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121-130
Passages et Phalanstère
Espaces urbains et visions utopique
Article mis en ligne le 5 janvier 2011
dernière modification le 13 octobre 2016

par Gribaudi, Maurizio

Dès son premier exposé sur Paris, capitale du XIXe siècle, Benjamin avait mis Fourier au centre du travail, en titrant sa première partie « Fourier ou les Passages ». Cette centralité interpelle. Au delà de leur relation directe avec les passages couverts, les formes du Phalanstère portent les traces de l’utopie fouriériste. Dans la lecture benjaminienne, le rêve de l’un apparaît donc comme le négatif de l’autre. D’une part, celui du passage, inscrit dans une vision de la modernité fondée sur le progrès technique et sur la reproduction des marchandises. D’autre part, celui du phalanstère ouvert sur une vision du progrès comme harmonisation progressive d’une constellation de singularités. A mieux regarder, Passages et Phalanstère, visions saint-simoniennes et visions fouriéristes semblent se croiser dans le texte benjaminien en dessinant un chiasme de forces contradictoires.

Dès la rédaction de son premier exposé sur Paris, capitale du XIXe siècle, Walter Benjamin avait choisi de mettre Fourier au centre de son travail, en titrant la toute première partie « Fourier ou les Passages ».

Cette centralité interpelle. La relation directe, qu’il souligne explicitement, apparaît avant tout comme formelle. En dessinant le projet de son Phalanstère, Fourier aurait reproduit « le canon architectonique » des passages. [1] Des formes clefs, donc, expression essentielle d’une vérité de la ville, captées par le philosophe dans sa jeunesse et retraduites dans la construction de son projet utopique.

Cependant, dans la traduction, le canon aurait subit une mue. Originairement développés comme galeries commerciales, les passages deviennent, chez Fourier, les majestueuses artères d’articulation d’une ville rêvée. Extension d’un objet iconique qui grandit donc dans une dimension presque onirique en devenant, aux yeux de Benjamin, le « songe qui flattera le regard des Parisiens jusque bien avant dans la seconde moitié du siècle » [2].

Par l’action de cette même traduction, les passages, ces nœuds emblématiques de l’historicité de la ville du début du XIXe siècle, seraient donc de nature à mâtiner le projet fouriériste d’une dimension fantasmagorique. Les formes sévères du canon architectural, chargées des couleurs de l’Harmonie, détachent, sur les galeries et les salles du songe utopique, l’horizon d’un possible non advenu. Mais qui reste, pourtant, en travaillant l’inconscient du siècle.

Une tension se dessine. Les passages et le Phalanstère sont aussi inscrits à l’aune de la dimension, très importante chez Benjamin, d’une historicité qui s’épuise dans le présent, plus exactement là où « le Nouveau et l’Ancien se compénètrent ». [3] Moment, aussi, au cours duquel les contemporains fouillent dans un passé lointain pour « prendre [leurs] distances par rapport [au…] passé le plus récent » [4] et donner corps aux visions du futur.

Les passages et leur double fantasmagorique se situent tous les deux dans les premières décennies du siècle. Pourtant, dans la lecture benjaminienne, le rêve de l’un apparaît comme le négatif de l’autre. D’une part, celui du passage, inscrit dans une vision de la modernité fondée sur le progrès technique et sur la reproduction des marchandises et des expériences sociales. D’autre part, celui du phalanstère ouvert sur une vision du progrès comme harmonisation progressive d’une totalité constituée par une constellation de singularités.

Une grande partie de la société de l’époque semblait ouverte à cette réception. Pourtant, la nature même du modèle phalanstérien semble limiter sa capacité d’ouverture vis-à-vis d’un ensemble plus vaste de la société française. A mieux regarder, Passages et Phalanstère, saint-simoniens et fouriéristes semblent aussi se croiser dans le texte benjaminien en dessinant un chiasme de forces contradictoires.

Passages et phalanstère – canons architecturaux et références temporelles

Les premiers nœuds de la trame qui lie Fourier aux passages se nouent en 1790 quand encore jeune homme, à 18 ans, il visite Paris.

