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53-72
Marie-Louise Gagneur : la force de l’idée
Article mis en ligne le 7 octobre 2016
dernière modification le 8 octobre 2016

par Beach, Cecilia

Cecilia Beach étudie la vie et l’oeuvre d’une romancière socialiste du XIXe siècle, Marie-Louise Gagneur (1832-1902). Fouriériste, féministe, libre-penseuse et pacifiste, Gagneur est auteure d’une trentaine d’œuvres de fiction et d’essais politiques publiés entre 1859 et 1901. Connue surtout pour ses opinions fortement anticléricales exprimées dans les romans comme La Croisade noire (1864), Marie-Louise Gagneur abordait une variété de thèmes sociaux et politiques dans ses oeuvres littéraires. Dans le roman féministe Le Calvaire des femmes (1863), par exemple, elle fait une critique de la condition des femmes en France, notamment de l’exploitation et de la misère des femmes de classes laborieuses, alors que Chair à Canon (1872), publié immédiatement après la Commune, est une dénonciation virulente de la guerre. Dans cet article, C. Beach analyse l’œuvre romanesque de Gagneur autour de trois grands thèmes — l’anticléricalisme, le féminisme, et la guerre — en soulignant aussi l’importance des idées fouriéristes dans tous les écrits de cette auteure qui croyait fortement au pouvoir transformateur de la littérature.

Fouriériste, féministe, libre-penseuse et pacifiste, Marie-Louise Gagneur s’est servie de sa plume pendant plus de quarante ans pour propager et défendre ses idées. Auteure d’une trentaine d’œuvres de fiction et d’essais politiques, elle croyait fortement au pouvoir transformateur de la production intellectuelle à laquelle elle a contribué : « La transformation peut donc se produire aujourd’hui sans secousse, sans révolution, par la seule FORCE DE L’IDÉE » (Droit au bonheur, p. 12). Marie-Louise Gagneur est née en 1832 dans le Jura où elle a grandi dans un milieu fouriériste. Sa mère, Césarine Mignerot, convertie au fouriérisme par Wladimir Gagneur, futur mari de sa fille, avait participé au début des années 1840 au Phalanstère de Cîteaux établi dans une ancienne abbaye en Côte-d’Or . Son père, le sieur Mignerot, propriétaire et vigneron de Ménétru-le-Vignoble, appréciait également les principes de l’École sociétaire . Éduquée pourtant comme beaucoup de jeunes filles bourgeoises de l’époque chez les Compagnes de Jésus, Marie-Louise s’est révoltée contre les principes religieux de cette communauté de femmes observant la règle d’Ignace de Loyola . À dix-huit ans, elle est partie à Londres où elle a écrit une brochure sur le paupérisme londonien qui a attiré l’attention du militant fouriériste Wladimir Gagneur, avocat, journaliste et auteur d’études politiques et économiques, notamment sur les coopératives agricoles , qu’elle épousera en 1856 . Leur fille Marie Louise Henriette Marguerite, qui deviendra la sculptrice connue sous le nom de Syamour, est née l’année d’après . Loin d’entraver le développement intellectuel de sa jeune femme, Wladimir l’a soutenue tout au long de sa carrière . Partageant sa vie entre Paris et Bréry dans le Jura, Marie-Louise Gagneur semble avoir vécu une vie assez tranquille et très industrieuse. Dans cette étude, nous suivrons le cours de sa vie à travers ses œuvres. Après une présentation de ses premières publications, nous analyserons son œuvre autour de trois grands thèmes — l’anticléricalisme, le féminisme, et la guerre — en soulignant aussi l’importance des idées fouriéristes dans tous ses écrits.

Premières œuvres

Dès sa première publication, une nouvelle intitulée « Expiation », publiée en feuilleton dans Le Siècle en mars 1859, Gagneur insère de nombreuses critiques de la société et propose des solutions fouriéristes. Un homme malheureux, marié « sans amour et pour satisfaire aux convenances de famille » (4 mars), tue sa femme dans un état de somnambulisme. Bien que son médecin le croie plus ou moins innocent dans la mesure où il s’agit d’un « meurtre involontaire » (5 mars), il convainc pourtant le comte d’expier son crime en consacrant sa fortune aux bonnes œuvres laïques afin de soulager sa propre conscience et de rassurer la femme qu’il aime. Critiquant l’insuffisance de l’aumône « accidentelle », le docteur l’encourage à créer une solution plus durable à la misère, une sorte de phalanstère :

[…] un établissement qui était à la fois de la ferme agricole, de la manufacture, de l’école et de l’hospice. C’est là que M. de Montbarrey et le docteur Charrière envoyèrent désormais les malheureux qu’ils arrachaient chaque jour à la misère ou à la mort, au lieu de les rejeter sur le pavé sans pain et sans asile. Les vieillards y recevaient les soins exigés par leur âge ou leurs infirmités, et les enfans [sic] une éducation qui développait leurs forces physiques, déterminait leurs vocations industrielles ou agricoles, et élevait leur nature morale. (6 mars)

Tout rentre en harmonie pour le comte qui retrouve « le bonheur, l’amour et le désir de vivre » (6 mars) grâce à ce remède social.

Dans une autre nouvelle, Trois sœurs rivales, publiée en feuilleton dans La Presse en 1861, Gagneur approfondit sa critique des conventions du mariage et de l’éducation des femmes. Elle y met en scène la rivalité effrénée entre les trois filles du baron de Charassin. Élevées ignorantes, isolées et oisives, les trois filles désirent toutes épouser Paul de Vaudrey, un jeune homme qui cherche à se marier « afin de réparer la brèche faite à sa fortune, par ses folies de jeunesse » (25 juillet). Victimes de cette éducation et d’un mariage de convenance contracté entre leur père et leur époux pour des intérêts d’argent et d’honneur, deux de ces sœurs meurent de chagrin avant la fin de la nouvelle. La troisième, plus clairvoyante et généreuse que ses sœurs, personnification du devoir et du dévouement, prend en charge l’éducation de l’enfant de Vaudrey et de sa sœur à la mort de celle-ci. Ayant conclu que la « douloureuse destinée » de ses sœurs était le résultat de leur éducation superficielle et de leur vie sédentaire, Renée décide de donner à sa pupille une éducation tout autre :

