau claire et paisible. Les lecteurs de l’époque, riverains d’une Tamise polluée qui sert encore souvent d’égout, vivant dans une atmosphère chargée de gaz, ont dû être sensibles à cette nostalgique description.

De ces considérations on peut affirmer l’importance de Morris dans la lutte contre l’urbanisation « sauvage » et pour la protection de l’environnement. Il apparaît (comme Fourier et Kropotkine) comme un précurseur des « cités-jardins » qu’Ebenezer Howard (1850-1928) décrit en fin du siècle, soit seulement quelques années après lui [7]. Il est également dans la lignée d’Élisée Reclus, également bien connu au Royaume Uni, qui milite à la même époque pour un pré-écologisme humaniste. Morris appartient d’ailleurs à un des premiers grands mouvements de protection de la nature dès les années 1870, la Commons Preservation Society.

Le thème de l’eau, des flux, de la régénération par le bain dans la Tamise… est analysé par Miguel Abensour comme une volonté de fluidité, de mouvement, ce qui permet à nouveau de placer Morris dans le cadre des utopies ouvertes et non figées : « ce n’est certainement pas par hasard que William Morris a situé son utopie sur la rivière, comme pour prêter à l’utopie les caractères de l’eau en tant qu’élément, la fluidité, le caractère insaisissable, le miroitement à l’infini, la fragilité » [8]. Morris, vrai précurseur des écologistes, est largement repris par maints penseurs ou dans de nombreuses expérimentations communautaires, particulièrement par Keekok Lee, note Davis qui cite Social Philosophy and Ecological Scarcity [9].

L’utopie morrissienne peut être lue comme un texte libertaire en faveur de la décentralisation et de l’autonomie communautaire locale, et surtout de la critique de tout gouvernement, puisque par nature ce dernier « résulte du mécanisme de la tyrannie ». Un des meilleurs éloges anarchistes et/ou post-fouriéristes que j’ai trouvé sur ce texte provient de la petite brochure de Pietro Gori La Nuestra Utopia, qu’il écrit dans son exil argentin, à Buenos Aires en 1900. Pour le célèbre écrivain et polémiste anarchiste italien, l’œuvre de Morris lui permet d’illustrer son positionnement utopique et militant pour des communautés harmonieuses car « dans sa Londres futuriste, (Morris) a génialement prévu la difficulté du problème, la gravité du danger, pour l’individu, de voir s’établir un socialisme étatique, centralisateur et gendarme… Ainsi sa cité idéale n’est pas une immense forge où des phalanges de travailleurs sont esclaves d’engins automatiques dépendants d’un gigantesque et compliqué mécanisme ; mais elle propose la libre fédération de colonies ouvrières, agricoles, artistiques et scientifiques, qui s’échangent des produits et des services sur la base de pactes spontanés et de contacts fondés sur l’utilité réciproque et la sympathie… » [10]. Cet idéal communautaire, solidaire et fraternel, respectant l’individu dans le collectif, et favorisant l’autonomie de la communauté par rapport aux autres (« petites communautés de producteurs autonomes et solidaires », sans « aucune hiérarchisation ») est bien la marque de fabrique essentielle du socialisme libertaire morrissien. Comme le note Emmanuel Roudaut « la société sans classes décrite par le vieux Hammond est fortement décentralisée, toute idée d’État-nation a bien entendu disparu et l’on y pratique une démocratie locale directe, à l’échelle de la bourgade ou de la paroisse (comme Godwin, aurait-il pu écrire). Le tableau ainsi dressé aurait pu recevoir l’assentiment des anarchistes et l’on sait que Morris s’opposait moins à eux sur les objectifs que sur la stratégie à adopter » [11].

Dans la société harmonieuse, l’imagination et la fantaisie ont libre cours, les gens vivent, travaillent, s’habillent, se logent, se nourrissent... à leur guise, sans cette uniformité sclérosante de tant d’utopies. La diversité et l’autonomie sont garantes des libertés des individus et des collectivités. Nous sommes dans la lignée des heureux habitants de l’abbaye de Thélème joyeusement décrits par Rabelais. Cet hédonisme harmonieux montre « l’utopie comme spectacle de la beauté ». Les gens y vivent bien, en bonne santé, avec une saine hygiène corporelle que les bains dans la Tamise accentuent ; fusionnent alors les deux termes chers à Morris de health (santé) et de wealth (bonheur, puissance) [12]. On se trouve bien devant « une harmonie poétique des facultés humaines indépendantes, mais s’intégrant dans une société dans laquelle la liberté de chacun s’épanouit dans la liberté de tous » notent les deux écrivains anarchistes Armand et Fedeli en 1935 [13].

