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Site internet de l’Association d’études fouriéristes et des Cahiers Charles Fourier

7-19
Critique des vertus théologales chez Charles Fourier
Article mis en ligne le 26 mai 2020

par Foulon, Loïc

Régulièrement cinglés par les accusations dévotes, les fouriéristes n’auront cesse de défendre, parfois avec virulence et causticité, la nature chrétienne de leur doctrine sociétaire. Malgré leur opiniâtreté, la nature religieuse de la pensée phalanstérienne ne saurait s’accommoder avec les axiomes de la religion chrétienne. En prenant appui sur l’exemple des vertus théologales (foi, espérance et charité), cet article veut mettre en évidence les écarts d’interprétations entre la lecture biblique orthodoxe et l’herméneutique fouriériste.

Elevé par une mère dévote puis envoyé au collège de Besançon, d’où il reçoit des prêtres une « éducation classique formaliste », [1] Fourier exprime très tôt une aversion à l’endroit du ministère apostolique et de son enseignement.

J’étais, à l’âge de sept ans, bien terrifié par la crainte de ces brasiers et de ces chaudières bouillantes ; on me promenait de sermon en sermon, de neuvaine en neuvaine, tant qu’enfin, par les menaces des prédicateurs et les rêves de chaudières bouillantes qui m’assiégeaient toutes les nuits, je résolus de me confesser d’une foule de péchés auxquels je ne comprenais rien et que je craignais d’avoir commis sans le savoir […]. J’étais résolu à m’accuser de tout plutôt que d’omettre quelque péché qui pût me faire plonger dans la géhenne. [2]

Se refusant toutefois à s’adonner à l’anticléricalisme virulent qui lui est contemporain [3], Fourier s’emploie tant bien que mal à redonner foi et espérance en une religion chrétienne alors décriée et chancelante. Quelle était la lecture que faisait Fourier de la pensée chrétienne et quelle en était l’orthodoxie ? L’étude des identités philosophiques chrétiennes du XIXe siècle permet de prendre conscience de l’étendue et de la pluralité d’interprétations des Livres Saints et donc des causes de dissidences qu’elles engendrent [4].

Divers travaux ont été menés sur les aspects et les spécificités des croyances fouriéristes. Dans un ouvrage de référence, Hubert Bourgin souligne avec justesse l’ambivalence de la pensée religieuse sociétaire.

Le fouriérisme avait peine à trouver son équilibre entre ses principes, analogues pour la plupart à ceux du christianisme et sa critique, violente, contre les applications du christianisme à la morale et la religion. Il semblait permettre également la religiosité d’un christianisme vague et fervent, tout proche du socialisme chrétien, et la vigueur active d’un anticléricalisme résolu et ferme. Entre ces deux tendances contraires, il ne cessa d’osciller ; il se présentait sans mauvaise foi aux deux faces, l’une pour les chrétiens, l’autre pour les libres penseurs. [5]

L’Eden Harmonien de Henri Desroche aide à définir les traits et la place du christianisme aux yeux de Fourier [6] mais c’est une étude de Frank Paul Bowman qui reste la plus complète [7]. Bowman y démontre entre autres qu’il est difficile d’évaluer « le sérieux et la portée » des idées de Fourier à l’égard du christianisme. Deux importants articles datés de 1994 permettent d’approfondir la question : Claude Morilhat résume la vision de Fourier envers les religions établies, présente de manière succincte son concept de Dieu et tente de replacer celui-ci au sein de la doctrine sociétaire [8] ; Jonathan Beecher porte plus généralement son attention sur la relation entre le christianisme et la pensée socialiste. [9]

