par Riffaut-Perrot, Nicole
« Un monde nouveau sortira de l’arche de l’utopie. Et toi, limon des sociétés du passé, tourbe de l’Autorité, tu serviras à féconder la germination et l’éclosion de sociétés de l’Avenir, et à illuminer à l’état de gaz le monument de la Liberté. »J. Déjacque [1]
Deux voix pour une même prophétie ?
Le 10 octobre 1837, au petit matin, un homme, affaissé sur le plancher, est découvert mort à Paris. Charles Fourier, l’esprit le plus original et le plus décrié de sa génération, vient de s’éteindre.
Le 9 juin 1858, quelque vingt ans plus tard, paraît à New York le premier numéro du Libertaire, journal du mouvement social [2]. Son rédacteur, Joseph Déjacque (1821-1864), prolétaire parisien âgé de trente-six ans, exilé aux Etats-Unis à la suite du coup d’Etat du 2 décembre 1851, entre en journalisme dans le seul but de divulguer une œuvre écrite l’année précédente à La Nouvelle-Orléans et qu’il n’a pas pu faire publier faute d’argent : L’Humanisphère, Utopie anarchiste [3].
Entre ces deux événements, le phare de la Révolution de 1848 a projeté son faisceau. C’est l’époque où finissent d’être publiées les Œuvres complètes de Charles Fourier, celle où Victor Considerant propage avec ardeur les idées de son maître, celle où fleurissent les clubs au sein desquels s’échangent enthousiasmes et espoirs pour un monde nouveau. Dans la fébrile effervescence politique de Février, le jeune Déjacque fréquente le « Club de l’émancipation des femmes » animé par Pauline Roland, une adepte de Pierre Leroux, et par la phalanstérienne Jeanne Deroin. S’il ne l’avait déjà découverte auparavant, au gré de ses lectures, nul doute que, au contact de ce milieu nourri de fouriérisme, Déjacque se soit familiarisé avec cette philosophie.
Pourtant, à première vue, que pouvait-il y avoir de semblable entre le fils d’un riche négociant en drap de de Besançon et l’enfant pauvre du Faubourg Saint Antoine ? En vérité, plus d’une similitude, même si, somme toute cela n’explique pas tout.
Pour chacun d’eux une enfance sans père, adoucie par l’influence d’un entourage féminin affectueux et attentionné.
Pour l’un comme pour l’autre une jeunesse marquée par le feu d’une révolution et l’épreuve de l’emprisonnement : en 1793, Fourier, à l’âge de 21 ans, participe à l’insurrection fédéraliste de Lyon, est fait prisonnier, et n’échappe que de justesse à la guillotine ; Joseph Déjacque a 26 ans lorsqu’il prend part aux journées de juin 1848 et appelle les foules parisiennes à la révolte contre le gouvernement bourgeois, initiative qu’il paiera de deux ans de déportation aux pontons de Brest.
Pour Fourier comme pour Déjacque, une expérience professionnelle marquée par le sceau du commerce : l’un vivra chichement, après la perte de sa fortune, comme petit employé commis aux écritures ou caissier ; l’autre, comme commis de magasin chez un négociant de papiers peints, charge qu’il quittera d’ailleurs rapidement pour un emploi subalterne d’ouvrier peintre et colleur, qui le maintiendra toujours dans un état précaire et miséreux. Tous deux feront preuve de la même répugnance pour cet esprit mercantile et boutiquier qu’ils fustigeront tout au long de leurs œuvres. Tous deux pallieront la médiocrité de leur existence matérielle, en rêvant d’un monde d’abondance et de bien-être, où le travail ne serait plus une honteuse exploitation de l’homme, mais un moyen d’expression de soi, accompli dans le libre-arbitre et le plaisir. Toutefois seul Fourier accordera une nécessité sociale à la maintenance des différences entre les riches et les pauvres -Déjacque revendiquant une société sans classes, proche des thèses marxistes - et de la propriété - Déjacque prônant la collectivisation des biens et des moyens de production et d’échange, se rapprochant là encore de Marx.
Et pourquoi ne pas noter enfin, pour en finir avec les parallèles, que tous deux mèneront des vies de célibataires endurcis.
Au delà de l’anecdote, que retirer de ces parcours ? Quelques traits communs, qui constitueront l’armature de leur théorie : un féminisme profond, ressenti comme une valeur nécessaire à l’établissement d’une société juste et libre ; le sentiment que le seul ordre social digne de l’homme est celui qui respecte et exploite l’expression totale des individualités ; le culte de la science libératrice et de la connaissance, au détriment de la toute-puissance du négoce égoïste et mesquin ; et cette aptitude commune à considérer leur utopie comme une réalité possible, et non comme un délire onirique.
