
Arrivé en France après la défaite de l’insurrection de 1831, le Polonais Jan Czynski mena toute sa vie unlong combat pour la libération de sa patrie, pour l’émancipation des Juifs et des femmes, et pour une transformation pacifique de la société. Converti au fouriérisme dès 1834, animateur du journal Le Nouveau Monde, il fut l’un des chefs de file de la dissidence opposée à Considerant.
Presque inconnu de nos jours, Jan (dit Jean) Czynski fut pourtant le premier intellectuel à entrer en contact direct avec les artisans et ouvriers français afin de répandre parmi eux le message de Charles Fourier. Mais si on le cherche dans le Dictionnaire biographique du mouvement ouvrier français de Jean Maitron, on n’en trouvera qu’une biographie de deux cents mots à peine, ne donnant ni la date de sa naissance, ni celle de sa mort, passant sous silence la plus grande partie de sa carrière et expliquant mal sa rupture avec Victor Considerant et l’École sociétaire [1]. Celui que les historiens ont qualifié de « premier fouriériste polonais » [2] et de « plus révolutionnaire des fouriéristes » [3] mérite certainement mieux. En fait, il faudrait un très long livre pour étudier en détail la vie, la pensée et les activités de ce publiciste talentueux, qui lutta pendant quatre décennies pour la liberté de la Pologne, l’Égalité des Juifs et l’Émancipation de la classe ouvrière européenne. Cet article ne saurait donner qu’une brève esquisse de la vie de Czynski et un aperçu général de ses luttes, en mettant l’accent sur son fouriérisme.
Le réfugié politique
Jean Czynski naquit en 1801 à Praga (banlieue de Varsovie) en Pologne. Né et élevé dans la religion catholique, il était pourtant de descendance juive. Sa famille était sans doute Frankiste, c’est-à-dire qu’elle figurait au nombre des disciples de Jacob Frank (1726-1791), chef d’une secte juive dont les membres se convertirent au catholicisme au milieu du dix-huitième siècle. Selon une biographie parue en 1837, « le jeune Czynski voulut suivre les cours de philosophie dans l’Université de la capitale ; mais le pédantisme des professeurs et le vide de leurs doctrines le dégoûtèrent à un tel point, qu’au bout d’un mois il résolut d’embrasser la carrière du barreau » [4]. Il fit par conséquent son droit à l’Université de Varsovie et ayant obtenu sa maîtrise en droit à l’âge de vingt-et-un ans, il s’installa à Lublin comme avocat auprès du Tribunal civil. Orateur de grand talent, Czynski s’y fit une réputation de défenseur du peuple et noua en même temps des contacts avec les révolutionnaires locaux.
Quand l’insurrection éclata en Pologne le 29 novembre 1830, Czynski organisa les insurgés dans le palatinat de Lublin, où il publia un journal intitulé Le Courrier polonaís (Kurier Polski), puis fut promu chef d’état-major du général Szeptycki, commandant supérieur de la région. Il prit ensuite un poste au ministère de la Guerre à Varsovie et publia un autre journal dans cette ville, La Nouvelle Pologne (Nowej Polski). Son rôle dans les événements dans la capitale allait être ultérieurement très controversé, car il se comporta en révolutionnaire radical, qui luttait non seulement pour l’indépendance nationale mais aussi pour l’égalité sociale et politique de tous les Polonais.
La défaite de la révolution polonaise obligea Czynski à prendre le chemin de l’exil en août 1831 en compagnie de plusieurs dizaines de milliers de ses concitoyens, qui constituèrent la « Grande Émigration ». Beaucoup parmi eux, y compris Czynski, s’installèrent en France [5]. Les exilés polonais furent bien accueillis par la gauche française : nationalistes, libéraux, bonapartistes et républicains sympathisaient avec leur lutte [6].
S’il dépensait son argent pour cette cause, c’est que Czynski était en effet fouriériste depuis 1834 environ [7]. En dehors d’une lettre (non datée) que Czynski écrivit à Fourier quelques temps avant la mort de celui-ci en octobre 1837 (« hyer j’ai dîné avec des riches capitalistes auxquels j’ai beaucoup parlé de vous »), son premier contact avec l’École sociétaire semble avoir eu lieu le 20 juillet 1837, jour où il prit sa plume et envoya à Victor Considerant quarante francs « pour la réalisation de la théorie sociétaire ». Cette contribution, écrivait-il, était « le résultat de mon admiration pour le génie qui a substitué au système du morcellement le principe de l’association » [8].
Bien plus tard, Czynski décrira sa réaction à l’œuvre de Charles Fourier quand, dans Le Nouveau Monde industriel, il lut pour la première fois ces mots du maître : « Pour diriger nos sociétés au bien, il faut chercher le code social que Dieu a composé pour elles ». D’après Czynski, « ces paroles de Fourier trouvèrent un écho dans mon âme. Je m’arrêtai avec un charme infini sur ses spéculations religieuses, sur les attributs essentiels de Dieu, sur les lois éternelles du mouvement, sur l’harmonie universelle qui nous conduit à la découverte de nos destinées ». Ce qui frappa Czynski avant tout chez Fourier, ce fut que la pensée de ce dernier était à la fois scientifique et profondément chrétienne : « [Fourier] se forma à lécole de Kopernik, de Kepler et de Newton. Il a pris Dieu et l'Évangile pour base de ses recherches »[[J. CZYNSKI, {Kopernik et ses travaux}, Paris, 1847, pp. 4-5, 295.]]. Czynski n'hésita pas à comparer le prophète social au Christ lui-même dans une courte biographie qui, retraçant la vie de Fourier en moins de vingt pages, frôlait le blasphème dans des phrases telle que celles-ci : « Il naquit à Besançon, dans ce Bethléem moderne, un homme que Dieu destinait aussi à remplir une mission immense »[[{Almanach social pour l'année 1840}, Paris, 1840.]].