Il est possible de travailler sur un autre élément fondateur de la religion chrétienne et de la pensée fouriériste : les vertus théologales. Rappelons au préalable que Fourier considérait sa doctrine sociétaire en tout point fidèle aux aphorismes de la religion chrétienne et il s’est toujours revendiqué de cette confession. Néanmoins, et cela en dépit d’un désir d’appartenance sincère, les contemporains de Fourier lui ont souvent reproché, parfois d’ailleurs sans retenue, l’incompatibilité de ses thèses avec les préceptes de la religion chrétienne. Voici par exemple un ouvrage de 1838 : Jean-Baptiste Leclère d’Aubigny, Un prêtre ou la société au XIXe siècle. Il y est écrit que les vertus théologales « sont le sacrifice des penchants individuels, l’abnégation de soi-même, le désintéressement ; or, le fouriérisme dédaigne l’emploi et nie l’efficacité de ces moyens moraux d’harmonie sociale ». [10] Trois ans plus tard, Louis Rousseau, ancien fouriériste reconverti au catholicisme en 1834, reproche à Fourier de faire de la concupiscence une vertu centrale dans sa mécanique sociale :

C’est une erreur grossière que de croire qu’il n y a de vertus possibles que celles qui conduisent à la richesse : « Les vertus, dit Fourier, ne sauraient régner en civilisation, parce qu’elles n’y conduisent pas à la fortune, dont elles deviendront le chemin dans l’ordre sociétaire. » Au reste c’est ici que toute discussion devient impossible entre les phalanstériens et nous, car évidemment nous ne parlons pas la même langue. Jusqu’à ce jour, on a appelé vertu tout généreux effort que fait l’individu sur lui-même, en vue de servir ses semblables ; et Fourier appelle de ce nom les calculs étroits de l’intérêt privé : ce qui est illogique quand bien même cet intérêt marcherait d’accord avec le bien général puisque, qui dit vertu dit force. Au reste nous ne saurions nous lasser de faire entendre que cette parfaite concordance d’intérêts, qui aurait pour effet naturel de démonétiser la vertu, est une chimère en économie sociale, comme l’est la question qui lui est corrélative en géométrie, savoir la quadrature du cercle. Dieu n’a pas voulu que l’homme qui participe de son essence pût jamais servir de rouage aveugle à une mécanique sociale, tant parfaite soit elle. [11]

En 1845 vient le tour du journal républicain Le National  : « En proclamant la légitimité des passions, Fourier ouvre la porte à tous les dérèglements, à tous les abus, à tous les excès ; en un mot, il ne nous laisse que nos vices, et nous enlève jusqu’au sentiment de nos dernières vertus. » [12] L’année suivante, c’est à l’abbé Louis-Clément Busson de critiquer la lecture de Fourier. L’abbé condamne l’amalgame entre la vertu et les passions chez Fourier qui ne sauraient avoir, à ses dires, ni la même origine, ni la même fin.

Le mouvement de la passion, comme passion, est dans l’appétit ; l’appétit est son principe ; mais ce mouvement tend vers la raison comme vers son terme. Né pour obéir à la raison, l’appétit voudrait s’y conformer. Au contraire, le mouvement de la vertu a son principe dans la raison, et son terme dans l’appétit, qu’elle veut mouvoir et diriger dans son action. C’est pourquoi la vertu est appelée une habitude élective, résidant dans un milieu déterminé par la raison, par le jugement du sage. Ainsi la différence entre la passion et la vertu est énorme. Depuis quand est-il permis d’assimiler et d’identifier ce qui est immobile et fixe dans le bien, dont l’usage est toujours légitime, conforme à la raison, la vertu, à ce qui est indifférent au bien et au mal, flexible à l’un et à l’autre ? Depuis quand le frein et la chose refrénée, la loi et le crime, la règle et les écarts, sont-ils une même chose et méritent-ils le même nom ? Voilà cependant ce que les doctrines du phalanstérianisme et du fouriérisme confondent. Cette confusion trahit leur système, en découvre le danger et la perversité. [13]

Voici pour terminer les critiques du directeur de la Société Saint-Vincent de Paul (1847-1886), Adolphe Baudon [14] :

On a beau le nier, la terre est trop petite pour que tous ses habitants puissent y mener une grande et royale vie comme celle qu’a rêvée Fourier ; elle est trop ingrate pour porter des fruits sans le plus rude labeur. Or, si tous n’ont qu’un but, de jouir le plus possible ; si, au profit de ce but, il est permis de tout oser ; si, à l’encontre de ce but, il n’est pas de droit qui soit légitime, la terre ne peut plus être qu’un champ de bataille où les plus forts du jour écraseront ceux de la veille, en attendant d’être dévorés par ceux du lendemain. Un tel ordre de choses n’est pas même la barbarie, c’est l’état social des anthropophages. [15]

