Né à Bruxelles (Belgique), 29 juin 1804, décédé à Bruxelles le 21 juillet 1868. Philanthrope, inspecteur général des prisons. Abonné aux périodiques fouriéristes sous la monarchie de Juillet et correspondant de l’Ecole sociétaire à Bruxelles.
Édouard Ducpétiaux naît dans une famille aisée ; son père possède l’une des principales maisons de dentelle de Bruxelles, et sa mère est issue du patriciat gantois. Il reçoit d’abord son éducation dans le cadre familial, puis fréquente plusieurs pensionnats, à Melle, à Bruxelles et à Paris où il termine ses humanités au collège Stanislas. Il fait ensuite des études de droit, qu’il commence à l’université de
Liège en 1824 et qu’il achève à Gand en 1827 avec l’obtention du doctorat en droit. Il publie la même année un ouvrage contre la peine de mort. En janvier 1828, il prête serment au barreau de Bruxelles. Toutefois, les moyens financiers dont dispose sa famille lui permettent de se dispenser d’exercer la profession d’avocat et de se consacrer à la lutte politique, puis à l’observation sociale et à l’action philanthropique et à la lutte politique.
Rédacteur depuis 1827 du journal libéral Le Courrier des Pays-Bas, il s’occupe d’abord des rubriques sociales et juridiques. Mais dans un article d’octobre 1828, à l’occasion de l’expulsion de deux journalistes français, il dénonce l’arbitraire du pouvoir. Cela lui vaut le passage devant la cour d’assises et une condamnation à un an d’emprisonnement, ainsi qu’une certaine notoriété, l’affaire ayant suscité de nombreux débats dans la presse et dans les milieux politiques. Sa détention ne l’empêche d’ailleurs pas de continuer sa collaboration au Courrier des Pays-Bas et de critiquer la monarchie orangiste.
En tant que lieutenant de la garde bourgeoise et que président du club de « la Réunion centrale », il participe aux événements bruxellois qui, dans l’été et l’automne 1830, conduisent à l’indépendance de la Belgique. Candidat lors de l’élection du Congrès national belge, il n’est pas élu. S’il fait ensuite partie du bureau de l’Association nationale belge, fondée en avril 1831 afin de défendre l’indépendance du nouveau royaume, et s’il écrit dans LeCourrier belge, il s’éloigne cependant de la politique active et se consacre désormais principalement à des activités philanthropiques.
Système pénitentiaire et colonies agricoles
En novembre 1830, Ducpétiaux est nommé « inspecteur général des prisons et des établissements de bienfaisance ». A ce poste, il travaille à d’importants changements dans les prisons belges ; il considère que l’enfermement doit avoir pour but la réforme morale ou l’amendement du prisonnier, grâce au travail, à l’éducation et à la religion ; seul, selon lui, le système cellulaire, où le détenu se retrouve seul, peut atteindre cet objectif. Ses intentions se concrétisent avec la construction de la prison de Louvain, décidée en 1846, et réalisée entre 1856 et 1860. Il souhaite également la spécialisation des établissements pénitentiaires, en fonction du statut (prévenus et accusés / condamnés), du sexe et de l’âge. Il s’intéresse en particulier à l’enfance délinquante, en faveur de laquelle il crée divers établissements en ayant soin de séparer les enfants coupables (condamnés par la justice) et enfants malheureux (vagabonds, mendiants, abandonnés…), les premiers étant conduits dans des institutions pénitentiaires, tandis que les seconds sont accueillis dans des « écoles de réforme » [1].
Ses réflexions sont nourries par des lectures, des échanges épistolaires et des rencontres avec les spécialistes des questions pénitentiaires (Charles Lucas, en France) ainsi que par des voyages à l’étranger (États allemands, Angleterre, France, Suisse) ; elles s’expriment dans des rapports au ministère de la Justice et dans plusieurs livres, comme Des progrès et de l’état actuel de la réforme pénitentiaire aux États-Unis, en France, en Suisse et en Belgique (trois volumes publiés en 1837-1838). Elles se traduisent également par la construction de nombreux établissements.
Ses responsabilités d’inspecteur général débordent le système pénitentiaire et concernent aussi les dépôts de mendicité, les asiles pour aliénés, la situation des enfants trouvés, l’organisation des caisses d’épargne et des sociétés de secours mutuels, etc. L’activité qu’il déploie en Belgique et les liens qu’il entretient avec des correspondants étrangers lui confèrent une stature internationale dans le champ de la philanthropie.
