Bandeau
charlesfourier.fr
Slogan du site

Site internet de l’Association d’études fouriéristes et des Cahiers Charles Fourier

115-119
ABRAMSON Pierre-Luc : Mondes nouveaux et Nouveau Monde – Les utopies sociales en Amérique latine au XIXe siècle (2014)

Dijon, Presses du Réel, collection "l’Écart absolu", 2014, 408 p.

Article mis en ligne le 12 janvier 2015
dernière modification le 31 janvier 2021

par Antony, Michel

Pierre-Luc Abramson, Mondes nouveaux et Nouveau Monde – Les utopies sociales en Amérique latine au XIXe siècle , Dijon, Presses du Réel, collection l’Écart absolu, 2014, 408 p.

Ce bel ouvrage est une version mise à jour de la thèse de 1993 (Paris-Sorbonne) et de sa version en espagnol de 1999, publiée par le Fondo de Cultura Económica de México. Il repose sur une bonne idée : celle d’analyser quelques grands penseurs sociaux utopistes européens à la lumière de leur intérêt et/ou de leur engagement latino-américain : Saint-Simon, Charles Fourier, Pierre-Joseph Proudhon, le britannique Robert Owen, la franco-péruvienne Flora Tristan, Michel Chevalier, Victor Considerant et l’espagnol Francisco Pi y Margall. On peut y rajouter le grec Plotino Rhodakanaty et l’italien Giovanni Rossi qui bénéficient dans d’autres chapitres d’un bon développement non seulement sur leurs activités mais aussi sur leurs idées. Il est bon de rappeler que le socialisme, dont le terme apparaît au début du XIXe siècle, regroupe pendant longtemps des tendances fort disparates, modérées et révolutionnaires, autoritaires et anarchistes. L’auteur puise dans toutes les mouvances, c’est à la fois sa richesse et ce qui rend complexe sa synthèse.

La part des penseurs français est très nettement majoritaire. La part espagnole et portugaise, les principaux colonisateurs, est évidemment très réduite comme le note Pierre-Luc Abramson. Mais une analyse des mouvements syndicalistes de la fin du siècle et du début du XXe siècle montre au contraire la forte présence d’espagnols dans les mouvements d’émancipation. Quelques personnages sortent grandis : Considerant et Rhodakanaty particulièrement comme importants antécédents de la révolution mexicaine, et Pi y Margall comme un des premiers grands intellectuels espagnols américanistes. Pi y Margall est également un des vecteurs essentiels du proudhonisme et du fédéralisme, c’est un des rares espagnols appréciés par les radicaux du cône sud, à commencer par l’écrivain libertaire péruvien Manuel Gonzalez Prada qui l’a connu lors de son séjour espagnol.

Le chapitre sur les révolutions latino-américaines du milieu du XIXe siècle se consacre à cinq grandes aires : colombienne (au sens large), chilienne, celle du Río de la Plata, brésilienne, péruvienne. L’auteur nous rappelle et nous démontre avec efficacité que le printemps des peuples ne concerne pas que le continent européen, mais également l’essentiel des pays d’Amérique latine. Il nous confirme l’importance des influences utopiques et socialistes européennes, notamment françaises. Elles passent par les lectures (des utopistes mais aussi des écrivains moins idéologiquement marqués, comme Eugène Sue ou Lamartine). En Amérique, les publications complètent les livres importés ; Proudhon semble le plus publié et diffusé. Les influences passent également par les voyages (parfois un exil obligé) ; la plupart des leaders créoles connaissent l’Europe, la France occupant une place de choix dans leur formation. Ces penseurs socialisants du Nouveau Monde américanisent autant Proudhon que Fourier ou Lamennais, pour citer sans doute les trois plus influents ou les plus connus, si on exclut Saint-Simon que l’on peut moins rattacher au socialisme. La pensée et les propositions politiques des acteurs latino-américains sont plurielles, évolutives et les concepts, parfois contradictoires, sont mêlés dans un vague magma socialisant. Il est donc difficile de les rattacher avec précision à un seul courant de pensée, sauf peut-être le bakouniniste mexicain Zalacosta ou l’anarchiste Giovanni Rossi. Ils incarnent souvent une vision laïque et positiviste, avec un vernis socialiste et/ou religieux qui est autant une charge contre la culture hispaniste que contre leurs propres sociétés. Ils participent de ces « idéologies entrecroisées », concept que l’auteur reprend à Dominique Desanti.