Deux fous, alors, égarés en terre cartésienne ? Deux passionnés, sûrement, qui inventent l’avenir avec fièvre et pour qui la science sociale naît du bouillonnement de leurs désirs :
« Toutes les soifs physiques et morales je les connais, j’ai l’intuition de toutes les ivresses (...). Je comprends tous les appétits, ceux du cœur et ceux du ventre, ceux de la chair et de l’esprit (...). J’ai toutes les passions bien que je ne puisse les satisfaire, celle de l’amour et de la haine, la passion de l’extrême luxe et celle de l’extrême simplicité (...). J’ai mille caprices et pas une jouissance. [4] »
Ainsi Déjacque se définissait lui-même.
A la recherche d’une philosophie de l’universel
« Tout ce qui est fondé sur la contrainte est fragile et dénote l’absence de génie. »Charles Fourier
L’univers de Fourier et, à sa suite, celui de Déjacque, repose sur une théorie fondamentale, celle de l’attraction passionnée. C’est en 1687 que fut publié le Philosophiæ naturalis principa mathematica d’Isaac Newton, dans lequel était exposé l’hypothèse de l’attraction universelle qui posait les fondements de la science moderne. Fortement critiquée par les scientifiques de la fin du XVIIe siècle, la théorie newtonienne trouvera en France un défenseur de choix en la personne de Voltaire, qui, en 1738, écrivit ses Mémoires sur la philosophie de Newton. L’engouement des milieux éclairés du XVIIIe siècle pour la connaissance scientifique et l’activité des Encyclopédistes contribueront à la divulgation de ces principes dans le public. Fourier aura le génie de reprendre la démonstration newtonienne et de l’adapter aux comportements humains, mettant l’accent sur le déterminisme naturel de l’individu - l’attraction - et sur l’essence du genre humain - la passion. C’est là le point de départ de toute sa construction sociale, le respect de ce principe de l’attraction passionnée étant la condition sine qua non pour accéder à l’Harmonie universelle. Déjacque lui fait écho : « Toutes les individualités ont une valeur nécessaire à l’harmonie collective. Les passions sont les instruments de ce vivant concert, qui a pour archet la fibre des attractions. » En deux courtes phrases sont énoncés les trois mots-clés du système philosophique de l’un et de l’autre.
Pour analyser les méfaits de la société qui est la sienne, pour déterminer le grand principe qui doit régir la vie communautaire - afin d’en déduire les meilleures applications -, Fourier adopte une méthode résolument scientifique, partant de l’observation de l’infiniment grand pour aboutir au microcosme de la société humaine, le lien entre ces deux domaines étant établi par le principe de l’analogie. Comme nous l’avons déjà évoqué, Newton est son guide : puisque l’attraction régit les lois du cosmos, puisque les astres sont soumis aux lois de la gravitation, pourquoi les hommes en seraient-ils exempts ?
« Quand Newton eut découvert que les mondes s’harmonisaient par attraction ; quand on observait, d’autre part, que de petits insectes, comme les abeilles, organisaient une harmonie sociale par l’effet de l’attraction, on pouvait soupçonner que si l’attraction fait organiser en harmonie les insectes et les globes, elle pourrait bien aussi conduire les humains à l’harmonie sociale » (Fourier)
La théorie newtonienne sert donc de « boussole d’analogie » entre le cosmos et l’homme.
Déjacque fait preuve de la même conviction que, dans la création universelle, tout est en corrélation. Sa démonstration est néanmoins beaucoup moins systématique que celle d’un Fourier affirmant, par exemple, que « s’il y a sept couleurs dans le rayon, il y a sept passions primitives dans l’âme », dévoilant là son goût souvent maniaque pour les mathématiques et les classifications. De plus, à la différence d’un Fourier hanté par l’idée de Dieu, Déjacque l’athée part de l’homme pour décrire l’univers, et non l’inverse. Comme par un effet de miroir, c’est le globe qui semble doué d’une vie humaine - et non l’homme qui serait à l’image de la vie planétaire : « On connaît (...) sa physiologie ; on a fait l’anatomie de ses entrailles. Les fouilles ont mis à nu sa charpente osseuse à laquelle on a donné le nom de minéral ; ses artères, où l’eau circule ; ses intestins enduits d’une mucosité de feu. » La cohésion entre l’être humain et la planète qui le porte est telle, que Déjacque se demande si les actes et les agissements de celui-là ne seraient pas finalement que la matérialisation de l’activité cérébrale de celle-ci : « Qu’y aurait-il d’étrange à ce que toutes nos actions sociales, fourmillement des sociétés homoculaires, fussent les idées ou les rêves qui peuplent, d’un pôle à l’autre, le front du globe ? » L’homme serait alors la pensée, devenue chair, de la terre.
