Avant d’évoquer la participation de Flora Tristan à la vie politique du Pérou, une mise au point s’impose. Quels sont ses liens avec ce pays ? Qu’est-ce qui conduit cette femme courageuse à s’embarquer, seule, en 1833, à bord du brick Le Mexicain, pour rejoindre Lima ? On a écrit de nombreuses pages sur Flora Tristan, dans lesquelles les réponses apportées à ces questions sont vagues ou erronées. On a écrit notamment deux romans (peut-être plus de deux ?), celui de Mario Vargas Llosa, paru en 2003, intitulé El Paraíso en la otra esquina - le titre français est Le Paradis, un peu plus loin [1]- et celui qui vient de sortir, de Nicole Avril, dont le titre est Brune [2]. Je n’ai pas encore lu ce dernier, mais le livre de Mario Vargas Llosa comporte des erreurs et des lacunes dans l’évocation du personnage, qui sont les mêmes que celles que l’on trouve chez le président de la république du Pérou par interim, Luis Alberto Sánchez, qui fut son premier biographe latino-américain [3]. Pour ma part, quand j’ai voulu vérifier l’orthographe du nom de sa mère, j’ai été ahuri par le nombre de bêtises que l’on trouve, à son sujet sur Internet : non, elle n’est pas née au Pérou, elle ne descend pas d’Atahualpa et, moins encore, de Moctezuma, elle n’est pas la fille de Simon Bolivar.
Voyons ce qu’il en est précisément [4]. Ce qui pousse cette femme à partir pour le Pérou, c’est la recherche de ses racines, l’espoir d’être mieux considérée socialement là-bas qu’en France et la revendication de l’héritage de son père. En effet, Flora est la fille du colonel créole Mariano de Tristán y Moscoso qui fut l’ami du jeune Bolivar et elle se souvient, ou croit se souvenir, d’avoir sauté sur les genoux du futur Libertador dans sa première enfance. L’officier de l’Armée espagnole, Mariano de Tristán, avait connu la mère de Flora, Thérèse Laisnay, une émigrée française réfugiée à Bilbao, alors que lui-même était en garnison dans cette ville. Leur union fut considérée comme juridiquement irrégulière, car Mariano se maria sans l’autorisation du roi. C’est, du reste, assez compréhensible et, aujourd’hui encore, dans l’Armée française, un officier doit obtenir l’autorisation de sa hiérarchie pour épouser une étrangère. A Bilbao, le jeune couple fait la connaissance, en 1799, de Bolivar qui, lui-même séjourne dans cette ville pour rencontrer sa parentèle basque. Ensuite Mariano et Thérèse s’installent à Paris, d’où cette dernière était originaire. Ils habitent d’abord Saint-Mandé, puis à Vaugirard, dans un petit hôtel particulier et Bolivar leur rend souvent visite lors de ses divers passages dans la capitale, entre 1802 et 1805. Flora, elle, naît à Saint-Mandé, le 7 avril 1803. La mort brutale de son père, en juin 1807, laisse la famille dans une misère qui marquera son enfance et sa jeunesse, car l’entrée en guerre de l’Espagne aux côtés de l’Angleterre contre la France provoque la saisie des biens des Espagnols résidant en France. Quant aux biens que le colonel possédait au Pérou nous en reparlerons. A dix-sept ans, Flora, pour gagner sa vie, est ouvrière coloriste dans l’atelier du peintre André Chazal. Sous la pression de sa mère, et des conditions désastreuses dans lesquelles les deux femmes vivaient, elle l’épouse, puis se sépare de lui en 1825, alors que le régime de la Restauration a aboli les lois sur le divorce adoptées sous la Révolution. Elle devient alors « la paria ». Elle vit seule avec ses deux enfants dans le dénuement, mise au ban de la société comme une fille mère ou une femme de mauvaise vie. Durant cette période interviennent quelques contacts avec les saint-simoniens (elle devient l’amie d’Elisa et Charles Lemonnier), ses premières lectures de Fourier et ses deux premiers voyages en Angleterre. Le hasard la met alors en contact avec sa famille péruvienne et, dès 1829, elle cherche à revendiquer les biens que son père possédait au Pérou, mais elle comprend très vite ce qui s’est passé, là-bas, à l’autre bout du monde.