Dans ces conditions, il est utile nécessaire de clarifier le positionnement de Fourier à l’endroit des vertus théologales afin, d’une part, d’en étudier les probables spécificités et, d’autre part, d’estimer dans quelle mesure sa lecture peut être associée à celle déterminée par l’orthodoxie. A cette fin, il convient d’exposer d’abord de manière succincte la nature des vertus théologales selon la lecture orthodoxe.

A l’encontre des vertus cardinales que sont la prudence, la justice, la force et la tempérance, lesquelles sont « humainement acquises », les vertus théologales, à savoir la foi, l’espérance et la charité, sont « qualités que Dieu infuse dans l’âme » de l’Homme. [16] En cela, elles sont surnaturelles par essence. [17]

Ayant la Providence pour objet direct [18], les vertus théologales conduisent l’Homme sur le chemin des récompenses sempiternelles. A l’inverse des vertus naturelles qui touchent aux conduites et agissements de l’Homme en vue d’améliorer sa condition actuelle, les vertus théologales, quant à elles, aiguillonnent l’Homme dans ses actions afin qu’il obtienne la grâce de Dieu. Formant la base théologique qui « anim[e] l’agir moral du chrétien », [19] et sans laquelle l’Homme ne trouverait son salut, [20] les vertus théologales forment l’un des éléments central du dogme chrétien lequel s’exprime au préalable par un acte de foi.

La foi
Originellement exprimées dans la pensée paulinienne, [21] les vertus théologales se traduisent en premier lieu par une croyance en un « Dieu Un et Trine » qui est origine, motif et objet. [22] Pour que la foi soit entière, il est également nécessaire d’appartenir au Christ, telle que nous le relate Matthieu : « Quiconque se déclarera pour moi devant les hommes, je me déclarerai, moi aussi, pour lui devant mon Père qui est aux cieux ; mais celui qui me reniera devant les hommes, je le renierai, moi aussi, devant mon Père qui est aux cieux ». [23] Enfin, il faut avoir foi en la résurrection du Fils mort sur la croix pour la rédemption des péchés. Nous précisons ici, que selon le culte romain, il n’appartient pas à l’Homme de faire naître en lui la foi, attendue que celle-ci est une grâce de Dieu que l’Homme reçoit au jour du baptême. [24] Informés de ces préceptes, examinons désormais la lecture des vertus théologales chez Fourier.

Tout d’abord, il n’y a pas lieu, selon nous, de questionner la centralité de la foi au sein de la pensée de Fourier. Ses critiques de l’athéisme, cette « aberration », [25] cette « opinion bâtarde », [26] cette « maladie morale », écrit-il à Just Muiron le 6 décembre 1818, en font foi. [27] Il importe donc de porter notre attention sur le jugement du maître à l’égard de la foi chrétienne avant de confronter ce jugement à la nature de sa propre croyance.

L’origine de la foi n’est pas explicitement mentionnée dans l’œuvre de Fourier. Nous pouvons cependant affirmer qu’elle n’est pas reçue à la suite de processions sacramentelles telles que cela se pratique dans l’Église. Ceci se démontre, entre autres, dans certains passages de la Confirmation tirée des Saints Evangiles, dans lesquels on lit : « ceux mêmes qui nous paraissent pieux » sont démunis de foi. [28] La foi, affirme Fourier, ne s’aurait s’acquérir que sous l’impulsion du « mécanisme social générateur des richesses » ; [29] seul véritable garant d’une foi sincère et authentique. Attendu que Fourier ne s’accorde pas avec cette première donnée quant est-il de ses principes fondateurs ?

