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73-77
UCCIANI Louis : Ironie et dérision (1993)

Paris, Les Belles Lettres, 1993, 270 p.

Article mis en ligne le 31 juillet 1995
dernière modification le 3 février 2018

par Sarti, Maria Alberta

Dans son dernier livre, L. Ucciani se propose de rétablir un rapport juste entre la réalité et la représentation, en s’appuyant sur les formes exclues du blâme, de la raillerie et de la satire, qui ont trouvé leur expression la plus accomplie dans l’antiquité dans l’ironie de Socrate et dans la dérision cynique. Tournées vers la singularité, ces formes n’accèdent à la généralité que par l’intermédiaire de la comédie, à la condition donc de passer par un processus de formalisation fondé sur la reconnaissance d’un code de référence, d’un principe donné (p. 11). Mais, dans la structure verticale bipolaire de la représentation, ayant à la limite supérieure la tragédie, à l’inférieure la comédie, cette dernière échapperait, au moins en partie, à la stabilisation, en se présentant dans une horizontalité dépourvue d’histoire, où son passé côtoie son devenu (p. 20). Dans l’opposition réel/représentation, où Ucciani relève le reflet du conflit originaire nature/culture, la constante qui réapparaît toujours, tout au long de l’histoire, à travers les différentes connotations des modes d’imitation du monde employés par les poètes et les philosophes, c’est le problème d’un écart inévitable entre la vie authentique et sa projection et, par conséquent, de la nécessité de n’importe quelle intégration, à l’aide de la philosophie, de l’art, etc... A l’appui de sa thèse, Ucciani s’arrête sur quelques personnages emblématiques de cette coupure d’avec l’imposture de la Représentation et de la stratégie adoptée pour y faire face. D’abord, Antonin Artaud, parti, à l’instar de Diogène, à la recherche de l’homme, et parvenu à la réfutation des valeurs de la tradition occidentale (p. 26). Le but poursuivi par Artaud, c’est la dénonciation de la rupture existant entre les choses et les paroles, les idées et les signes qui en sont la représentation. De là la « vengeance des choses », qui se traduit dans la pulsion du crime, de la destruction et de la catastrophe, à défaut de la seule représentation authentique possible, la magique, par laquelle le sujet parvient à adhérer à la réalité (p. 29). Chez Georges Bataille, il est de même possible de repérer (p. 31) ce « débord des choses » — que la Représentation tente vainement de tenir dans son moule à travers la transgression et l’angoisse du mal. Artaud vise donc à réinsuffler dans la réalité le spectacle et la représentation, à garder l’authenticité de la vie et du monde dans le théâtre. Et il y réussit, grâce à un recouvrement de la cruauté pure, dans sa dimension spirituelle, marquée par le déterminisme et par la volonté de vivre (p. 49).

Ensuite Ucciani aborde d’une main de maître la relecture du Socrate ironiste donnée par Kierkegaard dans sa thèse de doctorat, et j’oserais dire que les nombreuses pages consacrées par Ucciani à l’examen méticuleux de cet étonnant renversement de perspective communiquent vraiment au lecteur, pour employer les mots de Barthes, le « plaisir du texte » (pp. 55-76). D’après Kierkegaard, seul Aristophane, qui possédait l’idéalité comique de Socrate, à l’encontre de Platon, qui possédait l’idéalité tragique du Maître, aurait porté sur la scène le véritable Socrate (p. 56). Kierkegaard affirme que l’élément essentiel de toute compréhension de Socrate c’est la multiplicité des situations, des points d’appui et des centres périphériques et épars d’où rayonne l’ironie (pp. 58-60) Il n’est donc pas correct de réduire le personnage de Socrate à la pensée de Platon, axée sur la représentation du juste et de l’injuste (la faute et la sanction), relative à un ordre ancien (p. 59). Au contraire, Socrate dépasse le cadre des représentations en parvenant à neutraliser la peur de la mort, le symbole par excellence de la sanction. Pour Kierkegaard, Socrate assume en face de la représentation l’attitude de critique radicale qui englobe non seulement la méthode de la connaissance, fondée sur l’abstraction et sur la réduction du multiple au simple, mais aussi l’illégitimité de l’ordre politique en place (p. 63). Dans la spéculation de Kierkegaard, Ucciani analyse ensuite les quatre formes de l’ironie, à travers lesquelles le sujet prend conscience de la disjonction entre la réalité et sa représentation : l’interrogation, l’intention, l’incertitude et l’ignorance (pp. 64-67). Enfin Ucciani, en se servant d’un tableau explicatif, présente la construction et les formules de type structural, par lesquelles Kierkegaard illustre l’œuvre de synthèse et de médiation entre l’ironie et la dialectique accomplie par Socrate. Il est possible de comprendre de la sorte l’évolution parallèle des deux couples ironie-dialectique, le premier rapporté à la forme originelle du mythe, et ayant pour effet le procédé rhétorique, le second renvoyé à une image intermédiaire créée par l’ironiste et ayant pour effet l’abstraction (p. 72). Dans la lecture du Gorgias, le dialogue platonicien consacré à la réfutation des sophistes, Ucciani nous donne la clé pour déceler la différence entre l’art de la rhétorique et celui de l’ironie ; tous les deux visent à emporter la conviction mais le premier par conversion du groupe destinataire, le second par anéantissement de l’interlocuteur. L’ironie est donc à percevoir, selon Ucciani, comme une stratégie en tant que méthode dirigée vers l’anéantissement d’une position contraire et comme une tactique en tant que pratique de cet anéantissement (p. 78) — isolement de l’interlocuteur et de l’objet, déclenchement du dialogue comme situation expérimentale .

