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Savardan Auguste (parfois prénommé Augustin)
Article mis en ligne le 31 juillet 2011
dernière modification le 18 novembre 2015

par Cosnier, Colette, Desmars, Bernard

Né le 7 septembre 1793 à La Flèche (Sarthe), mort le 21 décembre 1867 à La Chapelle-Gaugain (Sarthe). Docteur en médecine. Maire de La Chapelle-Gaugain. Auteur d’ouvrages et d’articles de propagande fouriériste, en particulier sur l’éducation. Acteur important de la colonie de Réunion (Texas).

L’incertitude régnant à propos de son prénom, Auguste ou Augustin, est d’autant plus grande que le registre d’état-civil indique deux naissances : Augustin né le 7 octobre 1792 et Auguste le 7 septembre 1793, et qu’ensuite on ne retrouve plus trace d’un second enfant. Dans son dernier livre, Avenir, il déclare qu’il est né « vers la fin de 1793 » (ce qui montrerait qu’il s’agit d’Auguste ) mais il fait ensuite une allusion à « [son] patron saint Augustin ». Le registre des décès le présente comme Augustin, âgé de 74 ans (donc né en 1793) mais l’inscription gravée sur sa pierre tombale indique « Auguste Savardan ». Ses livres sont publiés sous ce même prénom. Autre problème : son nom est parfois mal orthographié. Il devient ainsi Savardin dans le catalogue de la BNF (notice concernant sa thèse soutenue en 1822) et Savardon dans le Texas State Historical Association. Même erreur à propos de ses lieux et dates de naissance : on le fait naître à « Chapple Gaugain » (sic) en 1822 et mourir à Paris en 1893.

La famille paternelle de Savardan est originaire du Gers : son grand-père, « le marchand liquoriste » Jean-Baptiste Sabardan, né en 1734 à Monferran-Plavès dans le diocèse d’Auch, de Raymond Sabardan et de Philippine Salomon, est venu à La Flèche où il s’est marié en 1767. On ignore comment le nom de Sabardan s’est mué en Savardan. Jean-Baptiste a un fils Jean-Clair Savardan (1770 -1809), marchand épicier, qui est membre du Conseil municipal et du collège électoral du département, et surtout commandant de la Garde nationale, tout acquis aux idées révolutionnaires. L’épouse de celui-ci, Rosalie Chauvelier, entre chez les Visitandines après son veuvage ; aussi son fils la qualifie-t-il de sainte. De plus, elle a parmi ses nombreux frères et sœurs [1], quatre prêtres et quatre religieuses, et un de ses cousins a été missionnaire au Kamschatka. Enfant, Auguste Savardan est donc partagé entre deux influences : bercé par la légende de la jeune République, il assiste à des cérémonies patriotiques devant « un vaste autel élevé sur le milieu de la Place-Neuve, entouré des élèves de l’école portant des guirlandes de verdure et de fleurs, [et de] la garde nationale dont [son] excellent père était le commandant » [2]. D’autre part, sa mère l’emmène avec elle lorsqu’elle va assister à des messes clandestines célébrées par des prêtres réfractaires, Savardan dira que c’est là qu’il a commencé à refuser d’ajouter foi au mystère de la transsubstantiation !

Un médecin militaire

Il est quelque temps élève au Prytanée militaire (créé en 1806 par Napoléon Ier). Puis, à la mort de son père en 1809, se destinant à la médecine, il fait quatre ans d’études à l’hôpital de La Flèche, c’est à dire qu’’il se forme « sur le tas » en donnant des soins aux malades, sous le contrôle de médecins plus expérimentés. A 21 ans, un jury médical qui siège au Mans le reçoit comme officier de santé soit un statut de second ordre dans l’exercice de la médecine, qui lui interdit de pratiquer certaines opérations réservées aux titulaires du doctorat. Savardan est sans illusion sur ce qu’il a appris, ce qu’il sait et ce qu’il est capable de faire : prétendant qu’il a été reçu parce qu’il a répondu en un excellent français et sans fautes d’orthographe, il refuse d’exercer : « si la médecine était ce que je savais, je ne l’exercerais jamais, mais si elle était autre chose, je voulais essayer de l’apprendre » [3].

Il se décide à quitter La Flèche pour Paris, où il suit des cours plus ou moins en pure perte : « ce n’était pas chose facile que de voir bien clair au milieu de cette énorme légion de fièvres, où sans tenir compte pour ainsi dire du siège du mal, chaque symptôme était une maladie particulière et avait son traitement spécial » [4]. Il fait la connaissance de celui qui devient son maître, le docteur Jean-Vincent-François Vaidy [5], qui est également fléchois ; il suit ses cours et ceux de Broussais, et est admis comme sous-aide dans les hôpitaux militaires de Nancy puis de Lille. En 1815, les événements politiques « le détournent passagèrement des études », dira-t-il sans plus de détails. Le docteur Vaidy introduit Savardan à l’hôpital militaire d’instruction du Val de Grâce, et il lui apprend bien plus que l’anatomie ou la physiologie :

« l’amour pour la science et pour la vérité, l’indépendance devant le pouvoir, l’invariable attachement à la loi sévère du devoir et de ses généreux et constants efforts pour faire pénétrer les bienfaits de la civilisation dans cette nombreuse et malheureuse partie de l’espèce humaine dont les droits sont presque en tous lieux méconnus, qui est partout opprimée, partout oubliée ou méprisée » [6]

En 1818, Savardan est chirurgien militaire au Val de Grâce ; il y reste jusqu’en 1831, soutenant sa thèse, Considérations générales sur les inflammations des poumons le 22 août 1822. Pendant ces années, il expérimente un traitement qu’il exposera plus tard dans De la guérison des maladies de la peau au moyen du sulfure de chaux en frictions dans la paume de la main (Librairie sociétaire, 1849) et qui lui vaudra d’être cité et apprécié par des homéopathes.

