par Cosson, Stéphane, Irodotou, Constantin, Pichard, Anne, Schérer, René
Nous publions ici des fragments complétant heureusement Le Réveil d’Epiménide paru aux éditions Fata Morgana, appartenant au même Cahier. Ils confirment l’intention de mise en scène théâtrale de Fourier pour son "nouveau monde amoureux" et l’orientation contestataire de sa pensée radicalement opposée à la morale sexuelle contemporaine. Fourier y donne une place exceptionnelle aux femmes en qui la beauté s’allie à la sagesse et à la vertu. Utopie et modernité, donc, car ce texte, dont la datation fait problème, s’inscrit dans un contexte historique peu favorable à la liberté et à l’épanouissement des femmes.
Charles Fourier
Le Réveil d’Epiménide
Présentation
Le nouveau monde en sketch , René Schérer
Si Fourier s’est plu, à l’intention de la société lyonnaise, à formuler en vers la naissance de l’Harmonie future, il ne s’est pas privé, non plus d’en esquisser, à temps perdu, dirait-on, une présentation théâtrale. Son œuvre imprimée, ses manuscrits, sont émaillés de dialogues et d’ébauches de mises en scène. A coup sûr, le Réveil d’Epiménide est à ranger dans ces essais littéraires que le lecteur aurait tort de négliger.
Ils prouvent, confirment, s’il en était besoin, que l’inventeur de l’Harmonie sociétaire, bien que ne faisant pas partie, à coup sûr, du mouvement littéraire de son temps, du Romantisme et de ses cénacles, était loin d’être un simple « sergent de boutique » comme il a mis sa coquetterie à l’affirmer. « Illétéré » ainsi qu’il en a formulé le néologisme, peut-être et sans doute, si l’on entend par là sa distance par rapport à la société des écrivains et auteurs, mais certes pas illettré. Muni d’une bonne culture antique et moderne provenant de ses études scolaires, et porté par ses goûts vers un classicisme de convention, le « bon goût » de l’honnête bourgeoisie moyenne et petite, plus amateur, dans ce domaine, comme Roland Barthes l’a supposé à juste titre, de l’Opéra comique, des Folies et des Variétés, que du grand style ou des innovations. Cela pour permettre de situer la forme théâtrale adoptée dans les manuscrits publiés par les éditions Fata Morgana.
Les « fragments » ajoutés ici, venant, aux Archives nationales, à la suite dans le même dossier, apportent au Réveil d’Epiménide un utile et original complément. Il aurait été très intéressant de les faire apparaître dans le même livre, à titre, à la fois de prolongement et de version différente (essai ou alternative), si les conditions financières draconiennes de la publication ne l’avaient déconseillé.
Dommage, mais tant pis, puisque ce défaut vient d’être réparé par une présentation en revue. Le lecteur qui les a maintenant sous la main pourra se rendre compte de leur originalité et de leur valeur.
Les excellents transcripteurs du texte en donnent un aperçu en précisant bien que celui-ci s’étage sur trois versions, dont la première publiée est la plus complète et seule digne de se proposer à l’impression.
Mais cette troisième est toutefois loin d’être un ramassis de balbutiements, reprises ou esquisses. Elle présente, au contraire, une réelle unité dramatique qui en fait un tout complet, à la fois dans la forme et dans le fond.
Ils ont l’unité d’un petit sketch, dirait-on en langage contemporain, ou mieux de deux petits sketches, l’action y étant répartie en deux moments, chacun d’eux étant consacré à la rencontre d’une des hautes dignitaires présidant le cortège de l’armée industrielle qui défile devant le héros.
A quoi il faut ajouter, à titre d’intérêt supplémentaire, qu’en ce qui concerne cette partie nous ne pouvons avoir aucun doute sur la date qui est indiquée dans le texte : 1824-1825 c’est-à-dire deux ou trois ans après la publication du Traité de l’association domestique agricole, en 1822.
Or, on sait que Fourier a sans cesse affirmé, et ce dès le « prospectus et annonce » de la Théorie des quatre mouvements de 1808, que, ses propositions d’association une fois connues et effectuées sur un « canton d’essai », la force attractive de l’exemple en serait telle que l’association gagnerait la planète entière comme « une traînée de poudre » et qu’il ne faudrait pas plus de deux ou trois ans pour assister à la « mise en attraction industrielle » du genre humain.
A vrai dire, il ne va pas jusqu’à prétendre que l’état de transformation, de mutation, de « transvaluation » (dirait-on dans un autre langage) qu’il donne à voir s’est accompli entre la parution du livre (« le Grand traité ») et cette date de 1825, puisque nous sommes au-delà de l’an 2000, et que le sommeil d’Epiménide a duré près de 300 ans. Non, les transformations, tant physiques que morales ont demandé du temps ; mais fixer 1825 pour l’inauguration de la première société harmonienne est une manière d’actualiser le scénario en assurant au sketch une force de réalité, c’est-à dire de vérité, jointe à celle de la fiction ou « puissance du faux » (selon une expression de Gilles Deleuze).
De même nature que cette force de conviction engendrée par ce procédé stylistique est celui qui consiste à introduire un Epiménide historique, déjà connu par les Harmoniens qui vont l’accueillir (« Vous êtes donc ce célèbre Epiménide ! » lui dit-on).
Il y a là un effet de réalité au cœur de la fiction qui ajoute à sa puissance persuasive, et à propos duquel on songera à Cervantès qui, dans la deuxième partie de Don Quichotte, suppose celui-ci déjà connu en tant que personnage illustre et objet de narration biographique, par les hôtes auxquels il se présente. On songera aussi aux effets supplémentaires tirés par Borges qui était animé, lui, par l’idée directrice de l’indiscernabilité entre réalité et fiction.
Peut-être là, dans ce procédé, cet artifice, y a-t-il un exemple original et une clé pour étudier la présence de l’utopie et de la réalité dans toute l’œuvre de Fourier. Cela nous amène à un nouveau regard sur ce prétendu « socialisme utopique » et sur la signification de l’utopie en général.
Que cette utilisation de cette sorte de figure rhétorique ait été intentionnelle ou non est un autre problème. Quoi qu’il en soit, elle permet de présenter sous une forme expressive condensée, résumant, contractant l’essentiel ce que Fourier tient, avant tout, dans ces textes, à mettre en évidence, ce qui est vraiment pivotal chez lui – pour employer son langage. Pivot ou pivots qui, tout en y étant présents, sont peut-être noyés dans l’ensemble d’une présentation plus complexe et nécessairement plus confuse qu’est celle du Nouveau monde amoureux, sans parler des autres traités. On peut les résumer à trois
Premièrement, toute l’harmonie, la « révolution » amorcée en 1789 (date du sommeil d’Epiménide), gravite autour d’un changement radical des mœurs, supposées, en civilisation, se nouer autour de l’institution du mariage. Ensuite, cette révolution (qu’on appellerait volontiers, de nos jours « sexuelle ») est celle de la primauté, ou de la réhabilitation, des « perversions », pédérastie et saphisme. Et ici, la femme, la relation amoureuse entre femmes, occupe la première place. L’économique enfin est subordonné au passionnel qui est compris sous l’appellation générale de « gourmandise » ; la production des biens de consommation dépendant, de cette manière, du passionnel et finalement, du « système des amours ».