La référence à Fourier s’avère donc pertinente, et c’est un des rares qui est cité à au moins deux reprises dans Nouvelles de nulle part. Sur bien des points je partage l’avis du sud-américain Ángel Cappelletti qui parle « d’une utopie d’inspiration fouriériste » [14], plaçant plaisir et jouissance de tous les sens au premier plan et qui mise sur une symbiose entre la pensée et le mode de vie, dans un milieu géographique épanouissant et préservé. Dans un autre axe, la condamnation de la « civilisation » (la monstruosité de la société industrielle) est commune aux deux penseurs, même si la source fouriériste est enrichie ou modulée par Thomas Carlyle (1795-1881) et John Ruskin que Morris apprécie. J’ignore si Morris a lu le fouriériste russe Nikolaï Tchervychevski (Que Faire ?, 1862-1863) mais j’ai déjà évoqué les rapprochements possibles entre les deux utopistes, au moins dans la description d’une vie heureuse et insouciante, entre travail apprécié et joyeux, et loisirs multiples et formateurs [15].

Même si le luxe inutile est banni, les habits somptueux, les belles demeures et les matériaux nobles sont très présents. Comme dans toute utopie condamnant le luxe et la richesse, le plus richement doté est celui qui assure un des travaux les plus pénibles, puisque Boffin est présenté comme « l’éboueur cousu d’or ». Autre trait fouriériste : il n’y a pas de mauvais travail, tous ont leur validité, et tous doivent être assumés, en leur redonnant une valeur ou un avantage. Le refus esthétique et libertaire de l’uniformité permet de dire à Morris que « la variété de la vie est autant un but du vrai communisme que l’égalité des conditions, et que seule l’union de ces deux axes permettra de réaliser la vraie liberté », comme le cite Ralph Morton [16]. Hors de ses écrits, dans sa vie quotidienne, Morris a toujours privilégié le plaisir et l’esthétique sur l’utilitarisme [17], ou plus exactement à toujours voulu que le confort, les belles choses, les bons meubles… contribuent au plaisir individuel et à la jouissance, et ne tiennent compte ni des conventions ni de la mode. L’utopie nous offre ainsi une description assez épicurienne des mœurs et coutumes, d’autant que l’individu et sa liberté y sont centraux. Cette « défense libertaire de l’individu qui anime Morris » [18] est reconnue par tous, même par les écrivains les plus marxistes. On apprécie le bon vin (comme Fourier), même étranger (d’origine rhénane) et la superbe pipe du visiteur est sans cesse évoquée.
Le mariage semble avoir disparu, l’amour est libre ou libéré (le « couple libre » plutôt que d’amour libre [19]), la jalousie disparaît… Certes Morris ne va pas très loin en matière de disparition du mariage et d’union libre, et les jolies femmes libérées qu’il décrit assument souvent des tâches féminines encore bien traditionnelles, notamment le ménage et la cuisine. N’y voir que des « femmes potiches » est certes excessif, mais cette séparation des tâches (« separate spheres » au Royaume-Uni) est trop archaïque pour un socialisme libertaire ou fouriériste clairement identifié. Morris reste assez traditionaliste sur ce point, et on a même pu écrire avec justesse mais un peu d’excès qu’il donnait une parfaite « vision masculine du Paradis » [20]. En tout cas il est plus proche de la vision « enchantée » [21], angélique et éthérée de la femme que porte le préraphaélisme que de celle des militantes féministes de son temps. Cependant le franc-parler féminin, la sensualité et féminité assumées par les héroïnes, leur bonne position culturelle, sont des modèles foncièrement antivictoriens et donc très progressistes et opposés à la société de son temps. En tenant compte de cette modernité, on peut donc conserver l’idée d’une œuvre de William Morris marquée « en pratique par son libertarisme sur le plan des relations sexuelles » [22], dans son utopie comme dans sa vie personnelle sexuellement compliquée.
