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46-57
Fouriérisme et républicanisme au début de la Monarchie de Juillet
La semi-conversion de Rivière cadet
Article mis en ligne le 21 septembre 2017
dernière modification le 15 août 2023

par Bouchet, Thomas

A travers le cas de Rivière Cadet, cet article pose la question de l’ambiguïté des rapports entre les fouriéristes et le mouvement républicain dans le contexte paroxystique des événements de Lyon en avril 1834.

Lorsque le fouriériste lyonnais d’origine jurassienne Jacques, Étienne, Joseph Rivière, dit Rivière cadet se présente, dans l’été 1835, comme un « républicain d’hier », il cherche avant tout à conjurer l’imminence d’une condamnation. Il est recherché dans le cadre de la vaste enquête qui suit l’insurrection d’avril 1834 pour complot contre la sûreté de l’État et pour avoir écrit dans L’Écho de la Fabrique, peu avant les événements, des articles considérés comme des provocations directes à la révolte. La fonction première du Mémoire justificatif qu’il adresse aux Pairs en juillet 1835 est donc de faire éclater son innocence au grand jour [1].

Mais le texte de Rivière cadet a aussi des visées plus larges. On y lit un exposé du système sociétaire à l’attention de ses juges, et l’histoire circonstanciée de son adhésion au fouriérisme. L’exposé est bien charpenté mais sans originalité particulière. Il n’est pas impossible, en outre, que Rivière cadet en partage la paternité avec Victor Considerant [2] ; l’histoire, elle, mérite qu’on s’y attarde. Rivière cadet y retrace un parcours, fournissant une série de points de repère chronologiques, indiquant la nature de ses convictions et de ses activités avant sa conversion, présentant les raisons d’un engagement qu’il dit total.

Ce témoignage est trop lié aux enjeux concrets des procès en cours pour être utilisable tel quel. Il constitue néanmoins un bon point de départ pour observer un mécanisme assez mal connu : autant les modes de passage entre saint-simonisme et fouriérisme ont depuis longtemps fait l’objet d’études approfondies [3], autant les conversions de républicains restent difficiles à observer et à interpréter. La démarche de Rivière cadet, qui se traduit non par une brutale rupture – quoi qu’il en dise – mais par un glissement où se conservent et se métamorphosent des éléments du passé, incite à se pencher sur la nature des relations qui peuvent se tisser entre un engagement fouriériste d’une part, et d’autre part des principes ou modes d’action qui lui sont apparemment opposés.

Les cinq années qu’évoque l’auteur du Mémoire justificatif constituent à ce titre une période décisive, tant pour lui que pour le destin du pays. Il a vingt-cinq ans lorsque se déroulent les Trois Glorieuses, et trente au moment de son procès [4]. Imprimeur sur étoffes à Lyon et « à la tête d’une industrie employant environ une centaine d’ouvriers », il fréquente assidûment les rédactions des journaux avancés que sont Le Précurseur, La Glaneuse et L’Écho de la fabrique ; il côtoie au long de ces années des personnalités aussi diverses et marquantes que le républicain Antide Martin – à la faveur de banquets patriotiques très animés – ou Adrien Berbrugger, conférencier fouriériste en route pour Alger. Et des événements comme juillet 1830, novembre l831, juin 1832 et avril 1834 le conduisent à s’interroger sur ses choix et forment son jugement. C’est donc le parcours complexe d’un homme déterminé, toujours prêt à intervenir dans les débats du moment, qu’il va d’abord s’agir de démêler ici.

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Faisant en 1835 retour sur son passé, Rivière cadet nomme d’emblée l’événement fondateur : jeune industriel, il se prend d’enthousiasme à l’annonce des Trois Glorieuses. Il était jusque-là « ignorant et peu soucieux de politique », et s’engage du jour au lendemain. À l’en croire s’ouvre alors dans sa vie une trop longue parenthèse, puisque près de trois années lui sont nécessaires ensuite pour redevenir étranger aux agitations politiques.