[…] je me propose de lui donner une éducation qui, en développant surtout les facultés de l’esprit, contrebalance son excessive sensibilité ; et quand elle aura quinze ou seize ans, nous habiterons une grande ville où je la produirai dans le monde, afin de le lui faire connaître tel qu’il est, et de lui épargner ainsi ces dangereuses illusions dans lesquelles on se plaît à entretenir les jeunes filles. Je pourrai alors lui laisser impunément une entière liberté dans sa conduite et dans ses affaires du cœur. Cependant je la détournerai du mariage aussi longtemps que possible, du moins jusqu’à ce qu’elle ait pu apprécier assez complètement un homme pour ne conserver aucun doute sur son caractère et sur son amour. (6 août)

Néanmoins, l’éducation seule ne suffit pas pour rendre une femme heureuse, comme le montre Hors-ligne, publiée dans Le Siècle en 1860 . Encore aurait-il fallu changer « la société ». L’action de cette nouvelle, comme celle des Trois sœurs rivales, se passe dans le Jura, région natale de Marie-Louise Gagneur. En 1840, Lons-le-Saunier, comme toutes les petites villes de province, avait les « mêmes préoccupations excessives des intérêts les plus intimes, même avidité du cancan, même aversion jalouse contre tout ce qui était grand, original, supérieur à un titre quelconque ; mêmes vanités mesquines, même oisiveté bavarde, même atmosphère d’ennui » (15 juin). Mlle de Persange est une femme « hors ligne » qui détonne dans cette société composée de fausses dévotes et de jeunes filles à marier. Ses excentricités font parler toutes les commères. Intelligente et instruite, ses connaissances sont étendues : « Parlez-lui sport ou littérature, peinture ou musique, histoire ou voyages, chimie ou philosophie, elle sait tout. Elle parle cinq ou six langues, voire même le latin ; elle a tout lu : Kant, Schilling, Pierre Leroux et Fourier, César et Montecuculli, Balzac et Eugène Sue, George Sand, etc. » (15 juin). Elle a toutes les qualités des deux sexes : de la femme, elle a « la tendresse, l’impressionnabilité nerveuse et les goûts artistiques », et de l’homme, « la décision, la fermeté du caractère et l’aptitude aux études sérieuses comme aux exercices du corps » (16 juin). Libre de ses actes et de ses opinions, Mlle de Persange est la cible des critiques acerbes de la société bien pensante de la ville ; c’est une dévergondée, une fille perdue, une honte publique. Pour comble, cette femme excentrique brave outrageusement les conventions matrimoniales ; elle veut connaître son mari avant de l’épouser :

[…] se marier, n’est-ce pas aliéner à tout jamais sa liberté et son cœur, et, pour se marier, ne faut-il pas être sûr de rencontrer une sympathie si complète de goûts, de sentimens [sic] et d’idées, qu’elle puisse durer toujours ? En France, au contraire, on s’en remet le plus souvent au hasard de décider du sort de toute la vie, et l’on ne consulte ordinairement que les convenances de fortune, de position ou de famille. […] Je veux étudier votre caractère, et vous découvrir le mien tout entier. (21 juin).

Grâce à la liberté que lui laisse son père, Mlle de Persange peut effectivement « étudier » l’homme qu’elle aime et qui l’aime, cet homme avec qui elle est parfaitement compatible grâce à « leurs harmonieuses dissemblances » (24 juin). Cependant, toutes ces qualités, cette éducation, cet amour et cette harmonie de caractère ne lui suffiront pas pour surmonter les obstacles sournois que posera la société : la médisance, le mensonge, l’hypocrisie, la dissimulation, les complots variés — tout cela finira par séparer les amants jusqu’au dénouement où ils se suicident ensemble dans « une poétique extase » et une « exaltation morale » (15 juillet). Ce n’est que dans la mort que cette femme douée de toutes les qualités exceptionnelles pourra s’épanouir : « L’infini l’étreignait, l’infini de l’amour, l’infini de l’univers » (15 juillet).

Avec Un Drame électoral, paru dans Le Siècle en 1862, Gagneur s’attaque directement au système politique. Bien qu’il soit toujours question de problèmes sociaux tels que l’éducation, le mariage, le statut des enfants naturels et les préjugés de classe, l’histoire de ce court roman tourne principalement autour du système électoral et du rapport entre la politique et la religion. C’est le premier de ses nombreux romans franchement anticléricaux. Elle y ridiculise le clergé et dénonce les manœuvres malhonnêtes dont se sert le parti clérical pour faire élire son candidat : la fausse conversion du candidat, les simagrées d’une prétendue sainte le jour de l’élection, la création d’une « société soi-disant de bienfaisance [qui] échangeait la charité contre les promesses de vote » (4 juillet), la pression du propriétaire d’une usine sur ses employés, et bien sûr de la médisance contre le candidat de gauche, un jeune homme intelligent et honnête. Gagneur ne rentre pas dans les détails du programme politique de chaque candidat. Le candidat clérical était soutenu par « les meneurs de l’ultramontanisme et des partis rétrogrades » dont le but consistait à « former et à étendre de plus en plus une vaste conjuration, une ligue générale contre les principes nouveaux, contre le progrès moderne » (4 juillet). Le candidat de l’opposition est un économiste. Sa stratégie consiste d’abord à faire des études sur l’économie de la région — les sources minières inexploitées et l’état agricole du pays, « les efforts de nos cultivateurs pour améliorer un sol ingrat » (21 juin) —, puis à publier ces études en brochure. Dans ses discours électoraux, il s’adresse à la fois aux agriculteurs et aux riches industriels, des fabricants d’huile de schiste et des propriétaires de mines. Maurice propose « d’établir dans le pays un chemin de fer […] desservant les usines les plus importantes du département » :

Il fait ressortir tous les bienfaits que produirait cette nouvelle voie ferrée, non seulement pour l’industrie, mais pour le bien-être général du pays. Il démontra que des communications plus faciles amèneraient, avec un redoublement d’activité, le triomphe nécessaire de la partie active, laborieuse, intelligente, de la bourgeoisie, sur une aristocratie oisive, abâtardie, encore encroûtée dans les préjugés du moyen âge ; car, disait-il, la vraie noblesse est celle qui a pour base le travail et l’intelligence. (3 juillet)

Lorsqu’il perd l’élection, et du coup tout espoir d’épouser la femme qu’il aime, c’est principalement à cause du fait qu’il est né de père inconnu :

Il échouait lui, le champion des doctrines et des vérités nouvelles, vaincu par le représentant de la superstition et des dogmes du passé. Ainsi les injustices sociales, nées du préjugé et de l’ignorance, triomphaient en plein dix-neuvième siècle. […] Que peut un homme isolé, se demanda-t-il, contre des erreurs que des siècles d’efforts et de lumières n’ont pu détruire ? (11 juillet)

Après une période d’abattement moral, à la fin du roman, Maurice reprend le travail et retrouve l’espoir. Il se rend compte qu’il n’a pas le droit de gaspiller son talent alors que l’humanité souffre : « la solidarité est la première des lois sociales » (16 juillet).