Czynski rédigea durant les années 1830 de nombreuses brochures fouriéristes. En plus, « M. Czynski a fondé une Libraire sociale [au 49, rue de Seine] destinée 1) à faciliter la vente des ouvrages de l'école [sociétaire] ; 2) à publier les travaux des principaux disciples ; 3) à donner en lecture les ouvrages très chers à acheter, ou que l’on ne trouve plus dans le commerce »[[« Propagande populaire », in {Le Nouveau Monde}, 1<sup>er</sup> août 1840.]]. Il ne négligeait pas non plus les conférences publiques comme moyen efficace de propagande fouriériste. Par exemple le mardi 21 juillet 1840, Czynski présenta à Bruxelles la théorie fouriériste lors d'un meeting rassemblant plus de neuf cents « démocrates » belges. Un des participants, Jottrand, ancien rédacteur du {Courrier belge}, saisit l'occasion pour critiquer les fouriéristes qui, selon lui, « se jett[ai]ent dans les bras du pouvoir pour lutter contre les démocrates et les libéraux ». Alors,
<blockquote>M. Czynski monta encore une fois à la tribune pour démontrer que si la théorie phalanstérienne peut assurer le bonheur de tous par des innovations domestiques et industrielles, elle n'a pas pour mission de s'opposer au développement légal des institutions du pays Le seul reproche que nous ferons aux démocrates de la Belgique, c'est que, préoccupés trop exclusivement de la forme ils oublient le fond. Que d'établissements bienfaisants ils pourraient créer, même sous le régime actuel !</blockquote>
Quelques jours plus tard, {Le Patriote Belge} avant déclaré « ce que nous repoussons dans le Fouriérisme, c'est la prétention de se poser en culte », Czynski répondit, dans une lettre en date du 25 juillet 1840 que, s'il avait l'occasion de faire d'autres conférences, « Vous vous convaincrez, Monsieur, que nous constituons une école et non pas une secte »[[J. CZYNSKI, {Notice biographique sur Charles Fourier}, 2e édition, Paris, 1841.]].
Mais Czynski n'était pas un fouriériste « orthodoxe » de l'École sociétaire dirigée par Victor Considerant. Il faisait partie des « dissidents », ceux qu'on appelait les « réalisateurs » parce que, au lieu d'accepter d'attendre la mise en pratique intégrale de la doctrine fouriériste, ils tentaient des réalisations immédiates, bien que forcément partielles. L'école des « réalisateurs » était, d'après Jean Gaumont, « davantage pénétrée de l'esprit, de la sensibilité populaire, ouvrière, prolétaire en face de l'école orthodoxe plus bourgeoise, plus scientiste, plus savante probablement, plus doctrinaire, en tout cas ». À partir de 1839, les dissidents disposèrent de deux périodiques, {La Correspondance harmonienne} – une feuille lithographiée publiée par l'Union harmonienne d'abord à Lyon, puis à Bordeaux – et {Le Nouveau Monde}, un journal dirigé par Czynski à Paris, que Gaumont qualifie d'« organe attitré » des dissidents[[J. GAUMONT, {Le Commerce véridique et social (1835-1838) et son fondateur Michel Derrion (1803-1850), }Amiens, 1935, cf. pp. 73-91, « À Paris. Le groupe "réalisateur" »; Id., {Histoire générale de la coopération en France}, 2 vols., Paris, 1924-1926, tome 1, pp. 160-182, 190-191 ; Henri DESROCHE, {La Société festive. Du fouriérisme écrit aux fouriérismes pratiqués}, Paris, 1975, pp. 164-170.]].
La rupture entre Czynski et Considerant fut précipitée par la publication, en juin 1839, d'une brochure rédigée par Czynski intitulée {Avenir des ouvriers}. Elle s'adressait directement à la classe ouvrière : « Les disciples de Fourier frappaient aux portes des puissants, et ces portes ne s'ouvraient pas ; ils oubliaient les malheureux qui avaient besoin de leurs paroles vivifiantes »[[J. CZYNSKY, {Avenir des ouvriers}, Paris, 1839, p. 9.]]. {La Phalange}, le journal de Considerant, répondit par un compte rendu de Julien Blanc: « {La Phalange} n'a jamais approuvé les tentatives qu'on a faites pour répandre la Science sociale parmi les prolétaires [...] La théorie de Fourier est une science ; une science ne s'adresse qu'aux hommes éclairés qui peuvent la juger ; elle n'a rien à attendre des classes pauvres et ignorantes tant qu'elle n'a pas à leur présenter un {Essai pratique} ».
Czynski lui répliqua : « Il nous est possible de calmer [les ouvriers], de les consoler, de préparer leur réconciliation avec leurs prétendus ennemis, en leur démontrant les maux qui dérivent des commotions politiques, en leur exposant les bienfaits qui résulteront de la véritable association [....] J'ai la conviction que si les écrivains de notre école réunissaient tous leurs efforts pour éclairer les masses à cet égard, il n'y aurait plus d’émeutes à Paris »[[Compte-rendu par J. Blanc et « Protestation de M. J. Czynski », {La Phalange}, 15 juin et 15 juil. 1839.]].
Autre sujet de dispute l'année suivante, Considerant retarda la publication d’une nouvelle édition à prix modéré des œuvres de Fourier, y compris des textes manuscrits. Quand Czynski commandita une réimpression des œuvres en Belgique en 1840, {La Phalange} s'insurgea :
<blockquote>Un autre parasite, Juif polonais réfugié, auquel nous avons eu le malheur de rendre plusieurs fois service, nous récompense aujourd'hui en cherchant à exploiter aussi la Doctrine de Fourier et à se faire une position en dénigrant et calomniant tant qu’il peut, les hommes, par les sacrifices et les travaux desquels, l'école a été fondée et développée. Ce personnage a poussé l'effronterie de l’exploitation jusqu'à annoncer qu'il allait contrefaire, en Belgique, les œuvres de Fourier, œuvres qui se sont toujours vendues et qui se vendront toujours au profit de la cause phalanstérienne[[« Déclaration des principes », {La Phalange}, 2 sept. 1840, p. 27.]]</blockquote>
Czynski répondit par une parabole :
<blockquote>Alors le diable [...] confisque les travaux du génie, il s'empare de ses livres et des manuscrits, et les enferme dans un coffre impénétrable et mystérieux. Tout l'enfer veille sur ce dangereux trésor. Et Satan répète à son infernal cortège: « Cachez, cachez bien ces livres : du jour où ils seront connus, notre règne est fini »[[J. CZYNSKI, « Le Procès du diable », in {Almanach social pour l’année 1841}, p 107.]] </blockquote>.