Dans le Mémoire justificatif, Rivière cadet ne renie pourtant pas en bloc sa période républicaine. Fruit des excès d’une ardeur juvénile, ces mois d’engagement gardent pour lui une certaine saveur. Le jugement qu’il porte en 1835 est nuancé : ses conclusions, en particulier, varient selon qu’il se préoccupe du parti républicain comme force politique, de l’idée républicaine, ou des républicains en tant qu’individus.

Le parti républicain est l’objet d’une condamnation sans appel. C’est avant tout avec ses « sociétés » et avec ses « associations » qu’il déclare avoir rompu au cours de l’année 1833. Mais comme il n’insiste guère dans son Mémoire justificatif sur ces moments d’activisme, pour ne pas rappeler à ses juges des souvenirs qui pourraient lui porter préjudice, c’est la lecture de la presse lyonnaise qui permet de retrouver la trace de ses déclarations et de ses coups d’éclat d’alors.

En fait, Rivière cadet fait peu parler de lui avant la fin de 1831. Lorsqu’il annonce au rédacteur de La Glaneuse, le 26 décembre, qu’il vient de quitter la loge maçonnique du Parfait silence [5], l’information sonne comme un ralliement à la cause républicaine. C’est parmi des républicains déterminés qu’il combat alors, préférant les « jacobins » de La Glaneuse aux « girondins » du Précurseur [6]. Son nom apparait à plusieurs reprises en bonne place dans des listes de souscripteurs : pour La Tribune, le journal d’Armand Marrast, en avril 1832 ; pour Jeanne et les condamnés de juin 1832 en décembre de la même année [7].

Son activité se poursuit et s’intensifie au début de 1833. Il compte parmi les initiateurs d’une entreprise de reconstitution de la Charbonnerie [8] ; il figure parmi les nouveaux membres de la commission exécutive de l’Association pour la liberté de la presse, à l’issue d’une assemblée générale qui se tient le 6 janvier. Il fréquente là les chefs républicains, tels Eugène Baune ou Antide Martin. Le voici encore au banquet patriotique offert le 17 février 1833 à Granier, le gérant de La Glaneuse ; il se trouve à son aise parmi les convives, dans cette réunion composée de « négociants, d’ouvriers, d’avocats, d’artistes et de publicistes républicains ». Au moment de porter un toast, le troisième sur la liste, il s’écrie :

Aux martyrs de la liberté ! Aux braves morts en juin pour la régénération de la liberté ! Ils méritaient un autre sort ! Puissions-nous dans un temps plus prospère leur élever un monument digne d’eux ! Leurs noms sont immortels, ils resteront toujours gravés dans les cœurs de tous les bons patriotes ! » [9]

Ces paroles forment un contraste saisissant avec les huit autres toasts portés lors du banquet : l’évocation des noms de Carrel ou de Béranger, les références aux « patriotes de toutes les nations », ou à « l’alliance de l’industrie et du journalisme » ont une bien moindre puissance subversive. Même le toast porté à « la Convention Nationale » n’a pas ce caractère d’actualité brûlante qui transparait dans la déclaration de Rivière cadet.

La rupture avec les structures républicaines n’en apparait que plus nette. Elle est affirmée avec vigueur dans le Mémoire justificatif. Rivière cadet dit notamment sa haine pour deux objets à grande portée symbolique, la barricade et le drapeau ; il flétrit la pratique révolutionnaire en ce qu’elle a de destructeur. Sans cesse revient dans le texte la référence inquiète à la « guerre civile ».

Rivière cadet porte sur les idées politiques des républicains un regard un peu moins sévère, car il ne se refuse pas à dissocier les moyens et les fins. Reprochant plutôt à la théorie républicaine une insuffisance dans ses pratiques qu’une volonté de nuire, il la décrit comme « une de ces vagues fictions politiques auxquelles les esprits se laissent facilement prendre », et poursuit quelques paragraphes plus loin, en affirmant que « les grandes déclamations sur la liberté, la fraternité, l’égalité, l’idéologie des droits de l’homme [...] ne déterminent que de funestes orgasmes ». Il attribue ses errements du début de la monarchie de Juillet à une réflexion insuffisante, à un manque de maturité, au primat qu’il avait accordé aux passions sur l’intelligence. Il rejoint là des analyses chères aux fouriéristes, opposant à l’agitation politique la réforme sociale.