Maurice croit d’ailleurs que l’humanité touche à une période décisive de son existence, et qu’une ère de rénovation sociale, inaugurée par la consécration du droit populaire par la chute des vieux préjugés et des erreurs décrépites, va bientôt s’ouvrir. Il pense enfin qu’on ne tardera pas à reconnaître à chaque homme le droit de vivre heureux en lui assurant le développement harmonique de toutes ses facultés. (16 juillet)

Ce dénouement optimiste d’un roman porteur d’une critique très âpre de la société sera caractéristique de l’œuvre de Marie-Louise Gagneur. Même ces romans misérabilistes comme Les Réprouvées ou Chair à Canon contiennent un noyau d’espoir dans un avenir où l’harmonie et le bonheur règneront.

Anticléricalisme

L’anticléricalisme d’Un Drame électoral est caractéristique de l’œuvre de Marie-Louise Gagneur à partir de 1864, date de la parution de La Croisade noire dans Le Siècle. Ce roman, qui a connu six éditions avant 1872, a consacré la carrière de Marie-Louise Gagneur et a fait sa réputation d’écrivaine anticléricale confirmée. Décrié par la presse réactionnaire et applaudi par les libres-penseurs, La Croisade noire contient une attaque virulente contre les congrégations. Beaucoup plus tard, Gagneur se souviendrait avec une certaine fierté que son roman a eu « tous les honneurs de la persécution : suppression momentanée dans le Siècle, mise à l’index, expulsion des bibliothèques scolaire » (Droit au bonheur, p. 43) . C’était, selon elle, cette réception violente qui avait fait le succès de l’œuvre.

La Croisade noire est un roman à thèse, un roman de propagande : « Nous tâchons de prouver dans ce livre que, loin d’être un bienfait, cette tendance des communautés religieuses à accaparer l’enseignement est la plaie la plus vive de l’époque » (p. 7). Gagneur insiste sur le fait qu’elle ne vise ni l’esprit monastique en général, ni le clergé séculier qui rendent de vrais services à la société et dont « on peut citer de nombreux exemples de dévouement, d’abnégation réelle » (p. 6). Ce sont les congrégations de son époque qu’elle attaque, ce « véritable parasite social » qui « ne sert en réalité qu’à troubler les consciences, à exalter la superstition, à diviser les citoyens, à accaparer les richesses, à enrayer l’humanité dans sa marche progressive, à compromettre même les intérêts du ciel, qu’il prétend servir » (p. 6). L’action de La Croisade noire se passe dans les années 1850, lorsqu’« un voile sombre » s’étend sur le pays : « D’un bout à l’autre, la France, si essentiellement libérale, s’encapucina » (p. 11). Dans ce long roman, Gagneur passe en revue toutes sortes de crimes et de complots imputés aux congréganistes : la captation d’héritage ; la division des familles ; l’espionnage et la calomnie ; l’ingérence néfaste de l’Eglise dans l’école laïque ; le détournement, l’enlèvement et la séquestration de jeunes filles.

Mais La Croisade noire n’est pas seulement un réquisitoire anticlérical ; c’est aussi une mise en scène du « duel entre l’idée du passé et l’idée moderne » (Joubert, p. 7). Comme Un Drame électoral, La Croisade noire se termine sur l’espoir et la vision fouriériste. Justice est faite : les enfants sont rendus à leurs familles, les héritages captés restitués aux héritiers, des religieux coupables condamnés et emprisonnés, et des couvents supprimés. Le patriarche de la famille des jeunes protagonistes du roman, M. de Chasseney, leur laisse un « testament intellectuel » (p. 508) basé sur les principes fouriéristes. Sa petite-nièce, qui hérite de sa fortune, au dépit des congréganistes qui la convoitaient et complotaient pour la soustraire à la famille depuis longtemps, décide de mettre la théorie de son aïeul en action : « que faut-il faire ? Fonder la commune industrielle en la basant sur l’association » (p. 554) :

Je dis association et non pas communauté, car chacun doit recevoir une rétribution en rapport avec sa coopération, et chaque associé doit jouir de la plus grande liberté d’action. […] l’homme travaillera parce qu’il aimera son travail, et non parce qu’il obéira au commandement de la faim. Nous nous efforcerons en conséquence de lui rendre le travail moins répugnant qu’il n’est aujourd’hui. C’est ce que l’association peut seule lui procurer, par l’application des aptitudes et la variété des occupations, par la salubrité des ateliers, par l’émulation, et surtout par l’intérêt direct que le travailleur, associé et non plus simplement salarié, prendrait à son labeur. (p. 554)

Elle construit des logements pour les travailleurs et une école où la jeune génération recevra une « saine éducation » fondée sur le « développement intégral des facultés, aussi bien morales que physiques » (p. 555-6), et incluant une instruction professionnelle : « c’était […] sur les enfants qu’on faisait reposer surtout le succès à venir de la colonie » (p. 569).

Comme pour montrer que son anticléricalisme ne vise que les congrégations, Gagneur termine son roman par le mariage entre un jeune libre-penseur et une juive convertie au catholicisme : « la première liberté […] qu’ils étaient jaloux d’établir dans leur colonie, c’était la liberté de conscience » (p. 569). La bénédiction nuptiale fut célébrée par l’abbé Gouraud, un vieux prêtre reconnu pour sa vie pure, sa tolérance et sa sagesse, « sous la voûte du ciel, seul temple vraiment digne de Dieu » (p. 570). Pendant les noces, on portait des toasts à la solidarité universelle, le plus noble sentiment de tous, à « l’harmonie qui règne dans l’univers » (p. 574), et au travail « qui seul peut établir la concorde parmi les hommes en leur donnant la richesse ; […], qui seul ennoblit ; […], qui régénère et purifie ! » (p. 572). Bien que ces noces et la création de la colonie aient lieu en même temps que la fondation d’un nouveau couvent dans la même ville, Gagneur, tout en reconnaissant que la bataille n’est pas gagnée, exprime son optimisme dans les derniers phrases du roman : « il est dans la loi que le bonheur doit triompher de la souffrance ; la vérité, de l’erreur ; la vie, de la mort » (p. 579) .