Un des effets de sa découverte du fouriérisme, fut d'amener Czynski à abandonner le républicanisme et le socialisme égalitaire de sa jeunesse. Il se rangea dorénavant, dit-il, parmi « les hommes studieux qui ont rejeté la lutte stérile des partis pour examiner les plaies sociales, et en chercher les causes »[[J. CZYNSKI, « Crédit foncier. Moyen de mettre en circulation 50.000.000 de francs au profit de l’industrie et de l’agriculture », in {Almanach social pour l'année 1840}, p. 95.]]. Ainsi, le 24 juin 1839, Czynski écrivit et rendit publique une lettre par laquelle il renonçait définitivement à l'action politique et révolutionnaire, parce que la forme d'un gouvernement avait moins d’importance que «la nature et l’esprit du pouvoir, le caractère de sa philosophie sociale et l'essence de sa doctrine »[[{La Correspondance harmonienne}, n° 24 (supplément) du 15 juillet 1839, citée par GAUMONT, {Le Commerce véridique et social}, {op. cit., }pp.86-7 (Le passage cité est de Gaumont, qui résume ainsi la pensée de Czynski).]]. (Geste d'autant plus significatif qu'il intervenait quelque six semaines après l'insurrection des 12-13 mai 1839.) Et le 27 mai 1840, dans une lettre à François Arago, Czynski déclara que « des idées républicaines [nous les fouriéristes] en sommes arrivés à la science sociale », ajoutant : « Vous demandez l'égalité absolue, qui serait un malheur [...] Nous voulons la plus grande diversité, la plus variable inégalité pour arriver à {l’égalité de bonheur}[[{Fourier n’a rien de commun avec Babœuf et Saint-Simon. Lettre adressée à M. Arago, député}, s.l.n.d. (lettre signée Jean Czinski, 27 mai 1840), pp. 5-7.]].
Pour mieux répandre leurs idées, Czynski et ses partisans (en premier lieu Madame Gatti de Gamond[[Sur Zoë Charlotte de GAMOND (1806-1854), femme du peintre italien Gatti, voir GAUMONT, {Le Commerce véridique et social, op. cit., }pp. 76-77, 83-85 ; {Dictionnaire de biographie française}, tome 15, Paris, 1982, colonnes 670-671.]]) fondèrent {Le Nouveau Monde}. Le premier numéro porte la date du 15 juin 1839[[L’abonnement est fixé à douze francs par an et le journal sort les 1<sup>er</sup> et 15 de chaque mois ; puis, à partir du 1<sup>er</sup> septembre 1839, les 1<sup>er</sup>, 11 et 21 de chaque mois. Il ne parait plus qu'une fois par mois à partir du 1<sup>er</sup> juillet 1840, et le prix de l’abonnement est abaissé à six francs par an.]]. Ce fut Laurent Héronville, un ancien ouvrier cordonnier, qui, le 14 juin 1839, signala aux autorités son intention de publier « un journal non-politique intitulé {Le Nouveau Monde} et consacré au développement de la Théorie de Charles Fourier ». Héronville prétendait en être « gérant et seul propriétaire », mais les autorités savaient bien que Czynski en était « le véritable administrateur et rédacteur »[[AN, F18 392, dossier « Le Nouveau Monde », déclaration de Héronville, 14 juin 1839 ; rapport au ministre de l'Intérieur, 4 déc. 1840. Voir Michael D. SIBALIS, « Une Mutuelle fouriériste au dix-neuvième siècle : Laurent Héronville et la Société laborieuse des cordonniers-bottiers de Paris », {Cahiers Charles Fourier}, numéro 1 (1990), pp. 67-83.]]. Six mois après le lancement du journal, un contrat en date du 14 décembre 1839 entre Czynski et Héronville établissait une société en commandite par actions – trois cents actions de cent francs chacune – sous la raison sociale « Czynski, Héronville et compagnie ». D'après ce contrat, « tous les employés seront associés et rétribués selon leur travail et leur talent », tandis que les abonnés recevraient un vingtième des bénéfices[[{Société en commandite par actions }[...], Paris, 1839. Voir aussi {Le Nouveau Monde}, 21 déc. 1839 : « Nous avons résolu d
accomplir notre premier vœu, celui de faire de la propriété et de la publication du Nouveau Monde une œuvre collective [...] Dans l’administration du Nouveau Monde, il n’y aura pas de salariés : tous les employés seront associés [...] ; enfin les abonnés prennent part aux bénéfices ».]]. Czynski mettait ainsi en pratique les principes fouriéristes tels qu’il les concevait.
Mais cette façon d’organiser son journal fut cause d’une brouille avec d’autres fouriéristes – Brac de la Perrière et les fouriéristes groupés autour de La Correspondance harmoníenne – car, « du moment où [il voulut] mettre Le Nouveau Monde en actions », on accusa Czynski d’« exploitation » [9].
Czynski regretta sans doute d’autant plus ce malentendu que le but du Nouveau Monde était de rassembler les fouriéristes de toutes tendances : « Nous voulons former un centre, un Foyer, qui relie les groupes fouriéristes isolés, épars, qui fasse converger vers un seul but tous les efforts, qui donne de la publicité à toutes les manifestations, à tous les travaux » [10]. Mais surtout, le journal s’assignait « pour tâche spéciale de pénétrer dans les ateliers, afin de faire apprécier aux travailleurs les bienfaits de la science sociale » [11]. Or, c’était bien là ce qui inquiétait le gouvernement.
Pour Czynski en revanche, rien dans son journal ne touchait à la politique – car, prétendait-il, le fouriérisme n’était pas une idéologie politique – et, par conséquent, il croyait n’avoir rien à craindre des autorités. Cela ressort par exemple d’une controverse avec les républicains du Journal du peuple en 1839 et 1840 :
Le Journal du peuple doute que nous puissions fonder une Commune modèle dans l’état actuel de la société. Il prétend que nous rencontrerons un procureur du roi et des gendarmes, quand nous deviendrons menaçants pour le privilège, et que nous tenterons d’introduire des changements à la propriété telle qu’elle est constituée.Nous ne partageons la crainte du Journal du peuple, par ce simple motif que notre théorie n’a rien de menaçant pour le privilège, et que nous ne voulons introduire aucun changement à la propriété telle qu’elle est [12].