Inversement, et puisque tout est en corrélation, les actes des humains influencent le règne naturel. Les horreurs de la civilisation engendrent les horreurs naturelles, ce qui explique, selon Fourier, l’existence des dangers et des laideurs que nous côtoyons : les bêtes féroces, les animaux répugnants sont le résultat du refus de l’homme civilisé de se conformer aux lois naturelles, celles de l’attraction, et de s’abandonner à sa destinée qui lui dicte d’être à l’égal « des globes circulant librement dans l’éther » (Déjacque).
L’univers est l’infinie partie d’un tout infini formant un vaste ensemble cohérent, dans lequel chaque planète joue un rôle actif et influe sur les autres. Déjacque évoque « tous ces globes, tournant d’abord sur eux-mêmes, puis se regroupant avec d’autres globes et formant (...) une colossale circonférence des globes, voyageant de concert avec de plus gigantesques systèmes planétaires et, de circonférence en circonférence, s’agrandissant toujours. » La nécessité de l’existence de chaque élément de cet ensemble pour en assurer la cohésion et la parfaite harmonie de tous les éléments entre eux appellent à la conclusion, pour Déjacque, que seule la loi d’attraction est créatrice d’harmonie. Il s’inspirera de cette image pour concevoir son Humanisphère, de même que le fit Fourier pour son Phalanstère.
Dans cette gigantesque société planétaire, les globes établissent une communication entre eux et échangent leurs influences. Déjacque les décrit « attirés tendrement par ceux-ci, repoussés doucement par ceux-là, n’obéissant qu’à leurs passions et trouvant dans leur passions la loi de leur mobile et perpétuelle harmonie. » Les planètes sont donc douées, elles aussi, d’un bienfait qu’elles partagent avec le genre humain et qui est le ressort de leur dynamique attractive : la passion. Et Déjacque d’en conclure :
« De même que les globes circulent anarchiquement dans l’universalité, de même les hommes doivent circuler anarchiquement dans l’humanité, sous la seule impulsion des antipathies et des sympathies, des attractions et des répulsions réciproques. »
La passion est le moteur de chaque élément de la vaste création : élément planétaire ou élément humain. Elle est une richesse naturelle, au même titre que les richesses minérales du sous-sol : la société se doit donc de puiser aussi abondamment dans les passions humaines qu’elle le fait avec les ressources naturelles du sol. La passion est dynamique, elle pousse les globes et les gens au mouvement et les fait tendre vers un état de jouissance et d’Harmonie profitable à tous. Elle possède en soi une valeur positive.
Déjacque, comme Fourier, n’envisage pas les passions humaines avec l’œil d’un moraliste. Qu’elles soient bonnes ou mauvaises ne leur importe pas ; ils ne font qu’en constater l’existence. La sagesse voudrait que la société agisse de la sorte : plutôt que de vouloir créer des citoyens tels qu’elle les rêve, il lui serait plus profitable d’envisager l’homme tel qu’il est, dans toute sa richesse passionnelle, y compris ses déviances. Ce qui est socialement primordial, pour Fourier et Déjacque, c’est de puiser à la source vitale de toutes les variantes des pulsions humaines. C’est pourquoi Fourier s’attache à les distinguer les unes des autres et à les classifier soigneusement : l’Harmonie sociale dépend de la combinaison de toutes. Les vices eux-mêmes, dirigés habilement, deviennent alors de meilleures sources d’énergie sociétaire.
Prendre en compte les passions individuelles, les encourager, les exciter, les guider dans la vie du bien commun, voilà la vocation d’une société harmonieuse. A l’inverse, la société de contrainte, qui réprime les passions, crée chez l’individu des malaises nés des pulsions inassouvies, que Fourier nommera « engorgements » et Freud « refoulement ».
L’individu, de par les influences cosmiques qu’il subit, et en vertu du principe d’analogie qui le soumet aux mêmes forces de l’attraction passionnée que celles qui organisent le monde universel, n’a en définitive que peu de choix. Nul ne peut en effet aller à l’encontre d’une loi physique - qui peut s’opposer au pouvoir magnétique d’un pôle ou à l’influence de la lune sur les marées ? - sans déranger l’ordre naturel. Intervenir est non seulement absurde, mais aussi dangereux, car on contrevient alors à un système naturel qui nous dépasse et que l’on va forcément dérégler irrémédiablement. C’est ce qui se produit en Civilisation : « Aveugles savants, voyez vos villes pavées de mendiants, vos citoyens luttant contre la faim, vos champs de bataille et toutes vos infamies sociales. Croirez-vous, après cela, que la civilisation soit la destinée du genre humain ? » Ainsi Fourier décrit-il les dérèglements d’un état social qui ne veut pas se conformer aux lois naturelles. La seule forme de société valable pour l’homme sera celle qui lui permettra de se placer dans la « gravitation passionnelle ».