En effet, profitant de la nullité juridique du mariage de ses parents et du fait que Flora était, par conséquent, une bâtarde, son oncle, don Pío de Tristán y Moscoso, avait « recueilli » la fortune de son frère. Ce puissant personnage avait été un membre éminent du parti espagnol durant les guerres d’indépendance du vice-royaume du Pérou. Il fut maréchal de camp, second du vice-roi José de La Serna et, lui-même, dernier vice-roi du Pérou, chargé, après la bataille d’Ayacucho, en 1824, de négocier la capitulation de l’armée royaliste devant le maréchal Sucre. En 1833, l’audacieuse Flora Tristan, qui avait reçu quelques encouragements de la part d’une partie de sa famille péruvienne et de vagues promesses de son oncle, s’embarque à Bordeaux, le 7 avril, après avoir mis sa fille, Aline, en pension et laissé son fils à son mari. Elle arrive à Lima cinq mois plus tard, le 9 septembre, après une navigation éprouvante. De cette expérience, dont elle ne tira qu’une vague promesse de pension - la même que celle qui avait motivé son départ -, elle nous a laissé un merveilleux (oui, je maintiens l’adjectif « merveilleux », il est plus que justifié) récit : Les Pérégrinations d’une paria [5].
Ce livre constitue un précieux témoignage sur le Pérou des premières années de l’Indépendance. Outre la vie politique très agitée de la jeune république, elle décrit les mœurs de la bonne société créole d’Arequipa et de Lima, dont elle montre, à plusieurs reprises, l’égoïsme, le cynisme et la fatuité. Le parangon de cette odieuse oligarchie est son oncle et elle semble parfois oublier qu’il lui a offert une hospitalité fastueuse, qui a fait de ces deux années péruviennes les deux seules de la vie de Flora vécues sans souci d’argent. Don Pío, dont elle écrit qu’il aimait l’ancien régime par goût et servait le nouveau par intérêt, apparaît comme un captateur d’héritage hypocrite et avide et, qui plus est, comme un lâche et un opportuniste [6]. Tout en critiquant, sans ménagement ni détour, cette société - elle donne à dessein le nom de tous ceux à qui elle s’en prend [7] -, elle nous livre beaucoup d’elle-même. A chaque page, elle fait preuve d’une sensibilité romantique exacerbée. Son affectivité se mêle à sa culture socialiste et se traduit par un mépris pour les notables péruviens, qu’ils soient libéraux ou conservateurs, lequel n’a d’égal que sa sollicitude envers les humbles, les Indiens des Andes, dont elle souligne la grande force morale, et les esclaves de la côte, dont elle loue la dignité et le goût de la liberté.
Le séjour de Flora Tristan au Pérou correspond, dans l’histoire de ce pays, à deux années de lutte féroce entre les libéraux et les conservateurs, dont la ville d’Arequipa, où elle résida, fut un des théâtres principaux, puisqu’elle se trouva successivement occupée par les uns et les autres. Elle ridiculise à plusieurs reprises, dans son livre, ce combat, qui n’oppose, selon elle, que des chefs, que des membres de l’oligarchie, qui font bon prix de la chair à canon indigène [8]. On remarque, du reste, que le mot « conservateur » et le mot « libéral » ne viennent jamais sous sa plume. Elle ignore la plupart des enjeux de ce combat décisif pour l’avenir de la nouvelle république : place de l’Eglise dans la société, privilèges juridiques et fiscaux des membres du clergé et du corps des officiers (fuero militar y eclesiástico), fédéralisme ou centralisme, acceptation ou refus de la tripartition de l’ancien vice-royaume du Pérou en trois nations, Equateur, Bolivie et République du Pérou, abolition ou maintien du tribut, l’impôt spécifique acquitté par les indigènes, sur lesquels, par ailleurs, elle ne cesse de s’apitoyer et pour lesquels elle exige un enseignement primaire généralisé ; et, enfin, elle ne pipe mot de la question clé de la liquidation ou du renforcement du régime collectiviste de la propriété agraire indigène, ce que l’on nomme au Pérou la question des ayllús. Il reste, cependant, deux problèmes politiques importants pour ce pays qu’elle s’était habituée - ainsi qu’elle l’écrit - à considérer comme le sien [9], sur lesquels elle a des opinions tranchées : l’esclavage et la politique économique nécessaire au progrès de la jeune république.