Vous me demandez si j’ai trouvé Paris à mon goût ? — écrit-il à sa mère. Sans doute ; c’est magnifique, et moi, qui ne m’étonne pas aisément, j’ai été émerveillé de voir le Palais-Royal. La première fois qu’on le voit, on croit entrer dans un palais de fée. C’est là qu’on trouve tout ce qu’on peut désirer, spectacles, bâtiments magnifiques, promenades, modes, enfin tout ce qu’on peut désirer. Quand vous aurez vu cela, vous ne penserez guère au palais des Etats. Et les boulevards où l’on voit des grottes de rochers, de petites maisons toutes plus jolies les unes que les autres ; ajoutez à tout cela les bâtiments superbes, les Tuileries, le Louvre, les quais, les églises. On peut dire que c’est le pays le plus agréable qu’il y ait ; mais il faut y avoir sa voiture, autrement on s’y crotte bien et on s’y fatigue bien : pour moi, qui suis bon marcheur, je n’en ai pas besoin. [5]

L’image est forte. Son éblouissement vient aussi de la comparaison avec le bâti de Rouen, ville dans laquelle il se trouve, loin de sa famille, pour faire son apprentissage de commerçant. Une ville « abominable », à ses yeux, avec « des maisons de bois d’une laideur dont on n’a pas d’idée. Elles sont noires et avancent à chaque étage d’un pied sur la rue. » [6]

Dans ces mots, nous retrouvons bien tous les éléments qui se croisent dans les notes benjaminiennes : la centralité du Palais Royal, archétype des passages, avec la densité presque onirique des images qui l’accompagnent ; les spectacles, la mode, l’architecture et les promenades ; la remarque, à la fois banale et fondamentale pour l’époque, du contraste entre ce lieu et la saleté boueuse des rues ; les boulevards, enfin, dont le regard du jeune Fourier saisit surtout le profil des cafés et des jolies folies qui s’égrènent encore, à cette époque, sur les abords du côté ouest. [7]

Mais nous retrouvons aussi les premiers éléments embryonnaires qui marqueront davantage la vision architecturale du Phalanstère. Il s’agit d’abord des larges perspectives de l’architecture monumentale dessinées par les boulevards et de l’esthétique néoclassique des monuments, comme il le rappelle lui-même dans les pages du Traité de l’association domestique et agricole :

Il y a 33 ans que, parcourant pour la 1re fois les boulevarts de Paris, leur aspect me suggéra l’idée de l’architecture unitaire dont j’eus bientôt déterminé les règles. J’ai dus principalement cette invention au boulevart des Invalides, et surtout aux deux petits hôtels placés entre les rues Acacias et N. Plumet. [8]

Le premier regard du jeune Fourier avait été attiré moins par le mouvement irrégulier des anciens boulevards, bâtis au XVIIe siècle sur les anciens murs d’enceinte, que par les lignes droites des « boulevards du sud », tracés au cours de la deuxième moitié du XVIIIe siècle. Quant aux bâtiments, le souvenir évoque deux des nombreux hôtels construits par l’architecte Brongniart entre 1781 et 1788 dans le vaste espace compris entre l’avenue de Breteuil, les rues Vaneau, de Sèvres et de Babylone. [9]

Il s’agit donc d’un urbanisme qui planifie et dessine les traits globaux d’un espace comblé, localement, par des bâtiments dont l’esthétique est celle de l’architecture néoclassique développée dans les quartiers de l’Ouest de la capitale. Les réalisations parisiennes de Ledoux, dont Fourier devait connaître les travaux francs-comtois, sont également des références récurrentes dans ses textes, et on sait bien quelle est l’empreinte de Ledoux sur l’utopie phalanstérienne. [10] Benjamin lui-même explicite ce lien en évoquant, dans les citations dédiées à l’urbanisme du chapitre W, le projet de la communauté de Chaux, imaginé par Ledoux en extension des salines d’Arc-et-Senans. [11]] Mais il est frappant de remarquer que, dans les textes de Fourier, la référence à Ledoux revient surtout pour déplorer la destruction du plus célèbre de ses hôtels parisiens, opérée en 1826 par le spéculateur Berchut, marchand de tissus du Palais Royal qui avait bâti sa fortune comme fournisseur de l’armée napoléonienne. « C’est aussi par une morale de brocantage et de vandalisme que les Parisiens ont fait démolir l’an passé le plus beau de leurs hôtels, nommé Thélusson », écrivait-il dans son texte sur les Cités ouvrières repris en 1849 par La Phalange. [12] Ou, encore plus précisément, dans la Théorie de l’unité universelle  :

La démolition mercantile du charmant hôtel Thélusson a trouvé des apologistes. Il formait, outre sa beauté, un triple étage de points de vue avec les édifices Montmartre. Il ne manque plus, après cela, que de vendre le Louvre à quelque ami du commerce, qui le démolira sous prétexte de prolonger la rue du Carrousel. Ensuite on dira comme les journaux : “il n’y a rien de perdu ; on en a conservé les plans lithographiés” [13]