« L’homme est dépendant de sa nature (...) Toute la liberté de l’homme consiste à satisfaire à sa nature, à céder à ses attractions. Tout ce qu’il est en droit d’exiger de ses semblables, c’est que ses semblables n’attentent pas à sa liberté, c’est-à-dire à l’entier développement de sa nature. Tout ce que ceux-ci sont en droit d’exiger de lui, c’est qu’il n’attente pas à la leur. »
Pour Déjacque, toute organisation sociale contraire à ce principe rompt l’équilibre et « fait péricliter l’ordre naturel ». Elle est donc illégitime et contre nature.
L’homme est tout aussi dépendant ... de la vie. Mais comment définir celle-ci pour que la vie humaine soit en totale adéquation avec ces planètes qui dessinent inlassablement leur ellipse dans l’infini du cosmos ? Pour Déjacque, la vie c’est le mouvement. Ces deux mots représentent une seule et même chose, née d’une « agrégation animée d’imperceptibles, susceptibles d’attraction et de répulsion, et par conséquent de formation et de dissolution » que nous appellerions atomes. Le mouvement n’est pas en dehors de la substance : il lui est identique ; il n’y a pas de substance sans mouvement, comme il n’y a pas de mouvement sans substance. Ce que l’on nomme matière c’est de l’esprit brut ; ce que l’on nomme esprit, c’est de la matière travaillée. » La dualité de l’homme, telle que l’avait établie la philosophie chrétienne, est rejetée au profit de « l’unité de substance », qui redéfinit l’image de l’homme et de son corps : « L’homme, comme l’univers, est un et non pas double : ni matière ni esprit, ni corps et âme (matière ou corps inerte, esprit ou âme immatériel), mais substance animée et passionnelle. »
La vie - ou le mouvement, puisque pour Déjacque ces deux notions sont inséparables - est sans fin, la moindre particule, échappée ici, perpétuant ailleurs la vie sous une autre forme, selon la célèbre formule de Louis Pasteur : « Rien ne se perd, rien ne se crée, tout de transforme. » L’être est, pour Déjacque, le produit de l’infinité des êtres en perpétuelle transmutation. « La mort n’est qu’une métamorphose, puisque rien ne se perd et que tout reprend forme nouvelle sous la manipulation incessante des forces attractives. » Les êtres participent à un « mouvement perpétuel » du don de vivre, les morts alimentant le grand cycle de la vie. « L’humanité est la sève de l’humanité ».
« La vie est un cercle dans lequel on ne peut trouver ni commencement ni fin car, dans un cercle, tout les points de la circonférence sont commencement ou fin. » Cette théorie du circulus, que Déjacque emprunte à Fourier et qu’il partage avec Pierre Leroux, étaye un matérialisme radical, plus proche de Marx que de Fourier, et lui fournit les arguments définitifs à la justification de sa thèse prouvant que « l’ordre anarchique est l’ordre naturel. » Il n’est donc pas surprenant que Déjacque ait attaché une importance telle à ce thème du « circulus » qu’il y reviendra dans un article du Libertaire intitulé « Le Circulus dans l’Universalité » [5].
Le cercle, par essence, ne peut avoir ni commencement ni fin, ni haut ni bas, « ni Dieu à son faîte, ni diable à sa base » ajoute Déjacque. La vie même, qui est à l’image du cercle, est en soi une négation de toute réalité hiérarchique, qu’elle soit divine ou humaine. L’organisation sociale, qui se doit d’être conforme à l’ordre naturel, ne peut donc tomber sous la loi de quelque autorité que ce soit, religieuse ou gouvernementale. L’égalité absolue des êtres et leur responsabilité commune devant la « chose publique » est dictée par un destin qui dépasse leur condition d’humain. Dans l’Humanisphère - on comprend dès lors l’origine de ce néologisme de Déjacque, formé par la contraction des mots humanité et sphère, et qui symbolise toute l’éthique de son auteur - le centre des décisions et des débats collectifs se nommera le cyclidéon, en référence au circulus, qui n’est, pour Déjacque, rien d’autre qu’une simple définition de la vie.