Quand les troupes du parti conservateur chassent les libéraux d’Arequipa et occupent la ville, Florita, mue par la curiosité et malgré les conseils de prudence de son oncle, décide de rendre visite au général vainqueur, Miguel de San Román. Elle engage alors avec lui une passionnante discussion d’économie politique [10]. Elle n’hésite pas à contredire franchement ce conservateur bon teint, qui commande la place et a tous les pouvoirs. Elle lui inflige une leçon d’économie libérale. Même si elle est lucide sur l’intérêt que trouve la Grande-Bretagne dans la diffusion de ces idées parmi les élites créoles, elle n’en défend pas moins le libre-échangisme. Il s’agit, cependant, d’un libre-échangisme déjà passé de mode dans ces années 1830-1840, puisqu’elle défend une politique physiocratique, entièrement tourné vers le primat de l’agriculture et de l’industrie minière, tourné vers ce que les économistes modernes appelleraient « les avantages comparatifs du pays ». Ce serait - prétend-elle - le seul moyen de faire naître l’amour du travail et d’exciter l’émulation entre les producteur locaux. Face à elle, le général San Román expose, assez mollement, des positions protectionnistes issues de la vieille doctrine mercantiliste espagnole, formulée longtemps auparavant par Luis Ortiz et González de Cellorigo, et du pacte colonial ibérique. En fait, le général est sous le charme de la belle Flora. (je maintiens l’adjectif « belle », apparemment contraire à l’interdiction universitaire des jugements de valeur. C’est un fait objectif, prouvé par ses portraits et les témoignage des contemporains, qui a joue un grand rôle dans son existence et qui lui a causé pas mal de problèmes : elle ne sut jamais quoi faire de sa beauté, ni de ses succès auprès des hommes) Elle a la modestie de n’en rien dire, mais elle sait le faire comprendre, à nous, ses lecteurs [11].
Par contre, lorsqu’elle fait la connaissance, près de Lima, sur la Côte, d’un planteur de canne à sucre et qu’elle visite sa plantation, la discussion qu’elle a avec cet homme sur l’esclavage est, certes, courtoise, mais tendue [12]. Elle est horrifiée à la vue de deux femmes noires croupissant nues dans un cul de basse-fosse, pour avoir préféré tuer leur enfant à le voir grandir dans les chaînes de l’esclavage. Quoique scandalisée par l’infanticide, elle admire ces femmes indomptables et fières. Elle engage néanmoins la conversation avec leur maître et, à cette occasion aussi, elle argumente sur le plan économique contre l’abominable institution. Selon elle, l’esclavage n’est pas rentable, car la betterave européenne fera bientôt baisser le prix du sucre des tropiques et les maîtres n’auront plus les moyens d’entretenir leur machinerie humaine. Il vaudra mieux alors transformer les esclaves en travailleurs libres et leur confier le défrichement et la mise en culture des terres vierges, nombreuses dans le pays. Cependant, poussée dans ses retranchements par le planteur, elle doit admettre que l’abolition française, ordonnée par la Convention en 1793, a été précipitée et mal conduite. Elle admet aussi, pour apprivoiser son interlocuteur - sur qui décidément son charme n’agit pas - (je maintiens le détail concernant l’inefficacité de son charme) que la vieille législation espagnole sur l’esclavage, encore en vigueur au Pérou, est plus humaine que le Code noir français. En réalité, elle est totalement opposée à l’esclavage et à la traite, ainsi qu’elle l’a déclaré auparavant à son oncle, et elle sait que Bolivar, son héros, l’avait aboli, dès sa nomination comme dictateur de la République du Pérou, et qu’on l’avait rétabli, dès son départ pour l’exil. Par cette discussion avec le planteur et par celle qu’elle a menée avec le général - deux conversations finement reconstituées, d’après ses notes, à son retour en France -, Flora veut montrer qu’une femme est capable intellectuellement, dans la discipline ardue de l’économie, de tenir tête à un homme ; et cela conduit à évoquer un dernier aspect de sa vision de la politique péruvienne : le prisme féministe.