Pour sa part, le préfet de police de Paris, tout en reconnaissant la modération politique du Nouveau Monde, concluait que ce journal était néanmoins « de nature à appeler une surveillance toute spéciale » [13] :
Le journal n’a point de couleur politique proprement dite [...] On remarque même dans l’ensemble de la rédaction, un certain convenu de langage à l’égard du pouvoir. Mais le fond des principes et des idées ne m’en semble pas moins dangereux, surtout si le Nouveau Monde se répand parmi les classes ouvrières auxquelles il est principalement destiné.Quel est en effet le but que se proposent les rédacteurs de cette feuille ? De substituer une nouvelle organisation sociale à celle qui existe actuellement, d’amener tous les travailleurs à une association générale en leur promettant un bonheur et une aisance auxquels on prétend qu’ils ne sauraient parvenir dans l’état actuel de nos mœurs et de nos habitudes.
Ces théories pompeuses sont de celles qui séduisent toujours les esprits les plus faibles.
Le Nouveau Monde ne fut pas interdit de publication mais le 4 juillet 1840, Laurent Héronville comparut en tant que directeur du journal devant le Tribunal correctionnel, comme « prévenu d’avoir traité de matières politiques, bien que ce journal n’ait pas fourni de cautionnement ». Son défenseur, Maitre Sully de Leiris, « combat[tit] les conclusions du ministère public, et [...] s’attach[a] à démontrer que les articles publiés par cette feuille prêch[ai]ent, non un remaniement de nos constitutions politiques, mais seulement une révolution dans la vie domestique de l’individu ». Les juges, n’acceptant pas ces arguments, condamnèrent Héronville à un mois de prison et à une amende de deux cents francs. « Nous avons été condamnés, il est vrai, déclara Le Nouveau Monde, mais seulement au minimum de la peine, et avec cette réserve que ce n’est pas notre théorie qu’on incrimine, mais notre négligence à remplir les formalités prescrites par la loi » [14].
En 1841, pour soutenir sa tentative d’établir un phalanstère, Czynski sortit un second journal, mensuel cette fois. Il avait pour titre Le Premier Phalanstère, et il ne parut que douze fois entre le 15 janvier et le 15 décembre 1841. Eugène Stourm en prit la direction en juin 1841. En décembre 1841, Czynski céda gratuitement ses deux titres au docteur Arthur de Bonnard, « dans le but de constituer la propagande sur de nouvelles bases, et de rallier les groupes divergents dont se compose l’École sociétaire autour d’un centre nouveau ». Car, Bonnard « a résolu de réunir tous les groupes de l’École pour les appeler à l’œuvre commune et arriver, par ce concours unitaire, au triomphe de la science sociale » [15]. Bonnard ne publia que quelques numéros (le dernier était daté du 20 décembre 1841) avant que ses projets trop grandioses n’essuyassent un échec financier qui le força à quitter Paris [16]. Après une interruption de quatorze mois, Czynski reprit la direction du Nouveau Monde, car, expliquait-il, « M. de Bonnard, dupe et victime de promesses mensongères, n’a pu donner suite à ses projets qui ne manquaient ni de valeur ni de portée [...] Si nous nous mettons encore une fois sur la brèche, c’est que nous avons un devoir à remplir » [17]. Après seulement quelques numéros supplémentaires au début de 1843, Le Nouveau Monde devint (à partir du 1er janvier 1844) un « journal de l’essai sociétaire sur les enfants » rédigé par quelques médecins, avant de disparaitre définitivement peu après. « La dissidence officielle de l’École des "réalisateurs", écrivait Jean Gaumont, aura vécu » [18]. Au cours des années suivantes, la plupart des dissidents « réalisateurs » rallièrent l’École sociétaire de Considerant qui, peu à peu, assimilait leurs idées. Czynski, en revanche, délaissa le fouriérisme pour se consacrer davantage au journalisme et à ses études scientifiques, historiques et littéraires.
Czynski et les phalanstères
Considerant et les fouriéristes « orthodoxes » voulaient établir un phalanstère intégral. En revanche, l’Union harmonienne prônait des expériences partielles, temporaires et plus limitées. Ainsi, Czynski se préoccupa beaucoup – avec assez peu de succès d’ailleurs – de fonder un phalanstère. C’était pour lui la seule façon de créer un monde meilleur, alors que les idéologies politiques, telles que le jacobinisme, le bonapartisme et le républicanisme étaient toutes vouées à un échec inévitable, ainsi qu’il expliquait dans ce dialogue imaginaire :
– Il faut organiser une commune modèle.– Une commune modèle ! répétait le jacobin, le soldat de l’empire, le héros de juillet [l830], le combattant de juin [l832], le condamné d’avril [1834]. Je vous demande de résoudre le problème de l’affranchissement général, de la régénération du monde, et vous me parlez d’une commune !
– Oui, mon fils, d’une commune. La commune, c’est la base, c’est la pierre fondamentale de l’édifice social [19].
Mais où construire cette commune modèle, ce phalanstère ? En France, bien sûr, mais pourquoi pas aussi en Algérie, au Texas, voire en Pologne ?
En 1838, Madame Gatti de Gamond, dans sa brochure intitulée Fourier et son système, avait déjà lancé l’idée d’établir des phalanstères en Algérie.
L’année suivante, Czynski, reprenant cette même idée, imaginait un Maghreb transformé par les disciples de Fourier [20] :
En vérité, quel honneur pour la France, si [...] elle réussissait à transformer un pays inculte en pays cultivé, des plaines arides et malsaines en vallées fertiles et riantes ! Si, par le charme de l’industrie, elle savait attirer les barbares qu’aujourd’hui elle est forcée de soumettre !
Le but est grand, mais on peut l’atteindre.
La théorie de Fourier en donne seule les moyens.
1) Avant tout, il faut explorer le pays, connaître sa nature, ses produits, ses richesses.
2) Puis il faut attirer les colons par l’intérêt, le patriotisme et .la gloire.
3) Enfin il faut organiser des colonies à la fois industrielles et militaires, d’après le principe d’association et la loi d’attraction.