Dans l’analyse des trois points cruciaux dont se compose le sujet ironique, l’appropriation du discours, le refus du pouvoir, l’affrontement à la mort, il est à souligner la fine remarque d’Ucciani à propos de l’affirmation de Socrate : « Je suis seul à faire de la politique. » Le désengagement hors le pouvoir est vu en effet par Ucciani comme une extension de l’investigation du sujet, puisque « en s’extrayant du pouvoir, l’ironiste acquiert la liberté et la possibilité de dire l’essence du pouvoir. » (p. 80) En abordant le thème du cynisme, Ucciani se soucie de mettre en lumière la spécificité du cynisme de Socrate, par rapport à celui de Diogène et d’Antisthène. Tandis que dans la perspective intellectualiste de Socrate la pseudo-représentation est condamnée au profit de la représentation juste, dans le cynisme de situation de Diogène la représentation est condamnée au profit de la réalité (pp. 111-112). Le procédé socratique, emprunté au cynisme, est analysé dans la suite à ses trois niveaux : la déstabilisation du discours de l’autre par la mise en contradiction de l’interlocuteur (Gorgias, Polos ou Calliclès) avec lui-même, la protection de la sphère intellectuelle de la représentation socratique de toute irruption de la réalité, et l’affirmation de la prééminence de la philosophie sur la prétendue maîtrise rhétorique du discours sophiste (pp. 110-115).

Enfin Ucciani illustre les grands thèmes cyniques de l’opposition nature/loi, hardiesse/fortune, traduisant le conflit foncier réel/représentation, et il repère dans la référence à la nature, dans la libération des contraintes sociales et dans le mépris des conventions la structure basilaire de la « philosophie de la situation » d’Antisthène. Mais la situation, en tant qu’épisode, rencontre anecdotique, ne prend sens que par rapport à un énoncé sous-jacent. C’est sur la base de cette simple remarque qu’Ucciani énonce une hypothèse destinée, à mon avis, à ouvrir un vaste débat, et selon laquelle dans les écrits perdus d’Antisthène devait se trouver une théorie de la situation plus que des situations relatées (p. 144).

Pour la reconstitution de la biographie intellectuelle d’Antisthène, le disciple de Socrate alternatif à Platon, et le maître de l’école cynique, Ucciani doit puiser dans les écrits de Diogène Laerce, foisonnant d’anecdotes et de citations II y a d’abord la rencontre de ce barbare, athénien mais non grec, avec Socrate, point de départ d’un processus d’adhésion totale à la philosophie, comme à la seule discipline qui prépare à vivre en compagnie des Dieux (p. 148) — à rencontre de la rhétorique, l’instrument par excellence des relations humaines. Et cette adhésion est marquée par une double attitude, la rupture socratique d’avec la médiocrité et le conformisme du groupe, et la révélation, plus typique de la personnalité d’Antisthène, en tant que voie de sortie hors l’humanité, tension irrépressible de l’esprit vers la sphère de la divinité (p. 148). Dans les pages suivantes, Ucciani éclaire les coordonnées de l’épistémologie d’Antisthène, la définition du concept — « ce qui exprime ce que la chose est et n’a pas cessé d’être » — le refus de l’abstraction des genres et des espèces (par exemple dans la formule bien connue : « Je vois un cheval, mais je ne vois pas la caballéité »), l’option pour l’unicité de l’énonciation et l’immédiateté de la désignation, où le mot colle à la chose dont il rend compte, etc...(p. 158). C’est de l’unicité de l’énonciation que découlent trois types d’impossibilité, de la contradiction, du faux, de la définition. Ce qui est remarquable chez Ucciani, c’est son aptitude à toujours impliquer le lecteur, en le prenant à témoin tout au long de son argumentation serrée, au cours de laquelle il soutient son propre point de vue, en même temps qu’il confronte les thèses d’Antisthène aux critiques d’Aristote.