Le 24 octobre 1864, exactement un mois après la publication de La Croisade noire dans Le Siècle, Marie-Louise Gagneur est admise à la Société des Gens de Lettres. Dans un rapport du comité d’admission de la Société des Gens de Lettres sur sa candidature, Eli Berthet commence ainsi :

La tâche que vous avez bien voulu me confier, me sera douce et facile. Mme Gagneur, qui sollicite son admission dans notre société, est une belle et gracieuse femme du monde en même temps qu’un écrivain d’un talent énergique et tout viril. De ce double caractère résultent des œuvres éminemment remarquables par la finesse de la touche, la vérité des observations, la poésie des détails d’abord, puis la grandeur des conceptions, la puissance des développements, la haute portée des résultats.

C’est La Croisade noire, selon Berthet qui « présente le talent de l’auteur sous sa forme la plus large et la plus complète ». Il reconnaît que certains membres de la Société pourraient avoir des réserves quant aux points de vue politiques ou philosophiques exprimés dans ses ouvrages, mais que « le talent littéraire du nouveau candidat est un des talents les plus élevés, les plus nerveux qui se soient révélés depuis quelques années » et qu’elle mérite donc d’être admise parmi eux .

Si l’anticléricalisme virulent de Marie-Louise Gagneur a choqué certains lecteurs, le thème n’était pas rare dans cette fin du Second Empire. Ainsi que le montre Jacqueline Lalouette dans La République anticléricale, la Libre Pensée a connu un certain développement pendant cette période dans la littérature, le discours politique et la presse . Sévèrement réprimé après la Commune, sous l’Ordre moral, le mouvement de la Libre Pensée n’a pu redémarrer qu’à partir des années 1879-1880 (Lalouette, p. 229). En effet, bien que Gagneur ait continué à intégrer des critiques acerbes de l’Eglise dans tous ses romans, c’est surtout à partir de 1876 qu’elle s’est pour ainsi dire spécialisée dans le genre du roman anticlérical avec Le Roman d’un prêtre (1876), Un Chevalier de sacristie (1880), Le Crime de l’abbé Maufrac (1882), Vengeance du prêtre (1882), et Une Dévote fin de siècle (1891). Sa réputation d’auteure anticléricale à succès lui a valu en 1908 une place aux côtés d’Eugène Sue, Anatole France, Octave Mirbeau et Léo Taxil, entre autres, dans la liste d’écrivains dont les romans étaient « à proscrire » selon l’abbé Louis Bethléem .

Le féminisme

Dans les dernières années du Second Empire, une série de lois élargissant la liberté d’expression ont facilité l’émergence d’une nouvelle vague d’activisme féministe. Maria Deraismes, une des voix majeures du mouvement, rappelle dans la Préface d’Eve dans l’Humanité en 1891 :

L’Empire, à son déclin, se sentant menacé, avait, par mesure politique et pour reconquérir une apparence de popularité, détendu quelque chose de la rigueur de son régime. Alors, le pays, depuis longtemps bâillonné, était assoiffé de paroles sincères et dépourvues de toute estampille officielle. Aussi, répondit-il avec empressement et enthousiasme à cette tentative de tribune libre .

En 1866, Julie Daubié, la première femme bachelière en France, publie un traité intitulé La Femme pauvre au XIXe siècle, écrit en réponse à la proposition d’étude de l’Académie de Lyon sur « Les moyens d’élever le salaire des femmes à l’égal de celui des hommes, lorsqu’ils y a égalité de travail, et d’ouvrir aux femmes de nouvelles carrières » . Cette même année, dans Le Siècle, Marie-Louise Gagneur publie Le Calvaire des femmes et sa suite Les Réprouvées, un roman en deux parties sur la condition des femmes, notamment l’exploitation et la misère des femmes de classes laborieuses.

Parmi les nombreux thèmes sociaux exposés dans ce roman, Gagneur met l’accent sur l’éducation et l’indépendance de la femme. Selon Mlle Borel, la voix de l’auteure dans le roman, les femmes riches ne sont que des poupées frivoles et oisives, alors que l’ouvrière est avilie par « l’excès du travail et l’insuffisance des salaires ». Dans toutes les classes sociales, « le défaut de l’instruction est le plus grand mal ». Tant que la femme ne pourra pas développer ses facultés afin de s’affranchir des hommes et gagner honnêtement sa vie, elle restera dans l’asservissement, dans « la dépendance matérielle de l’homme, dépendance qui l’annihile et la dégrade » (Calvaire, p. 18). Sans indépendance matérielle, la femme manque de dignité, qu’elle soit riche ou pauvre. Mlle Borel écrit un ouvrage sur la condition féminine : « Elle croyait le moment venu de revendiquer pour les femmes la liberté qui est reconnue aujourd’hui, par tout esprit logique et avancé, comme la base légitime et nécessaire des sociétés » (Calvaire, p. 87) :

Je veux entreprendre une nouvelle croisade, la croisade des femmes contre les préjugés qui les oppriment, et contre cette injustice qui place la femme pauvre, l’ouvrière, dans cette alternative effroyable : l’ignominie ou la misère. Il faut que la femme puisse conquérir la liberté par son travail. Il ne s’agit par encore pour elle, tu le conçois, de droits politiques ; il faut avant tout la tirer de cet esclavage quotidien qui la livre à une révoltante exploitation ; et, pour atteindre ce but, nous ne devons plus nous borner à des protestations stériles. Il faut agir, il faut fonder des institutions qui garantissent la femme contre toutes les oppressions : la misère, la concurrence masculine, et surtout la corruption. (Calvaire, p. 89)

Mlle Borel entreprend un long voyage pour étudier la situation de l’ouvrière à travers l’Europe et l’Amérique. Dans une lettre à sa fille adoptive, elle constate que « nulle part, au point de vue civil, je n’ai trouvé la femme plus asservie qu’en France » (Réprouvées, p. 243). Le divorce est établi dans les pays protestants ; les lois et les préjugés à l’égard des filles séduites sont plus cruels en France qu’ailleurs ; et en Autriche, les femmes de classes privilégiées ont le droit de vote. Quant aux conditions de travail, l’objet principal de son étude puisque « le premier des droits de la femme, c’est le droit de vivre, de vivre honnêtement par son travail » (p. 244), elle a observé que l’Angleterre et la Suède sont beaucoup plus avancées que la France et que « la jeune Amérique » accorde aux femmes une grande liberté professionnelle (p. 245-246).