Comme nous l’avons brièvement noté, le mystère de la Sainte Trinité forme les fondements de la foi chrétienne. Néanmoins, aux vues de Fourier, Dieu, le Christ et le Saint-Esprit sont trois entités distinctes. À l’encontre du symbole d’Athanase, elles ne sont ni égales dans leur substance, ni égales dans leur puissance. Conduits par le dessein et les exigences de l’Eternel, [30] le Christ et le l’Esprit-Saint lui sont subordonnés ; ils ne peuvent ainsi prétendre à sa divinité. En raison de cela, la foi de Fourier est étrangère à celle des chrétiens. Elle se rapproche de la pensée subordinatianiste d’Arius, laquelle sera par ailleurs condamnée pour hérésie au concile de Nicée en 325.

Toutefois, la notion de trinité est présente dans la pensée de Fourier ; elle se distingue cependant nettement de celle qui figure dans les canons établis. La trinité de Fourier se manifeste par Dieu ou principe actif, par la Matière ou principe passif, et à travers les Mathématiques ou principe régulateur. Tous trois sont originels, coéternels et consubstantiels. Tous trois sont absolus et indispensables au mouvement général. Tous trois sont essence et principe de la foi de Fourier sans laquelle l’œuvre n’aurait pu être engendrée.

Voué à cette cosmogonie singulière, Fourier s’attaque aux dogmes qui y sont discordants. Se refusant à voir dans la matière le sceau de la corruption, il réinvente le récit de la chute de l’Homme. La Chute, écrit-il, s’explique par « une exubérance de population » d’où s’ensuivit une pénurie de substance ou « insuffisance d’industrie ». [31] En cela, Fourier veut démontrer que la condition de l’Homme ne s’explique pas par un désir d’affranchissement aux volontés divines à un instant précis mais par une accumulation d’erreurs successives dans le temps. [32] Cette réinterprétation de la chute bouleverse les fondements de la foi chrétienne. Si l’on n’admet pas le lien entre la chute et une nature humaine congénitalement défectueuse, si l’on ne condamne pas la vénalité de la matière, comment maintenir la foi en un Christ rédempteur ? Mais la rupture ne s’arrête pas là.

Pour Fourier, la foi en un péché originel appelle à bien d’autres impiétés. Admettre le péché originel, ce serait accepter que Dieu ait fauté dans ses plans et, par delà, de déposséder Dieu de sa sagesse et de sa toute-puissance. Accepter les conditions présentes à la lumière de la chute reviendrait à croire qu’il plaise à Dieu de contempler sa création dans les horreurs de « l’état civilisé et barbare », auquel l’Homme est acculé et assujetti. La foi chrétienne est une atteinte à la Providence ! « Tant que vous croyez à des suggestions outrageantes pour Dieu, comme le dogme de l’enfer, vous n’êtes que des rebelles, fardés de fidélité ; votre foi est outrageante pour le Dieu de paix et de miséricorde qu’elle assimile au bourreau. » [33] En bref, consentir au péché et à la chute originelle se résume à concevoir une divinité réduite, atrabilaire et vindicative. Si les chrétiens sont dépourvus de foi écrit Fourier : en portraiturant une divinité corrompue, ils démontrent par delà un manque d’espérance. [34]

L’espérance

L’espérance chrétienne porte sur les félicités promises par le Christ, [35] celles du royaume des cieux et de la béatitude éternelle. [36] Conformément à la tradition chrétienne, la terre est un lieu de sacrifices et d’expiation. L’espérance évangélique ne saurait donc offrir la promesse d’un bonheur béatifique ici-bas. S’inspirant de l’épître de Paul aux Romains, Pie X écrit à ce sujet : « on rend témoignage à l’espérance en ne se troublant ni de misères ni des contrariétés de la vie, ni même des persécutions, et en vivant résignés et confiants dans les promesses de Dieu ». [37] N’étant pas liée au désir de possession, aux besoins « artificiels », aux nécessités temporelles, il peut être admis que l’espérance chrétienne est de nature eschatologique.