Czynski ne s’opposait pas à l’impérialisme français en soi, mais seulement aux moyens dont se servaient le gouvernement français et son armée : « Le plan du général Bugeaud est entièrement militaire. La colonisation d’Alger doit avoir nécessairement le double caractère de la défense et de la production ». Ainsi, il fallait redistribuer les terres, afin de créer des communautés de 1500 colons des deux sexes et de tous les âges :
Dois-je développer encore combien il serait facile, par une direction unitaire, à l’aide de la science sociale, de construire de grands édifices qui donneraient un abri convenable aux colons et renfermeraient des ateliers élégants, en offrant en même temps un rempart contre les attaques et les invasions ? Ce seraient des castels du Moyen-Age, avec cette différence qu’au lieu de contenir de hauts barons avec leurs serfs, ils renfermeraient trois à quatre cents familles libres, heureuses et adonnées volontairement à des travaux productifs.
Quant aux indigènes, « les barbares [...] se rangeront sous notre loi, quand nous pourrons leur offrir les magnifiques résultats de l’industrie, dignes du dix-neuvième siècle ».
Czynski voulait que la colonisation de l’Algérie fût financée par des investissements privés. Ainsi qu’il l’expliquait, Madame Gatti de Gamond avait proposé deux moyens pour financer cette colonisation : « Le premier est de s’adresser au gouvernement ; le second serait de former une compagnie actionnaire, avec l’assentiment et la protection du pouvoir. C’est pour la première que je me suis trouve en désaccord avec [elle] ». Mais il ne trouva jamais l’argent dont il avait besoin et, en fin de compte, ce fut un groupe de fouriéristes lyonnais – sans aucun lien avec lui – qui fit une telle tentative de colonisation en Algérie en 1846 [21].
Enfin, un autre projet qui intéressa Czynski vers 1840 reste assez mystérieux, car nous n’en avons qu’une connaissance indirecte par une analyse défavorable. Il semble que Czynski et les autres membres de l’Union harmonienne à Paris aient envisage d’établir une Maison Sociétaire aux Champs-Élysées, où auraient vécu en communauté entre cent et deux cents « pensionnaires », tous actionnaires principaux à part égale dans l’entreprise. Le prix, comprenant logement, dîner, bains, blanchissage, éclairage, chauffage et le service dune femme de ménage, varierait par année et par personne de 1.290 francs (quatrième catégorie : une seule chambre) à 2.200 francs (première catégorie : deux chambres et un cabinet)[[Bibliothèque municipale de Reims, Manuscrit 931, n° 1, J.-M. Baudot, « Maison Sociétaire des Champs-Élysées » in « Projet de ménage économique et commun, ou Association de consommation », pp. 43-54. C'est par erreur que la Bibliothèque attribue ce manuscrit à « Czinski » [{sic}] ; ce dernier n'est mentionné qu'en passant par Baudot, qui a signé sa brochure manuscrite, écrite dans les années 1850. Baudot présente en appendice le rapport sur la Maison sociétaire qu'il a rédigé en juillet 1840 : « Au résumé, le régime que l'on propose n'est pas séduisant, vu surtout le prix qu'on exige ».]].
{{Czynski et les Juifs}}
Beaucoup de fouriéristes, tel Alphonse Toussenel, étaient profondément antisémites, le Juif incarnant à leurs yeux le capitalisme moderne[[E. SILBERNER, « Charles Fourier on the Jewish Question », in {Jewish Social Studies}, 1946, pp. 245-66.]]. Czynski pouvait pourtant écrire en 1846 : « Catholique, suivant les préceptes bien compris de ma religion, depuis quinze ans, je consacre ma plume et mes faibles moyens à la cause israélite »[[« Introduction » à HOLLÆNDERSKI, {Les israélites de Pologne, op. cit., }p. XII. Voir « Jan Czynski i jego walka o rownouprawnienie ludnosci zydowskiej [Jean Czynski et sa lutte pour les droits du peuple juif] », in {Biuletyn Zydowskiego Instytutu Historycznego}, n°11-12 (1954), pp. 97-109.]]. En effet, déclarait {Le Nouveau Monde},
<blockquote>pendant la révolution de Pologne [en 1830-31], non seulement [Czynski] a travaillé à l’affranchissement des serfs, mais en outre il demandait une égale protection pour toutes les croyances, même pour celle des Juifs [...] Quelques esprits rétrogrades ne surent mieux se venger qu'en insinuant qu'il était juif lui-même [...].
Si [Czynski] était juif, il ne craindrait pas de l'avouer, mais il est le fils d'un catholique qui n'a pas hésité sous la République et l'Empire à sacrifier sa vie et sa fortune pour la cause française et polonaise[[{Le Nouveau Monde}, 1<sup>er</sup> septembre 1840.]].</blockquote>
Comme on l'a vu, Czynski était catholique, mais de descendance juive. Il n'est pas douteux qu'il parlait de lui-même quand il évoquait en 1861 le malheureux sort du « converti », en précisant qu'en Pologne « on donne ce nom même aux fils, aux petits-fils les plus reculés des Israélites qui ont adopté le christianisme » : « méprisé par les frères qu'il a abandonnés, méprisé par ceux qui l'ont attiré, il ressemble à un maudit que tout le monde fuit avec horreur »[[{Israël en Pologne, op. cit., }pp. 51-2.]].