Des exemples de misère et de corruption abondent dans ce roman : jeunes filles séduites, corrompues et abandonnées ; alcoolisme ; violence domestique ; justice arbitraire ; prostitution ; suicide ; duels. Pourtant, l’œuvre n’est pas entièrement dépourvue d’espoir. Un ouvrier intelligent et honnête, mais tombé dans la misère plus profonde, réussit à fonder « une petite société coopérative de cordonnerie » (p. 250). Il est ravi de s’être affranchi de la charité, cette « humiliante servitude » qui ne fait même pas vivre les hommes et les femmes qu’elle prétend secourir, et il se réjouit d’avoir retrouvé sa liberté et donc sa dignité dans l’association :

Il n’y a que le travail associé, que le travail affranchi de l’exploiteur qui puisse sauver l’ouvrier de la misère. Quand les travailleurs le comprendront-ils ? Que le capitalisme devienne l’associé de l’ouvrier, ou mieux encore que l’ouvrier soit lui-même son capitaliste, et nous verrons s’accomplir dans le monde une transformation qui sera le complément de celle de 89. Si 89 a donné au peuple les libertés civiles et politiques, la révolution pacifique qui s’accomplit aujourd’hui, consacre la liberté du travail et l’autonomie de l’ouvrier. Associé, le travailleur n’est plus une machine ; c’est un homme qui apporte non plus seulement l’activité de ses bras, mais encore l’activité de son cœur et son intelligence, parce qu’il est solidaire avec ses compagnons, parce qu’il est directement intéressé à son travail. Enfin je crois que notre modeste association contient en germe la solution du grand mouvement économique de l’époque présente. (p. 250-1)

Dans la conclusion du roman, lorsque Mlle Borel revient de ses voyages, elle consacre son temps et sa fortune à la « régénération féminine » (p. 364) par la création d’ateliers, de sociétés de crédit, et d’écoles professionnelles à la campagne. Ayant visité l’établissement de Lowell aux États-Unis, où elle « avait vu régner l’ordre le plus parfait, les mœurs les plus pures, bien que l’ouvrière y conservât une certaine liberté » (p. 365), elle crée une manufacture modèle à Lille, avec une crèche à l’usine, des logements à proximité de la manufacture, « une société alimentaire » qui « fournirait aux ouvriers une nourriture saine et abondante dans les prix les plus bas possible » (p. 367). Les heures de travail y sont réduites : « L’enfant aurait ainsi le temps de s’instruire et de prendre un exercice salubre ; l’homme, le loisir de cultiver davantage se nature morale ; la femme pourrait être épouse, pourrait être mère » (p. 367). À Paris, elle projette aussi de fonder « une société qui ouvrirait des ateliers et créerait une agence pour servir d’intermédiaire entre l’offre et la demande du travail » (p. 367) grâce à laquelle les ouvrières ne seraient plus exploitées, des associations de crédit et d’assistance mutuelle, et une école professionnelle pour jeunes filles. Finalement, inspirée par « une vaste pensée unitaire » (p. 368), Mlle Borel voulait organiser « une sorte de franc-maçonnerie féminine […], une sorte de ligue universelle pour l’amélioration du sort moral et matériel de l’ouvrière » (p. 368). Dans une note en bas de page, Gagneur signale qu’elle a voulu « personnifier dans Mlle Borel l’idée de la révolution féminine qui s’accomplit de nos jours » (p. 369).

Marie-Louise Gagneur a elle-même contribué au mouvement féministe dans les dernières années de l’Empire. En 1868, elle a participé activement aux réunions du Vauxhall sur le travail des femmes, et l’année d’après à la rédaction du Droit des femmes, un journal féministe fondé par Léon Richer, où elle a côtoyé d’autres militantes féministes telles que Maria Deraismes et André Léo . En septembre 1869, Le Droit des femmes a publié deux extraits de la préface de son roman Les Forçats du mariage qui était en cours de publication dans Le Figaro depuis le 7 août . Ce roman est un plaidoyer pour la légalisation du divorce, qui est, selon l’auteure, « la plus importante des garanties » pour la femme (Réprouvée, p. 243). Avec Les Forçats du mariage, Marie-Louise Gagneur rentre dans le débat sur le divorce qui est de toute actualité à l’époque. Gagneur rend l’indissolubilité du mariage responsable d’une pléthore de problèmes sociaux, de la bigamie au meurtre. Elle y développe une palette d’arguments en faveur du divorce et contre la séparation de corps qui « désunit sans délivrer » (Forçats, p. 55). En 1872, elle publie Le Divorce, une version plus courte du même roman, augmentée d’une postface d’une trentaine de pages et d’un appendice contenant des documents historiques et une étude comparative de la législation du divorce à travers le monde .

Après la Commune, Gagneur a continué à s’intéresser aux revendications féministes. Dans Les Crimes de l’amour (1873) , elle plaide en faveur de la recherche de la paternité et des enfants naturels. Dans la conclusion de ce roman populaire, Gagneur insère une pétition revendiquant l’autorisation de la recherche de la paternité et la fondation d’hospices-écoles qui fourniraient une éducation professionnelle et serviraient de famille aux enfants naturels sans parents reconnus. Puis, elle lance un défi aux législateurs :

Que feront nos députés de l’ordre [sic] moral ? S’occuperont-ils de cette grave question ? Accableront-ils encore la femme déjà si accablée par la nature et par nos lois ? Ou reconnaîtront-ils à l’homme une part de responsabilité dans ce crime plus funeste à l’ordre social qu’un vol ou même un assassinat : jeter dans la vie, vouer à toutes les misères et tous les vices un pauvre être qui n’a pas demandé à naître ? Effaceront-ils enfin de notre législation civile ce honteux article qui interdit la recherche de la paternité et met ainsi plus de quinze mille Français hors la loi, hors le droit ? (p. 220)

Les Droits du Mari (1875), publié d’abord sous le titre Celui qui tue , est une réponse critique à la fameuse conclusion de L’homme-femme de Dumas fils (1872), dans laquelle il conseille aux hommes de tuer leurs femmes en cas d’adultère. Dans Les Vierges russes (1879) , Gagneur fait un portrait admiratif des femmes révolutionnaires en Russie, « ces femmes intrépides qui, pour propager leurs idées, bravent l’inexorable police russe et les plus terribles condamnations avec un étrange et sombre héroïsme » (p. x). Les héroïnes de ce roman, dont la princesse Wanda , travaillent côte-à-côte avec les hommes, se posant en modèle de l’égalité et de la liberté que vise leur mouvement : « dans la société que nous voulons fonder, l’égalité la plus absolue régnera entre les hommes et les femmes. Même liberté de développement, et, à mérite égale, même salaire » (p. 107). Comme Gagneur récuse pourtant la violence du socialisme révolutionnaire russe , elle fait de Wanda la porte-parole de la non-violence féminine :

C’est au nom de toutes les femmes que je vous conjure de respecter la vie humaine, de ne pas répandre le sang. Nous défendons avant tout les principes. Or, les premiers de tous ces principes, c’est le respect de l’individualité humaine et la fraternité. Si criminels que soient les hommes que vous voulez condamner, ce sont nos frères ; il faut les convaincre par la persuasion et non par la violence. (p. 289) Ce principe de non-violence est caractéristique de la pensée de Marie-Louise Gagneur. Dans chacune de ses œuvres, elle condamne toute forme de violence, que ce soit la violence domestique, la révolution ou la guerre.