Au contraire, l’œuvre de Fourier n’est autre qu’un espoir sans borne dans les possibilités du genre humain en ce monde. L’espérance, selon Fourier, repose sur la découverte intégrale de la nature intrinsèque de l’Homme, dont la plénitude et l’efflorescence sont l’unique gage de sa quiétude intérieure et par extension du bonheur universel.

Le manque de foi en la bienveillance de la nature humaine, écrit Fourier, expose le manque d’espérance des civilisés qu’il accuse, par surcroît, d’avoir abandonné l’Homme à sa condition présente sans lui apporter de solution ou d’espoir. L’espérance, pour Fourier, repose avant tout sur l’idée que Dieu a prévu un avenir radieux pour l’Homme par l’acquisition des « biens de ce monde ». [38] La réelle espérance se trouve alors dans la découverte du code divin, dont la théorie d’attraction est l’organe. [39]

En revanche, quelle espérance l’Homme tirerait-il d’une divinité qui se satisfait de le voir souffrir ici-bas ? L’apostasie de l’espérance chrétienne aux yeux de Fourier est sans borne. Refusant d’admettre que Dieu ait promis une existence béatifique en ce monde, l’espérance des civilisés n’est autre qu’un optimisme naïf et détourné, qu’un désir dépouillé de portée positive. Par son désamour pour la prospérité, par sa méfiance de l’abondance, l’espérance chrétienne est « faussée, fataliste, résignée ». [40] Elle est tout au mieux une bévue de l’esprit, une faute morale, au pire, l’espérance chrétienne devient un acte blasphématoire.

Le blasphème chrétien est tout aussi présent dans le manque d’espérance en une providence intégrale et universelle. La rédemption d’après Fourier ne saurait être une affaire personnelle, distincte de la condition d’autrui. Personne ne se verra préserver par son unique dévotion. Le genre humain sera sauvé ou il faillira. Pour Fourier, le manichéen, il n’y a pas de demi-mesure. Ainsi peut-on lire : « Dieu ne voit dans la race humaine qu’une même famille dont tous les membres ont droit à ses bienfaits, en effet ; il veut qu’elle soit heureuse tout entière, ou bien nul peuple jouira du bonheur ». [41] Avant de poursuivre :

Nous serons ou comblés de délices en cette vie et en l’autre, dès que nous organiserons l’ordre combiné, ou écrasés de tortures en cette vie et en l’autre tant que durera le chaos civilisé, barbare et sauvage. Sachez que Dieu juge les globes en masse sans distinction des bonnes ou des méchantes créatures. Les âmes de Néron et de Socrate sont dans l’autre monde sont réduites au même sort, Dieu ne pouvant voir en nous tous que des rebelles tant que durera le chaos social. [42]

En somme, l’espérance d’une rédemption promise qu’aux pieux fidèles ne pourrait répondre aux exigences du mouvement général, d’une universalité devant le destin.
Deux éléments sont à relever au sujet de l’espérance selon Fourier. En premier lieu, à l’encontre de la pensée chrétienne, l’espérance de Fourier est principalement tournée vers l’Homme ; elle n’a donc pas Dieu pour objet direct. Ce positionnement détourne la signification de l’espérance, laquelle s’apparente désormais à de l’espoir. L’espérance revêt un aspect surnaturel ; elle est cimentée dans le retour glorieux du Verbe. Lorsque l’espérance est tracée et immuable, l’espoir reste à esquisser. Ainsi, lorsque l’espérance se projette dans l’au-delà, l’espoir quant à lui porte sur l’existence et les conditions actuelles. Dans le cas de Fourier, l’espoir est exprimé par la mise en place du système sociétaire. Enfin, tandis que l’espérance chrétienne appelle à la transcendance à la suite de la parousie, l’espoir de Fourier se veut dès à présent sublimer l’Homme. L’espérance chez Fourier n’a donc ni la même nature, ni la même fin.
Au-delà de la sémantique, la foi, l’espérance ou l’espoir ne sauraient, cependant, être justes et sincères sans l’amour présent dans l’acte de charité.