Il se lie alors avec des saint-simoniens car il a cru un temps que « les disciples de Saint-Simon, si forts, si éloquents dans la peinture des misères sociales, si savants, si lumineux dans les hautes questions d’économie, nous réservaient une formule complète d’organisation nouvelle ; mais cette formule leur manquait et leur concile s’est dispersé sans conclure » [7]. Puis, « des affaires d’intérêt l’obligent à partir en Artois jusqu’en 1835 » ; il n’en dit pas plus, mais on peut penser que c’est à ce moment là qu’il découvre Fourier. Il est admis dans une loge franc-maçonne d’Arras, mais « n’ayant point trouvé dans cette institution la réalisation des idées de progrès et des sentiments de fraternité que j’avais rêvés », il s’en éloigne peu après [8].

Il rencontre dans cette même ville un jeune juriste, Adolphe-Valentin de La Fontaine-Solare, qui a créé un cabinet d’assurances mutualistes, et tous deux décident de se lancer dans un projet fouriériste en achetant ensemble le domaine de La Chapelle-Gaugain, vendu comme bien national [9]. Adolphe de La Fontaine-Solare épousera Camille-Scholastique Le Clerc, fille que Mme Savardan, Marie-Camille Le Clerc de Gaulme née à Ancenis, a eue d’un premier mariage [10].

Réforme médicale et progrès agricoles

Savardan rapporte ainsi « ses pénates près du foyer paternel » [11] et prétend venir « chercher le repos au milieu des champs ». La Chapelle-Gaugain est une petite commune de 700 habitants, située dans le sud de la Sarthe à dix-huit kilomètres de Saint-Calais, quarante du Mans et trente de Vendôme, dans la vallée du Tusson, qui se jette dans la Braye, affluent du Loir. A priori, ce n’est pas en tant que médecin qu’il s’installe, il veut « se livrer à la pratique de l’agriculture » dans cette propriété qui a appartenu à la famille du poète Pierre de Ronsard. Il transforme donc un domaine de 120 hectares incultes en un jardin où il établit une succession de bassins reliés par de petites cascades et où les allées sont bordées d’arbres fruitiers et de rosiers. Toutefois, il ne peut pas renoncer si aisément à sa profession : « le titre de docteur imprime comme celui de prêtre, comme celui d’ingénieur et même comme un titre de noblesse, un caractère indélébile qui oblige celui qui en est revêtu à payer de sa personne toutes les fois que la confiance fait appel à la science qu’on lui suppose. Il y a d’ailleurs la question de charité qui oblige tout le monde » [12]. Selon « le journal des démocrates de l’Ouest », Le Bonhomme manceau, Savardan est perçu comme « un bon et franc médecin de campagne qui passe son temps à être utile au peuple » [13].

Savardan préconise quelques mesures pour changer les rapports qui s’établissent entre le médecin et le malade et, qui, selon lui, rabaissent un « noble ministère » au rang d’un « vulgaire négoce », (il s’indigne que « le cabriolet du médecin soit une apothicairerie ambulante »). Il insiste sur la nécessité de transformer les honoraires en primes d’assurance générales contre les maladies, dont le recouvrement serait effectué par une administration spéciale. Ses confrères sarthois accueillent plus que fraîchement ses propositions. Il n’en est pas de même du Bonhomme manceau qui reproduit un article de La Démocratie pacifique louant le docteur Savardan de « saper hardiment la base du despotisme médical » et de chercher à prévenir le mal plutôt que de le guérir. Mais, conclut le journaliste, « malheureusement, cette opinion frise de très près le socialisme, et nous craignons bien qu’elle ne le fasse classer parmi les anarchistes par ceux qui vivent sur nos maux et nos misères de toute nature, et signalent le désir de nous délivrer de ces misères et de ces maux comme une attaque à leur propriété » [14].

En janvier 1839, Savardan est élu membre correspondant de la Société d’agriculture, Sciences et Arts de la Sarthe, et comme tel il est chargé de faire un rapport sur l’état de l’agriculture à la Chapelle-Gaugain et dans les communes voisines, Ruillé-sur-Loir, Poncé et Lavenay. Le tableau qu’il fait de sa commune, et qu’il présente à la séance du 1er mars 1842, est sombre et rend parfaitement compte de la misère en Sarthe au XIXe siècle [15] : trente pages qui traitent successivement des habitations, de la vie de l’agriculteur, de l’état du mobilier agricole, de la culture des terres. Savardan évalue les terres labourées et incultes, les bâtiments, le mobilier personnel, les animaux et le matériel agricole... Il lui faut aussi évaluer le travail, ce qui aboutit à un triste constat. Un remède s’impose contre la misère : l’association du capital, du talent et du travail :

« ce qu’il faut à notre société, pour en guérir le dangereux malaise, c’est une organisation plus complète et plus puissante, organisation dont la formule tout entière existe dans les livres de Fourier et dans les enseignements de son école : réunis dans l’intérêt de l’agriculture, ne perdons pas notre temps en efforts stériles. Pour moi, persuadé qu’il y aura de l’honneur, beaucoup d’honneur pour le premier comice qui élèvera la voix en faveur d’un essai d’association communale, je n’hésite pas à vous proposer d’émettre le vœu que tous les comices renoncent d’un commun accord, à la part qui leur est faite dans le budget de l’État, et qu’ils y joignent leurs subventions particulières, à la condition que la somme entière soit consacrée à l’établissement du premier phalanstère ».