Suivent de là, à titre non seulement d’accompagnement mais de complément en quelque manière obligé, le fait que les puissances humaines corporelles et l’environnement de la planète entière sont sous la même influence de la transvaluation passionnelle : accroissement extraordinaire de la taille qui n’est pas un changement de l’homme, mais une intensification de ses puissances. On songera évidemment de nouveau au surhumain de Nietzsche ; à quoi il convient d’ajouter la multiplication des lunes, des astres qui sont, en même temps que des luminaires, des parures, les forces motrices et nutritives du « tourbillon ».
Il me paraît, en résumé, que, sous une forme lapidaire, attrayante, au besoin un peu naïve et simplifiée, Fourier est parvenu à rendre accessible son message. Cette forme dialoguée, théâtrale, est celle que se plaira à adopter après lui, son disciple Cantagrel dans Le Fou du Palais-Royal. Mais seulement en traitant de la partie raisonnable, publiquement admissible de cette « folie » qu’est Le Réveil d’Epiménide. Alors que celui-ci dévoile, en revanche, une telle folie en son entier, en ce qu’elle a, pour les civilisés, d’inadmissible, d’intolérable. Ou, comme l’a fort bien écrit Constantin Irodotou, nous dévoile le secret de la révolution qu’il projette. Reprenant une image d’André Breton, on pourrait dire que, tel le « tireur d’épine », il aiguillonne le siècle par le moyen d’un sketch amusant et spirituel.
En se servant de sa pointe.
L’œuvre d’une vie, Constantin Irodotou
La publication dans les Cahiers Charles Fourier de ces compléments au Réveil d’Epiménide (Fata Morgana) rend bien compte de la structure fragmentaire d’un texte repris et prolongé plusieurs fois et auquel Fourier n’a jamais imposé le point final.
L’édition présente me donne l’occasion de reprendre et éclairer certaines idées déjà exposées dans ma présentation du Réveil, où je me suis référé à un texte intitulé « Sur la décadence des grands théâtres de province et sur les moyens de les relever ». C’est un texte important, car il est relié aux feuillets de la version publiée du Réveil, vers sa fin. J’ai préféré classer ce texte comme « inédit », bien que son noyau se trouve dans un article, signé « X » et publié en 1806 dans le Bulletin de Lyon, [1] car son orientation d’origine n’est point évidente dans la version publiée. Ce texte lie clairement le Réveil à une problématique théâtrale par une phrase restée « secrète » : « L’on essaye de produire le genre qui est pour le moment au-dessus des forces de la nation française » :
J’appelle critique judicieuse celle qui s’adapte aux intérêts et aux facultés de chaque ville, soit par exemple à la ville de Lyon. Il est maladroit d’exiger dans nos acteurs la perfection de ceux de Paris. S’ils devenaient des Lekain et des Molé, ils nous seraient enlevés dans la quinzaine. Paris est un gouffre qui absorbe tout. Paris est à l’égard des théâtres de province un pacha qui envoie couper la tête à qui bon lui semble pour s’emparer de sa fortune. La province ne doit donc pas ambitionner de former des grands talents, des Lekain ni des Molé, mais seulement des demi talent qui puissent nous suffire sans nous être ravis. Nous sommes la populace servum pecus destinée à fournir aux plaisirs de la grande ville et nous ne pouvons faire de plus haute sottise que de produire un Lafont pour cette capitale qui se moque de nous après nous l’avoir enlevé. Bornons-nous donc à exiger de nos acteurs un demi talent jusqu’à ce que le [mots surchargés rayés] du lycée dramatique et lyrique forme une si grande quantité de bons acteurs que la capitale ne puisse les absorber tous et que la province puisse comme Lazare vivre complètement des miettes qui tomberont de la table du mauvais riche.
L’Allemagne et l’Italie n’ont pas cet inconvénient. Si Munich possède un bon acteur, Vienne, Berlin et Dresde ne peuvent pas le requérir. Si Florence possède etc, Naples, Rome et Milan ne peuvent etc. Tel est l’avantage de grandes villes de Lyon, Bordeaux, Marseille sont si
La critique doit donc s’exercer sur les seconds acteurs [plutôt] que sur les premiers. Elle doit tendre à former une masse de demi talent, une matière supportable et non pas une troupe dieux mérite transcendant.
Il faut encor concilier les intérêts de la direction avec ceux du public. Souvent des connaisseurs croient parler judicieusement en demandant que l’on joue la bonne comédie, quoiqu’ils sachent que le ballet est la seule qui attire constamment. Se chargent-ils de remplir la salle qui est vide chaque fois que l’on jouera la bonne comédie ? Non. Or il ne faut pas que la direction fasse la guerre à sa province. Or la bonne comédie est l’ennemie des grands théâtres de province parce qu’elle ne montre que de la bonne comp[agnie]. La tragédie plaît encor aux petits bourgeois parce qu’elle se rapproche du mélodrame. Renonçons donc à la bonne comédie jusqu’au moment où les écoles dramatiques auront fourni en abondance des Molé et des [un nom] sans lesquels la haute comédie est devant le comble du ridicule et ne peut plaire ni au peuple ni à la classe policée. Cela est évident par la viduité des salles des
En marge : L’on essaye de produire le genre qui est pour le moment au dessus des forces de la nation française. [2]
Le Réveil serait donc le nouveau genre que Fourier désire créer. Toutefois le texte se trouvant juste après le Réveil et dont une version est publiée en 1806 ne pourrait pas être un terminus ante quem à l’égard du Réveil, pour deux raisons :
D’abord, le Réveil est composé par d’innombrables « couches graphiques ». Fourier, selon Stéphane Cosson et Anne Pichard « est revenu maintes fois à son œuvre, à des périodes différentes ». [3] Même si l’on pense que Fourier en a tracé les grandes lignes en 1806 ou avant 1806, la datation reste un problème, voire une énigme.
Ensuite, étant donné qu’Emile Poulat date le dossier en question de 1816 à 1828, [4] il n’est pas exclu que Fourier reprenne l’article publié dans le Bulletin de Lyon, à partir d’un autre original perdu, d’autant plus qu’il développe aussi la même idée – « Les théâtres dans leur détresse actuelle » – dans une partie de la Théorie des quatre mouvements. [5]
Dès lors, René Schérer a justement affirmé que pour la datation du Réveil « seuls le titre et le contenu pourraient nous orienter ». [6] De plus, le fait qu’il date les « fragments » que nous présentons ici vers les années 1820 témoigne de l’étendue du projet du Réveil.