Croisades pour un homme nouveau
« Faisons des mœurs, ne faisons plus de lois. »E. de Girardin
L’Humanisphère est la concrétisation de cette « Utopie anarchique » vers laquelle tend l’histoire humaine depuis ses origines. L’homme, sorti définitivement du chaos et des tâtonnements des générations passées, nourri des expériences sociales vécues depuis les temps les plus anciens, aura alors acquis la maturité nécessaire à la viabilité de cette « sociale République humaine, une et indivisible, (...) de la République des individualités unies du globe » (J. Déjacque). C’est le triomphe du « socialisme universel ».
Toutes les théories précédemment énoncées trouvent ici leur application. L’Humanisphère présente de nombreux points communs avec le Phalanstère ; seules les différences seront signalées. Notons d’ores et déjà que le style de Déjacque est très proche de celui de Fourier : tous deux s’abandonnent à un lyrisme naïf, soutenu par une profusion de détails et d’invention qui témoignent de leurs goûts et de leurs aspirations. Les rêves humanisphériens et phalanstériens sont, en même temps qu’une œuvre sociale destinée aux hommes de demain, une revanche de leurs auteurs sur un quotidien sans joie, un « onirisme compensateur » [6] à leur difficulté de vivre. Ils s’apparentent bien, tous les deux, au courant du socialisme utopique, que Durkheim a défini comme « un cri de douleur » devant la misère sociale.
Nous assistons à l’émergence d’un monde nouveau, transfiguré dans sa totalité. Tout ce qui entravait la vie humaine s’évanouit peu à peu. La terre prend une physionomie nouvelle, à l’image d’un Eden : « A la place des plaies marécageuses qui lui dévoraient les joues brille un duvet agricole, moisson dorée de la fertilité. » Ici, pas de transformations mutines, dignes de rêves enfantins, comme on en trouve parfois chez Fourier ; la nature, chez Déjacque, a l’image maternelle et opulente d’une Cérès antique, aidée dans ses métamorphoses par le secours d’une science au service du bien-être humain. La technique permet de trouver les remèdes aux imperfections de dame Nature : elle fait reculer les déserts, fertilise les terres incultes, dompte les éléments et maîtrise leurs effets nocifs, allège la peine du paysan qui « ne féconde plus le champ à la vapeur de son corps, mais à la sueur de la locomotive » et se mêle même de transformer les climats au point de faire s’épanouir des plantes tropicales dans les régions polaires.
Plus rien d’hostile ne met en péril la vie humaine. En accédant à l’Harmonie, l’homme a rendu à la nature son équilibre ; il l’a faite "bonne", à son image. Il ne reste plus au génie humain qu’à mettre à jour et à exploiter les richesses que le monde recèle.
L’avènement de la technologie comme facteur nécessaire à l’amélioration de la qualité de la vie, à la naissance d’une nouvelle philosophie et, en conséquence, comme accoucheur d’un homme nouveau, n’est pas le cheval de bataille du seul Déjacque. Fourier avait déjà fait part de cette conviction et longuement développé ces thèses, soutenues par tout un catalogue d’innovations et reprises par Déjacque. On pourrait les rattacher à trois domaines distincts.
En premier lieu les inventions révolutionnant la vie quotidienne (robots-ménagers, climatisation, chauffage central, ...), gommant par l’évocation d’un confort inespéré, le souvenir de la misère et de l’insalubrité des logis ouvriers du XIXe siècle. Ensuite celles introduisant un machinisme systématique dans le monde du travail, le libérant ainsi d’une pénibilité inutile. Enfin, les découvertes techniques permettant l’émergence des perceptions nouvelles de l’espace et de la communication, permettant de réduire le monde à des dimensions plus humaines et de rapprocher les êtres, même les plus éloignés : « Les chemins de fer, les ponts jetés sur les détroits et les tunnels sous-marins, les bâtiments plongeurs et les aérostats, mus par l’électricité, ont fait de tout le globe une cité unique dont on peut faire le tour en moins d’une journée (...). Le ciel a été escaladé. L’électricité porte l’homme sur ses ailes et le promène dans les nues, lui et ses steamboats aériens. » Les continents deviennent les quartiers d’une immense ville universelle, où la chaîne sérielle des hommes est maintenue et solidifiée par l’usage d’un audiovisuel assurant un contact permanent et un échange constant des idées : « Un ingénieux mécanisme acoustique permet à ces millions d’auditeurs d’entendre distinctement toutes les paroles de l’orateur, si éloigné que chacun soit de lui. Des instruments d’optique, admirablement perfectionnés, permettent d’en suivre les mouvements, ceux du geste et de la physionomie, à une très grande distance. »
Ainsi l’Humanisphère tient-il entre ses mains les armes du progrès, celles qui ouvrent la voie au bonheur, par une meilleure compréhension et une meilleure appréhension de son environnement naturel et humain. Libéré des obstacles qui entravaient son épanouissement, dans quel monde meilleur, rêvé par Déjacque, donnera-t-il toute sa mesure ?