Pour ce qui a trait à l’analyse antisthénienne de la Représentation vue sous son angle politique, Ucciani nous rappelle que nous devons à Antisthène l’une des charges les plus virulentes contre les démagogues (p. 181), renfermée dans son dialogue, malheureusement perdu, Le Politique. Et la raison profonde de cette hostilité antidémagogique, peut se repérer dans la haine que le sage cynique réserve à toute forme de dépossession de la singularité et du propre : la puissance et la généralisation de la loi, la classification des gens gérée par le politique. Ce qui ne signifie nécessairement pas que le pouvoir soit à rejeter en bloc : il faut plutôt trouver le “juste milieu” entre le retrait et l’engagement, en gardant toujours sa propre autonomie de jugement. C’est ainsi que le sage cynique prend ses distances d’avec le conformisme antique. Ici, Ucciani en appelle à Fourier (p. 185) qui, dans sa féroce critique de la philosophie inspirée du « doute absolu », pourrait bien apparaître, à certains égards, comme un continuateur d’Antisthène.
Tout compte fait, il serait possible de déceler dans la pensée d’Antisthène, ainsi que nous le suggère Ucciani (p. 157), une sorte de chaîne qui prend son origine dans l’adéquation du mot à la chose et aboutit à la réalisation du bonheur, en passant par l’enseignement de la vertu comme connaissance et maîtrise de ce qui est de soi. Des deux volets qui témoignent le débordement cynique, Antisthène occupe le premier, Diogène le second. À propos de ce dernier, Ucciani nous dit qu’il opère une redéfinition des trois grands axes autour desquels peut être articulé le cynisme, celui de l’énonciation unique, celui de la vertu qui, une fois acquise, ne saurait se perdre, et celui de l’attitude du sage vis-à-vis de la Représentation. Diogène, en effet, « substitue la falsification à l’énonciation unique et précise la vertu par l’ascèse. C’est en ces redéfinitions que nous verrons se mettre à l’œuvre la critique par les formes exclues. » (p. 200) À l’appui de son argumentation, Ucciani allègue des passages textuels tirés de Eco et de Baudrillard. Par sa falsification de la monnaie (ou bien des règles conventionnelles), Diogène attaque au cœur le système du pouvoir, en constituant une multiplicité de points de dissolution, où la référence s’abolit (p. 206). Or, cette dissolution cynique se prépare par une « marche à rebours, qui consiste à retourner la Représentation sur elle-même, puis à l’inverser. » (p. 214). Et « le renversement supplante la distribution sociale de la représentation par une autre distribution, non plus basée sur le code de l’apparence, mais sur celui de ce qui serait la valeur réelle de l’individu. » (p. 215). Pour ce qui a trait à l’ascèse, le cynisme abandonne la voie longue et plane traditionnellement adoptée en philosophie, celle du savoir et de la formation intellectuelle, pour suivre la voie escarpée et difficile de la confrontation permanente au réel, en résistant de façon égale au plaisir qui conduit au mal, et la souffrance qui inspire la crainte (pp. 222-223). Par son ouverture vers Vatuphia, le refus de toutes les illusions, Diogène le cynique décide de se confronter à la dureté absolue du réel hors Représentation. Seule l’ascèse sait donc vaincre la folie- illusion de la représentation, en conférant un surcroît de pouvoir à l’individu, qui finit par « résider dans la vertu » (p. 225). Mais le problème est plus complexe, l’ascèse présentant deux formes, l’une préparatoire corporelle, l’autre spirituelle, qui s’intégrent réciproquement.
Dans ses chapitres conclusifs, Ucciani dresse le bilan d’une spéculation savamment enchaînée tout le long du texte. Il présente l’ironie et le cynisme comme deux attitudes de rupture d’avec la Représentation, en établissant un parallèle avec les deux modèles du héros et du chef, l’un de l’ordre mythique, l’autre de l’ordre du réel, entre lesquels se meut le sage. Mais l’ironie socratique et la dérision cynique se posent aussi comme les prémisses indispensables pour le processus de conversion radicale dont seul le philosophe est capable, dans l’isolement progressif d’avec le groupe qu’il impose à soi-même et à autrui. C’est ainsi que l’on comprend le « faire à l’envers » de Diogène, marque d’une rupture définitive d’avec le sens de la représentation (p. 238). À ce propos, Ucciani explore avec une singulière perspicacité les deux mots grecs de sens différents, correspondant au mot latin conversio : épistrophé et méîanoïa, qui signifient le premier changement d’orientation, donc retour à l’origine, le second changement de pensée, avec l’idée d’une renaissance. Les deux mots s’intégreraient donc, dans le sens que la nouvelle naissance du sujet ne peut pas se passer d’une opération préalable de coupure d’avec le « moule de développement imposé par la civilisation » (p. 239). Par ces derniers mots, Ucciani nous paraît vraiment très proche de la sensibilité de Fourier, qu’il cite d’ailleurs plus loin parmi les philosophes authentiques qui, dans le sillon de Socrate et des cyniques, s’attaquent à la prétention de la Représentation de protéger l’immuable, Ucciani confronte la philosophie authentique, qui anticipe un prochain pouvoir, à la pseudo¬philosophie, ou philosophie de la rétention qui suit les directives du pouvoir.
Les réflexions finales d’Ucciani sur le rire comme « exclu absolu » semblent se rattacher de celles du début du livre, en établissant une parfaite circularité. En résumé, ce nouveau texte de Louis Ucciani se pose comme une opération géniale visant à appliquer les catégories du structuralisme à l’étude de l’évolution progressive du concept d’ironie socratique et de dérision cynique, analysé dans son origine, dans sa pratique, dans ses limites et dans sa réémergence.

Maria Alberta SARTI