Il est temps de le dire. Le Réveil d’Epiménide est l’œuvre d’une vie, celle de Fourier qui, sous l’une ou l’autre forme, s’est acharné à produire un genre représentable sur scène. Quoiqu’un terminus post quem y soit quelque part assigné, le terminus ante quem doit rester ouvert comme un vecteur utopique – ouvert jusqu’à nos jours – sous la plume dilatoire, énigmatique de Fourier. Il faudrait, dans ce cas, prendre les termes à la lettre.
Les Fragments recomposés, Anne Pichard et Stéphane Cosson
Ce texte très fragmentaire, version alternative d’un autre texte lui-même inachevé et intitulé Le Réveil d’Epiménide, comporte environ 25 pages manuscrites, raturées, biffées et surchargées, qui ont été par la suite reliées dans le plus grand désordre. Mais ce qui peut paraître à première vue comme une série de petits dialogues ou de descriptions sans suite, s’avère être, après un examen minutieux, un texte cohérent, avec un déroulement suivi. Une fois déchiffrés l’écriture de Fourier, ses abréviations, ses multiples renvois et les lignes écrites entre les lignes, on découvre une histoire, des personnages, et la pensée de Fourier s’y dévoile en filigrane.
Epiménide, échoué sur les côtes du Liban et croyant n’avoir dormi qu’une nuit, s’éveille après un sommeil de trois siècles dans un monde qu’il trouve totalement transformé. Plus de guerre, des humains et des productions potagères dont la taille dépasse de beaucoup celle des gens et des fruits du XIXe siècle, une multiplicité de lunes de toutes couleurs, et une organisation sociale et morale qui semblent très différentes de ce qu’il a connu. Il va de surprise en surprise, de splendeur en émerveillement, mais grâce à des guides bienveillants découvre peu à peu ce monde nouveau que Fourier appelle ici « l’ordre combiné ».
Il semble que l’auteur ait été tenté d’écrire ce texte sous une forme théâtrale. Il s’agit en effet essentiellement de dialogues, agrémentés de quelques apartés, et l’on y trouve une allusion à un acte 2, jamais écrit. Cependant Fourier, désireux de montrer ce monde nouveau, n’a pas pu faire le choix intégral du théâtre. De nombreuses descriptions émaillent les dialogues et quelques événements sont ainsi peints dans un style plus proche du roman. La même ambiguïté se retrouve d’ailleurs dans la version longue de l’œuvre.
Mais ici – différence majeure – ce sont les femmes qui sont les véritables protagonistes. Pris en charge d’abord par Fakma et Amaryllis, Epiménide est ensuite initié par la bouvière en chef Pasiphaë, et c’est d’elle, et non du sage Hipparque de l’autre version, qu’il obtient les réponses à toutes ses questions. Les hommes qui les entourent ne semblent être que des accompagnateurs et des faire-valoir. La sagesse et la connaissance ne sont plus leur apanage et tous paraissent se soumettre d’abord à la vertu, quel qu’en soit le sexe.
Epiménide était un berger crétois, qui après avoir dormi durant 57 ans dans une caverne, avait acquis la science de la nature et de l’humain, ainsi qu’un don de prophétie. Si Fourier a choisi ce personnage pour en faire le pivot de son histoire, c’est plutôt pour ce sommeil exceptionnel que pour sa grande sagesse. Il le tourne en effet constamment en dérision, en faisant l’incarnation d’un philosophe borné, persuadé que la civilisation a atteint son stade le plus ultime après l’éclosion des lumières du XVIIIe siècle. De 57 ans, la durée de son endormissement est passée à 300 ans, le plongeant ainsi dans un monde inconnu. Fourier eût-il écrit de nos jours, on peut imaginer qu’il aurait sans doute substitué le voyage dans l’espace au voyage dans le temps, et qu’Epiménide se serait trouvé mystérieusement transporté sur une autre planète, dans une autre galaxie...
Ayant choisi un grec pour héros, Fourier puise dans la mythologie grecque l’essentiel de son inspiration. Sur les 7 personnages qui gravitent autour d’Epiménide, quatre ont un nom grec et une origine antique. Il semble que ce soit surtout la consonance de leur nom qui ait présidé à ses choix, plus que leur histoire, mais parfois aussi quelques-unes de leurs particularités. On trouve ainsi un « bel Endymion », qui est bouvier ou berger, en référence au jeune berger dont Artémis était éprise, un Palémon, qui est le nom de divinité de Mélicerte, fils d’Ino et d’Athamas, roi de Thèbes, une Amaryllis, parangon de la beauté féminine chantée par Théocrite et Virgile. Et on a surtout la « vertueuse bouvière Pasiphaë », ce qui ne manque pas de piquant quand on sait que Pasiphaë, épouse de Minos et mère d’Ariane et Phèdre, engendra le minotaure, suite à ses amours avec un taureau. Etant sœur de Circé, elle est aussi parfois vue comme une magicienne et c’est peut-être cet aspect « ensorcelant » qui a présidé au choix de ce nom.
Mais l’action se déroulant sur les côtes du Liban, Fourier utilise aussi des noms à consonance arabe ou moyen orientale : Zaluca, qui est le nom donné par certains auteurs à la femme de Putiphar qui tenta de séduire Joseph dans un épisode de la Genèse, Saléma, fille d’Abufar, qui est tirée d’une tragédie de Jean François Ducis, représentée en 1795, Abufar, ou la famille arabe. Et surtout « l’héroïne Fakma ». Il s’agit peut-être là d’une création de Fourier. Elle figure en bonne place dans son Nouveau Monde Amoureux, où elle est d’origine géorgienne et se voit aussi qualifiée d’héroïne. Le choix de son métier de culottière est sans doute une provocation. Dans le nouveau monde dans lequel s’éveille Epiménide, les valeurs ne sont plus celles de la société qu’il a laissée trois siècles plus tôt. Tout s’inverse et se culbute : la gourmandise est une forme de sagesse, vendre la laine un péché, et le seul commerce autorisé est celui des chats qui ont de la conversation. Si les castors ont fondé une république respectée des humains, une héroïne peut bien confectionner des pantalons.
Au reste, c’est à une complète remise en cause des valeurs de la civilisation que se livre Fourier dans ce texte. Sous une forme parodique, il nous présente un Epiménide ridicule, bardé de certitudes et de préjugés. La liberté des mœurs sexuelles et le mépris des valeurs du commerce et de l’argent y sont le symbole d’une libération de la société. Dans cet univers en paix, tout le monde est heureux et prospère. La haute taille des individus en est la preuve, et s’oppose de façon éclatante à la petitesse et à l’étroitesse de vue de ses contemporains. Le caractère très inachevé de l’œuvre laisse moins de place aux développements polémiques, mais nous plonge dans la belle atmosphère onirique d’un monde où tout devient possible. Si les rêves d’harmonie de Fourier sont plus amplement développés dans son autre version du Réveil d’Epiménide, on peut préférer la douceur et la poésie de celle-ci où la liberté des femmes est proclamée avec plus de conviction.
Charles Fourier, Le Réveil d’Epiménide -Fragments
Thèse est qu’on juge à contresens tous les effets, les propriétés, les détails de l’ordre social quand on veut les apprécier d’après les moyens que fournit la civilisation.