Il m’est impossible, dans le cadre de cet article, de présenter un tableau exhaustif de l’Humanisphère - étude qui, de toute façon n’égalerait jamais en saveur, en couleurs, en images, le texte foisonnant de détails, ni la poésie luxuriante de l’auteur lui-même. La lecture de cette œuvre s’apparente à une promenade dans un futur qui se veut perfection. Comme chez Fourier, l’accent mis sur l’architecture, l’urbanisme, l’art présent dans la rue, révèle les goûts de l’auteur pour la beauté des formes et éveille à notre mémoire les souvenirs d’une Grèce antique pour laquelle le "beau" - comme chez Déjacque - plus qu’un simple plaisir de l’œil, était surtout une philosophie de l’Homme, l’intuition que la présence de cette beauté ne pouvait que le rendre meilleur, ce qui, sans doute aussi, témoignait d’une extraordinaire foi en lui.
Je m’en tiendrai donc aux quelques principes éthiques qui sont l’essentiel de cette société anarchiste et autour desquels s’organisent toutes les activités des humanisphériens. La base de ce système est la liberté individuelle, enrichie par la notion de diversité : la première est considérée comme nécessaire à l’expression de la richesse personnelle de chacun, la seconde étant une garantie contre la lassitude et la médiocrité engendrées par l’habitude.
Les humanisphériens s’abandonnent, rappelons-le, à la loi de l’attraction passionnée. Chacun choisit ses fonctions (professionnelles, sociales) et ses partenaires selon ses penchants du moment, qui varient au cours d’une journée comme d’une vie.
Ainsi en est-il par exemple du travail. Celui-ci est considéré comme une vertu qui élève l’homme, et non plus comme un asservissement inévitable. Contrairement au Phalanstère, les Humanisphères bannissent l’oisiveté, « débauche du bras, engourdissement de l’esprit », que Déjacque assimile à la classe bourgeoise. Tout le monde travaille, mais aucune tâche n’est imposée. Favorable à la loi des séries, Déjacque fait sienne la théorie du travail non spécialisé, chacun accomplissant une succession d’ouvrages différents au cours d’un même jour, voire exerçant des métiers différents. La hiérarchie professionnelle, en vertu de la loi du circulus, est obsolète. L’ouvrier compétent dans une tâche particulière prodigue aide et conseils à des compagnons moins expérimentés, la réciproque intervenant à un autre stade de la production. L’humanisphérien est donc ici apprenti, là maître d’œuvre. « Et c’est justement cette infériorité et cette supériorité des uns envers les autres qui produit l’harmonie. Il n’en coûte nullement de se soumettre à une supériorité, je ne dirai pas officiellement, mais officieusement, quand l’instant d’après, dans une autre phase de la production, cette supériorité deviendra votre infériorité. » Seule la capacité de chacun est reconnue et exploitée par la collectivité, de même que les pulsions - Déjacque reprend l’idée des « petites hordes » d’enfants affectées à la voirie. Enfin les équipes de travail se forment selon l’attirance des uns envers les autres : « Les séries de travailleurs se recrutent volontairement, comme se recrutent les hommes d’une barricade. »
La productivité de cette société d’abondance est assurée par une auto-discipline induite par un sentiment de responsabilité des uns envers les autres : « Humainement, on ne peut acheter le bonheur individuel qu’au prix de l’universel bonheur. » La conscience collective d’appartenance à un groupe cohérent, où chacun est un maillon nécessaire et unique, respecté dans ses choix, ses goûts et ses aspirations, engendre une émulation qui tend, non pas à la satisfaction des besoins égoïstes, comme en civilisation, mais à la volonté d’une aisance et d’un bien-être profitables à tous.