Des journaux sarthois crient au scandale devant ces conceptions « puériles » empruntés à « des utopistes ». A la séance de fin d’année, le 29 décembre 1842 pourtant, faisant le bilan des travaux de la Société, le docteur Barbier, le secrétaire de celle-ci, félicite le docteur Savardan qui a dressé cette statistique « avec un talent et une précision dignes d’éloges », et il nuance les réserves que l’audacieux rapport a pu susciter : « si les utopies que suggèrent ainsi les vives impatiences de M. Savardan semblent à votre société des innovations périlleuses, il n’en reste pas moins établi qu’il est urgent d’apporter des réformes, partielles, sinon générales, qui puissent venir en aide à notre agriculture » [16]. Le texte sera publié dans le Bulletin ; toutefois, par prudence, on y ajoute une note : « quant au fouriérisme dont l’auteur propose l’application comme moyen de remédier aux souffrances qu’il signale, la Société n’entend prendre aucune solidarité sous ce dernier rapport ».

Une nouvelle tentative, en juin 1848, pour aider les paysans « à sortir de l’ornière » se solde par un échec : Savardan veut faire l’essai sur ses terres d’une petite machine à battre qui, actionnée par un homme aidé de trois enfants, récolterait 50 boisseaux de grains. Hélas ! certains craignent que cette économie de main d’œuvre ne vienne « couper le cou aux ouvriers » ; et bientôt, « cette métaphore, en circulant, fut tellement prise à la lettre que le mot de machine fut changé en celui de guillotine » ... Des ouvriers, partis du village de Bessé-sur-Braye, arrivent à La Chapelle-Gaugain, avec la volonté « de faire l’essai de la chose sur la tête de l’abominable bourgeois qui en avait eu l’idée ». Mais, selon le récit de Savardan, les habitants de la Chapelle-Gauguin font sonner le tocsin, sortent les fusils, les fourches et les faux, et menacent les « guillotineurs » qui doivent s’enfuir promptement sous les huées des habitants [17].

Un maire loué par le préfet, un fouriériste qui polémique avec l’évêque

Sa position sociale et l’intérêt qu’il porte à la situation de ses concitoyens l’amènent à exercer des charges publiques : en 1837, il est élu au conseil municipal ; sur la proposition du sous-préfet de l’arrondissement de Calais, Savardan, « médecin, propriétaire, homme ferme, zélé et très capable », est nommé maire par le préfet, et renouvelé à ce poste en 1840, 1843 et 1846 [18]. Alors qu’il doit affronter quelques opposants (et notamment, vers 1840, le curé et l’instituteur) dans une commune réputée « difficile à administrer », selon le sous-préfet et le préfet, il est fermement soutenu par ces derniers : « je porte la plus grande considération à M. le maire de la Chapelle-Gaugain et je désire aider son administration de tout mon pouvoir. M. Savardan est un des hommes les plus sincèrement dévoués aux principes d’ordre et de conservation ; c’est un des plus ardents et des plus énergiques adversaires des partisans des troubles et de l’anarchie » [19].

Les « tracasseries désagréables » [20] auxquelles il est confronté dans son activité municipale lui font même envisager son départ du fauteuil de maire [21]. Il reste cependant à son poste et dans son village ; il se plait à visiter ses malades à pied, un livre à la main et lisant pendant toute la durée de ses promenades. Il reçoit solennellement l’évêque du Mans, Mgr Bouvier, un de ses anciens professeurs et il se félicite de la paix et de l’harmonie qui règne dans la commune. Satisfaction de courte durée : en 1842, Savardan publie le texte de son rapport à la Société d’agriculture sous le titre De l’association appliquée aux communes rurales et il l’envoie à l’évêque. Ainsi va commencer une longue polémique : dans son mandement de carême, Mgr Bouvier met en garde ses paroissiens contre les disciples de Fourier. Savardan lui répond dans des lettres qu’il publie sous le titre de Monseigneur l’Evêque du Mans et le phalanstère. Correspondance avec l’évêché suivie d’un chapitre intitulé Le Curé, extrait d’un travail inédit ayant pour titre La Commune rurale (Ce qu’elle est et ce qu’elle pourrait être). Attaques, mises au point, réponses, la querelle dure deux ans, et aucun des deux adversaires ne s’estime vaincu [22] !