Mais le but qu’à ses yeux les républicains poursuivent – « le gouvernement du pays par le pays » et « l’amélioration du sort de l’humanité » – n’en garde pas moins pour lui un côté séduisant. Et il pousse même plus loin le rapprochement lorsqu’il évoque les mobiles profonds de sa pensée et de son action, indiquant une continuité fondamentale dans la nature de ses désirs : républicain ou fouriériste, Rivière cadet est fidèle à ses « bons désirs », quand bien même leur orientation change au fil des années.

Proche également des républicains sur des thèmes précis, il insiste, par exemple, pour rendre hommage à ceux d’entre eux qui préfèrent « attendre de l’éducation politique du pays les améliorations qu’ils croient devoir découler de leurs principes ». Ceux-là sont ses amis, et il continue à leur être fidèle en 1835. S’il refuse de comparaitre à leurs côtés parce qu’ils ne sont plus « apôtres d’une même croyance », il leur rend un vibrant hommage. Charles Lagrange, Antide Martin, Édouard Albert, Eugène Baune ont toujours su faire preuve de « nobles qualités » et de « bons désirs ». Ce sont de « nobles cœurs dévoués, poursuit-il, qui croient se consacrer corps et âme au service de l’humanité » alors qu’ils sont les jouets du parti républicain. Il importe de faire ici la part de la solidarité exprimée par un accusé à l’égard de ses compagnons d’infortune [10] ; il n’empêche que ce désir de leur venir en aide s’ancre sur une sympathie toujours ardente.

Ce lien affectif qui continue à unir des républicains de la Société des droits de l’homme et le fouriériste Rivière cadet, bien après sa conversion de 1833, peut être considéré comme le premier indice d’une fidélité à des combats anciens. On va pouvoir vérifier en fait que ce n’est pas le seul.

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« Je ne puis avoir provoqué la révolte d’Avril, par la raison que j’avais accepté et proclamé les doctrines de l’École sociétaire un an avant Avril. » L’affirmation péremptoire qui clôt la première partie du Mémoire justificatif est aisément vérifiable. Le 7 avril 1833 paraít dans L’Echo de la fabrique un texte signé « R. cadet » et intitulé « Un disciple de Charles Fourrier [sic] à ses concitoyens ». Le ton est déterminé, le message limpide : l’École sociétaire est la seule réponse possible à « cette vie de boue, de chocs sanglants et de misères toujours croissantes ».

Rivière cadet ne s’en tient pas à cette déclaration. Il joue sans hésiter le rôle qu’implique sa position de « premier lyonnais à se proclamer phalanstérien ›› [11]. En disciple consciencieux de Fourier, il informe les lecteurs de L’Écho de la fabrique en rédigeant une série d’articles sur « les droits du riche, du travailleur, et des vices de notre organisation sociale » (21 avril), sur l’expérience de Condé-sur-Vesgre (5 mai), sur la nature des passions, qu’il passe en revue (19 mai, 23 juin, 30 juin, 25 août), sur « la situation de l’industrie lyonnaise » (4 août).