La charité

La foi et l’espérance, disait Saint Paul, ne sont authentiques que si l’œuvre de charité est présente en elles. [43] « Quant j’aurais toute la foi possible, jusqu’à transporter les montagnes, si je n’ai la charité, je ne suis rien. » [44] De toutes les vertus, la charité est la plus grande. Sans elle « la foi est morte », [45] et l’espérance vaine. La foi et l’espérance s’expriment et se développent dès lors primordialement dans l’acte de charité. [46]
Par la miséricorde qui s’en dégage, par l’oubli de soi devant l’autre, la charité est la plus grande manifestation d’amour. [47] Il serait toutefois erroné de réduire la charité chrétienne à un acte exclusivement altruiste. De par son application, elle permet en outre au bienfaiteur « de racheter ses péchés car quiconque donne aux déshérités donne au Christ ». [48]
Fourier savait saluer l’amour et l’abnégation qui se dégagent de la charité chrétienne. Il vantait le travail des prêtres qui offraient nourriture et soins aux déshérités, « aux victimes de l’ordre social ». [49] Il soutenait le travail du bas-clergé envers les nécessiteux et les laissés-pour-compte de tout ordre, comme la populace des zones rurales, démunie et majoritairement illettrée, et celle aliénée et paupérisée par une nouvelle mécanique économique et sociale dans les zones industrialisées. Il prit soin de noter dans ses travaux, les actes charitables de ceux et celles qui étaient prompts à se sacrifier pour autrui. Il parla des « trappistes », des « missionnaires », des « pères de la rédemption et tant de corporations qui ont brillé et brillent encore dans la charité et dans les autres branches du dévouement ». Il salua le rôle des « femmes vraiment pieuses qui servent les hôpitaux et qui sont si mal payées de tant de fatigues ». Il rendit hommage aux « moines du Mont Saint Bernard voués au soutien des voyageurs perdus dans les neiges ». Ou bien encore, il honora « la grande Chartreuse où l’on recevait et hébergeait très-gracieusement pendant 3 jours bon nombre de voyageurs inconnus et souvent peu dignes par le prolongement indiscret de séjour ». [50] Mais quand bien même il sut féliciter la dévotion mise au service des œuvres charitables, Fourier n’en était pas moins critique envers la nature de la charité chrétienne et de ses effets pervers.
Au préalable, Fourier reprochait à l’Église d’avoir sciemment instrumentalisé la charité à des fins stratégiques dans une optique de monopole. En maintenant sous son giron la distribution des œuvres charitables, l’Église place l’indigent sous son contrôle, réduisant de ce fait l’intégrité et l’autonomie du nécessiteux. Notons que ce positionnement sera repris par la plupart de ses disciples.

Les charités sont devenues une spéculation, un préservatif, et des congrégations soi-disant religieuses ont même été jusqu’à empoisonner la source pure d’où découlait la manne bienfaisante en faisant de l’aumône un moyen d’influence et de pouvoir pour les distributeurs d’aumônes, un moyen d’assujettissement du pauvre ; – oui, trop souvent aujourd’hui, on vend l’aumône au pauvre en lui disant : Nous te secourons, mais à la condition de nous obéir. [51]