Ducpétiaux, à partir de ses travaux sur la délinquance et dans un contexte de développement de l’observation sociale, s’intéresse plus généralement aux problèmes sociaux et à la situation des classes populaires. En 1841, il est nommé par le gouvernement à la Commission centrale de statistique qui vient d’être créée ; il rédige de nombreux articles pour le Bulletin de la Commission. Il publie en 1843 une étude sur la condition physique et morale des jeunes ouvriers dans plusieurs pays. Il demande alors l’adoption en Belgique de plusieurs mesures : l’instruction obligatoire pour les garçons et les filles jusqu’à 15 ans, l’interdiction du travail des enfants de moins de 10 ans et la limitation du temps de travail pour les ouvriers de moins de 21 ans, l’interdiction du travail des femmes dans les mines, la formation d’un service constitué d’agents de l’État – une inspection du travail – pour faire respecter la législation sociale. En 1843, séjournant à Lille pour observer les effets de la loi française de 1841 sur le travail des enfants, il constate en effet que « rien n’a encore été fait pour mettre la loi à exécution » [2].
Ses observations et ses réflexions s’accompagnent donc de propositions réformatrices, dont certaines ont des affinités évidentes avec les solutions socialistes de la première moitié du XIXe siècle.
Observation sociale, philanthropie et socialisme dans les années 1840
Au début des années 1830, Ducpétiaux manifeste de l’intérêt pour le saint-simonisme ; il écoute des missionnaires venus prêcher en Belgique, en février 1831 ; il rencontre ensuite à Paris des dirigeants de l’Eglise saint-simonienne. Il rejoint ensuite l’Ecole sociétaire ; d’après la correspondance qui subsiste, il est actif dans le mouvement fouriériste principalement dans les années 1840 ; il s’efforce de propager les idées phalanstériennes en diffusant les ouvrages et la presse fouriéristes [3]. Quand le Centre parisien décide en 1843 de lancer La Démocratie pacifique, il envoie de l’argent (250 francs), promet de fournir des informations concernant la Belgique et obtient que des cafés et des associations de Bruxelles s’abonnent au nouveau quotidien ; il fournit également l’adresse de quelques-uns de ses concitoyens dont il pense qu’ils pourraient devenir des abonnés [4]. Mais il adresse ses réserves envers le titre à Victor Considerant :
Le mot de Démocratie, même en y ajoutant l’épithète de pacifique, peut effrayer. Seul peut-être il suffirait pour vous faire prohiber dans la plupart des États d’Allemagne et d’Italie où vous avez tant d’intérêt à propager vos principes. Pourquoi ne pas conserver le mot de Phalange dans lequel votre journal est déjà connu […] ? [5]
Il demande également à ses condisciples de faire connaître ses travaux à Paris, en les annonçant ou en en rendant compte dans La Démocratie pacifique et aussi en les transmettant à quelques personnalités ; il expédie ainsi en 1843 deux exemplaires de sa Condition des jeunes ouvriers à la direction de l’École afin qu’ils soient transmis à Villermé et à G. Cavaignac [6]. En 1846, il est l’un des participants à la « rente sociétaire », c’est-à-dire qu’il s’engage à verser régulièrement une somme d’argent, 50 francs par an, pour l’entretien du Centre sociétaire et la survie de La Démocratie pacifique dont l’exploitation est largement déficitaire [7].
Dans ses échanges avec les dirigeants de l’Ecole sociétaire, il établit volontiers des liens entre les rapports qu’il élabore en tant que haut fonctionnaire et les objectifs phalanstériens. A propos d’un travail réalisé à la demande du gouvernement dans la perspective d’un projet de loi sur le travail des enfants, Ducpétiaux écrit à Considerant :
Je n’ai traité la question que d’un point de vue assez rétréci. J’ai dû prendre les choses dans leur état présent, accepter la société et l’industrie dans leur constitution actuelle pour faire ce qu’on est convenu d’appeler un travail pratique. Néanmoins, j’ai semé ici et là quelques vues d’avenir, quelques aspirations vers un ordre de choses entièrement nouveau ; ces vues, ces aspirations, je les dois à l’école sociétaire. Mon plan de réforme n’est donc à proprement parler qu’un projet de transition ; dans l’impossibilité où je me trouvais de faire accepter le remède héroïque, j’ai dû me borner à proposer des palliatifs ; mais dans le choix de ces palliatifs, je n’ai jamais cependant perdu de vue le but final vers lequel je tends à votre suite [8].
De même, dans une lettre accompagnant une étude sur la mortalité à Bruxelles, il écrit à la rédaction de La Démocratie pacifique :
Cet ouvrage doit vous intéresser à plus d’un titre : il contient des faits qui viennent directement à l’appui des théories que vous vous efforcez de propager avec une si généreuse persévérance [9].