Assistance et éducation

En 1846, Savardan présente au conseil général de la Sarthe un projet intitulé De l’organisation d’un service médical pour les pauvres des campagne qui est accueilli avec enthousiasme par l’Almanach phalanstérien : pour son auteur, « le soulagement partiel des malheurs de l’humanité » ne réside ni dans la charité individuelle ni dans l’aumône mais dans « la recherche d’institutions dans lesquelles toutes les misères puissent trouver leur terme, et par lesquelles puisse être réalisé enfin pour TOUS [23], tout ce que Dieu a mis de justes désirs dans les cœur de l’homme ». Comme toujours chez Savardan, tout est prévu : des appareils à douches destinés aux patients atteints de troubles nerveux, des infirmeries munies de baignoires, d’un vivier à sangsues, de linges, de charpie, de taffetas pour les vésicatoires etc., sans oublier les distributions de sulfate de quinine contre les fièvres, la surveillance des vaccinations grâce à la tenue d’un registre, et la création d’une commission de charité... Tout est précisément évalué, ainsi on guérirait les jeunes filles souffrant des « pâles couleurs » (c’est à dire d’anémie) en leur faisant prendre des pastilles de lactate de fer, ce qui reviendrait à un franc par commune, donc pour 400 francs quatre cents communes « pourraient conserver tous les ans aux menus travaux de l’agriculture un pareil nombre de jeunes filles ». Il prend ainsi à témoin ses lecteurs :

« pour une mise de 5.600 F pour la première année et une subvention de 3.600 F ensuite, vous pouvez mettre à la disposition des médecins de campagne des moyens indispensable de guérison pour au moins six cents malades en ne comptant par commune que un seul cas de pâles couleurs, quatre maladies exigeant des vésicatoires, deux maladies nerveuses, cinq fièvres intermittentes, cinq dartreux ».

Le projet, que salue la presse locale, ne verra pas le jour ; L’Union de la Sarthe du 8 janvier 1846, bien que ne partageant pas la foi phalanstérienne de Savardan, écrit : « les idées philanthropiques émises reçurent un très bon accueil dans le sein du Conseil général, mais la question est trop neuve pour donner lieu à une proposition précise et un vote ».

Déçu par l’accueil réservé à son projet, Savardan en conclut que le changement ne pourra se faire qu’à partir des enfants. En effet, comment des individus qui souffrent dès l’enfance pourraient-ils échapper à une véritable détérioration matérielle et morale ? Si l’on veut que tout change, il n’y a qu’un seul moyen : l’éducation sociétaire des enfants soustraits à la contagion des adultes. Élu membre du comité supérieur d’instruction primaire, Savardan devient inspecteur du travail des enfants dans les manufactures de son arrondissement. Au nombre de ses fonctions, il doit surveiller les enfants des hospices parisiens confiés aux nourrices de son village et certifier à l’administration des hospices tout ce qui peut l’intéresser relativement à leur état et à l’état des familles auxquelles ils sont confiés. En 1847, il élabore, avec Laverdant, le projet d’un asile rural pour les enfants trouvés, et il lance un appel aux phalanstériens. Il suggère donc de recueillir dans une crèche modèle un certain nombre d’enfants abandonnés (il a prévu que les berceaux seraient équipés de poulies et de cordons de façon à réaliser une grande économie de main d’œuvre, une seule nourrice pouvant bercer plusieurs bébés en même temps). Elevés, comme dans une grande famille, par une enseignante formée à l’école de Marie Pape-Carpantier [24], les enfants passeraient de la crèche à la salle d’asile puis à l’école primaire. Les années s’écoulant, les élèves accéderaient à une école professionnelle pourvue d’ateliers, de dortoirs, d’un restaurant, de bibliothèques ; le morcellement des terres serait supprimé et remplacé par une exploitation en commun, des cités agricoles et des associations de familles, car il va de soi que dans ce projet à long terme, les enfants trouvés du début de l’expérience se marieraient, auraient à leur tour des enfants. Ainsi, conclut Savardan, seraient réalisées « ces associations fraternelles auxquelles le Christ avait convié l’humanité et que les apôtres, pour avoir cru à l’efficacité du communisme, essayèrent sans succès ». Il s’en faut de peu que ce projet soit concrétisé : « Les phalanstériens (sont) invités à consulter ses plans et à chercher dans les départements des personnes désirant consacrer une partie de leur fortune à cet asile. Le 15 novembre 1847, Victor Considerant le présente au conseil général de la Seine, qui l’accueille favorablement et le transmet au préfet. Mais en décembre de l’année suivante - après la révolution de 1848 - Savardan reç(oit) une fin de non recevoir accompagnée d’un rapport. Après avoir exprimé son point de vue sur l’administration des hospices de l’époque, il répond dans [une] brochure point par point aux reproches qu’on lui fait » [25].

Cette brochure, intitulée Asile rural des enfants trouvés. Crèche, salle d’asile, école primaire, école professionnelle, ferme modèle, association libre des élèves à leur majorité est publiée en 1848 à la Librairie sociétaire ; elle est reprise l’année suivante sous le titre : Défense des enfants trouvés et de leur asile rural. Observations soumises à MM. les membres de la commission départementale de la Seine, et à nouveau en 1860 : L’extinction du paupérisme réalisée par les enfants ou La commune telle est et telle qu’elle pourrait être. Jusqu’à ses dernières années, Savardan ne cessera de déplorer de n’avoir pu créer cet asile. Ses projets effraient toujours ceux à qui il les expose, il en est pourtant un qui a pu être mené à bien : l’établissement d’une boulangerie sociétaire dans un village voisin, Bessé-sur-Braye, on y vend du bon pain blanc au prix de ce que coûtait jadis le noir. Encouragé par ce résultat, Savardan envisage un moment de créer une société de secours mutuels. Il a réfléchi aussi à l’exercice de la médecine telle qu’elle est pratiquée et il publie un opuscule, qui est particulièrement bien accueilli par le Bonhomme manceau en 1849, et qu’il a intitulé Dernier examen de conscience d’un médecin. C’est pour lui l’occasion d’exposer, avec de nombreux exemples, les remarquables résultats qu’il a obtenus en préconisant des ventouses aussi bien pour les affections pulmonaires ou les hémorroïdes que pour enrayer une épidémie de dysenterie. C’est surtout le moyen de préciser ce qu’il entend par la « théorie neuve de la révulsion » : « la maladie n’est autre chose que la rupture de l’équilibre qui doit exister entre tous les organes et toutes les fonctions de la vie ». Dans ce petit livre, Savardan formule un vœu qui ne manque pas d’irriter la plupart de ses confrères : il leur recommande de suivre son exemple, et de se livrer fréquemment à un examen de conscience « qui peut seul empêcher de se routiner, de persister et de s’endormir dans des pratiques malheureuses ». De cette remise en question individuelle, il en vient à un examen collectif : « nous amener tous [26] à déposer de temps en temps sans réserve notre bilan médical et à nous confesser ainsi les uns les autres » [27].”