[Epiménide] sort de derrière son bloc de rocher de la caverne et trouve le pays qui lui avait paru si sauvage au moment du naufrage, il le voit transformé en un charmant boccage. La lune aussi lui paraît changée, elle est brillante et de nuance cramoisi.
A sa lueur, il aperçoit des sentiers sablés, des arbustes en fleurs, orangers dittes les pommes d’or, des sièges, des rosiers blancs sur le bord du ruisseau, quoi qu’à l’équinoxe de septembre : le pays lui semble tout autre qu’il n’était la veille, cependant il reconnaît le mont Liban, il marche au hasard fort en peine de se diriger et pressé par la faim et tremblant la rencontre les féroces Ottomans.
Parvenu à une croisée de sentiers, il voit venir une femme d’une stature gigantesque et d’une beauté ravissante, elle a le port d’une déesse environ 7 pieds de haut, la robe est aggraffée sur le genou et un schall flottant sur une de ses épaules, laissant à deviner moitié de son sein.
Epiménide [7] : C’est Vénus en personne, se dit-il. Peut-être vient-elle à mon secours.
Il s’avance et fléchissant le genou, s’écrie : O déesse daignez me protéger.
Fakma : Relevez-vous, dit la Dame. Pourquoi cette attitude suppliante ?
Epiménide : On se prosterne devant les immortels, et vous êtes la céleste Venus, telle qu’elle apparut à Enée dans la forêt de Carthage.
Fakma : Non, répond-elle, je ne suis point Venus.
Epiménide : Vous êtes donc la chaste Diane fuyant les poursuites d’Actéon !
Fakma : Je ne suis ni Déesse, ni chaste, et je ne fuis pas les hommes.
Epiménide : Enfin vous êtes au moins une personne éminente, une amie du commerce.
Fakma : Point du tout, je [ne] me suis jamais vendue.
Epiménide : Madame, je n’ai garde de vous soupçonner de cette infamie, égaré dans cette forêt, je désirais connaître la personne que j’ai le bonheur de rencontrer et réclamer vos bons offices pour m’indiquer les chemins, quelque gîte. Je meurs de faim. Je ne reconnais plus ce pays ce matin.
Fakma : Ah vous êtes égaré. Suivez moi, je vous remettrai au bon chemin et vous ferai conduire à un excellent soupé.
Epiménide : Que Jupiter en soit loué, madame, vous êtes mon sauveur, mais de grâce, dites-moi, Déesse ou mortelle, à qui j’ai le bonheur de parler.
Fakma : Je suis l’héroïne Fakma de Géorgie, favorite du Général Occident, culotière en titre.
Epiménide : Culotière !!!
Fakma : Eh oui, culotière.
Epiménide : Ah, c’est un badinage. Vous ne pouvez pas être une culotière.
Fakma : Mais vous, qui êtes-vous pour me contester mes titres.
Epiménide : Eh bien, je le crois, je serais au désespoir de vous déplaire.
Fakma : Enfin qui êtes-vous, avec ce costume de mascarade, cet accoutrement de civilisé ? Que pouvez-vous faire ici à pareille heure ?
Epiménide : Je suis le Grec Epiménide endormi depuis hier dans une caverne près d’ici, d’où je viens de sortir.
Fakma : Quoi, vous êtes le Grec Epiménide ? est-ce celui dont l’histoire nous conte qu’il a la faculté de dormir des siècles ?
Epiménide : C’est bien moi, madame. J’ai fait des sommes de 700 ans, et de plus de 2 mois, car je me suis éveillé à Paris où l’on m’a vu pendant la Révolution.
Là dessus, il lui conte son départ de Paris, son arrivée.
Fakma : C’est fort bien, mais il y a une petite erreur dans vos comptes. Vous croyez être endormi depuis hier, et vous dormez depuis 300 ans, car nous sommes au 21 septembre 2123.
Epiménide : Est-il possible. Aussi trouvé-je ce pays tout changé, quoique je reconnaisse bien le vallon et le mont Liban. Je vous supplie, madame, de m’accorder votre protection. Je ne connais personne ici.
Fakma : Soyez bien tranquille. Vous serez reçu à bras ouverts dans le palais où je vais vous faire conduire.
Epiménide : Quelle heureuse rencontre, quelle faveur des Dieux. Je tremblais de tomber dans les mains de ces Turcs féroces à qui j’ai échappé après mon nauffrage.
Fakma : Parlons bas maintenant, de peur d’éveiller les castors dont la république est près d’ici sur le ruisseau.
Epiménide : Quoi, des castors en république, ce n’est pourtant pas ici un pays sauvage.
Fakma : Non, assurément, mais ce n’est pas non plus un pays civilisé qui effaroucherait les castors.
Epiménide : On est donc barbare, si on n’est ni civilisé, ni sauvage.
Fakma : Me trouvez-vous l’air d’une barbare ?
Epiménide : Au contraire, Madame, vous êtes une divinité, mais je parle des pays. Que peut-on être si on n’est ni civilisé ni barbare ni sauvage.
Fakma : Vous apprendrez tout cela. Il y a bien du nouveau sur la terre depuis vos 3 siècles de somme.
Epiménide : Je le crois, en 300 ans il doit survenir des nouvelles. Mais comment se fait-il que vous parlez français.
Fakma : Ah si vous aviez tardé seulement 3 ans, à vous endormir, vous auriez vu bien du remue ménage sur le globe. Tout a changé en 1824 et 1825.
Epiménide : Oh, j’entrevois, les peuples se seront ralliés sous la bannière de l’auguste philosophie moderne, ils se seront régénérés dans les eaux salutaires de la liberté, de l’égalité et de la fraternité, pour le bien du commerce.
Fakma : Ah, quel pathos. On devinerait, quand vous ne le diriez pas que vous sortez de cette capitale du bavardage qu’on nomme Paris. Mais nous approchons de la guérite des castors où je vais joindre ma maîtresse.
Epiménide : Quoi, madame, se pourrait-il que vous fussiez dans les chaînes ?
Fakma : Esclave en sens d’amour. Je veux dire ma maîtresse en amour, celle dont je suis l’amante.
Epiménide : Maîtresse en amour, mais vous n’êtes pas un homme je pense.
Fakma : Non sans doute
Epiménide : Eh comment pouvez vous avoir une maîtresse
Fakma : Pourquoi pas ?
Epiménide : Parce que le saphisme est défendu par la philosophie moderne.
Fakma : Il n’est donc pas défendu par l’ancienne ?
Epiménide : Non, l’antiquité n’avait pas encore perfectibilisé l’amour douce et pure.
Fakma : Eh bien en attendant que vos 2 philosophies s’accordent, je fais ce qui me plaît.
Epiménide : C’est fort juste, je n’ai garde blâmer.
On arrive à la guérite des castors. C’est un belvédère fort élégant où se trouve Amaryllis, grande et belle personne de 18 ans. C’est encore une géante. Elle a 6 pieds de haut. Fakma quitte son schall. Ces 2 dames se livrent à de petites caresses défendues par la philosophie moderne.