La présence étrangère, surtout européenne, est parfois déterminante, surtout pour tenter des expérimentations communautaires, phalanstériennes, appelées souvent, de manière ambiguë, colonies, alors qu’en France en milieu libertaire on préfère parfois en fin du siècle le terme de milieu libre. Le fouriériste français Jean-Baptiste Eugène Tandonnet est actif dans tout le secteur de la Plata, en Argentine, Uruguay et au Brésil. Le proudhonien français Alexis Peyret tient le même rôle pour l’Argentine, tout comme le fouriériste français Louis Léger Vauthier au Brésil. Dans le même pays les lyonnais Benoît-Jules Mure et Michel Derrion tentent d’appliquer la volonté fouriériste (phalanstères de Santa-Catarina). Le grec Plotino Rhodakanaty, qui mêle fouriérisme et proudhonisme en un mélange détonnant, est tout à la fois un des promoteurs des écoles rationalistes avant la lettre au Mexique (école-phalanstère du Chalco), et un des fondateurs du socialisme antiautoritaire local, tant dans le monde agraire qu’en milieu artisanal et industriel ; il est revendiqué, souvent à juste titre, par l’anarchisme mexicain. Plutôt saint-simonien, l’étatsunien – Il faudrait enfin que par respect pour les autres pays des Amériques, nous cessions de dire américains pour les habitants des Etats-Unis : les espagnols utilisent estadounidense – Albert Kimsey Owen (sans lien avec son homonyme) fait de Topolobampo (Métropole socialiste d’Occident) au Mexique une utopie colonisatrice et industrialiste qui a rapidement peu à voir avec le socialisme, même s’il lui arrive d’apprécier Fourier. Le britannico-australien syndicaliste et socialisant, et plutôt mystique, William Lane tente l’implantation au Paraguay (Nouvelle Australie et Colonie de Cosme) ; son expérience, par certains aspects détestables, ressort plutôt du socialisme fanatique et autoritaire. Au Brésil encore l’anarchiste italien Giovanni Rossi tente une des expériences les plus célèbres de l’histoire des communautés, la Cecilia, sans doute parce que le cinéma (Jean-Louis Comolli, Adriano Zecca) et la littérature lui ont rendu hommage (Zelia Gattai, femme de Jorge Amado) et surtout parce que les volontés de libre développement individuel et d’amour libéré sont en syntonie avec la redécouverte du fouriérisme et avec la « révolution » sexuelle et la libération des mœurs de la fin du XXe siècle.

Le livre a le mérite de rappeler que les étrangers n’éclipsent aucunement les acteurs de premier plan du monde sud-américain : le brésilien José Ignacio Abreu y Lima, le martyr péruvien Juan Bustamante, le chilien Francisco Bilbao Barquin, les argentins Esteban Echeverria et Domingo Sarmiento… Tous voyagent hors d’Amérique et sont souvent actifs dans divers pays latino-américains : ils forment un groupe humaniste et internationaliste de fait. De même l’implantation la plus réussie, à la suite de Rhodakanaty, tient au fait qu’il s’implante profondément en milieu local ; très vite les disciples mexicains du maître grec le dépassent idéologiquement et pratiquement, notamment les révolutionnaire Julio Chavez Lopez et Federico Zalacosta.

La dernière partie, courageux et fort stimulant essai de synthèse sur les utopies pensées et pratiquées, pose notamment le problème du succès et des échecs des expérimentations. Pierre-Luc Abramson fait un louable effort pour relativiser les échecs, la durée d’existence ou les résultats économiques n’étant pas pour lui totalement déterminants, alors qu’ils sont souvent avancés comme tels de manière péremptoire. Les aspects humains et sociétaires semblent donc primordiaux, les utopistes et expérimentateurs étant bloqués par des comportements et des sentiments encore trop marqués négativement par la civilisation (au sens fouriériste). Le problème des enclaves socialistes, considérées comme une fuite ou une déperdition militante par la majorité des socialistes (y compris anarchistes), est ici abordé à plusieurs reprises. C’est difficile de trancher, tant les communautés sont diverses : îles volontairement isolées, communautés ouvertes sur la vie militante et sociale, idéologie autoritaire ou libertaire…