Les convictions fouriéristes de Ducpétiaux peuvent être décelées dans ses ouvrages et dans ses rapports officiels. Dans Le Paupérisme en Belgique (1844), il dénonce la misère dans laquelle vivent les prolétaires, ainsi que l’« état de lutte permanente » qui oppose « les chefs d’industrie et les ouvriers » ; il aspire à d’importantes réformes, mais, condamnant le communisme, il prône « l’association intégrale du capital, du travail et du talent », et il souhaite « l’abandon des villes inhumaines au profit des villages modèles, dont les habitants pratiqueraient en même temps l’agriculture et l’industrie ». Cependant, s’il cite parfois Considerant ou des articles de La Démocratie pacifique – au milieu de références à des textes de Jean-Baptiste Say et de Charles Dupin et à des articles d’autres journaux – il ne s’appuie pas explicitement sur Fourier et le projet phalanstérien [10]
Cette prudence et l’éclectisme relatif de ses références se lisent aussi dans la création en 1847 et les statuts du Progrès, union d’études et d’applications sociales, une association ayant pour but l’étude des questions économiques et sociales et la recherche de solutions aux maux sociaux ; secrétaire général de cette société, Ducpétiaux veille à constituer un comité où des opinions très diverses sont représentées [11].
Enquêtant sur la mortalité à Bruxelles et plus généralement sur l’insalubrité de certains quartiers, il s’intéresse au logement populaire en s’appuyant notamment sur des expériences et des réflexions britanniques. En 1843, il projette la construction d’un « quartier modèle » à Bruxelles, dont il a élaboré « le programme, le plan et le devis » et pour lequel, « le gouvernement [lui] a promis son appui » [12]. Cent trente-six maisons doivent être édifiées, entourées de petits jardins ; un « bâtiment commun » est prévu pour diverses services : magasins, cuisine collective, cantines, buanderie, chauffoir, école-garderie ; l’ensemble doit aussi disposer d’une bibliothèque, d’un terrain de jeux ; les habitants bénéficieraient de soins médicaux gratuits. « Ce serait un premier pas de fait vers l’organisation du ménage sociétaire », observe-t-il dans une lettre adressée à l’École sociétaire [13]. Éprouvant des difficultés à réunir les capitaux nécessaires à l’entreprise, il publie en 1846 un Projet d’association financière pour l’amélioration des habitations et l’assainissement des quartiers habités par les classes ouvrières à Bruxelles publié en 1846. Mais, « malgré le soin qu’il avait apporté à dissimuler ses arrière-pensées fouriéristes » [14], il n’obtient pas les soutiens financiers et institutionnels espérés – bien qu’il soit élu en 1845 au conseil communal de Bruxelles – et doit renoncer à son projet de « quartier modèle » [15]. Il entretient ses amis fouriéristes de ces projets et envoie à Cantagrel deux exemplaires du Projet d’association financière, l’un pour La Démocratie pacifique, l’autre pour César Daly et la Revue de l’architecture et des travaux publics [16].
Une autre de ses propositions connaît un meilleur sort : en 1844, afin de lutter contre les disettes et l’élévation trop importante du prix des subsistances, il suggère de créer des « bazars » municipaux qui entreposeraient de grandes quantités de vivre et les écouleraient à des prix modérés. L’année suivante, alors que des tensions se développent sur le marché alimentaire, une Agence centrale de subsistances est effectivement mise en place par les autorités bruxelloises. L’établissement fournit aux ménages populaires du charbon, des pommes de terre et du pain à bas coût. L’expérience, contestée par certains commerçants et notamment les boulangers, mais imitée dans d’autres villes belges, cesse à la fin de l’hiver 1845-1846, malgré les demandes de Ducpétiaux, favorable à son institutionnalisation. Cependant, sur sa demande, le conseil communal accepte en novembre 1846 le principe des boulangeries sociétaires ; plusieurs sont ouvertes avec l’aide de la Société royale de philanthropie, mais elles rencontrent encore l’hostilité des boulangers et le conseil communal limite leur activité.
Cette volonté de faire converger convictions phalanstériennes, activités philanthropiques et science sociale et économique s’observe encore en juin 1847, quand il envoie aux dirigeants de l’École sociétaire des prospectus annonçant deux congrès qui se tiennent à Bruxelles en septembre suivant – un Congrès des économistes et un Congrès pénitentiaire. Il souhaite en outre « que l’École sociétaire y nomme au moins un de ses représentants » [17].