Il ne faut pas oublier que, lorsque Flora Tristan entreprend son voyage, elle est déjà une socialiste convaincue, même si elle n’est pas encore la militante ouvrière des dernières années de sa courte vie. Elle a déjà effectué deux voyages à Londres, c’est-à-dire dans l’enfer du capitalisme industriel naissant. Elle a des amitiés saint-simoniennes, elle connaît la doctrine d’Owen et elle a assisté aux débuts du mouvement chartiste en Grande-Bretagne. Tout cela l’a poussée logiquement à la lecture de Fourier, qui lui a permis de théoriser sa dure expérience de la condition de femme paria. Son introduction aux Pérégrinations le démontre. Elle écrit, par exemple, ceci, qui sort directement de la Théorie des quatremouvements : « On a observé que le degré de civilisation auquel les diverses sociétés sont parvenues a toujours été proportionné au degré d’indépendance dont y ont joui les femmes » [13]. Le « on », bien sûr, c’est Fourier, dont la phrase exacte est : « Les progrès sociaux et les changements de période s’opèrent en raison du progrès des femmes vers la liberté » [14]. Elle fait aussi usage, quelques pages plus loin, du jargon fouriériste, quand elle affirme que « l’amour est pour la femme la passion pivotale de toutes ses pensées » [15].
Or, pendant son séjour, Flora songea à plusieurs reprises à l’amour. Pourtant, comme elle était « en révolte contre un ordre de choses dont [elle était] si cruellement la victime », un ordre des choses « qui sanctionne la servitude du sexe faible » [16], elle s’interdit d’épouser le colonel Bernardo Escudero qu’elle admirait et dont elle était amoureuse. « Ce fut - écrit-elle - la tentation la plus forte que j’aie éprouvée de ma vie » [17]. En réalité, la tentation de Flora était double, car, derrière cet amour qu’elle refuse, se tenait la tentation de la politique. En effet, elle souhaitait, au même moment, « entrer dans la lutte sociale » de sa patrie américaine [18]. Elle était fascinée, depuis le début de son séjour au Pérou, par une femme demeurée célèbre dans l’histoire de ce pays, Francisca Zubiaga y Bernales, surtout connue par son surnom de la Mariscala (la Maréchale). Elle eut l’occasion, du reste, de rencontrer cette femme extraordinaire et de lui témoigner son admiration. Elle était l’épouse du président conservateur Agustín Gamarra Mesía et avait réduit son mari au rôle de potiche. Elle gouvernait le pays d’une main de fer, conduisait les troupes sur le champ de bataille et fouettait elle-même les officiers dont la conduite lui déplaisait. Flora, certes, ne voulait pas transformer le colonel Escudero en marionnette, mais elle désirait un homme, une épée, qui la servît, ainsi qu’elle l’écrit sans détour [19]. En fin de compte, elle fit bien de renoncer à ce projet romantique, quelque peu échevelé, car Escudero aurait certainement refusé ce rôle. Ainsi qu’elle l’avait deviné, c’était un homme remarquable, qui n’avait rien d’un soudard, et la suite de son existence le prouva. Escudero, qui était espagnol, retourna dans son pays, devint maire de Gijón, sa ville natale, et il fut, surtout, le premier journaliste spécialisé dans les questions économiques de l’histoire de l’Espagne.
Compte tenu du temps qu’ont mis les Péruviens à s’apercevoir qu’ils avaient, en la personne de Flora Tristan, une illustre semi-compatriote, on s’est souvent demandé ce qu’avait pu laisser comme trace son passage dans ce pays. Sur ce plan la recherche a récemment progressé. D’une part, on sait maintenant que Pérégrinations d’une paria a été lu au Pérou et, de l’autre, que Flora a exercé une influence non négligeable sur l’histoire sociale et politique de ce pays. Nous savons que son livre est parvenu jusqu’au Pérou et que, comme le prévoit l’auteur dans son introduction, il a causé du scandale dans les milieux de l’oligarchie hispano-créole. Non seulement à cause du portrait sans concession qu’elle en dresse, mais aussi parce qu’elle traite le catholicisme de « religion vermoulue » [20]. Son oncle, don Pío, un personnage resté puissant et influent jusqu’à sa mort en 1860, est probablement - puisqu’il est la première victime des traits acérés de Flora - à l’origine de la condamnation du livre, en 1840, par la justice civile, à être brûlé publiquement. Cette sentence fut exécutée sur la grand-place d’Arequipa et sur la scène d’un théâtre de Lima [21]. A la même