Car si Czynski rencontra parfois de l'antisémitisme chez les fouriéristes[[Voir J. CZYNSKI, {Le Réveil d'Israël}, op. cit., p. 125 : « Une feuille phalanstérienne [{La Phalange}], infidèle à la tâche que son illustre maître lui a léguée, n’a omis aucune occasion pour déverser son fiel sur les Juifs. Elle a poussé son aveuglement et sa haine jusqu'à attaquer l'origine israélite d'un citoyen [Adolphe Crémieux] que la confiance du pays avait appelé au premier poste de la République ».]], ses origines le rendaient encore plus suspect aux émigrés polonais, qui ne le considérèrent jamais comme un Polonais à part entière[[J. CZYNSKI, {Israël en Pologne, op. cit., }p. 21: « Je pourrais vous traduire d'ignobles pamphlets, des vers grossiers dans lesquels on me traitait de Juif caché, dont la plume servait les ennemis du pays ».]]. Dans des vers restés célèbres, Mickiewicz décrivit Czynski comme « moitié juif, moitié polonais » (impliquant que l'on ne pouvait pas être les deux en même temps)[[Moitié juif, moitié polonais, / Moitié jacobin, moitié vagabond, / Moitié civil, moitié soldat,/ Mais vaurien à part entière.]]. Les rapports entre Juifs et catholiques n'avaient jamais été faciles en Pologne, où vivaient plus de deux millions d'Israélites. Pendant l'insurrection de 1830-31, le ministre de la Guerre du gouvernement provisoire repoussa dans ces termes les Juifs désireux de s’enrôler dans l'armée : « Comment pouvons-nous permettre que le sang juif se mêle au sang noble polonais ! Et que dira l'Europe, si on déclare que nous ne pouvons pas nous passer des bras des Juifs pour reconquérir notre liberté ! » Cet antagonisme existait au cœur même de la Grande Émigration, beaucoup pensant comme cet émigré polonais qui écrivait en 1835 « un Polonais non catholique est pour moi une telle anomalie que je ne puis la comprendre »[[« Lettre d
un Catholique à un Polonais », in Le Polonais, tome 4 (janv.-juin1835), p. 348. Voir Paul RAPHAEL, « Les Rapports polono-israélites et l’insurrection de 1830-1831 » in Les Révolutions de 1848, tome 23 (1926), pp. 788-93.]]. À ceux qui disaient que « n’est pas Polonais qui n’est pas catholique, déclara Czynski, je [...] répondais dans l’Écho de la Bourgeoisie (Echo Miast), journal que j’ai fondé pour combattre leur tendance : n’est pas Polonais qui est jésuite » [22]. Jusqu’à la fin de sa vie, Czynski travailla à rapprocher Juifs et catholiques avec un certain succès. Peu à peu, les organisations des Polonais en exil devinrent plus tolérantes à l’égard des Juifs. Au début des années 1840, Czynski s’étant rapproché du prince Czartoryski, ce dernier décida que les Juifs en Pologne pourraient être des alliés utiles dans la lutte pour l’indépendance et que l’opinion publique juive en Europe occidentale pourrait apporter un soutien aux nationalistes polonais [23].
Czynski fut l’un des quelques réfugiés polonais qui fondèrent à Paris, au printemps de 1833, un comité pour accélérer l’émancipation des Israélites, comité généralement connu sous le nom de « Comité Lafayette » car le général de Lafayette en était le président d’honneur. Mais pour rendre le Comité plus acceptable aux yeux d’un régime dont Lafayette était devenu un opposant, on y adjoignit quelques hommes de différentes tendances politiques, y compris Adolphe Crémieux, le baron de Rothschild et Odilon Barrot. Le Comité disparut au début de 1835 pour des raisons qui restent obscures, mais il fut le précurseur d’organisations similaires, dans lesquelles Czynski joua un rôle important [24]. En 1844 par exemple, ce dernier proposa l’établissement d’un Comité européen de colonisation israélite, aux fins d’ouvrir une souscription « au profit d’une acquisition [en France] soit de marais à dessécher, soit de landes à défricher » où l’on pourrait établir une colonie de réfugiés juifs [25]. En 1845, il fonda le Comité européen de l’émancipation israélite. En 1863, ce fut l’Alliance polonaise de toutes les croyances religieuses (Czynski en était le président ; le cabétiste Louis Krolikowski en était le vice-président), afin de « travailler à la réconciliation des Polonais de toutes les croyances » [26]. Ainsi, jusqu’à la fin de sa vie, Czynski fut le défenseur achamé des droits des Juifs. En 1843, il déclara que « la question de l’affranchissement des Israélites est supérieure à une question nationale, c’est un acte d’humanité. Béni soit celui qui l’accomplira ! » [27] Il n’est donc pas étonnant qu’en 1845, la presse juive de Paris ait ouvert une souscription « dont le produit serait destiné à offrir à l’honorable M. Czynski une médaille d’argent, symbole de fraternelle reconnaissance » [28].
Pour Czynski la libération des Juifs en Pologne était d’une importance cardinale pour l’Europe entière. Il déclara en 1833 : « Que l’on proclame la régénération de la Pologne et la délivrance d’Israël, et l’empire du Nord [la Russie] qui menace aujourd’hui l’Europe, s’ensevelira sous ses propres ruines » [29]. Les libertés dont bénéficiaient les Juifs français restaient une référence. Ainsi, évoquant les carrières de Rachel (1821-58), comédienne célèbre, et d’Adolphe Crémieux (1796-1880), homme politique et ministre de la Justice en 1848 et en 1870, il observait que si ces deux Français avaient eu le malheur d’être nés Polonais, « probablement mademoiselle Rachel aurait vendu des pommes dans les rues de Varsovie et M. Crémieux eût été marchand de vieux habits » [30].
Ajoutons que Czynski se servit de ses contacts dans la communauté juive de Paris pour aider ses compatriotes polonais. À la fin de sa vie, il se vantait du fait que Madame de Rothschild avait trouvé « de lucratifs emplois » pour les huit cents Polonais qu’il lui avait recommandés [31].
Czynski et la Russie
En 1837, Czynski assura la direction d’une œuvre collective sur la Russie, une sorte d’encyclopédie en deux tomes, consistant en une série d’esquisses littéraires et historiques.