Fakma : Ca ne vous scandalise pas, philosophe parisien, il faut bien que je console cette belle Amaryllis qui est si malheureuse.
Epiménide : Se peut-il ? Madame paraît si digne d’être heureuse.
Amaryllis : Ah, je ne le suis pas.
Fakma : Il est bon de dire que c’est le fameux grec sujet à des sommeils de plusieurs siècles dont tu as lu l’histoire. Il vient de l’ancien Paris, a échoué sur nos côtes et dormi dans la grotte castorre depuis 300 ans. Il s’éveille. C’est moi qui l’ai rencontré la 1ere. Il va nous donner des détails sur la belle compagnie de Paris qu’il a fréquentés.
Fakma : La caravane s’approche-t-elle ?
Amaryllis : Oui j’ai déjà entendu sonner le silence.
Fakma : Je vais, Epiménide, vous remettre une recommandation pour cette caravane, pour le phalanstère de Sidon où vous allez loger et souper, puisque vous dites en avoir bien besoin.
Amaryllis : N’as-tu rien apporté ?
Fakma : Donne quelque rafraîchissement s’il y en a.
Amaryllis : Il n’y a rien autre que de la limonade et des biscuits.
Fakma : Donne les lui tous. Cela l’aidera à prendre patience. Quand on a jeûné 300 ans, l’appétit est bien ouvert, moi je vais écrire la lettre, tiens lui compagnie.
Elle se met au bureau et Amaryllis apporte le petit repas et s’assoit à côté d’Epiménide et lui dit : vous arrivez dans une contrée bien vertueuse. La Phalange de Sidon est renommée par ses vertus. [8]
Epiménide voix basse : J’en vois là de jolis échantillons, la vertu du saphisme. Haut : Je m’en réjouis, madame, rien de plus aimable que la vertu.
Amaryllis : En ce cas vous aimerez bien les Sidoniennes. Et la sagesse, l’aimez-vous aussi ?
Epiménide : Sans doute il n’y a rien de plus cher à un vrai philosophe moderne.
Amaryllis : Etes vous philosophe, ami de la sagesse ?
Epiménide : Je m’en fais gloire, madame.
Amaryllis : En ce cas vous êtes bien tombé dans ce pays où se trouvent de vrais sages, tant de fameux gourmands, des gastronomes sans pareils.
Epiménide : Bas (ah mon dieu elle déraisonne), vous dites, madame que ces sages sont gourmands.
Amaryllis : Et des plus raffinés qu’il y ait au monde.
Epiménide : Mais s’ils sont de vrais sages, au lieu d’aimer la gourmandise, ils doivent aimer à modérer leurs passions comme des vrais philosophes de Paris. [9]
Amaryllis : Ici c’est différent. Ils aiment se livrer à toutes leurs passions.
Epiménide : Est-il possible ? et ils osent prétendre au titre de sages ?
Amaryllis : Ah si vous leur contestiez cela, ils vous prouveraient bien qu’ils sont de vrais sages, les plus habile gourmands, des gens d’un appétit merveilleux.
Epiménide (bas en mangeant) : vraiment elle a des absences. Elle est un peu folle. Quel dommage, une si belle géante. Enfin, passons lui la folie. Les femmes ne sont pas obligées de se connaître en philosophie.
Fakma – Voilà le billet écrit. C’est une recommandation pour la bouvière en chef de la caravane :
« Vertueuse bouvière, Je vous adresse le Grec Epiménide que j’ai trouvé dans le bosquet des castors, s’éveillant d’un sommeil de 3 siècles. Veuillez le conduire à Sidon. Il a passé son dernier réveil à Paris, au vieux Paris, ce dont il nous donnera des détails fort amusants pour nous. Je vous prie de transmettre ce billet au vénérable de station, afin qu’il donne à cet hôte illustre des soins particuliers. Je vous serai fort obligée de ce que voudrez faire en sa faveur. »
Et en suscription : à la vertueuse Pasiphaë, Bouvière en chef de la docte caravane du Liban.
Elle lui remet la lettre.
Fakma : Allez vous installer. Vous trouverez un excellent gîte. Amaryllis va vous indiquer le chemin. Quel plaisir pour moi de vous avoir rencontré la première.
Elle lui serre la main.
Epiménide : Madame, c’est moi qui dois vous remercier à genou [10]. Vous êtes pour moi un Dieu tutélaire.
Il se jette à genou et lui baise la main. Elle le relève et le serre affectueusement. Comme il est beaucoup plus petit qu’elle, son visage se trouve tout à point sur une gorge magnifique, et il hasarde quelques libertés suivies d’humbles excuses. Elles sont admises avec bonté et Fakma dit à Amaryllis : Conduis-le jusqu’à la croisée des sentiers, afin qu’il ne puisse pas s’égarer, et donne lui les avis nécessaires. Je vais en attendant ton retour écrire quelques idées pour mon roman.
Amaryllis : Venez, étranger, je vais vous indiquer tout ce que vous avez à faire.
Ils sortent et montent par un sentier dans le bois.
Amaryllis : Vous arriverez à l’issue du bois sur le grand chemin du Liban et vous verrez venir notre caravane qui n’est pas loin et qui rapporte une récolte des potagers.
Epiménide : Qu’est ce que c’est que ces jardins.
Amaryllis : C’est des potagers et vergers placés sur le Liban à huit cent toises de haut et qui nous donnent en automne toutes les productions du printemps. Vous en verrez passer les charriots. Vous présenterez votre lettre au 1er cavalier que vous trouverez en disant que vous êtes étranger et recommandé par l’héroïne Fakma. Venant de sa part, vous serez bien accueilli de tout le monde. C’est une femme qui est aimée du monde entier.
Epiménide : Je le crois. Elle est si adorable que je vous félicite d’avoir une pareille amie. Vous êtes bien dignes l’une de l’autre. Vous êtes pour moi 2 anges tutélaires que j’aimerai toute ma vie… que je n’oublierai jamais.
Amaryllis : Eh oui C’est elle qui me console de mon malheur.
Epiménide : Eh quel est donc votre malheur.
Amaryllis : J’ai été trompée quittée par un ingrat. [11]
Epiménide : Ah quel homme. Voilà tout, les Adonis n’en font pas d’autre que de quitter ce qu’il de plus beau au monde. Il ne trouvera rien de comparable à vous. Si j’étais jeune et beau, je chercherais bien à prendre la place qu’il est si sot de quitter.
Amaryllis : Dès demain je ne songe plus à l’amour, j’entre en religion. Je me voue tout à fait au service de Dieu.
Epiménide : Quel meurtre ! vous voudriez à votre âge enlever au monde ce que la nature a produit de plus beau.
Amaryllis : C’est décidé. Je ne serai pas pour cela perdue pour le monde.
Epiménide : On n’est donc pas cloîtré ici quand on entre dans l’état religieux ?
Amaryllis : Non, non.
Epiménide : On vous verra donc toujours ?