La Seconde République : révocation, suspicion et arrestation

L’attitude et la situation de Savardan sous la Seconde République, et en particulier les modalités et l’intensité de son engagement public ainsi que les relations qu’il entretient avec les républicains sarthois sont difficiles à évaluer.

Quelques jours après la révolution de février 1848, Savardan réunit les électeurs de La Chapelle-Gaugain « à l’effet de délibérer sur les affaires publiques et les intérêts communaux » ; il propose alors de fonder un club patriotique, dont, par acclamation, il est immédiatement élu président ; il est également désigné par l’assemblée comme l’un des délégués de la commune qui, au niveau cantonal et départemental, doivent contribuer à la préparation des futures élections à l’assemblée constituante. Puis, le 18 mars, siégeant avec le conseil municipal, il renouvelle l’adhésion de la commune à la République et à « la forme démocratique du gouvernement ». Mais peu après, il est révoqué de son poste de maire (son remplaçant est nommé le 31 mars), sans qu’on en connaisse les raisons précises. Il est possible que le soutien que lui ont apporté le préfet et le sous-préfet pendant la monarchie de Juillet, ainsi que les conflits qu’il a entretenus avec quelques personnalités de La Chapelle-Gaugain (le curé, l’instituteur) aient provoqué cette décision.

Savardan apparaît dans Le Démocrate sarthois parmi les nombreux candidats qui se présentent aux élections législatives en avril 1848 ; toutefois, il ne figure pas sur une liste représentant un courant politique, mais se présente de façon isolée. Il n’a de toute façon guère de voix, son nom étant absent des résultats recensés par la préfecture et publiés dans la presse [28].

En 1849, il publie cependant quelques articles dans la presse sarthoise (dont un « Discours sur la fraternité démocratique et sociale » publié dans le Courrier de la Sarthe) et lors du banquet démocratique du Mans, le 22 avril 1849, porte un toast « à la fraternité démocratique et sociale ». Il est en relation avec le républicain et chansonnier Félix Milliet qui lui a dédié un de ses poèmes Marchons en frères. [29]

Aussi, après le coup d’État du 2 décembre 1851 qui porte au pouvoir Louis-Napoléon Bonaparte, Savardan est dénoncé comme « chef principal des Démagogues du canton » ; il est placé par la commission mixte de la Sarthe sous la surveillance de la police et il doit quitter la Sarthe. Cependant, la mesure est rapportée en avril 1852.

Une notoriété croissante au sein de l’Ecole sociétaire

Pendant ces mêmes années 1848-1852, la place de Savardan s’accroît au sein du mouvement sociétaire. Il participe au banquet parisien de l’Ecole organisé le 21 octobre 1848, en remplacement de celui du 7 avril précédent qui n’avait pu avoir lieu, une partie des disciples étant alors mobilisés par la campagne électorale pour l’Assemblée constituante. Il est le premier orateur, la majorité des autres intervenants (Considerant, Cantagrel, Allyre Bureau, Victor Hennequin, Ferdinand Guillon, Désiré Laverdant, Charles Sauvestre, ...) étant des collaborateurs réguliers de La Démocratie pacifique et des participants habituels des banquets parisiens. Il porte un toast « à Fourier, le démocrate radicale par excellence, le défenseur de la liberté intégrale. A Fourier, l’ami par excellence de l’ordre et de la paix », et il se livre au commentaire de deux phrases de Fourier, « les attractions sont proportionnelles aux destinées », puis « La série distribue les harmonies », avant de terminer sous les applaudissements par un : « à Fourier , le plus grand des serviteurs de Dieu et de l’humanité » [30].

En 1851, des condisciples veulent lui confier la création d’un établissement d’enfants. L’initiative revient à « d’honorables phalanstériens de Nantes », qui, s’inspirant sans doute de la brochure publiée par Savardan en 1848, veulent lancer une souscription destinée au financement d’un « asile rural d’enfants trouvés » ; ils sollicitent Savardan et Désiré Laverdant pour diriger l’entreprise, le premier s’occupant de l’éducation et le second de l’administration. Les deux hommes adressent en 1851 un appel à leurs condisciples pour la réalisation de cette « colonie maternelle » à Condé-sur-Vesgre ; environ 150 000 francs sont promis aux deux hommes, qui veulent cependant, afin de commencer l’installation, obtenir le soutien de la direction de l’École, c’est-à-dire de Victor Considerant. Mais le chef du mouvement phalanstérien se montre très réticent envers cet « asile rural », qu’il qualifie « d’enfantillage » [31] ; et selon Savardan, il aurait fait pression sur Laverdant pour qu’il renonce à ce projet, qui est effectivement abandonné [32].