En lien avec les idées sexuelles ou modérément féministes de Morris, on peut noter dans son utopie quelques propositions « d’eugénisme libertaire » [23], qui annonce le néo-malthusianisme de tout un courant du socialisme international, et qui est au diapason des positions du bakouninien Paul Robin en France avec lequel Morris aurait sans doute partagé le slogan de « Bonne naissance, bonne éducation, bonne organisation sociale » [24]. En effet, les « fine specimens of the race » [25] de Nouvelles de Nulle Part mettent en avant la notion de spécimen, donc de sélection et de race ; bref ce sont des mots qui nécessitent d’être recadrés dans un projet « mélioriste » libertaire.
Depuis les années 1880, Morris, tout en conservant sa volonté de rupture révolutionnaire, penche pour une préparation éducative essentielle pour permettre un futur harmonieux. En 1886 il écrivait déjà qu’« au risque d’être mal compris par les têtes brûlées, j’affirme que notre travail doit être plus que jamais ‘Éducation’ » [26]. Il est alors vraiment proche de Fourier, de Proudhon, et surtout de son compatriote Owen sur ce plan. Dans son utopie, les propos sur l’éducation s’expriment très souvent en faveur d’une forme non directive, libertaire de l’enseignement, favorable aux méthodes actives. Les écoles, du moins leur forme sclérosée évoquant la caserne dans l’Angleterre victorienne, ont disparu. Cette éducation est évidemment égalitaire, mixte et adaptée aux enfants dont on doit respecter les rythmes et les envies. Elle est permanente (pas de limite d’âge) et volontaire. Elle est diversifiée et polytechnique, et ouverte sur la vie. Là aussi Morris semble proche du pédagogue Paul Robin, et des internationalistes qui à la suite de Bakounine évoquent « l’éducation intégrale ». Les enfants sont incités à vivre dans les bois, au contact de la nature qui est un des meilleurs livres d’étude. L’éducation est comme pour tous les grands penseurs socialistes, à commencer par Fourier et Proudhon, largement tournée vers le « travail manuel créateur », avec un soin tout spécial accordé à l’aspect esthétique. Bien sûr il faut prendre le terme travail au sens ici créatif, humaniste, épanouissant, fouriériste, donc non contraint ni forcé, ni trop spécialisé comme l’impose le machinisme déshumanisant du XIXe siècle.
Cette société sans commerce et sans argent repose en effet sur un travail réhabilité, attrayant, exprimé sous le sens de « work-pleasure » (« travail agréable » [27]) par le vieux Hammond qui apparaît ici bien fouriériste. Le travail plaisant, aux visées artistiques bien marquées, est central pour Morris, d’où l’idée de « craft utopia » avancée par Laurence Davis [28] puisque « l’art est l’expression de la joie de l’homme au travail » [29]. Dans Art Under Ploutocracy, Morris insiste sur l’importance « du plaisir physique mystérieux qui ressort de l’exercice adroit des facultés physiques » [30]. L’inspiration fouriériste est donc bien évidente, et il semble que Morris connaissait relativement bien les idées de Fourier, mais semble-t-il au travers de Destinée sociale de Victor Considerant. Dans The Hopes of Civilization (1885), l’écrivain affirme que parmi les socialistes, « Fourier est celui qui doit le plus retenir l’attention, car sa doctrine sur la nécessité et la possibilité de rendre le travail attrayant est celle dont le socialisme ne peut en aucune façon se passer » [31]. Ce travail est un des fondements principaux de la société souhaitée. Sa réhabilitation et sa désaliénation lui confèrent un rôle créateur et artistique qui rattache l’utopie morrissienne à tout un courant libertaire esthétisant, dans lequel s’est déjà inséré Joseph Déjacque (1822-1861) avec L’Humanisphère, utopie anarchique (1859) et où vont s’illustrer Oscar Wilde (1854-1900) ou Herbert Read [32]. Read (1893-1968) [33] se réclame d’ailleurs de Morris. On peut oser parler d’utopie libertaire esthétique.