Le travail devient donc un acte créatif et ludique, une expression de soi. Dans l’Humanisphère, la frontière entre le travail et les loisirs devient inexistantes - « Tout n’est qu’ateliers de plaisirs et salons de travail, magasins de science et d’art, et musées de toutes les productions » - et l’urbanisme s’ingénie, à l’image des Phalanstères, à mêler "anarchiquement" lieux de travail, de repos et de culture, en un vaste labyrinthe inextricable. Cette interpénétration prouve que toutes les formes de l’activité humaine sont indissociables. L’accent est d’ailleurs mis sur la culture, accessible à tous, et dont l’infrastructure est très riche : bibliothèques et salles de lecture, salons de musique et opéras, musées et salons de dessin, aires de danse, gymnases où se cultive l’esprit autant que le corps, théâtres, salles de conférences. Quelle revanche prise par ce prolétaire autodidacte, pour lequel l’accès à la connaissance était considéré par la bourgeoisie comme un vol de ses privilèges !
La culture, pour Déjacque, est tout autre chose qu’un simple plaisir cérébral. Elle acquiert une dimension révolutionnaire en développant cet esprit critique indispensable à l’évolution des idées. Or, dans l’Humanisphère,le débat contradictoire est l’élément primordial de l’organisation sociale, puisque la gestion des affaires communes est assurée par tous. Le centre vital de chaque Humanisphère est le cyclidéon, sorte d’agora consacrée au « circulus des idées » : « C’est le point central où viennent aboutir tous les rayons d’un cercle et d’où ilsse répandentensuite à tous les points de la circonférence. » Là, nulle autorité, ni civile ni religieuse. Déjacque rejette tout ce qui, socialement, a été instauré pour asservir l’Homme à l’Etat : « Ne voulant pas être esclaves, [les humanisphériens] ne veulent pas de maîtres. » La voix publique est seule juge souverain en toutes affaires, selon le principe de la « législation directe », développé dans sa Question révolutionnaire [7]. Comme chez Fourier, la loi est remplacée par la conscience individuelle, tendue vers le respect de tous et la préservation de l’Harmonie.
Le respect est d’ailleurs un thème présent dans chaque ligne de cet ouvrage de Déjacque. Communauté des biens, communauté des moyens de production et d’échange, communauté spirituelle, l’Humanisphère est une vaste chaîne humaine, où chacun est conscient des égards qu’on lui doit et qu’il doit aux autres, une « ruche où la liberté est reine ; l’homme ne recueillant de l’homme que des parfums ne saurait produire que du miel. » L’individu s’appartient à lui-même, tout en se devant aux autres. Communauté mixte, aurais-je pu le signaler plus tôt, dans le travail et dans la délibération sociale, et égalitaire.
Il est donc normal, dans ces conditions, que les humanisphériens bénéficient d’une totale liberté sexuelle, que « nulle convention ou contrat social » ne sanctionne. Déjacque, comme Fourier, est un adepte de la libération de la femme, en quoi il s’oppose aux esprits généralement considérés comme les plus avancés de son temps, tel Proudhon dont il fustigea l’antiféminisme [8]. L’émancipation de la femme hors du carcan marital procède de la même démarche que l’émancipation de l’homme hors du carcan institutionnel : l’un ne peut se faire sans l’autre. D’où une contestation de la nécessité de l’existence de la cellule familiale qui a pour effet, selon Fourier, d’« étouffer l’éclosion des instincts » et, selon Déjacque, de produire un phénomène d’asservissement compensatoire à l’oppression sociale subie par le chef de famille. Dans un cas comme dans l’autre, cette institution est génératrice de refoulements nocifs pour l’individu comme pour la société, et accru par la coutume d’un siècle où l’on unissait des patrimoines plutôt que des êtres consentants. Libéré de sa justification sociale, le mariage n’a plus aucune raison d’être : seul l’amour sort vainqueur de cette démonstration. « L’attrait est (la) seule chaîne, le plaisir (la) seule règle » des humanisphériens qui, là encore soumis à la loi de l’attraction passionnée, suivent leurs penchants, aimant qui leur plaît, quand et comme il leur plaît. Déjacque, pas plus que Fourier, ne moralise les habitudes ou les manies sexuelles des uns ou des autres, voyant là, une fois encore, l’expression de la diversité des besoins et des goûts :
« Les tempéraments ne sont pas tous les mêmes et les attractions sont proportionnelles à nos besoins. Un homme peut aimer une femme pour une chose et en aimer une autre pour autre chose, et réciproquement de l’homme à la femme. Où est le mal s’ils obéissent à leur destinée ? Le mal serait de la violenter et non de la satisfaire. Le libre amour est comme le feu, il purifie tout. »
Chacun vit alors seul, au sein de la collectivité, dans des appartements individuels vastes et luxueux, donnant à la fois sur un parc « servant de grande artère à la circulation des habitants » et sur un petit labyrinthe permettant d’entrer ou de sortir sans être vu, pour préserver l’intimité de la vie privée. Seuls les repas sont pris en commun dans de grandes salles-à-manger où l’on peut, selon ses désirs, s’asseoir à une table individuelle ou en compagnie d’amis. La dissolution de la cellule familiale n’affecte pas seulement le cercle des adultes. Les enfants, bien entendu, sont concernés par ce phénomène. Déjà dans sa Question révolutionnaire, Déjacque se soulevait contre l’asservissement de l’enfant aux volontés parentales - « L’enfant ne doit pas plus être à la discrétion de l’autorité familiale que l’homme à la discrétion de l’autorité gouvernementale. » - au point de déclarer que la société la plus égalitaire possible serait celle où aucun homme ne pourrait dire « cet enfant est le mien » et où le mot de paternité serait rayé du dictionnaire, la seule famille d’un être humain devant être l’Humanité.