En 1854, après le décès de son épouse (survenu le 19 décembre 1853), il s’intéresse à une nouvelle tentative phalanstérienne, celle de Réunion au Texas.

L’échec de Réunion

La brochure Au Texas, où Victor Considerant fait le récit de son voyage aux Etats-Unis et présente les promesses offertes par la colonisation au Texas, est publiée au printemps 1854. Savardan est immédiatement intéressé par le projet et se rend en août 1854 à Bruxelles pour offrir ses services à Considerant. Cependant, dès ce moment, les vues de Considerant et de Savardan divergent : là où le premier souhaite seulement favoriser l’installation de colons sur des terres achetées et défrichées par les soins de la Société de colonisation européo-américaine qui est alors constituée, il s’agit pour le second de se rendre au Texas pour fonder un établissement de type phalanstérien, « un centre administratif vivant sociétairement » [33]. Savardan exprime alors les espérances de nombre de fouriéristes, et les dirigeants de l’École sont amenés à infléchir l’orientation de l’opération en prévoyant la création d’une seconde association, qui établirait un premier centre accueillant les futurs migrants, et constituerait une première étape sur la voie menant vers l’Association intégrale. Une seconde réunion à Bruxelles, à laquelle participe encore Savardan, fin décembre 1854, entérine cette évolution. Les premiers départs commencent peu après.

Auguste Savardan a soixante ans lorsqu’il entreprend ce que son entourage considère comme “un acte de folie”. À ceux qui s’inquiètent ou qui le blâment, il répond :

« ces idées sont ma foi politique. Bien établies, je les crois capables plus qu’aucunes autres, de rendre les peuples heureux. C’est l’amour, la liberté, l’égalité, la justice en un mot, régnant sur l’espèce humaine, mauvaise peut-être, mais plus par l’éducation qu’on lui fait que par sa propre nature. Eh bien ! je veux vérifier par moi-même si l’établissement et le triomphe de cette religion sociale peut se réaliser aujourd’hui [...] Apôtres d’une foi nouvelle, pour la prêcher avec succès, avec une autorité digne d’être écoutée, nous devons payer d’exemple. Je veux voir, je veux essayer, et je pars sans regarder en arrière. L’avenir est au socialisme, soyez-en sûrs, quelles que soient les péripéties dans le présent, un jour viendra. Je vais tâcher de le hâter suivant mes forces. Adieu, belle et chère France, patrie bien aimée qui ne croit pas être encore mûre pour le règne de la justice. Du reste, le monde est ma patrie, tous les hommes sont mes frères » [34].

Le 28 février 1855, il s’embarque donc au Havre sur un navire américain, le Nuremberg, avec quarante-cinq émigrants venant du Jura, de l’Aude, des Hautes-Alpes, des Ardennes et de la Sarthe (dont quatre de la Chapelle-Gaugain, J. Blot, laboureur, A. Renier, tailleur de pierre, Abel Bassereau, journalier, et sa sœur Catherine). Au bout d’à peine deux mois de navigation, le Nuremberg arrive à la Nouvelle-Orléans le 20 avril, c’est ensuite l’embarquement pour Galveston sur un steam-ship, avant un parcours terrestre effectué dans des conditions pénibles, qui les amène à Réunion le 13 juin. Les voyageurs, l’esprit plein des descriptions du Texas qu’a faites Considerant, croient atteindre la terre promise :

« ces feux, cette nuit sombre, cette marche rapide et silencieuse du navire, tous ces passagers errants ou assis le long des galeries extérieures et sur la dunette, tout cela éclairé et parfumé d’une manière aussi inusitée pour nous, tout cela était encore [...] le Texas de nos rêves et nous passâmes sans nous coucher toute la nuit dans cette contemplation » [35].

Vu de France, Réunion était idyllique, mais Savardan et ses compagnons doivent vite déchanter : mauvaise organisation et mauvaise gestion, rigueur du climat, récoltes détruites par les intempéries et les parasites etc. Savardan soigne les malades (il dit qu’il en a traité 228, en enregistrant seulement 5 décès), il fait fonction de magistrat, célèbre les mariages, s’occupe de la comptabilité. Il est même chargé un temps de diriger les travaux agricoles, qu’il souhaite organiser selon le principe sériaire, en constituant des groupes par « affinités électives » ; mais, toujours d’après son témoignage, il se heurte à l’opposition de Victor Considerant [36].

Selon un témoin, Amédée Simonin, il donne aux colons l’exemple de l’abnégation, de la frugalité, de l’activité, du travail, de la gaieté et de l’entrain. Ses relations avec Considerant, qu’il rend responsable de l’échec qu’il pressent, se dégradent.

Il assiste, impuissant, à la dispersion progressive de la colonie, puis à la dissolution de la société de Réunion, en janvier 1857. Alors que le climat reste très conflictuel entre les différents habitants restés sur place, il demeure encore pendant plus de six mois à Réunion. Avec une dizaine de « personnes sympathiques », il forme, sur les lieux de la colonie, une petite « association alimentaire » :

« chacun, suivant sa force et ses aptitudes, fournissait son contingent aux travaux de cette petite communauté : les dames, outre les soins intérieurs du ménage, utilisaient leurs promenades à la cueillette de salades de pourpier et d’œnothères et des oignons sauvages. Les hommes forts cassaient et sciaient le bois ; le docteur Nicolas, outre les produits de notre jardin, nous apportait à chaque voyage deux arrosoirs pleins d’eau fraîche, et moi, enfin, je tenais la comptabilité, et à la suite de deux heures de promenade faite tous les soirs, je pendais fréquemment au garde-manger quelques pièces de gibier : lapins, tourterelles, perdrix, pluviers, etc. [...]