Son orthodoxie semble sans faille. Rivière cadet se distingue en cela d’un autre collaborateur de L’Écho de la fabrique, Longraire, qui vante lui aussi les mérites du fouriérisme au début de l’année 1833, mais qui garde ses distances et refuse d’en être « l’apôtre exclusif » [12]. Riviere cadet multiplie les mises au point dans les colonnes du journal, pour réfuter les attaques et pour dénoncer les impostures dirigées contre le fouriérisme [13] ; il se propose de donner davantage d’articles sur la théorie sociétaire, il annonce avec enthousiasme la parution des Archives des sciences morales et politiques. Au mois de janvier 1834 il se décrit comme un véritable chef de file, « disciple de Fourier, au nom des fouriéristes lyonnais » [14]. Son activité ne se borne d’ailleurs pas à la ville de Lyon et aux chefs d’atelier qui lisent L’Écho de la fabrique. Paris l’attire. Il parvient à devenir correspondant du Phalanstère [15]. Il se lie à des fouriéristes reconnus : Adrien Berbrugger (dont il organise la série de conférences lyonnaises à la fin de l’année 1833), ou encore Abel Transon [16]. En définitive, même s’il change de famille en 1833, son volontarisme ombrageux et son activisme débordant sont des constantes de ses engagements dans toute la période qui suit 1830. Il conserve à l’identique des méthodes qu’il a apprises et mises à l’épreuve dans sa période républicaine ; il utilise les mêmes armes et garde le ton de ses débuts.

Cette continuité s’explique notamment par un milieu favorable : L’Écho de la fabrique lui permet de s’intégrer sans difficulté au débat ouvert sur le thème de la réforme sociale. De nombreux collaborateurs sont disposés à discuter de toute pensée liée à cette question, et il est dans la vocation du journal de « recueillir avec ferveur une doctrine sociale d’association » [17].

Marius Chastaing, qui en reste le rédacteur en chef pendant une partie l’année 1833, fait savoir le 28 avril à ses lecteurs qu’il a plaisir à ménager un espace d’expression aux théories fouriéristes, mais sans pour autant les cautionner. Ce même Chastaing présente en juin une Histoire abrégée du saint-simonisme, pensée dont il tient à indiquer à la fois la grandeur et les limites. Mais tout au long de cette période, L’Écho de la fabrique continue à affirmer son hostilité pour toute pensée d’ordre politique, républicanisme compris.