époque, quelques grands écrivains latino-américains ont vu aussi leurs ouvrages être victimes de ce procédé proprement inquisitorial, hérité d’une époque coloniale qui venait à peine de s’achever ; notamment le grand intellectuel chilien, disciple et ami de Lamennais, Francisco Bilbao. Ces autodafés sont la preuve que les ouvrages critiques en provenance de l’Ancien Monde, ou inspirés par la pensée européenne, rencontraient un écho dans des sociétés où les élites continuaient à s’intéresser avec avidité à tout ce qui venait de France ou d’Espagne. On a donc lu Flora Tristan au Pérou, mais qui l’a lue ? Nous n’avons pu identifier qu’un seul de ses lecteurs, mais il s’agit d’un personnage qui a laissé des traces : Juan Bustamante. Il est inutile d’exposer la vie compliquée de cet homme important dans l’histoire sociale et intellectuelle du Pérou [22], il suffit de constater qu’il a visité Londres avec, en guise de Baedeker ou de Guide bleu, Les Promenades dans Londres de Flora Tristan, au point d’en recopier plusieurs passages dans son propre récit de voyage. Il est donc tout à fait improbable qu’il n’ait pas lu également celui de Flora, d’autant que la condamnation de Pérégrinations d’une paria n’est certainement pas passée inaperçue. Il se trouve aussi que ce lecteur de Flora est un des deux fondateurs de la Sociedad amiga de los Indios (la Société de défense des indigènes), la première organisation indigéniste de l’histoire du pays, qui est la source de l’indigénisme politique qui caractérise, depuis les origines, la gauche péruvienne. Sans cette association, ni González Prada, ni Mariátegui, ni Haya de la Torre, ni Hugo Blanco [23], ni Ollanta Humala, l’actuel président, ni même ses ennemis du Sentier lumineux, n’eussent existé (je maintiens « n’eussent existé », ce bon vieux conditionnel passé « deuxième forme », aujourd’hui considéré avec raison comme un subjonctif passé équivalent d’un conditionnel passé. Lui, du moins, il n’est pas entaché du péché d’oralité). En outre, Juan Bustamante a transformé la compassion de Flora pour les Indiens en action politique révolutionnaire, puisqu’il est mort tragiquement - décapité - à la tête d’une rébellion des indigènes de l’Altiplano.
Mentionnons pour terminer, mais cela est beaucoup plus anecdotique, que les liens de la famille Tristan avec le Pérou ne furent pas rompus à la mort de Flora. En effet, sa fille Aline vint elle aussi au Pérou, en compagnie de son mari, le journaliste républicain Clovis Gauguin, et de leur fils nouveau-né Paul qui, tel son grand-père André Chazal, devait devenir peintre. Ils partirent se réfugier au Pérou afin d’échapper à la répression consécutive à la manifestation du 13 juin 1849, organisée par la Montagne pour protester contre l’envoi des troupes françaises à Rome pour la défense des Etats pontificaux. Lima est une destination sensiblement plus lointaine que Bruxelles ou Londres, où s’étaient enfuis la plupart des proscrits. Un tel exil implique nécessairement, de la part de Flora et de sa fille, le maintien de relations amicales ou affectives avec le Pérou. Don Pío accueillit peut-être mieux la fille, qui n’avait rien à lui demander, que la mère revendicative, exaltée et scandaleusement séparée de son mari. Aline et son fils Paul revinrent en France en 1855, sans Clovis, décédé à bord du navire qui avait conduit la famille en Amérique du sud.
Pour Flora Tristan, le séjour au Pérou constitua une expérience politique décisive. Elle a vu, depuis sa position privilégiée de grande dame, les hommes à l’œuvre ; et il faut entendre ici homme dans les deux sens du terme, homo et vir. Elle a vu leur vanité et leur bêtise, leur cruauté, leur indifférence à l’égard des humbles et leur mépris des femmes. Elle a compris l’importance des questions économiques et, surtout, que les luttes internes de l’oligarchie, entre libéraux libre-échangistes et conservateurs protectionnistes, ne résolvaient en rien la question sociale. Même si elle n’est pas passée à l’action, c’est au Pérou qu’elle a pris confiance en ses capacités de militante. En définitive, c’est dans ce pays qu’a pris forme ce qu’elle appellera plus tard sa « mission » : la défense indiscriminée des femmes et des ouvriers, des Français comme des étrangers. Souvenons-nous que la formule « Prolétaires de tous les pays, unissez-vous ! » n’est pas de Marx, mais d’elle.