Amaryllis : Oui.
Epiménide : Et daignerez-vous m’admettre à votre compagnie. C’est Fakma et vous qui m’avez accueilli. Vous êtes mes divinités tutélaires. Chère Amaryllis.
En disant ces mots, il la presse fortement et comme avec Fakma, il n’atteint qu’à une gorge et des épaules magnifiques, il s’en amuse.
Amaryllis – Las. Tout doux. Vous dites que les philosophes de Paris modèrent leurs passions. Vous ne les modérez guère ni volontiers.
Epiménide : Ah vous êtes trop belle, la philosophie est en défaut. Il insiste, elle cède quelque chose.
Amaryllis : Je vous passe bien des licences. Mais vous êtes étranger, on vous doit plus qu’à d’autres. D’ailleurs, je ne suis à personne.
Epiménide : Ah si vous vouliez être à moi.
Amaryllis : Nous ne pouvons pas parler de cela. Je suis à Dieu, mais si nous nous arrêtons, vous manquerez la caravane.
Epiménide : Je manquerais l’univers pour être un moment de plus avec vous.
Amaryllis : Je suis flattée de votre attachement. Nous nous reverrons, si vous le désirez, dans une salle à l’arrière soupé au retour de ma faction – Si vous restez un quart d’heure à table, vous m’y verrez arriver.
Epiménide : Oh je resterai assez un quart d’heure à table s’il ne tient qu’à ça. Je suis en bel appétit.
Amaryllis : Nous voici au partage des sentiers. Voilà celui que vous allez prendre.
Epiménide : Quel [blanc] de vous quitter. Je ne vis que dans l’espoir de vous revoir.
Il l’embrasse encor.
Epiménide : Ah puisque vous m’avez trouvé et recueilli je voudrais former avec vous quelque lien pour la vie.
Amaryllis : Oui c’est un beau lien entre nous, un gage d’amitié, il faudra l’entretenir toujours. Mais allez, il en est tems, adieu jusque une demi heure.
Epiménide : Adieu, c’est le plus heureux moment de ma vie.
Il monte le sentier et va faire en style de comédie un monologue à lui tout seul.
Monologue :
Quelles femmes divines, quelles superbes géantes. C’est peut-être un pays enchanté, une Féérie, la terre aurait sans doute changé de face. Elles ont dit que les hommes en sont plus civilisés, que les castors vivent familièrement avec les hommes, que c’est peut-être le siècle d’Astrée car les femmes semblent fort humaines. Il paraît qu’ici un étranger a des droits à leurs bontés. Enfin nous verrons bientôt se lever l’énigme. Que je suis enchanté de mes deux géantes malgré leur grandeur. Mais de folie on en prend bien sa part auprès d’elles. Il y a de quoi se croire fou dans tout ce manque d’explication. L’une veut se dire culotière quand son costume et ses manières annoncent une princesse, l’autre prétend que les gourmands sont de faux philosophes, de vrais sages. Bah, verbiages de femmes. Elles sont belles et bonnes, c’est l’essentiel. On est, disent-elles, si vertueux dans ce pays. Il paraît que les vertus n’y sont pas d’espèce farouche. Enfin nous verrons tous cela. On m’a dit que je serais bien reçu venant de la part de Fakma. Il faut que ce soit une femme de haut parage. Ce titre de culotière est quelque plaisanterie. Héroïne et culotière, je vous demande quel rapport cela peut avoir. Puis elle me recommande à une vertueuse bouvière, belle compagne pour un philosophe, les vertus d’une bouvière, cela doit être curieux vraiment ces géantes. Enfin l’essentiel est que je fais connaissance de deux femmes charmantes et qu’on va avoir disent-elles un excellent soupé.
Mais je crois que j’atteins au sommet du bois, une lumière qui passe à travers le feuillage. Nous y voici. Une palissade, ouvrons. Voilà bien la grand route et des cavaliers qui s’avancent en silence, des files de chars. C’est la caravane du Liban.
Il monte sur la route. Quel spectacle s’offre à ses yeux. On découvrait toute la mer de Syrie, les chemins de Tyr à Antioche et Palmyre, tous deux garnis de longues files de réverbères, les immenses palais des phalanges qui bordent la mer et le pied du Liban [12], toutes avaient des fanaux de diverses couleurs éclairant la mer et les campagnes. La région semblait un pays enchanté l’un des palais (porphyrien) était éclatant d’illuminations, chacun des palais de Phal., bien visible par ses illuminations semblait un palais des monarques réunis. Jusque là il n’y avait que surprise de luxe. Mais un spectacle bien plus bizarre le déconcertait, frappait : il voyait une seconde lune de nuance vert pomme qui éclairait ces belles contrées.
Epiménide : Que diable, dit-il en se retournant, je n’ai pas la berlue ; voilà bien deux lunes à la fois, l’une devant moi et l’autre derrière. Si toutes les deux étaient du même côté, je pourrais croire que j’y vois double, qu’il y a illusion d’optique, mais elles sont bien différentes en couleur, en dimension. Quel sortilège est-ce donc ? La lune aurait-elle fait un petit depuis 300 ans que je suis endormi ? Diable emporte qui y conçoit rien. Y aura-t-il aussi 2 soleils demain matin ? Ces Dames ne m’avaient rien dit de cela.
En même temps il admirait le luxe de la route sablée, unie comme une allée de parterre et bordée d’un élégant trottoir. Est-ce la demeure des Dieux, disait-il, j’ai déjà vu deux dames, de vraies déesses, je ne sais ce que seront les hommes.
La caravane s’approchait. Il s’assied à côté du poteau indicateur, sur un banc de marbre à dossier, et prépare sa lettre.
Déjà l’on distingue fort bien un chef, un gr[os] de troupes des files de charriots marchant lentement à la lueur des torches. Les cavaliers ne sont plus qu’à 30 pas et Epiménide aperçoit un objet bizarre. Dieu me pardonne, dit-il, je crois qu’ils ont des cornes à la tête (le chef avance). Ouf, quelle paire de cornes, elles brillent comme si elles étaient dorées. C’est donc une nation d’hommes cornus. Quoiqu’il en soit abordons les, ils ne me mangeront pas avec leurs cornes. [13]
Le 1er chef qui s’approche est le bel Endymion adjudant bouvier de la caravane et placé en tête, il a au moins sept pieds de haut. Epiménide lui dit au passage : Pardon monsieur le cavalier si je vous retarde, je viens ici de la part de l’héroïne Fakma.
Endymion : Monsieur, nous sommes tous aux ordres de l’héroïne ; que pouvons-nous pour votre service ?
Epiménide : Elle m’a chargé de remettre cette lettre adressée à la vertueuse bouvière Pasiphaë : Pourriez-vous m’indiquer où je la trouverai ?
Endymion : Cela est aisé. Elle est au centre des colonnes de vieille et nouvelle création. Si vous voulez attendre qu’elle passe, ou si vous allez à sa rencontre vous la trouverez bientôt dans une voiture berçante à grand pavillon, d’ailleurs, chacun vous l’indiquera.