La nécessité absolue dans laquelle on se trouve de rien ignorer d’un empire dont l’influence est aussi menaçante pour l’équilibre Européen, d’une part ; de l’autre, le désir de servir la science, ont paru à plusieurs personnes des motifs assez puissants, pour se vouer uniquement à un travail dont le but serait doffrír au public la connaissance entière de la Russie[[{La Russie pittoresque}, par une société d'hommes de lettres, sous la direction de Jean CZYNSKI, {Prospectus }(Paris, s.d.).]].</blockquote> Cette publication traitait de l'histoire de la Russie, des personnages marquants, ainsi que des mœurs, usages et coutumes du pays. Et Czynski insistait: « nous garderons, vis-à-vis de la Russie, l’impartialité la plus sévère »[[J. CZYNSKI, {Russie pittoresque. Histoire et tableau de la Russie}, 2 vols., Paris, 1837, p. 2.]]. Sa participation à ce projet lui attira les loudres d'André Slowaczynski, un autre réfugié polonais, également journaliste : « Un travail de ce genre n'est pas convenable pour un Polonais ; je dirai plus, il est illicite ». Et, face aux arguments de Czynski, qui objectait : « vous vous trompez si vous pensez que l'histoire de la Russie n'a pas de belles pages », Slowaczynski s'en prenait au « libéralisme cosmopolite » et à « l'émancipation universelle dont M. Czynki a fait son cheval de bataille »[[J. CZYNSKI, et A. SLOWACZYNSKI, {Une correspondance à propos de la Russie pittoresque}, Paris, 1837, p. 4 ; A. SLOWACZYNSKI, {Suite d'une correspondance à propos de la Russie pittoresque }(s.l.n.d.), p. 3.]]. En effet, Czynski prônait l'amitié entre Russes et Polonais et une alliance entre les démocrates des deux pays: « Il est faux qu'il existe une haine à mort entre les Polonais et le peuple russe. Les vrais patriotes polonais, ceux qui ont fait la dernière révolution [en 1830-31], ont toujours été dans les rapports intimes avec les patriotes de Moscou »[[J. CZYNSKI, {Stenko le rebelle}, 2 vols., Paris, 1837 ; cf. tome 1, p. 43.]]. En revanche, comme tout bon patriote polonais, Czynski s
opposait férocement à la politique interne et externe de l’autocratie russe : « Ce que Zenghis-Khan recommandait à ses enfants, les tsars de Russie veulent l’accomplir : LA DOMINATION UNIVERSELLE » [32]. Czynski cherchait ainsi à prévenir les Français contre « le danger qui menace l’Europe », c’est-à-dire l’expansion de la Russie, qui « marche vers une domination générale, et dans ce but systématiquement arrêté, elle divise, brise et assujettit tous les peuples qui l’environnent ». Czynski ajoutait à son argument politique un argument d’ordre économique :La pauvreté des classes ouvrières est vraiment alarmante aujourd’hui à l’occident de l’Europe [...] C’est la Russie qui appauvrit l’Europe. C’est elle qui, en interdisant la moitié du globe aux denrées françaises de toute nature, a porté un coup mortel à l’industrie de la France, a paralysé la circulation des capitaux, enlevé à des millions d’ouvriers leurs moyens d’industrie.Car, au lieu d’exporter son blé et ses produits bruts vers l’Occident et importer en échange les produits de l’industrie européenne – ce que Czynski tenait pour le rôle économique naturel des pays de l’Orient – la Russie « s’est entourée de tous côtés d’un cordon douanier infranchissable. Si, en revanche, la Russie changeait de politique et s’ouvrait aux produits français, « alors, les capitalistes [occidentaux] pourront établir quatre fois autant de fabriques, et offrir aux ouvriers un salaire quatre fois plus fort que celui d’aujourd’hui ». De crainte peut-être qu’on le prît pour un défenseur des intérêts du capitalisme européen, Czynski ajoutait un mot à l’intention des fouriéristes :
J’apprécie certainement la supériorité du système d’association découvert, par Fourier [...] mais, je le demande aux disciples de son école, en présence du système russe, pourront-ils jamais réaliser leur plan ? Qu’importera-t-il que les marchandises soient et meilleures et moins chères, qu’il y en ait en plus grande quantité, si le débouché de la moitié du globe leur est interdit ? [33]Czynski et le Féminisme
On sait l’importance que les fouriéristes attachaient aux droits de la femme. En conséquence, il n’est pas surprenant que Czynski ait publié sur ce sujet une petite brochure, dont les arguments n’ont rien perdu de leur force aujourd’hui [34]. Czynski mit ses idées dans la bouche d’un jeune fouriériste, qui montre à sa sœur les défauts de la société moderne en lui expliquant ce que les femmes peuvent attendre d’une société transformée par le socialisme. En traversant Paris, le frère et la sœur voient de malheureuses femmes qui balaient la rue, portent de lourds fardeaux, ou vendent leurs chétives marchandises « afin de gagner de quoi acheter un morceau de pain noir ». Ils voient aussi « ces femmes dégradées, qu
on nomme filles de joie et qu'on devrait plutôt appeler enfants du désespoir ». Si les garçons sont mal instruits à l'école, le cas des filles est encore pire : <blockquote>Et vous, pauvres filles, que vous apprend-on ? des choses futiles, qui ne vous laissent rien dans le cœur, rien dans l'esprit, si ce n'est le doute, la crainte et le découragement. À peine sorties de pension, on vous fait étudier l'art d'attraper un mari, en vous prouvant que la femme sans l'appui d'un homme est un être malheureux. Soumises à la plus rigoureuse surveillance, vous n'êtes maîtresses ni de vos actions, ni de vos gestes, ni de vos paroles. Dans l'espoir de briser vos chaînes, vous acceptez pour époux le premier homme qui s'offre. Et quand vous unissez votre sort à celui qu'on vous a désigné, sans consulter votre cœur, vous commencez une vie de martyre accompagnée de ruses, de mensonges et de perfidies.</blockquote> Pourtant, la femme ne peut pas se créer une existence indépendant et honorable. <blockquote>Les hommes se sont réservé toutes les carrières [...] Quant à vous, pauvres femmes, […] vous devez sacrifier votre existence, vos facultés, votre vie aux services domestiques. Votre âme brûle, votre activité a besoin d'une sphère plus étendue [...] et les lois humaines vous condamnent à vous briser la tête contre les murailles de vos habitations !</blockquote> Mais heureusement, il y avait « Charles de Besançon [...] Quand tu connaîtras ses œuvres, tu verras combien notre avenir est beau, combien est belle notre destinée ». « Dans l'ordre sociétaire que nous voulons établir, la femme, pour être libre et heureuse, n'aura pas besoin de violenter sa nature. En suivant ses instincts, sa vocation, elle trouvera sa destinée [...] » Et le livre se termine quand le frère montre à sa sœur « une maison éloignée » où l'on voit travailler des hommes et des femmes : « Quelques fois, aux bruits confus des ciseaux, des scies, des marteaux, des haches, des varlopes, des vrilles, des pinces et des limes, s