La durée du travail est réduite de deux à quatre heures par jour, et nous sommes ici proches des propositions originales du gendre de Marx, Paul Lafargue (1842-1911 ; Le droit à la paresse 1880), que Morris détestait pourtant personnellement. Ce monde socio-économique est plus proche de l’artisanat et de l’art appliqué que des manufactures et usines de la fin du XIXe siècle, là aussi comme chez Proudhon et Fourier. Cette « science discrète » (Trousson) mais non absente, permet, grâce à des machines rapidement évoquées, toutes domptées, silencieuses et respectueuses de l’environnement, de réellement servir l’humanité. Morris partage avec Ruskin et Kropotkine l’idée que la machine n’est concevable que si elle sert l’homme et le soulage de tâches pénibles. Ce refus du machinisme systématique, du productivisme est un des traits principaux de la pensée de Morris. Contrairement à une idée répandue à tort autant sur Morris que sur Kropotkine, il n’y a pas de rejet de la technologie, du progrès technique et de la machine, mais seulement un rejet de son mauvais usage et de sa généralisation abusive. Morris rejoint tous ceux qui pensent que le nouveau système de production n’est qu’un monde factice, « un monde de l’ersatz » comme il le dit si bien lui-même, alors que l’homme nécessite autre chose que la multiplicité de produits banals et sans réelle utilité. Il réhabilite le bon et beau produit, exécuté dans de bonnes conditions de travail, et destiné à un bon usage, dans une bonne société : on ne peut pas lui enlever sa cohérence ; la visée utopique est pour lui globale, et un mauvais procédé fausse la finalité, la fin ne justifiant pas les moyens. Toute la pensée radicale écologiste et anticapitaliste, ainsi que celles des situationnistes des années 1950-1960 peut se rattacher à ces analyses, malgré le côté parfois désuet et archaïque de certaines descriptions.

Une œuvre largement intégrée dans la tradition anarchiste [34]

Max Nettlau trouve que News from Nowhere est « une des utopies les plus gracieuses » et « des plus belles », au socialisme « amplement libertaire » sinon anarchiste. C’est l’idée que reprend Gregory Claeys en notant « le portrait irrésistible d’une société au sein de laquelle beauté et travail ont été harmonisés par l’introduction d’idéaux socialistes décentralisés » [35]. Même Meier, marxiste plutôt orthodoxe, évoque longuement et avec plaisir cet « hédonisme altruiste ». Quant à Mona Ozouf, elle fait des Nouvelles de nulle part « une de nos rares utopies ouvertes et libertaires, aux antipodes des couvents productivistes de l’utopie ordinaire » [36].
L’œuvre est effectivement très souvent citée en milieu libertaire. Elle est revendiquée comme utopie libertaire, ne serait-ce que parce qu’elle ne propose pas de système figé et fermé, mais au contraire un monde pluraliste et évolutif, sans cette maniaquerie de la « perfection absolue » que véhiculent nombre d’écrits. Morris se contente d’évoquer, de décrire quelques éléments, mais ne ferme pas l’avenir, ni l’évolution qui est au contraire souhaitée. Il ne veut pas faire de son projet un monde absolu et définitif, ce qu’il confirme peu après en 1893 dans Socialism, its Growth and Outcome  : « il est bien entendu qu’en traçant cette esquisse de la vie future, nous ne dogmatisons pas, mais exprimons seulement notre opinion sur ce qui se passera probablement, opinion qui est naturellement colorée par nos désirs et nos espoirs personnels » [37]. Cette intéressante citation montre que pour Morris, la touche personnelle, individuelle reste primordiale. Pour prendre un exemple, un anarchiste aussi important que Juan Garcia-Oliver (1902-1980), qui est ministre de la Justice en Espagne révolutionnaire, rappelle dans ses mémoires combien il fut marqué par cette œuvre. Les écrivains anarchistes Pietro Gori, Marie-Louise Berneri, Ugo Fedeli, Max Nettlau et Ángel Cappelletti l’analysent longuement et en notent les points de convergence avec l’anarchisme, surtout celui de Kropotkine. Même un récent écrivain marxiste note que s’il y a des traits marxistes dans le livre de Morris (la lutte des classes notamment), sa parenté avec l’anarchisme est forte : elle exprime « une ressemblance indéniable avec la démocratie directe du ‘’communisme-libertaire’’ de Pierre Kropotkine avec lequel William Morris a toujours entretenu d’étroites relations » [38]. Dans un article pour le journal anarchiste londonien Freedom, en novembre 1886, le « prince anarchiste » notait d’ailleurs que « quand il entreprit l’écriture de son propre roman d’anticipation – ‘’Nouvelles de nulle part’’ – il a sans doute produit la plus proche et la plus profonde conception anarchiste de la future société qui n’a jamais été réalisée [39] ». En Amérique Latine, News From Nowhere a sans doute inspiré l’action et l’œuvre d’Albert Kimsey Owen, spécialement sa communauté de Topolobambo au Mexique ; ce saint-simonien tardif sert de pont entre Morris et les œuvres anarchistes du franco-argentin Pierre Quiroule (1867-1938), surtout sa Ciudad anarquista americana de 1914 [40].