Nous vécûmes ainsi pendant six mois, en parfaite harmonie, heureux de nous réunir trois fois par jour pour causer, gémir ou rire de toutes nos misères, morales et matérielles [...] et sans autres nuages graves que les départs successifs des membres de notre association » [37]

Le 18 août 1857, Auguste Savardan, lassé de tant d’efforts et de luttes inutiles, quitte Réunion, mais au lieu de rentrer immédiatement en France, il entreprend un voyage qui le conduit à Memphis, Chicago, Little Rock, New-York etc. Il découvre que l’Amérique n’est pas une terre de liberté, même dans ses États qui souhaitent l’abolition de l’esclavage, et il s’indigne en voyant « la race de couleur être l’objet des répugnances, des répulsions et des mépris de ces républicains du Nord qui en demandent si obstinément l’affranchissement pour les Etats du Sud » [38].

Dernières années

De retour à la Chapelle-Gaugain, Savardan publie son Naufrage au Texas où il règle ses comptes avec Considerant [39], écartant à l’avance toutes les objections qu’on pourrait lui faire : « je ne suis pas un homme impassible et je serais fâché qu’on me crût tel, mais j’ai avant tout la passion de la vérité et de la justice » [40]. Membre de nombreuses sociétés savantes, il écrit dans les journaux sarthois, dans des revues spécialisées. Il aime engager des polémiques en commentant un article, en approuvant l’auteur ou en lui apportant la contradiction. Et il peut dire fièrement : « si depuis quarante ans bientôt, je n’ai pas cessé de faire du journalisme ; je n’en ai du moins, jamais fait un mauvais métier » [41].

Malgré l’échec de Réunion, Savardan continue à croire dans la possibilité, et même dans la nécessité de mettre en pratique les principes phalanstériens ; il entre en relation avec Henri Couturier, médecin et fouriériste, qui, à Vienne, a créé en 1852 une « Société agricole et maison de santé et de sevrage de Beauregard » ; l’œuvre, d’abord consacrée à la petite enfance, comprend bientôt des activités agricoles et industrielles, et préfigure, aux yeux de son fondateur, la future commune associée [42]. En 1861, Savardan envoie à Couturier un exemplaire de son ouvrage L’Extinction du paupérisme réalisée par les enfants  ; il lui suggère d’expérimenter ses idées éducatives dans le domaine de Beauregard. Il ne serait d’ailleurs pas hostile à l’idée de participer à l’administration de la société, même si son âge le fait hésiter : à la lecture d’un numéro du Bulletin de la société de Beauregard, dans lequel Couturier dit rechercher un directeur pour gérer l’ensemble des activités, il réagit de la façon suivante :

« Hélas ! que ce vœu n’a-t-il pu être exprimé il y a une dizaine d’années !

Que de temps, d’agent, de soucis et de déceptions, il eût peut-être épargnés !

Il m’eût certainement alors fait oser vous offrir mon concours et, qui sait ? peut-être produit quelques bons résultats, si vainement cherchés ailleurs

Aujourd’hui, malgré ma vieillesse, ce paragraphe fait encore bouillonner toutes mes aspirations, tous mes rêves d’autrefois.

Mais l’expérience, ce terrible mais utile calmant, m’a rendu plus difficile sur les conditions, de même que le temps a rendu pour moi un nouveau déplacement beaucoup plus rempli d’obstacles »

Il envoie d’ailleurs à Couturier un véritable questionnaire, concernant à la fois la situation topographique du domaine de Beauregard (à quelle distance de la ville ? à quelle distance d’un cours d’eau ? comment est-il exposé au soleil, au vent ?), « l’esprit de la population environnante au point de vue religieux et politique », « les végétaux et les animaux propres au pays », « le prix des matériaux », le niveau des salaires, le coût de la vie...Il annonce également dans sa correspondance son intention de devenir actionnaire de la Société de Beauregard [43].

Quelques années après, il s’intéresse également à la Maison d’expérimentation rurale, que tente alors de mettre en place Adolphe Jouanne à Ry (Seine-Maritime). Il figure sur une liste de souscripteurs, mais décède bien avant que l’institution n’accueille ses premiers élèves [44].

Il contribue à la reconstitution de l’École sociétaire au milieu des années 1860. Il est ainsi l’un des actionnaires de la société en commandite constituée en 1866, propriétaire de la Librairie des sciences sociales gérée par Noirot ; son apport reste cependant modeste, puisqu’il prend une seule action, de 100 francs [45]. Il collabore à L’Économiste français, le journal fondé en 1861 par Jules Duval, qui accueille dans ses colonnes plusieurs plumes phalanstériennes et accorde une grande importance à l’économie sociale. Il y publie notamment des textes sur l’assistance publique, les enfants trouvés, les bibliothèques communales, les chemins ruraux,...

En marge de l’École sociétaire, il envoie plusieurs textes à son ancien condisciple Riche-Gardon, qui les reproduit dans ses publications consacrées à la franc-maçonnerie (Le Déiste rationnel, La Renaissance, Le Journal des initiés) ; il est aussi membre de la Société internationale d’études pratiques sociales, fondée par Frédéric Le Play, et considère qu’il existe des convergences entre ses propres convictions et les idées exprimées par les leplaysiens, notamment quant à la critique du ménage isolé [46].