unissaient des chants harmonieux, qui prouvaient que la phalange laborieuse se livrait de gaîté de cœur à sa triste besogne ». Qui sont ces gens ? « Ce sont des travailleurs de notre école [...] Ce sont de vrais martyrs et apôtres. Martyrs, car avec un esprit élevé et une âme brûlante, ils savent travailler et attendre. Apôtres, car aussitôt qu’ils trouvent un moment libre, ils vont de maisons en maisons, d’ateliers en ateliers, en annonçant la loi divine, en demandant une obole pour le premier phalanstère ».La fin d’une vie : Czynskì en 1848 et au-delà
Durant les cinq années qui précédèrent la Révolution de février, Czynski ne montra guère d’intérêt pour le fouriérisme et pour la politique française ou polonaise. ll publia très peu, à l’exception de quelques articles sur la condition des Juifs qui parurent dans les Archives israélites et, en 1847-1848, quelques numéros d’une nouvelle revue, Le Réveil d’Israël, qui traitait surtout de la situation des Juifs en Europe de l’Est. Comme il l’expliqua plus tard, dépité de sa perte d’influence sur les émigrés polonais, il décida de se consacrer plutôt à ses études :
Ma plume et mes efforts se sont brisés contre la coalition des ultra-catholiques et des gentilshommes démocrates. Il ne me restait d’autres ressources que de m’isoler et de protester. J’ai abandonné la lutte des partis, j’ai cessé de prendre part à la politique active en me livrant aux travaux que je croyais pouvoir un jour mettre au profit de ma patrie ; c’est dans cet intervalle que j’ai publié [en 1847] mes études sur Kopernik [35].Les événements de 1.848 en France et en Europe le poussèrent à sortir de son silence : « le grand événement du 24 février a changé la face de la France. Une ère nouvelle commence pour l’Europe, pour le monde » [36]. En juillet 1848, il écrivait à Félicité de Lamennais : « Depuis quelques années je travaille isolé, je continue mes études et mes travaux [...] Mais aujourd’hui le silence ne m’est plus permis ». En l’occurrence, il souhaitait donner au journal de Lamennais des articles sur la Pologne : « La cause de la bourgeoisie et des travailleurs de ma patrie me commande de reprendre ma plume » [37]. Le sort des Juifs polonais l’intéressait aussi. En avril et mai 1848, il écrivit à Adolphe Crémieux, alors ministre de la Justice dans le Gouvernement provisoire, au sujet des pogroms en Pologne. Il demanda le « puissant appui » de Crémieux pour une mission qu’il se proposait d’entreprendre en Europe de l’Est afin, disait-il, de « m’adresser aux patriotes influents et les contraindre à intervenir en faveur de la population [juive] menacée » [38].
Était-il toujours fouriériste en 1848 ? Il est difficile de répondre avec certitude. La plupart de ses biographes prétendent en fait que Czynski était devenu cabétiste [39], mais cela semble peu probable. En tout cas, il était toujours socialiste. Quelques jours après la Révolution de février, il fit paraître une brochure afin d’expliciter sa propre conception de l’organisation du travail et du droit au travail :Chaque citoyen a le droit de vivre. En même temps la société a le droit d’exiger que chaque citoyen lui apporte le tribut de son travail. [...] Cela ne veut pas dire que l’imprimeur, le cordonnier, le mécanicien, aura toujours à travailler de sa profession à Paris. Cela nous mène à ce principe : « Tout ouvrier sans travail trouvera de l’occupation dans la ferme nationale la plus rapprochée de son dernier domicile ».En conséquence, Czynski proposait « la création des fermes agricoles industrielles », c’est-à-dire des fermes auxquelles seraient rattachés « des ateliers [parmi] les plus nécessaires » [40]. On peut imaginer que de telles idées étaient peu susceptibles d’attirer la classe ouvrière parisienne à l’époque de la Commission de Luxembourg et des Ateliers nationaux !
Nous ne savons pratiquement rien concernant la vie et de l’œuvre de Czynski dans les années 1850 et au début des années 1860. Nous ne connaissons de lui que quelques articles écrits pour Les Archives israélites. Jusqu’en 1864, il se consacra surtout à son poste dans l’administration de la Compagnie de Chemin de Fer du Nord, poste qu’il devait au baron Rothschild [41]. Mais suite à l’insurrection polonaise de janvier 1863, Czynski retouma à ses activités politiques et journalistiques. Il rédigeait depuis Paris la revue La Pologne, qui était publiée à Bruxelles pour éviter la censure en France. À cause de ses activités anti-russes, la police l’aurait forcé à quitter la France. Czynski partit aussitôt pour Londres, où il travailla comme correspondant d’un journal polonais, la Gazette nationale (Gazeta Narodowa), publié à Lvov en territoire autrichien. Il collaborait en même temps à La Libre Conscience, l’organe de l’Alliance religieuse universelle, une association vouée au « triomphe du libre examen en matière religieuse » [42]. Czynski et Krolikowski fondèrent dans la capitale anglaise la Société des travailleurs polonais, pour venir en aide aux émigrants polonais en leur fournissant du travail ou de l’argent [43]. La dernière publication de Czynski, datée du 3 janvier 1867, fut un appel patriotique, rédigé en polonais et adressé aux quinze mille Juifs polonais résidant à Londres. Il leur demandait de travailler ensemble à améliorer le sort de leurs frères en Pologne et aussi à libérer leur ancienne patrie : « Pourquoi ne vivez-vous qu’entre vous et isolés ? Pourquoi paraissez-vous avoir oublié la patrie ? » [44].
Czynski mourut à Londres le 31 janvier 1867. En guise de conclusion, nous citerons la notice nécrologique rédigée par un de ses amis : « [Czynski] est mort plein de foi dans les grandes convictions que l’homme n’a point faites, mais qui font les hommes et qui, dans ce rude labeur de la vie, inspiraient et soutenaient son courage » [45].________________________________
L’auteur tient à remercier le Conseil des recherches en sciences humaines du Canada, ainsi que l’Université Wilfrid Laurier, qui ont généreusement subventionné ses recherches en France.
Les publications de Czynski se trouvent soit à la Bibliothèque Nationale de France, soit à la Bibliothèque polonaise, 6, quai d’Orléans, à Paris. L’auteur, ne pouvant lire le polonais, est très reconnaissant envers son collègue George Urbaniak pour ses traductions.