La guerre

Vu ses principes pacifistes, il n’est pas étonnant que Marie-Louise Gagneur ait été effarée par la Guerre franco-prussienne et qu’elle n’ait pas embrassé la Commune de la même manière que des femmes comme Louise Michel ou André Léo . Son premier roman publié après la période des hostilités, Chair à Canon , est une dénonciation virulente de la guerre. L’histoire commence le 14 juillet 1870, « la veille de la déclaration de la guerre » (p. 1), et finit en mai 1871 alors que « Paris brûle » (p. 528). Dans le Prologue, qui comprend la première centaine de pages, Gagneur expose les causes de la guerre et la réaction des différentes parties de la population : la grande fermentation de la population turbulente de Paris, « population essentiellement chauvine, composée surtout d’enfants et de badauds, avide de bruit, de spectacle, de gloriole militaire » (p. 1) qui criait « A Berlin ! Mort à Bismarck ! Vive la guerre ! » (p. 2) ; la minorité sérieuse qui protestait contre la guerre et acclamait la paix ; les officiers prussiens qui fréquentaient amicalement, tout en les espionnant, les Français dans les salons parisiens en attendant la déclaration de guerre imminente. Ironiquement, c’est dans la bouche des Prussiens que Gagneur place ses propres critiques de Napoléon III, « un empereur caduc » (p. 23). Au contraire, ces Prussiens louent l’habileté de Bismarck, qui a su profiter de la faiblesse de la France :

C’est nous qui voulons la guerre, et c’est Napoléon qui nous la déclare. […] Le grand homme que Bismarck, s’écria le général avec enthousiasme, comme il a su choisir son jour, son heure, l’heure où la France impériale tombe en pourriture et où l’Europe entière en détourne ses regards avec dégoût ! Depuis vingt ans, la Prusse guette sa proie et attend le moment de lui jeter sa griffe. Depuis vingt ans, elle n’a pas fait un mouvement qui ne fût un pas vers ce but. (p. 28-29)

La guerre, pour eux, sera une guerre sainte : « Guillaume sera l’épée de Dieu, et nous, les humbles instruments de la justice divine. Telle est la pensée religieuse qui anime notre pieux roi [...]. Il ne faut pas perdre de vue le but supérieur qui fait notre force et qui doit être surtout la devise des éclaireurs secrets : Dieu et la patrie » (p. 64) .

Albrecht de Rosenthal présente un autre point de vue sur la guerre. Rosenthal est un Allemand démocrate et éclairé : « C’était un homme sérieux, fort instruit, comme on l’est en Allemagne, accessible à tous les élans généreux, à toutes les grandes pensées. […] C’était un de ces hommes qui ne sont d’aucune nation, mais qui, par l’élévation de leur esprit, la noblesse de leurs sentiments, l’ardente bonté de leur cœur, appartiennent à l’humanité entière » (p. 56). Pour lui, « le seul bon droit, le seul but légitime dans une guerre, c’est l’émancipation des peuples » (p. 71). Il soutient que l’Allemagne du Sud se serait alliée à la France si Napoléon avait déclaré la guerre à la Prusse au nom de « la grande idée civilisatrice », de la justice, de la démocratie, au lieu de choisir un « prétexte misérable » (p. 71). Une telle guerre aurait pu aboutir à la fondation d’une fédération des États-Unis d’Europe, à « l’aurore des véritables destinées de l’humanité, qui sont la paix, la fraternité universelle » (p. 72).

L’action de la première partie du roman se passe principalement dans l’Est de la France, entre le début des hostilités et la capitulation de l’Empereur après la défaite à Sedan. Cette partie est caractérisée par une grande violence avec des descriptions détaillées des atrocités de la guerre :

À la porte d’une auberge, convertie en ambulance, étaient posés, le long du mur, des bras et des jambes coupés. [...] De minute en minute, des soldats prussiens apportaient des blessés, la plupart horriblement mutilés, et auxquels le moindre faux mouvement des porteurs arrachait des cris de souffrance. [...] Partout sur ce paysage, la veille si frais, si paisible, partout la dévastation, des scènes de mort, de carnage. [...] Dans les champs broyés, des débris de toutes sortes ; débris de vêtements, de voitures brisées, de canons démontés, de caissons défoncés ; fusils, gibernes, casques, shakos, tambours crevés, sacs de riz, tout cela pêle-mêle avec les chevaux éventrés gisant dans leurs entrailles [...]. (p. 139-140)

La guerre, selon Gagneur, est un « fléau plus terrible que tous les fléaux de la nature » (p. 141).
Gagneur décrit également la brutalité commise par les soldats prussiens sur les civils, notamment sur les femmes, tels que l’enlèvement des enfants et le viol. Elle attribue ces procédés à la barbarie de la race prussienne qu’elle met en contraste avec la douceur, la loyauté et la probité du peuple alsacien. Les Allemands, par contre, sont dépeints comme un peuple subjugué et pacifique, comme en témoignent ces paroles d’un soldat allemand mourant sur le champ de bataille : « Nous avons tous les deux les mêmes sentiments, la même horreur de la guerre, la même horreur pour ceux qui la font. Ah ! maudit soit Bismarck ! maudit soit Guillaume ! maudit soit surtout Napoléon ! Et puissent les malédictions de tous ces mourants retomber sur la tête des cruels despotes qui les ont conduits à la boucherie ! » (p. 145). Dans une lettre que l’Allemand Rosenthal envoie à sa fiancée alsacienne, Gagneur exprime ses propres sentiments sur la guerre :