C’est entre autres raisons parce qu’il considère que L’Écho de la fabrique n’est plus fidèle à ses principes et incline trop nettement vers le mutuellisme, que Marius Chastaing quitte le journal – son remplacement est annoncé dans le numéro du 18 août 1833 –, pour aller fonder L’Écho des travailleurs. Même si Bernard, qui le remplace à la rédaction, proclame haut et fort que les colonnes du journal « ne s’ouvriront point aux discussions politiques », une certaine inflexion se fait sentir dans les mois qui suivent. Le rapprochement bien connu avec les idées mutuellistes s’accompagne d’un progressif réchauffement des liens avec Le Précurseur ou même La Glaneuse.
Rivière cadet n’y semble pas étranger. On relève à la lecture de ses articles d’août 1833 l’expression de préférences d’ordre politique. Le 4, il soutient Le Précurseur et son dirigeant Petétin contre Le Journal du commerce, dans une polémique sur l’organisation du travail. Même s’il précise à cette occasion qu’il ne parle pour aucune « fraction de la société, soit monarchique soit républicaine », il trahit là des liens qui ne sont pas sans importance. Quelques jours plus tard d’ailleurs, il prend à nouveau position, cette fois contre un Courrier de Lyon jugé par trop favorable au gouvernement [18].
Les activités de Rivière cadet en dehors de L’Écho de la fabrique vont dans le même sens. Son nom figure aux côtés de ceux d’Eugène Baune, de Jules Favre, d’Antide Martin ou de Jules Seguin dans le « comité invisible » charge de centraliser la propagande politique lyonnaise, à l’été 1833. Ce comité naît en juillet aux bureaux du Précurseur, sous l’impulsion de Cavaignac. Une fois encore, Rivière cadet garde une totale liberté de mouvement : il ne franchit pas l’étape suivante, et reste en dehors du Comité exécutif provisoire qui se constitue peu après en vue de se substituer à un « comité invisible » jugé trop attentiste [19]. Mais il n’est pas aussi prudent lorsqu’il accepte de figurer, pour le compte de Granier, parmi les gérants de La Glaneuse à partir du 10 août 1833 [20].
La conciliation d’engagements a priori incompatibles tient tout autant à l’ouverture d’esprit du Précurseur qu’à celle de L’Écho de la fabrique. Les deux journaux sont à ce titre moins éloignés qu’il n’y parait : bien qu’il se définisse sans ambiguïté comme un organe des républicains lyonnais, Le Précurseur accueille volontiers dans ses colonnes l’expression de pensées qui croisent le républicanisme. Et l’idée d’association, pierre de touche du fouriérisme, exerce sur certains une véritable séduction ; il n’est pas indifférent de savoir que Le Précurseur présente le fouriérisme sous un jour avantageux dès juillet 1832, aux dépens du saint-simonisme jugé trop aristocratique [21]. Les caractéristiques de la presse de la période permettent donc au Rivière cadet de 1833 d’être fouriériste sans avoir pour autant rompu avec les milieux républicains.
En 1834, son nom apparaît moins souvent dans L’Écho de la fabrique. Pourtant, il y joue un rôle croissant ; même s’il n’en dit pas un mot dans le Mémoire justificatif de 1835, l’instruction du procès d’avril l’indique très nettement [22] : il reconnaît au cours d’un interrogatoire, en mai 1834, son statut d’actionnaire ; surtout, les témoignages de chefs d’atelier qui le connaissent bien permettent d’établir son rôle dans la composition des numéros, dans le contrôle des articles [23]. En un sens, Rivière cadet pourrait presque être considéré au début de l’année 1834 comme un invisible « rédacteur en chef » [24]. Et c’est lui, très probablement, qui se charge de brûler le registre des procès verbaux du comité de surveillance du journal, peu après les événements d’avril [25].
Ces activités de Rivière cadet ne sont toujours pas dissociées d’une propagande suivie aux côtés des républicains. La meilleure preuve en est la correspondance qu’il échange avec Anselme Petétin, au début du mois d’avril 1834 : il lui demande le 4 de lui remettre des pièces relatives à la protestation mutuelliste contre les dernières mesures du gouvernement ; à sa réponse, Petétin joint une invitation : « Les deux commissions pour l’organisation nouvelle du Précurseur ont décidé hier soir qu’elles inviteraient M. Rivière à les assister. Elles l’attendront donc à leur séance de ce soir, à 7 heures ». En février, déjà, Rivière cadet s’associe à une initiative du Précurseur, appelant au calme les mutuellistes lyonnais alors qu’une nouvelle baisse des tarifs fait craindre une réaction violente des chefs d’atelier [26]. Il est donc probable que la cristallisation s’opère ici grâce au mutuellisme, courant fédérateur qui conduit les uns et les autres à reconsidérer leur attitude face à l’action.
Le violent article contre Charles Dupin [27] dans L’Écho de la fabrique du 9 mars 1834, et dont il est selon toutes les apparences l’auteur – il en fait lui-même la lecture lors d’une séance à la commission de surveillance du journal avant parution –, se situe très exactement dans cette perspective, à la convergence du républicanisme et du fouriérisme. Les vertus de l’alliance entre « travail, capital et talent » y sont affirmées avec force, tandis qu’un hommage appuyé est rendu au « parti républicain, si riche de cœurs et de talents ». L’appel tout politique à la résistance contre le régime y est à peine voilé : « Pour nous, lorsque nous verrons ABATTRE [sic] les derniers lambeaux d’un ordre déjà presque éteint, nous applaudirons ». Et le soutien apporté à l’interdit général des métiers à tisser mécaniques prôné par les mutuellistes achève de dessiner les contours d’une union sacrée des oppositions lyonnaises.
Le comportement supposé de Rivière cadet à la veille des événements d’avril, ainsi que la nature des accusations qui pèsent sur lui, conduisent pourtant les fouriéristes à s’interroger sur l’attitude à tenir à son égard. Fouriériste authentique et injustement soupçonné ? C’est ce que semble penser Charles Pellarin en mai 1835, si l’on en croit du moins la teneur d’une lettre qu’il adresse à Clarisse Vigoureux :

Ce n’a pas été non plus une des moins vives satisfactions de mon voyage [à Lyon] que de voir notre ami Rivière et de trouver en lui un homme d’une haute intelligence, et malgré les persécutions dont il a été l’objet, jugeant avec impartialité et uniquement du point de vue social les hommes et les choses » [28].