Epiménide : Je vais aller à sa rencontre. Je désirerais, si cela se peut, qu’on me laissât approcher de ces chars où tout paraît être en si bel ordre.
Endymion : Tout ce qu’il vous plaira (il donne un coup de sifflet ut mi sol qui signifie protection et qui est répété de cohorte en cohorte par les bouviers). Vous êtes maintenant bien libre de tout visiter, chacun s’empressera pour vous.
Il arrive au bout de la colonne et dit à Palémon, caporal bouvier : N’est-ce point là la voiture de Pasiphaë ? Non, lui répond-on, c’est celle de Zaluca, bouvière de division, suivez le long de la 2e colonne et vous arriverez au berceau de la bouvière en chef.
Le berger rebrousse chemin disant au précédant soigneur et charretier : Je vais vous avancer jusqu’à la tête de la colonne.
Entre les 2 colonnes un objet excite sa surprise : un troupeau d’animaux à longue laine que divers chiens maintiennent en bon ordre et qui est divisé en pelotons. Quels sont, dit-il [à] Palémon, ces quadrupèdes ?
Palémon – Ce sont des vigognes qu’on fait descendre du Liban pour jouir des pâturages d’automne dans le pays bas où ils se plaisent et prospèrent quand les grandes chaleurs sont passées.
Epiménide : On a donc maintenant des vigognes en Europe ?
Le Bouvier : Oui et leur laine y est si abondante qu’on en fait des vêtements par tout le globe.
Epiménide : Ha ha, ce doit être une branche importante pour le commerce.
Palémon : Non, en vérité, on n’en fait pas commerce.
Epiménide : Cependant les laines sont un bon article pour les spéculateurs.
Palémon : N’importe, on ne commerce pas sur les laines, ce serait péché.
Epiménide : Péché ! il faut pourtant que les laines se vendent, à moins qu’on les donne pour rien. Sur quoi donc commerce-t-on ? Sur les cotons probablement.
Palémon : Non, ce serait encore un péché que de commercer sur le coton. Notre commerce en article spécial et particulier au pays c’est la vente des chats.
Epiménide : Bah les chats ! C’est un badinage. Un chat ne sert à rien qu’à prendre des rats. Voulez-vous parler des chats savans à qui les charlatans apprennent à grimacer ?
Palémon : Non, nous vendons des chats de bonne compagnie qui ont des manières très polies.
Epiménide : Mais ce n’est pas là un objet de commerce pour les spéculateurs .
Palémon : Si fait. C’est un objet de grand renom pour la Phénicie, pour la phalange de Sidon, nos chats sont estimés de tous les vrais amis du beau.
Epiménide bas : En voici encore un qui déraisonne. Laissons le dire pour en finir. Haut : Monsieur j’y crois puisque vous me l’assurez.
(On est au bout du troupeau de vigognes, on retrouve les 2 files de chariots)
Epiménide : Voici je pense la colonne des fruits dont vous m’avez parlé.
Palémon : Oui nous y sommes. Vous n’avez qu’à remonter le long de cette file de chars et vous arriverez au centre de la caravane où est la bouvière en chef, sur la ligne des chèvres du Tibet.
Epiménide : Grand merci monsieur, je vous salue et vous fais excuse de vous avoir dérangé.
On se salue et Epiménide continue en disant : Pour celui[-ci] je crois qu’il n’est pas à moitié fou, il l’est tout à fait avec son commerce de chats, ses idées sur la vente des laines qu’il accuse de péché. Il faut donc donner pour rien les laines si c’est un péché de les vendre. Ah c’est un homme qui n’a pas son bon sens. Il paraît que cela est général dans ce pays-ci. Aurait-on pu penser qu’il existât des nations de fous ? Etrange révolution. Il faut en prendre son parti. Au moins nous avons pour consolation la perspective de trouver ici une excellente chère et des femmes de toute beauté. Ce sont deux bonnes choses.
Examinant à la colonne des fruits de vieille création, son étonnement redouble en voyant d’abord des cerises égales aux plus grosses noix de Paris. Tout est donc devenu gigantesque sur le globe, se dit-il. A quelques pas plus loin il trouve des charriots remplis de corbeilles de fraises dont la grosseur égale celle des abricots, des melons, des potirons magnifiques. En vérité, dit-il, voilà des fous qui paraissent n’avoir conservé de bon sens que pour la table et le matériel. Il paraît que les végétaux et les corps ont gagné en hauteur et dimension matérielles ce que les esprits ont perdu en raison.
Arrivé au bout de la colonne de fruits, il rencontre selon l’annonce les chèvres du Tibet avec leurs longues soies et voit une voiture berçante ornée d’un grand pavillon et marchant à pas lents et bien éclairée au dehors et au dedans. Il dit au dernier caporal :
Monsieur n’est ce point là la voiture de madame la bouvière en chef ?
– Oui la voiture de Pasiphaë.
– J’ai une lettre à lui remettre.
On le conduit à la voiture de Pasiphaë. Epiménide voit une fort belle dame et lui dit : Permettez, madame que je vous présente une lettre de l’héroïne Fakma qui me recommande à vous pour me faire conduire à Sidon. Saléma fille d’Abufar, aide de Camp de Pasiphaë, descend. [14] Pasiphaë en un instant parcourt la lettre et lui dit : Monsieur je vous offre mon berceau. S’il peut vous agréer, vous prendrez la place que quitte Saléma, nous irons un peu lentement à Sidon, mais nous n’en sommes pas loin.
Epiménide monte dans ce canapé berçant à volonté. Le voilà en tête à tête avec une géante qui sans être d’une beauté supérieure comme celle de Fakma et d’Amaryllis ne leur cède guère. Costumée à peu près à la Sévigné, très décolletée, un schall qui flotte au hasard et laisse tout apercevoir. La conversation commence.
Pasiphaë : Vous êtes donc le célèbre Epiménide. Votre arrivée est pour nous une bonne aubaine. La phalange de Sidon en sera charmée et je m’applaudis d’être des 1ères à vous rendre les devoirs de l’hospitalité.
Epiménide : Madame, je suis confus de toutes les attentions qu’on a pour moi. Eveillé depuis une demi heure, je n’ai rencontré que des personnes d’une prévenance sans pareille.
Pasiphaë : On ne fait que ce qu’on doit à un étranger.
Mais vous êtes bien tombé pour le début entre les mains de Fakma et Amaryllis. Vous ne pouviez pas mieux rencontrer.
Epiménide : Il me semble, madame, que le sort me conduit de belle en belle. Auprès de vous il n’y a aucune beauté à regretter.
Pasiphaë : C’est trop d’indulgence. Vous sortez de voir les femmes les plus charmantes. Je ne puis pas figurer au niveau d’elles.
Epiménide : Comment donc, vous pourriez exciter l’envie et l’on a eu raison tout à l’heure de me dire qu’il y a des anges dans ce pays. Je n’y rencontre que des créatures angéliques.