Dès sa parution, l’utopie est traduite en de multiples langues et souvent éditée en feuilletons par les journaux anarchistes, comme par exemple dans l’aire hispanique par deux revues anarchistes très célèbres : la Revista Blanca à partir de juillet 1901, et Tierra y Libertad à partir de février 1904. Sa volonté d’unir esthétisme et justice sociale dans un monde régénéré est partagée par la vision libertaire de l’art, comme en témoigne Lily Litvak [41] ou même Camoin qui rattache Morris aux Godwin, Proudhon et Tolstoï sur ce point, en s’appuyant sur L’art et le socialisme, conférence de 1884. En France bien des écrits de Morris, comme de Ruskin, furent traduits et diffusés par l’anarchiste Jean Grave (1854-1939). Il est bon de rappeler à nouveau que Morris, militant socialiste, connaissait très bien le théoricien et géographe Kropotkine depuis le début de 1886 et l’urbaniste écossais Geddes, et que tous les trois partageaient cet enthousiasme pour les petites communautés, dont un Moyen Âge un peu idéalisé était souvent le cadre de référence. C’est ce que pense également l’anarchiste chrétien qu’est Tolstoï. Leur influence sur le mouvement des Cités-jardins lancé peu après par Ebenezer Howard, et surtout sur les réalisations assurées par Raymond Unwin (1863-1940) et Barry Parker (1867-1947), est flagrante [42].
C’est peut-être l’antigouvernementalisme et le fédéralisme qui le rapprochent le plus des théories anarchistes. Pour lui, comme pour Saint-Simon, le gouvernement « devrait être une administration des choses plutôt qu’un gouvernement des personnes... Les nations en tant qu’entités politiques disparaîtront ; la civilisation signifiera alors la fédération d’une variété de grandes et de petites communautés... ». Dans ces communautés, la démocratie directe limite de plus en plus l’État déjà pourtant réduit, qu’il a décrit, au point que « même cette ombre de centralisation devra disparaître quand les hommes deviendront enfin raisonnables sur ce thème » [43]. Cappelletti évoque ce « socialisme fédératif et antiautoritaire » [44] et affirme que Morris nous offre un bel exemple de démocratie directe, « d’assembléisme »… ce que le mouvement libertaire appelle le communisme anarchiste et plus tard le communalisme libertaire. C’est d’ailleurs le titre d’un ouvrage allemand de G. Frizsche William Morris.’ Sozialismus und anarchistische Kommunismus publié à Leipzig en 1927.