Oh ! Guerre maudite ! Quand on voit au dix-neuvième siècle à quels actes sauvages se livre le soldat, ivre de sang, aveuglé par la victoire, on se demande si l’on ne rêve pas, et si c’est bien ce peuple généralement doux, instruit, inoffensif, qui peut commettre de pareils excès ; on se demande si quelque effroyable cataclysme ne vient pas de nous ramener aux premiers âges de la barbarie. Ah ! nous pouvons être fiers de notre civilisation ! Qu’est-ce donc que le progrès ? À quoi nous ont servi les perfectionnements de la morale et de la science ? On se tue plus vite, voilà tout. Quand donc, au lieu de remonter incessamment le cours des âges, irons-nous résolument en avant vers cette ère bénie et de fraternité ? (p. 250-251)

Si les soldats prussiens commettent des actes sauvages, ce sont les dirigeants qui sont les plus coupables puisqu’ils sacrifient des milliers d’hommes, la « chair à canon » du titre, par leurs fautes, ou pire, au service de leurs ambitions politiques dérisoires :

Ne condamne-t-on pas l’homicide par imprudence ? À quelle peine ne devrait-on pas condamner le chef d’État ou le général qui, par imprudence, fait massacrer son armée ? Et, encore un coup, si ce n’est que la mort ; mais la honte ! La honte à ces vaillants soldats, qui jamais n’avaient été vaincus ! Que les hommes qui ont jeté la France dans cette horrible aventure soient à jamais flétris et maudits ! L’exil, ce n’est pas assez ; il faudrait la mort infamante à de pareils criminels. (p. 243)

Dans la deuxième partie de Chair à Canon, Gagneur retrace les événements depuis la défaite à Sedan et la chute de l’Empire, jusqu’à la capitulation de janvier 1871. Elle y expose de nouveaux exemples de l’inhumanité de la « guerre scientifique » de l’armée prussienne : « le massacre, l’incendie, le pillage, la désolation, la ruine. Aussi la terreur était indescriptible » (p. 309). Gagneur décrit le traitement inhumain des prisonniers français, ainsi que la répression excessive et arbitraire du peuple vaincu. Parmi les personnages principaux du roman, Rosenthal se suicide plutôt que de suivre les ordres infâmes qu’on lui donne, et Milher, un Alsacien, est brûlé vif devant les yeux de sa fiancée pour avoir fait partie des troupes de Garibaldi .

L’épilogue du roman couvre la période de l’après-guerre, entre la déclaration de « paix honteuse » (p. 505) et la Semaine sanglante. L’attitude de Gagneur à propos de la Commune est équivoque ; elle semble sympathiser avec les causes, mais elle déplore la violence et le combat fratricide qui en ont résulté :

Paris ne veut pas ratifier la paix de Bordeaux. Lui, qui préférait l’anéantissement à la capitulation, qui a souffert pour l’honneur de la patrie toutes les misères d’un long siège, il repousse la honte que lui inflige la province ; lui, la tête vivace, ardente, il renie ce grand corps affaissé. Lui, le cerveau, il ne veut pas recevoir la loi, il veut la dicter. Sous le menace de la famine, des obus qui vont l’écraser, car ses forts maintenant sont au pouvoir de l’ennemi, il a envoyé à Bordeaux ses députés pour demander la guerre à outrance. Ses députés n’ont pas été écoutés. Emporté par l’indignation, par une rage folle, il veut se séparer du reste de la France. […] Telle fut, au début, la véritable cause de la rébellion du 18 mars, telle fut l’origine de la lutte fratricide qui acheva de désoler notre malheureux pays, et mit le comble à nos douleurs patriotiques. (p. 505-506)

Les protagonistes féminins du roman se réfugient en Alsace où elles retrouvent Rosenthal, qui a survécu et qui s’est fait naturaliser français : « La France vaincue, abaissée, malheureuse, mais libre du joug des rois, voilà la patrie de mon choix. Car je hais la victorieuse, l’odieuse Prusse, qu’une annexation [sic] violente m’avait donnée pour marâtre » (p. 520). Tentée de quitter l’Alsace, « afin de fuir le joug odieux de la Prusse » (p. 521), Camille décide de rester comme un « cancer attaché à [ses] flancs » (p. 521) en attendant la revanche. Elle meurt le 4 mai, laissant un testament dans lequel elle lègue ses propriétés en Alsace à sa sœur Lucile, « à la condition qu’elle habitera l`Alsace, qu’elle fondera à Saverne une école française ». La vente des ses propriétés en Lorraine servira à « fonder en France des écoles laïques et des comités de propagande démocratique internationale » et à « organiser, soutenir, développer en Prusse le mouvement démocratique » :

Je pense aujourd’hui que c’est la plus belle revanche que puisse prendre la France. À ces hommes, à ces sauvages qui nous ont massacrés, spoliés, brûlés, ruinés, il faut enseigner la fraternité, l’amour de la liberté et de la justice, qui seuls pourront régénérer la société européenne, établir d’une manière définitive la concorde, la moralité et le bonheur. (p. 523)

Chair à Canon, qui a paru moins d’un an après la fin des hostilités, est un témoignage étonnant sur la guerre de points de vue multiples : d’hommes et de femmes, de Parisiens et d’Alsaciens, et même d’Allemands démocrates. Gagneur mélange aussi les genres. Avec les récits réalistes des horreurs de la guerre se tissent des intrigues d’amour, de complots et de vengeance, le tout ponctué de scènes comiques . Le fond reste néanmoins un récit émouvant et une critique farouche de cette guerre que l’auteure avait vécue si récemment.

Alors que les fouriéristes ont participé activement au mouvement pacifiste dans les années 1880, ce n’est qu’à la fin du siècle, au moment où ils se consacraient plutôt aux projets associatifs et coopératifs , que Marie-Louise Gagneur est revenue sur le sujet du pacifisme avec deux traités politiques en faveur du désarmement : Solution pacifique de la question sociale (1896) et Le Désarmement et la question sociale (1899). Dans le premier, elle constate la montée de l’agitation politique en Europe : « Les stupéfiants attentats anarchistes, symptômes de l’exaspération des misérables, les grèves qui se multiplient, les conflits de plus en plus irritants entre le capital et le travail […] » (p. 3). Selon Gagneur, presque tous les socialistes veulent une révolution violente. Ils veulent faire table rase afin de créer une société nouvelle sur les ruines du vieux monde : « Déjà, il semble, par moments, qu’on respire une atmosphère surchargée d’électricité révolutionnaire » (p. 4). Les chefs d’État ont peur et réagissent en maintenant des armées onéreuses. Elle déplore le fait que l’Europe empile des dettes démesurées pour entretenir « ces armées monstrueuses » (7). Gagneur propose comme solution à ce problème de favoriser « une vaste émigration en vue d’un essai loyal et complet des théories socialistes » (p. 7). Il faudrait que les États restreignent leurs dépenses militaires et qu’ils financent à la place l’établissement de colonies à l’étranger — en Afrique et au Tonkin —, où chaque école socialiste pourrait organiser une société selon ses théories. Ce programme atténuerait les conflits politiques en Europe, développerait les vastes territoires outre-mer, réduirait le paupérisme, et conformément à la méthode scientifique, démontrerait si les théories socialistes sont viables.