Pasiphaë : Compliment que cela. Je suis bien sûre que votre cœur est déjà pris pour l’une des 2 beautés qui vous ont découvert.
Epiménide : Ce sont 2 beautés et vous une 3e. Aucune belle ne peut vous éclipser à mes yeux et sans le respect que je dois...
En disant ces mots son trouble augmente, sa main parcourt les belles gorges et lieux circonvoisins. Puis se plaignant de cette voiture berçante qui excite à l’amour, elle était en costume très galant, négligé, il hasarde des libertés qui sont trop légèrement repoussées. Il devient pressant. Elle n’oppose qu’une faible résistance et bientôt il obtient tout.
Cela fait la conversation devient plus franche. On est en pleine intimité et après quelques gentillesses Epiménide passant à un autre sujet lui dit :
Epiménide : D’où vient Pasiphaë qu’on voit régner ici une sorte de démence dans les esprits. L’un me parle d’anges qui arrivent ce soir. Des bataillons de prêtres et prêtresses font le commerce des indulgences dans l’armée [15] voisine. Si les prêtres font la guerre sans doute [les] soldats chantent grand messe. L’autre me dit qu’il y a péché à vendre des laines et des cotons, il n’autorise en commerce que la vente des chats. Enfin ce sont des bizarreries si choquantes que les bras me tombent quand j’entends ces balivernes. Expliquez moi donc cela, charmante dame, ce sera un petit entracte à nos amours.
Pasiphaë : Cela serait trop long. Je vous apprendrai cela demain matin. Vous avez vécu à Paris il y a 3 siècles, vous apportez ici tous les préjugés des philosophes de Paris, et vous ne pouvez pas comprendre nos usages. Dès demain tout cela se débrouillera. Mais commencez à faire votre entrée, à reconnaître le terrain, ne vous pressez pas tant de juger ce que vous ne comprenez pas. Observez nos usages au moins pendant une demi journée.
Epiménide : C’est très bien dit. Vous parlez comme un vrai philosophe, mais l’impatience me gagne et je ne puis entendre de sang froid tant de sottises. On me parle de bataillons de prêtresses qui vont à l’armée, on traite de pêché la vente des laines et cotons.
Pasiphaë : C’est que tous les commerces ne sont pas permis ici. Je vous expliquerai tout cela, moi qui suis commerçante.
Epiménide : Ah vous êtes commerçante. Eh en quel genre ?
Pasiphaë : Je fais le commerce comme tant d’autres le font, un peu en tous genres. Je ne me fixe pas à un genre.
Epiménide : Vous avez raison. Je suis charmé de vous connaître, car j’ai là une ceinture de 500 louis et je voudrais faire quelque placement dans le commerce.
Pasiphaë : Je vous mettrai au courant de tout cela.
Epiménide : Et avez-vous été heureuse dans votre commerce ?
Pasiphaë : Assez, j’ai gagné déjà 300000 [f] petit à petit par mon négoce et par mes économies.
Epiménide : Peste, c’est bien joli (bas : Voilà une femme qui paraît intelligente. Si je pouvais l’épouser. Il faut la ménager) haut : Quoi, si jeune encor et si belle, vous avez tant de sagesse.
Comme il disait ces mots, on arrive au haut de la colline d’où l’on découvre la Phalange de Sidon, les palais des phalanges de Phénicie et la mer de Phénicie jusqu’à Tyr et Joppé. Le coup d’œil est plus brillant encor que celui de la mer de Syrie. Mais avant de porter ses regards sur le riche tableau, il est ébahi, pétrifié par l’aspect de deux autres lunes qui brillent à l’horizon. L’une est rose vif, l’autre jonquille.
Epiménide : Ah bon dieu, s’écrie-t-il, qu’est ce que tout ceci. Il y a de la magie là dedans. Je crois que le Diable s’en mêle.
Pasiphaë : Eh qu’y a-t-il de diabolique ?
Epiménide : Il y a que voilà deux autres lunes outre les deux qui se montrent à l’est et à l’ouest.
Pasiphaë : Eh bien laissez les toutes quatre, elles ne font aucun mal.
Epiménide : Mais de par tous les diables, qu’est ce que cela signifie.
Pasiphaë : Vous causerez de cela avec nos savans, d’ailleurs vous n’avez pas tout vu.
Epiménide : Quoi, ce n’est pas tout.
Pasiphaë : Non, il y en a 7 en tout. Les 5 satellites, puis Jupiter et Vénus qui par leur proximité nous servent parfois de lunes depuis que le tourbillon a fait sa concentration. Celle que vous voyez de couleur jonquille vers le phare de Tyr, c’est Jupiter, alentour de qui on distingue ses 4 satellites. Celle-ci en face de couleur rose est Mercure ou l’étoile vestale.
Epiménide : Ah, je ne m’étonne plus si les esprits sont dérangés dans ce pays-ci avec cette ribambelle de lunes. En voilà une rose qui est superbe.
Pasiphaë : Elle est aussi bonne qu’elle est belle. Nous lui devons tout. C’est elle qui nous a appris à lire, à parler la langue générale des planètes. C’est elle qui fait notre corresp[ondance] et nous donne chaque nuit des nouvelles de nos antipodes et de partout.
Epiménide : Allons voici les folies, mais que dites-vous, Pasiphaë, que la lune vous a appris à lire ? Vous déraisonnez donc aussi ? Chère amie ne parlons plus de ces maudites lunes qui vous dérangent l’esprit.
Pasiphaë : Mon esprit est en très bon état. C’est [dans] le vôtre mon cher étranger qu’il y a du dérangement. Vous ne voulez donc pas laisser à Dieu le droit de régir le ciel, d’y faire quelques fois des changements utiles. Votre seule philosophie aimait tant à bouler la terre, à tout régénérer, doit-elle trouver mauvais que Dieu modifie utilement et corrige les désordres célestes comme l’extrême séparation des planètes ? Mais je vous renvoie sur tout cela à nos savans de Sidon. Allez les voir à leur observatoire en arrivant.
Epiménide : Non, parbleu, j’irai souper, voilà ce qu’il y a le plus pressé. Mais quels sont ces immenses palais ? quel luxe, quel faste, ce sont donc les dieux qui ont bâti tout cela. Il ne serait pas possible aux hommes.
Pasiphaë : Je vais vous expliquer tout en peu de mots. Voilà au dessous de nous la phalange de Sidon et son port, sa mer bleu d’azur. Voilà dans le lointain les phares de Tyr et Joppé.
Epiménide : Mais j’en vois à une lieue d’ici un qui paraît énorme.
Pasiphaë : C’est la sup[erbe] phalange de Sarepta, fanal écarlatte. Elle est construite en marbre blanc et en ordre gothique. C’est là que résident les plus fameux gourmands de la terre, les plus célèbres cuisiniers. Sarepta est un foyer de lumière pour le monde entier. C’est la capitale de la sagesse.
Epiménide : Mais que dites-vous, chère amie, perdez-vous la tête ? Vous dites que c’est un foyer de sagesse et qu’elle n’est peuplée que de gourmands.