L’autre grand trait libertaire de sa pensée, qu’il partage avec son maître John Ruskin et avec Kropotkine, c’est la conviction que les hommes ne peuvent vivre dans une société libérée et heureuse que s’ils sont solidaires et pratiquent l’entraide (mutual aid). En 1851-1853, dans The Stones of Venice, l’ouvrage de Ruskin le plus lu par Morris, le critique d’art écrivait « la loi première et la plus haute de l’univers et l’autre nom de la vie, c’est l’entraide » [45]. Les deux amis, Morris (avec la notion de « fellowship » et la mise en avant des « brotherhoods » – fraternités ou confréries), et Kropotkine (avec celle de « mutual aid »), vont faire de cette conviction la base de leurs pensées. La première brotherhood qui a marqué le jeune Morris est sans doute celle formée à Oxford entre 1853-1855 avec son ami le peintre Edward Burne-Jones (1833-1898). Pour résumer on peut donc sans risque, et à minima, approuver le fait « qu’on ne peut écarter la possibilité d’une influence (de l’anarchisme) sur Nouvelles de Nulle Part » [46] et reprendre ce que John Payne affirmait en 2000 [47] : « Bien que Morris ait lu Marx… et qu’il s’appelle lui-même ‘’communist’’, c’est à la pensée fondamentalement communautaire du XIXe siècle (de Blake via le Socialisme chrétien, Tolstoï et Kropotkine), que le lyrisme de Nouvelles de Nulle Part fait le plus penser » [48]. Il aurait pu ajouter Godwin et Proudhon.
Toute sa vie l’auteur pratique une vie assez souvent libertaire, d’un socialisme pluraliste, antiautoritaire. Sa conception d’artisan-producteur autonome en est bien sûr un des aspects principaux. L’importance qu’il donne au travail dans ses aspects nobles et non contraignants n’est pas sans rappeler l’insistance de Proudhon sur ce point central de sa doctrine. Fourier est sans doute également une de ses références principales, car il insiste beaucoup sur le caractère plaisant, voire jouissif et attractif du travail ; sa condamnation du commerce, sa critique du mariage, son respect des femmes comme êtres autonomes, sa dénonciation de villes tentaculaires et sa recherche d’unités de vie et de production dans le monde rural sont autant de traits fouriéristes patents. Morris essaie également de mettre en pratique son idéal communautaire malgré échecs et naïveté : par exemple avec sa coopérative Morris, ou avec l’expérience de communauté artistique de Red House [49]. Même dans sa vie privée, il tente de vivre ses convictions, acceptant par exemple que son épouse soit l’amante de son ami Dante Gabriele Rossetti (1828-1882), malgré des remarques acides de quelques amis proches et une « bonne société » britannique outrée… Une bonne frange de l’anarchisme britannique revendique ce créateur aussi divers et engagé, souvent avec son homologue Oscar Wilde : Herbert Read il faut rajouter Colin Ward, Marie-Louise Berneri (célèbre historienne de l’utopie) et bien sûr tout le groupe formé autour de la revue Freedom.
En France l’anarchiste breton Émile Masson (1869-1923) est traducteur de Ruskin et de Morris : il s’inspire évidemment de Nouvelles de Nulle Part pour sa propre utopie de 1921 [50] L’Utopie des îles bienheureuses dans le Pacifique en l’an 1980 [51]. Plus spécifiquement anarchiste, elle n’en est pas moins totalement morrissienne. Une autre œuvre connue pour sa ressemblance avec News from Nowhere est celle de Robert Blatchford (1851-1943) : The Sorcery Shop. An Impossible Romance, de 1907. Or elle est immédiatement commentée par Elsie Wright (l’épouse de Masson) en 1908 [52], ce qui nous permet d’augmenter les corrélations entre ces diverses utopies.
Dans l’Italie des années 1970, Gian Carlo Celli le fondateur du Gruppo Anarchico Dioniso à Milan, mais actif en Sardaigne, à Rome…, traduit l’ouvrage et commence à travailler sur une adaptation de cette œuvre (« La Terra promessa ») dans l’optique d’agitation théâtrale révolutionnaire qui est la sienne. Sa mort à Massa le 21 juillet 1979 interrompt le projet.
Comme bien d’autres utopiques littéraires, l’œuvre de William Morris semble aujourd’hui un peu désuète, voire un peu mièvre. C’est oublier l’importance qu’elle revêt dans l’histoire des idées sociales. Après la Commune de Paris, mais avant toutes les révolutions du XXe siècle, elle cherche à crédibiliser la possibilité d’un monde épanoui, harmonieux, soucieux autant des individus que du collectif et que du milieu environnant : bref une forme de sympathique socialisme premier, post-fouriériste et libertaire, que l’apparent triomphe des socialismes étatistes (sociaux démocrates ou marxistes léninistes) va marginaliser (ou parfois récupérer). Il est donc bien temps de redécouvrir News from Nowhere.