La critique ne s’arrête pas là. La charité chrétienne maintiendrait le peuple dans une condition de manque et de dénuement, de façon délibérée, conforme aux principes du dogme ascétique. Cette charité non-éclairée, dit Fourier, est « une charité péjorative ; pessimiste, obscurante, qui hébète la multitude pour la façonner aux privations ». [52] A en croire Fourier, la charité chrétienne est en conséquence une tromperie, un outil qui « enraciner[ait] le mal » [53] à des fins tacticiennes et idéologiques.
Afin d’implémenter une charité positive, éloignée des canons de l’abstinence volontaire et délibérée, il est de mise de réorganiser la charité autour de systèmes associatifs ou passionnels lesquels se veulent en tout point miroiter le mouvement d’attraction général. Le substrat du système sociétaire de Fourier est en cela formé autour de la charité associative. Attendu que la charité est amour, elle pousse de ce fait naturellement à l’Association. [54] Comme l’écrit Zoé Gatti de Gamond, « celui qui a l’amour du prochain, possède l’esprit de la théorie sociale, il est apte à l’association, prédisposé à l’harmonie, il attire et relie par la seule influence de sa bonté de cœur ». [55]
Par la charité associative, Fourier veut substituer à l’aumône la « philanthropie réelle », [56] celle qui ne serait plus du recours de la subsistance personnelle mais d’un système qui garantisse « au peuple un minimum croissant ». [57] On est ici bien loin de la définition chrétienne de la charité ! Ainsi peut-on lire : « Je n’envisage pas les vertus dans le sens ascétique, selon la coutume des fanatiques, mais dans le sens composé, en espoir des biens de l’un et l’autre monde, et d’abord des richesses en celui-ci. » [58] Pour arriver à ses fins, Fourier imagine dès lors une charité productive, industrialisée ; bien étrangère aux canons établis.
Pour que la charité soit entière, digne des volontés de l’Eternel, elle ne peut se soustraire aux besoins trichotomiques de la nature humaine. [59] A cet égard, la charité phalanstérienne prendra deux formes. La première sera basée autour de la notion du travail sériaire. [60] La seconde prendra forme sous l’impulsion d’un groupe ou d’une Tribu, laquelle aura pour mission de prodiguer toutes sortes de soins garantissant la satisfaction des besoins de subsistance physique et intellectuelle en même temps que les exigences animiques. Afin d’en illustrer les fonctions et la singularité, nous prenons en exemple le cas de la charité amoureuse.
Précurseur de la pensée freudienne, soucieux du refoulement des pulsions, ou attractions dans le langage fouriériste, Fourier entend faire don du corps dans une logique d’aumône charnelle. Attentif aux désarrois des disgracieux, attendri par le sort des évincés des plaisirs voluptueux, Fourier conçoit une philanthropie de la concupiscence ou le corps et l’âme sont à l’unisson. Loin de ne reposer que sur la seule satisfaction des plaisirs sensuels, la charité amoureuse se veut en outre contenter les appétences animiques. [61] Par l’impulsion de convenances préétablies, contrecarrant une lascivité malavisée, la philanthropie phalanstérienne entend associer les dépossédés du monde civilisé à l’amour intégral de la Providence. Ainsi, à contre-courant de la charité chrétienne, la charité fouriériste entend quant à elle satisfaire l’intégralité des besoins de l’esprit et de l’âme sans jamais omettre l’essentialité des désirs sensuels.
Bien d’autres aspects des vertus théologales fouriéristes auraient pu compléter cette étude. Nous pouvons néanmoins déjà en tirer quelques conclusions. Avant tout, les vertus fouriéristes n’ont pas un caractère surnaturel. Bien au contraire. Si, comme toute chose, la foi, l’espérance et la charité ont Dieu pour origine, elles n’ont pas Dieu pour objet direct. Dans la pensée religieuse de Fourier, c’est à l’Homme et à ses besoins physiques, intellectuels et animiques que les vertus théologales sont adressées. Il y a ici confusion des genres.
Bien qu’elles aient pour dessein ultime de s’associer à l’œuvre générale, les vertus théologales de Fourier ont rapport aux « mœurs ou actions libres des hommes », [62] lesquelles s’assimilent à l’ordre naturel. Leur nature ne saurait s’entendre avec les principes chrétiens, tels que les conçoit Pie X, qui affirme que « ceux qui suivent les maximes du monde ne peuvent pas être véritablement heureux, parce qu’ils ne cherchent pas Dieu, leur seigneur et leur vraie félicité ; ils n’ont donc pas la paix de la conscience, et ils marchent vers la perdition ». [63] Enfin, à l’encontre des préceptes chrétiens, selon lesquels il faut chercher Dieu pour s’unir à l’Homme, Fourier propose de s’associer à l’Homme pour s’unir à Dieu et à l’œuvre engendrée.
En somme, les vertus théologales fouriéristes sont étrangères, parfois mêmes antinomiques aux maximes chrétiennes. N’ayant ni la même nature, ni la même fin, les vertus théologales fouriéristes ne pourraient, en-soi, se revendiquer de l’héritage christique.