En analysant quelques communautés principales, il se peut que l’auteur ne fasse pas assez la différence entre utopies libertaires et utopies autoritaires, pour conserver des termes génériques. Certes il l’aborde en conclusion, mais à la marge. Lorsque je me suis coltiné aux utopies pensées et tentées, je m’étais posé la question de ce qui distinguait les essais entre eux. Si les espoirs, les méthodes, les histoires, les périples et les échecs sont communs ou proches, l’idéologie et la volonté de lutter contre les pouvoirs destructeurs sont foncièrement différentes. La plupart des communautés religieuses, mystiques, communistes, conservatrices, et même socialistes sont par principe et par essence autoritaires : rôle important du chef ou du leader, règlementations strictes, activités contrôlées et dirigées, occupation parfois géométrique des espaces, vie personnelle limitée... Or des essais et des pensées vont à l’encontre de cette vision utopique que j’appelle classique ou traditionnelle, et sont plus nombreux qu’on ne le pense, c’est tout l’objet de mes recherches. Pierre-Luc Abramson lui-même développe largement le cas de la Cecilia et de Rossi, parle beaucoup de Fourier et de quelques femmes libres (Flora Tristan, Marie Howland ou Louise Bachelet), évoque Oneida et la belle utopie morrissienne, survole le zapatisme et le magonisme, cite l’italo-argentin José Ingenieros (Giuseppe Ingegneri) et le mexicain magoniste puis zapatiste Antonio Díaz Soto y Gama… Mais il semble bien qu’il ne le fait pas suffisamment, et qu’il n’a pas assez utilisé les fonds libertaires bien plus présents qu’on ne le pense sur tout le continent latino-américain : il aurait pu donner plus d’importances aux péruviens Manuel Gonzalez Prada et les Manuel et Delfín Levano, aux mexicains Ricardo Flores Magon et Práxedis G. Guerrero, aux tolstoïens chiliens et notamment à Fernando Santivan, au franco-argentin Pierre Quiroule (Alexandre Falconnet), à l’hispano-paraguayen Rafael Barrett, à la superbe costaricaine Louisa Capetillo, sans compter la masse d’anarcho-syndicalistes (surtout espagnols et italiens) qui innervent les syndicalismes à très forte portée utopique en Argentine, Chili, Pérou, Bolivie, Équateur, Brésil… Or la plupart de ces mouvements seront dominants dans l’histoire des mouvements ouvriers et socialistes jusque dans les années 1920. De la même manière les influences plus tardives, celles de la Première Internationale, celles de la Commune de Paris, comme celles des grands acteurs comme Marx et Bakounine, sont trop peu présentées. Bien sûr la plupart de ces personnages et des mouvements qu’ils entraînent sont actifs à la fin du siècle et au début du XXe, et l’auteur travaille surtout sur les socialismes premiers et leurs influences, mais lui-même s’est donné peut-être imprudemment la guerre de 1914 comme borne ultime, comme il le note en conclusion.

Malgré le très beau chapitre sur Juan Bustamante et l’évocation de la Société des amis des indigènes péruvienne, et malgré la remarque sur le fait que l’utopie incaïque serait une des premières utopies américaines, on aurait aimé plus d’informations sur les mouvements indigénistes. Les frères Magon dans l’Oaxaca (Mexique) sont d’origine indigène et sont sensibles aux aspects traditionnels qu’on peut interpréter en clé libertaire ; leur anarchisme puise donc à trois sources principales, l’occidentale (Europe et Etats-Unis via les IWW), la sociale mexicaine de leur temps (voir leur étonnant PLM – Parti Libéral Mexicain qui est, plus que le zapatisme, le principal successeur du mouvement initié par Rhodakanaty) et l’indigéniste. Pour en rester au Pérou de Bustamante, les anarchistes locaux, à la suite notamment de Gonzalez Prada, des Levano et de militants indigènes ou métis comme l’impressionnant Ezequiel Urviola non seulement soutiennent et animent associations indigénistes et rébellions, mais accentuent leurs aspects utopiques libertaires, au risque pour les moins lucides d’entre eux « d’andiniser » l’anarchisme et d’évoquer sans nuances le communisme inca.

On le voit, ce livre très bien écrit, très solide sur le plan scientifique et critique, révélant maintes associations ou parallélismes entre penseurs et acteurs des mouvements sociaux, occasionne de très nombreuses remarques et envies d’approfondissements. Il est donc indispensable pour enrichir nos connaissances sur les socialismes, les utopies et la spécificité et l’internationalité de l’Amérique latine. Notons enfin que Pierre-Luc Abramson a un peu enrichi sa bibliographie initiale, et a modifié quelques chapitres (notamment en prenant à juste titre en compte les nouvelles recherches sur la Cecilia). Mais son livre reste très proche du livre publié antérieurement au Mexique, et ne tient pas suffisamment compte d’autres exemples communautaires. On lui souhaite de pouvoir en donner des compléments, comme il s’y est employé depuis sa thèse dans de nombreux articles toujours de bonne qualité et très bien documentés. Belle et bonne lecture… [1]