Just Muiron, lui, est beaucoup plus circonspect. Il se heurte ainsi à Clarisse Vigoureux dans une lettre où il lui reproche amèrement de prendre le parti de Rivière cadet. Elle ne connait pas bien le dossier et parle sans savoir, lui souffle-t-il non sans une pointe de mépris. Quant à Rivière cadet, même si Muiron ne va pas jusqu’à lui retirer sa confiance – « du moment où il est entré dans nos rangs, nous ne l’avons point cru, nous ne le croyons point républicain » – il interprète sévèrement ses relations avec L’Écho de la fabrique. Son jugement sur le journal est excessif, sans doute, mais aussi fort éclairant :

L’Écho de la fabrique déploie un étendard sur le coin duquel il est écrit Fourier, et qui ne revêt pas moins les insignes de la république : la république figure comme le principal et le phalanstère comme l’accessoire » [29].

Les choix de Rivière cadet alimentent donc un débat jamais totalement clos sur l’opportunité de certaines actions politiques, sinon partisanes. La position théorique ne peut que subir les contrecoups des soubresauts insurrectionnels, surtout dans une ville qui a connu les événements de novembre 1831, puis d’avril 1834.
Si le personnage est sujet de controverses, son ouvrage fait l’unanimité parmi les fouriéristes. Chacun salue le Mémoire justificatif, dont le succès nécessite une deuxième édition. À Besançon, L’Impartial n’attend même pas le résultat du procès pour annoncer le texte dans les termes les plus louangeurs, et pour en livrer le contenu « aux réflexions d’une jeunesse que fascine et égare le fallacieux prestige des idées révolutionnaires » [30].
Quelques mois plus tard, Considerant lui-même le remet à l’honneur. Dans un ouvrage où il traite justement « de la question politique et en particulier des abus de la politique actuelle » [31], il reproduit in extenso le texte de Rivière cadet. En guise d’introduction, il note qu’« il est jusqu’ici la seule publication de cette École [l’École sociétaire] faite dans une circonstance politique » [32].
En n’accordant à la politique qu’un rôle purement circonstanciel, Considerant place le Mémoire justificatif dans l’orthodoxie fouriériste. Et pourtant, Rivière cadet intègre dans sa défense de 1835 une remise en cause directe des orientations gouvernementales du moment. À plusieurs reprises, il fustige la politique de résistance, appliquée par « des esprits sans portée », néfaste à la concorde et à la paix ; nouvelle preuve de sa sensibilité constante à l’actualité politique, nouvelle illustration aussi de ses relations de bon voisinage avec les républicains.
Ce n’est qu’après son acquittement par les Pairs – le 28 août 1835 – que Rivière cadet semble s’orienter vers un fouriérisme plus conforme à l’image qu’en donne Considerant. Une période nouvelle commence pour lui. En 1837, il participe un temps comme propagandiste à l’expérience du Commerce véridique et social, aux côtés de Michel Derrion, avant de s’en éloigner pour des raisons doctrinales, et de se retirer à Neuville-sur-Saône [33]. On le retrouve en 1840 à la tête de La Démocratie lyonnaise, une petite revue fouriériste [34]. Par la suite, les traces laissées par Rivière cadet s’estompent [35] [36].