Vers le catholicisme social
La dernière lettre de Ducpétiaux conservée dans les archives sociétaires date de 1847. Selon Jonathan Beecher, « son enthousiasme déclina […] rapidement après que Considerant et ses amis se furent ralliés sans réserve à la Révolution de février et à la République qui en était issue » [18]. Puis dans les années 1850, il s’éloigne également des milieux libéraux dont il est une figure importante depuis la fin des années 1820, mais auxquels il reproche désormais leur anticléricalisme.
Il poursuit cependant ses activités d’observation sociale et de statistique ; il publie d’importants travaux sur le paupérisme et sur les conditions de vie des ouvriers, avec une étude sur les Budgets économiques des classes ouvrières (1856) un ouvrage nourri de statistiques et formulant plusieurs propositions afin de lutter contre la misère populaire. Il est aussi l’auteur d’une étude sur l’instruction primaire dans plusieurs pays européens et aux États-Unis.
Il organise en 1856 un congrès international de la bienfaisance à Bruxelles. Il fait partie de l’Académie royale de Belgique, comme membre correspondant de la classe des lettres et des sciences morales et politiques (1847), puis comme membre titulaire (1859). Il est aussi membre correspondant de l’Institut de France.
En 1861, Ducpétiaux démissionne de ses fonctions d’inspecteur général des prisons et des établissements de bienfaisance. Il fait un voyage en Italie et séjourne assez longtemps à Rome. De retour en Belgique, il contribue activement à l’organisation d’un congrès catholique international, qui est ouvert à Malines en 1863 et qui est suivi de deux autres sessions en 1864 et 1867. Il s’efforce d’organiser les catholiques afin d’en faire une force politique pouvant concurrencer le parti libéral, tout en s’efforçant de donner au catholicisme un contenu social.
Ses convictions sont désormais très éloignées du socialisme en général et du fouriérisme en particulier. En 1866, il est chargé par l’Académie royale de Belgique d’un rapport sur un mémoire du socialiste colinsien Agathon de Potter, De l’Instruction obligatoire comme remède aux maux sociaux. Il considère que le propos de Potter est assimilable aux « écrits des socialistes, des communistes, des matérialistes de toutes les époques » et que, comme eux, il « replongerait le monde dans la barbarie après avoir fait couler des flots de sang » [19].
Ducpétiaux dénonce « certains réformateurs modernes » qui montrent un « insolent mépris […] pour ce qui porte l’empreinte de la religion ».
Ils se disent les seuls amis du peuple : quels sont les soulagements efficaces qu’ils aient jamais apportés à sa triste condition ? Ils l’agitent, ils le secouent sur son lit de douleur ; ils le repaissent et l’enivrent de leurs rêves insensés pour l’abandonner au bord de l’abîme vers lequel ils l’ont dirigé [20].
Quelle est la véritable cause des malheurs du monde, selon Ducpétiaux ?
Nous souffrons [..] bien et uniquement d’une pléthore irréligieuse où l’indifférence, l’impiété, l’ignorance, tous les mauvais instincts et les passions dangereuses se produisent sous les formes les plus diverses et les symptômes les plus alarmants [21].
La solution se trouve dans l’Évangile et dans la charité chrétienne :
Que nous enseigne le livre divin ? l’amour de Dieu et du prochain, la justice, la vraie liberté, l’égalité vraie, la véritable fraternité, le bon emploi des richesses, l’assistance et le support mutuels, la patience, la résignation, le pardon des injures, l’espérance, la foi dans la vie future et dans la justice de la rétribution finale […].
Là, et là seulement, se trouve la solution des redoutables problèmes qui agitent la société ; c’est de cette source vive et pure que découlent, comme par une pente naturelle, tous les éléments de soulagement, de conciliation et de pacification que l’on cherche vainement dans les théories des novateurs et les aspirations les plus ardentes de la philanthropie purement humaine.
[…] La charité, comprise dans son sens le plus large et le plus rationnel, ouvre un champ infini aux remèdes de tout genre […] C’est elle qui trace aux classes douées de la lumière et de la fortune leurs devoirs ; c’est elle qui corrige, dans la mesure du possible, l’inévitable inégalité des conditions et des charges sans lesquelles elle perd sa légitimité. Nous défions qu’on nous cite une réforme vraiment utile, une amélioration vraiment désirable, un moyen quelconque de relever le pauvre et le travailleur, de le soulager, de l’éclairer, de le rendre meilleur et plus heureux, qui ne soit inspiré, accepté, recommandé, imposé même par la charité chrétienne [22].
Mais de toute façon,
Oui, la pauvreté, les privations, les souffrances sont le lot inévitable de l’humanité sur cette terre [23].
Ducpétiaux est bien éloigné des espérances harmoniennes et du mouvement sociétaire quand il meurt en 1868.