Déjacque accorde une place de choix au problème de l’éducation des enfants. Les contacts qu’il eut, en 1848, avec des enseignants tels Jeanne Deroin et Gustave Lefrançais, ont peut-être été le point de départ de son intérêt pour la pédagogie. Mais surtout, c’est son sentiment du déterminisme social de l’individu qui pousse Déjacque à révolutionner l’éducation. Il s’agit de faire des humanisphériens. L’enfant, ce « diamant brut », est destiné à devenir un adulte parfaitement adapté à sa vie dans l’Humanisphère et seul le « frottement avec ses semblables » peut le polir et le former en « joyau social ».
Aussi, dans l’Humanisphère, est-ce la collectivité qui est l’éducatrice de la jeunesse, cela dès le sevrage de l’enfant - même si les liens maternels n’en sont pas pour autant brisés. La jeune génération vit dans son propre espace, un « domaine de l’enfant » se dressant au sein de chaque humanisphère et bénéficiant des mêmes caractéristiques de luxe, de confort et d’espace que celui des adultes. Les enfants sont élevés ensemble, dans la mixité propre à toutes les activités humanisphériennes, sous la vigilance constante d’une équipe d’hommes et de femmes volontaires, qui leur dispensent soins et affection. L’environnement est adapté aux besoin de chaque groupe d’âge et les études sont exemptes de toute contrainte. L’éducation se fait par exemple à l’aide d’une « multitude de jouets servant d’étude et d’études servant de jouets. » L’éducation sensorielle, l’environnement riche qui l’entoure, l’observation des adultes, le forment autant, si ce n’est mieux, que l’apprentissage livresque :
« Dans l’Humanisphère, l’enfant n’a que de bons et de beaux exemples sous les yeux. Aussi croit-il en la bonté et la beauté. Le progrès lui est enseigné par tout ce qui tombe sous ses sens, par la voix et par le geste, par la vue et par le toucher. Tout se meut, tout gravite autour de lui dans une perpétuelle effluve de connaissances, sous un ruissellement de lumière. »
Ainsi venons-nous de parcourir, dans ses lignes de force, l’univers de Déjacque. Nous avons repéré de nombreuses similitudes qui l’associent à l’œuvre de Fourier, nous avons noté les influences. Mais ne nous y trompons pas, l’Humanisphère n’est pas un plagiat du Phalanstère. Déjacque n’y emprunte que les matériaux qui répondent à ses intuitions personnelles ; il puise surtout dans la cosmogonie fouriériste et dans certains principes éthiques qu’il partage avec son prédécesseur. Mais leurs routes sont parallèles, leurs objectifs diffèrent. Déjacque ne rêve que d’un socialisme universel. C’est un prolétaire qui appelle à l’insurrection la foule de ses frères et soulève le voile d’un possible devenir anarchiste, sans autorité et sans classes. Ce qui le sépare de Fourier aurait pu le rapprocher de Marx, s’il n’y avait eu, chez celui-ci, maintien de la notion de dictature et vision rétrécie à un homo œconomicus. Déjacque lui-même ne se leurra pas sur ces différences. Pour preuve ce qu’il écrivait dans son « Humanisphère » à propos du « rêveur sublime » [9] : « Il n’était guère possible que Fourier rejetât entièrement le froc ; il conserva, malgré lui, de son éducation commerciale, la tradition bourgeoise, des préjugés d’autorité et de servitude qui le firent dévier de la liberté et de l’égalité absolues, de l’anarchie. » Toutefois Déjacque reconnut en Fourier bien des grandeurs et n’omit pas de lui rendre hommage :
« (...) devant ce bourgeois, je me découvre et je salue en lui un novateur, un révolutionnaire. Autant les autres bourgeois sont des nains, autant celui-là est un géant. Son nom restera inscrit dans la mémoire de l’humanité. »