Dans ces différentes sociétés et publications, ainsi que dans les articles qu’il fait paraître dans La Presse, L’Ami des sciences (fondé par un autre phalanstérien, Victor Meunier), Le Courrier des sciences, Le Progrès de l’Ouest, il traite de l’économie sociale, de l’éducation des filles, mais aussi des académies de province, des élections, de la vie éternelle... Il rassemble certains de ses textes dans son dernier livre, édité en 1866 par la Librairie des sciences sociales, Avenir. Études d’économie sociale, avec en exergue, une phrase de Ballanche : « fondez dans l’avenir au lieu de vouloir sans cesse recrépir le passé ». Toujours fidèle aux idéaux de sa jeunesse, il s’adresse à ses lecteurs, espérant qu’ils recueilleront de ce livre « la certitude que le mot socialisme quand on ne le calomnie pas et quand on sait comprendre son véritable sens, est loin, bien loin de mériter les appréhensions et les réprobations dont il a été si longtemps le malheureux et innocent objet ». Maintes fois, il rend hommage aux travaux de Marie Pape-Carpantier en ce qui concerne l’enseignement de la petite enfance.

Il continue, sans se lasser et avec toujours le même insuccès, à échafauder des projets : il veut mettre, à la disposition des jeunes gens du village, le dimanche, une grande salle où ils pourraient chanter et danser des rondes tirées des Récréations instructives de son ami Delbruck [47]. On lui reproche « d’allumer davantage la fièvre déjà si forte des plaisirs ». Il s’indigne en constatant que les habitants des campagnes n’ont pas droit aux mêmes soins que les habitants des villes, il voudrait que les différentes sociétés artistiques du département (agriculture, sciences et arts, médecine, horticulture, philarmonique, et cercles littéraires) se rassemblent en une seule Académie pour diminuer les dépenses et créer de féconds liens sociaux. Il ne parvient qu’à mettre sur pied une bibliothèque [48].

Il confie à son dernier livre son testament moral et religieux : il croit en un Dieu qui est le Grand Architecte de l’Univers. Il meurt le 21 septembre 1867, conservant jusqu’au dernier moment toute sa pugnacité comme le prouve une lettre de l’abbé Louis Rousseau, curé de La Chapelle-Gaugain, à l’évêque du Mans [49] : « J’ai constamment visité M. Savardan qui me recevait avec plaisir, sans toutefois me laisser jamais l’espoir de pouvoir l’amener à se confesser. Vendredi soir, je vis bien qu’il allait enfin finir et il fallut tenter un dernier effort en présence de tous les membres de sa famille, en le conjurant de penser aux jugements de Dieu qu’il allait subir et qu’il connaîtrait enfin qu’il ne pouvait avoir raison seul contre l’Eglise ; il me répondit : moi, je dis, M. le Curé que vous êtes dans l’erreur et moi dans la vérité et jusqu’à la fin vous me trouverez inébranlable comme une roche... ».

Donc, pas d’enterrement religieux pour celui qui, trois ans avant sa mort, dénonçait dans un article consacré au cimetière de la Chapelle-Gaugain « la vieille erreur » qui poussait à inscrire sur un tombeau : « ici repose X ou Y » ; « on ne repose pas même dans la tombe, et ce qui le prouve, c’est qu’au bout de quelques années de ce prétendu repos, on ne retrouve plus rien de ces corps, tous les éléments se sont plus ou moins hâtés de se disjoindre pour rentrer dans des combinaisons et reformer des existences nouvelles » [50].

Donc, pas d’« ici repose » ou d’« ici-gît » illusoires, mais une profession de foi gravée dans la pierre :

« In memoriam d’Auguste Savardan, docteur en médecine, né à La Flèche le 7 septembre 1793, mort à La Chapelle-Gaugain le 21 septembre 1867. »

Ma religion fut toujours, d’intention du moins et en toute sérénité : en soignant, je voulais adorer Dieu en mon cœur, en esprit et en vérité, ne jamais nuire. Aimer son prochain comme soi-même. Evangile de St Mathieu [51]

La vie et l’œuvre d’Auguste Savardan ont été saluées après sa mort par Charles Pellarin dans La Science sociale de décembre 1867 :

« Homme de l’avenir par ses aspirations, homme du présent par ses actes et qui sut se rendre utile partout et toujours, tel fut Auguste Savardan. Il a fait un digne et noble emploi de la vie. Convaincu que l’état sociétaire est la destinée de l’homme et que sa réalisation pourra seule guérir les maux du corps social, Savardan s’ingéniait surtout pour trouver des voies de transition pratique vers ce bel ordre dont les livres de Fourier lui avaient donné la notion ».

Mais, au fil des années, le nom de Savardan n’éveillait plus rien dans les mémoires. De plus, il est victime du rôle qu’il a joué dans la triste aventure de Réunion : on ne le situe que dans ce moment de sa vie et on ignore le reste. Ses livres sont introuvables. Heureusement, depuis quelques années grâce aux travaux de Nathalie Brémand on découvre son implication dans une politique de l’enfance : la bibliothèque virtuelle de l’université de Poitiers présente trois de ses livres (Défense des enfants trouvés, Monseigneur l’Evêque et le phalanstère, Un naufrage au Texas).