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Importance des fidélités personnelles, continuité dans les pratiques alors que le cadre de pensée semble avoir radicalement changé, appartenance conjointe aux univers de deux journaux d’orientation différente : autant d’éléments qui empêchent de présenter l’évolution de Rivière cadet en termes de rupture ou de conversion brutale, pendant ces premières années de la monarchie de Juillet. Est-ce là un parcours atypique, peu représentatif des engagements contemporains ? La juxtaposition des références, des courants et des modes d’action chez un même individu n’a-t-elle d’intérêt que sur un plan anecdotique ?
À première vue, les choix de Rivière cadet sont paradoxaux. Il justifie par exemple sa décision de quitter les sociétés et les associations républicaines par des considérations plutôt stratégiques que théoriques ; l’idéal républicain n’est pas moins noble selon lui que l’idéal fouriériste, mais les voies d’y parvenir diffèrent. Or en 1834, au moment où les événements se précipitent, il en revient aux méthodes qu’il avait délaissées un an plus tôt. Et jamais il ne peut résister à l’attrait des polémiques touchant aux modes de gouvernement. La rigueur doctrinale est donc nuancée à la fois par la multiplicité des articulations avec d’autres familles de pensée et par les appels de l’action. C’est pourquoi la personnalité de Rivière cadet semble multiple, voire contradictoire.
L’imprimeur sur étoffes ne peut cependant être dissocié de son cadre de vie et d’activité, le monde de la fabrique lyonnaise. Son action illustre à sa manière la vitalité et l’inventivité du mouvement politique et social à Lyon dans les années 1830 [37]. Et la ville de Rivière cadet représente justement à cette période l’un des pôles d’activité de l’École sociétaire. Au-delà de ce cadre référentiel, on peut même avancer que Rivière cadet s’inscrit dans certaines des tendances majeures de la période. Sans doute exagère-t-il lorsqu’il proclame dans son Mémoire justificatif que l’effet du fouriérisme « sur le cerveau bouillant d’un républicain de vingt ans » est garanti, et lorsqu’il avance qu’« à chaque moment [...], des hommes de parti ardents et jeunes se rangent à cette belle doctrine qui peut seule faire passer en acte les généreux désirs ››. L’impact des idées de Fourier sur un bon nombre individus qui restent en dehors de l’École sociétaire est néanmoins indiscutable, et cet état de fait permet de nuancer l’affirmation selon laquelle « c’est presque uniquement dans les rangs saint-simoniens » qu’eurent lieu les conversions au fouriérisme à partir du milieu de l’année 1832 [38]. Pour prendre un simple exemple, qu’en est-il précisément de l’itinéraire de Xavier Chambellant, décrit en 1835 par Rivière cadet comme un nouveau converti, auteur d’un opuscule destiné « à ses anciens amis » et intitulé « Aux républicains » [39] ?
Certes, la question des relations entre les deux familles n’est pas propre aux années qui suivent immédiatement les Trois Glorieuses ; les passages de l’une à l’autre se multiplient par la suite, et les cas d’individus à la fois républicains et fouriéristes ne sont pas si rares : Jean-Louis Lambert, le père de Juliette Adam, est à la fin de la monarchie de Juillet adepte du fouriérisme et lecteur fidèle de La Démocratie pacifique, mais aussi républicain convaincu, et encore fervent proudhonien [40]. Les Milliet, dont les Cahiers de la Quinzaine publient la chronique familiale à partir de 1910, sont présentés à juste titre par Charles Péguy comme « une famille de républicains fouriéristes » [41]. Dans les années 1840, ils fréquentent au Mans à la fois des républicains et des phalanstériens ; Félix, le père, accueille avec enthousiasme les idées de Fourier que lui expose son ami Chassevant, tout en collaborant au Bonhomme manceau, journal républicain [42].
Les premières années de la monarchie de Juillet constituent pourtant une période décisive. L’effectif des fouriéristes actifs est encore faible en 1835 – moins de deux cents, selon toutes les apparences, pour la France entière –, mais il augmente rapidement. Ils sont alors en pleine effervescence, tout comme les républicains. Ces derniers forment au début de la monarchie de Juillet une petite nébuleuse aux contours sans cesse changeants, perméable en certains endroits aux idées de Fourier ; quant à l’École sociétaire, même si elle donne une impression de plus grande cohérence doctrinale, elle rassemble à la même période plusieurs catégories d’individus, et fédère plusieurs degrés d’adhésion. Un ralliement aux grandes lignes de la théorie peut s’accompagner d’une réelle autonomie dans la pratique, soit par dissociation des moyens et des fins, soit par syncrétisme peu sourcilleux d’une absolue orthodoxie. Insatiable et enthousiaste, Rivière cadet a sa place dans ce petit univers.