Le Désarmement et la question sociale développe les arguments de Solution pacifique de la question sociale dans le contexte de la proposition de désarmement faite par Nicolas II en août 1898. Dans une dédicace au Tsar, signée « M.-L. Gagneur auteur de Chair à canon » et datée du 1er septembre 1898, Gagneur félicite Nicolas II « au nom de toutes les femmes, au nom surtout de toutes les mères ».

Le désarmement serait, en effet, le plus grand acte civilisateur de l’histoire du monde : il ferait passer d’un bond les sociétés humaines, de l’état de barbarie, basé plus que jamais sur un militarisme excessif, ruineux, stupide et féroce, à une période sociale supérieure, où règneraient la fraternité des peuples et la paix féconde.

L’incident diplomatique au Soudan en 1898 avait réveillé des esprits belliqueux, et bien que la crise de Fachoda soit résolue, « les armements continuent avec plus d’activité ; […] un vent de folie guerrière souffle de tous les points de l’horizon » (p. 9). Reprenant textuellement de nombreux passages du pamphlet précédent, Gagneur reformule la même proposition de « colonisation scientifique » en mettant l’accent sur le désarmement militaire et la création d’« armées pacifiques » (p. 18), et d’« escadres colonisatrices » (p. 20) à la place.

Ne serait-ce pas le moment, si un désarmement, progressif sans doute, était accepté par les nations d’Europe, de combiner le licenciement partiel de ces armées monstrueuses avec un grand mouvement colonisateur, en vue de préparer, grâce au concert de puissances européennes, cet immense champ d’expériences, et faciliter l’étude de la science sociale selon la méthode expérimentale ? (p. 17)

Dans la conclusion de ce deuxième traité, Gagneur loue Fourier, qui, seul parmi les philosophes contemporains, a su créer une vision géniale de l’avenir basée sur « l’embellissement de notre globe, le bonheur de l’homme, le progrès social » et des « armées industrielles, ce que nous appelons ici les milices scientifiques de la colonisation ou la grande armée coloniale » (p. 28). Il faut que les hommes d’État travaillent avec les économistes et les philosophes pour réfléchir à la question coloniale et à la question sociale, en s’inspirant « des plus hauts sentiments de justice et de solidarité » (p. 29). S’ils réussissent, ils atteindraient un des buts essentiels pour Fourier, à savoir le droit au bonheur : « leur honneur, comme leur plus belle récompense sera, non seulement d’avoir aboli les horreurs de la guerre, mais affirmé les droits imprescriptibles de l’humanité : son droit à la vie, son droit au bonheur » (p. 29).

Fouriérisme toujours

Deux années plus tard, Marie-Louise Gagneur a publié un essai intitulé Le Droit au bonheur. Charles Fourier, d’après Emile Zola & Jaurès, signé cette fois-ci « M.-L. Gagneur Auteur de La Croisade noire. » En effet, dans cette dernière publication, inspirée par la publication de Travail d’Emile Zola, Gagneur revisite des thèmes qu’elle avait explorés presque quarante ans plus tôt dans La Croisade noire, mais dans un contexte historique et politique complètement différent. Aujourd’hui, en 1901, écrit-elle, « le socialisme est partout » (5).

On sent craquer les bases des vieilles sociétés, et la transformation est fatale ; car l’humanité est mûre pour une organisation sociale plus équitable, plus conforme à la nature de l’homme et à sa destinée, qui est le bonheur. (p. 6)

Alors que dans la conclusion de la Croisade noire, Gagneur prédisait qu’un jour une harmonie nouvelle triompherait du cléricalisme, dans Le Droit au bonheur elle affirme que ce jour est arrivé : « jamais la conscience philosophique française ne s’est soulevée avec plus d’indépendance contre l’oppression religieuse et congréganiste, contre le cléricalisme » (p. 9). Si les idées cléricales n’ont pas disparu, elles ne dominent plus : « Aujourd’hui nous sommes les plus forts […] Aujourd’hui c’est le passé qui se débat dans les étreintes victorieuses de l’idée moderne » (p. 45).

Gagneur célèbre le roman de Zola, qui remet en lumière les idées fouriéristes « avec une puissance d’éloquence, une profondeur, une envergure philosophiques, une maîtrise qui font de ce livre incomparable une glorieuse et victorieuse étape de notre mouvement littéraire, philosophique et social » (p. 12). Elle reproduit textuellement l’exposition des principes fondamentaux du fouriérisme qu’elle avait publiée dans La Croisade noire à travers le testament intellectuel de M. de Chasseney, ainsi que des passages dans lesquels Zola expose ces mêmes principes dans Travail. Elle explique aussi que la Crêcherie de Luc dans le roman de Zola est presque identique à la commune industrielle que ses personnages avaient fondée à la fin de La Croisade noire. Dans la conclusion du Droit au bonheur, Gagneur signale que ces associations industrielles ne sont point un rêve irréalisable comme le prétendent les lecteurs ; une usine en association de ce type existe et prospère depuis quarante ans dans l’Aisne : c’est le Familistère de Guise, fondé par Godin-Lemaire. Gagneur encourage ses lecteurs à visiter ce Familistère — elle donne même les horaires des trains — qui leur ferait comprendre que « c’est véritablement l’aube d’une autre forme sociale » (p. 48).

Cette même année, un an avant sa mort le 17 février 1902, Marie-Louise Gagneur a été nommée chevalier de la Légion d’honneur pour ses « trente-huit ans de services dans la presse parisienne et départementale », ses « quatorze romans traitant exclusivement de questions politiques, économiques, morales et de haute philosophie, parus avec de grand succès dans les principaux organes parisiens » et ses brochures politiques . Toujours rejetée par la droite cléricale, Gagneur était ainsi reconnue de son vivant par ses pairs pour sa contribution importante non seulement à la littérature, mais aussi aux grands débats de son temps : anticléricalisme, féminisme, pacifisme, et socialisme.