Tout en étant en assonance avec les passages, le Phalanstère s’inscrit donc dans une temporalité et dans des références opposées. Car, après les premières années parisiennes, même le Palais-Royal a perdu sa splendeur et il n’est plus, aux yeux de Fourier, qu’un « Bazar ouvert […] dont les galeries couvertes ne sont ni chauffées en hiver, ni ventilées en été. C’est le superlatif de la pauvreté. » [14] A sa place, le Louvre va devenir la référence canonique de la pièce maîtresse de l’architecture phalanstérienne : « ceux qui ont vu la galerie du Louvre au musée de Paris peuvent la considérer comme modèle d’une rue-galerie d’harmonie, qui sera de même parquetée et placée au 1er étage, et dont les croisées pourront, comme celles des églises, être de forme haute, large et ceintrée, pour éviter 3 rangs de petites croisées. » [15]

Le Phalanstère, double fantasmagorique des passages parisiens, inscrit donc son rêve dans un horizon marqué par un syncrétisme de formes et de références dans lesquelles l’utopisme des lumières cohabite avec les perspectives des boulevards (bâtis sous Louis XVI mais dessinées sous Louis XIV), et le modèle d’une galerie, tout aussi classique (entamée sous Charles IV et achevée sous Henri IV), réminiscence, à son tour, du couloir couvert qui relie, depuis 1565 et sur une longueur d’un kilomètre, les palais Pitti et les Uffizi de Florence.

L’ordre dans la complexité et la variation

Il est difficile de saisir pleinement la signification de ces références dans la construction du modèle phalanstérien, et d’autant plus dans la lecture qu’en fait Benjamin dans le cadre des passages. Il semble évident, cependant, que, chez Fourier, la régularité et la grandeur des formes classiques, assises dans la dimension de l’unité et de la grandeur, doivent se conjuguer avec la variété des formes locales. Loin de l’esthétique haussmannienne qui s’imposera au cours de la deuxième moitié du siècle, l’urbanisme de Fourier prévoyait une approche fondée sur la variation continue des perspectives et des motifs architecturaux.

Chaque avenue, écrit-il, chaque rue doit aboutir à un point de vue quelconque, soit de campagne, soit de monument public. Il faut éviter la coutume des Civilisés, dont les rues aboutissent à un mur, comme dans les forteresses, ou à un amas de terre, comme dans la ville neuve de Marseille. Toute maison située en face d’une rue doit être astreinte à des ornements de Ve classe, tant d’architecture que de jardins. [16]

La citation – la seule que Benjamin dédie à Fourier, dans le chapitre E, l’Haussmannisation, combats de barricades — est intéressante. Nous retrouvons la même posture antiréductionniste et anti-normative qui s’exprime dans le modèle global harmonique. L’idée d’un système qui se structure par la mise en cohérence de la somme des singularités qui le composent. Ce qui est clairement exprimé par l’approche sociale de Fourier : une société harmonique ne peut pas être fondée sur la prescription normative des comportements, mais sur sa capacité de prendre en compte les différences individuelles au travers d’une analyse objective des mécanismes des passions humaines.

Cette vision s’enracine dans les postures scientifiques newtoniennes, réactivées, dès la fin du XVIIIe siècle, par les importantes avancées de la physique sous l’impulsion des travaux de savants comme Laplace, Berthollet et du cercle d’Arcueil. Mais elle évoque aussi les couleurs de la philosophie de la nature telle qu’elle se développe, dans le cadre du romantisme européen, entre la morphologie de Goethe et des frères Humboldt, le transformisme de Geoffroy Saint-Hilaire, et le vitalisme de Barthez ou de Lordat.

Benjamin, profond connaisseur de Goethe, était certainement sensible à une approche tout aussi attentive à la description et la mise en valeur de la complexité et de la singularité. Deux dimensions qui s’identifient, chez lui comme chez Fourier, avec celle d’esthétique.

Le beau, la perfection esthétique, se trouvent bien dans une singularité en mesure d’être le reflet de la généralité. C’est aussi le sens de l’attention prêtée par Benjamin à des détails qui pourraient sembler extravagants, comme la description des formes de production alimentaire dans un Phalanstère :

[Une Phalange] vend mille quintaux distingués en échelles de cinq, six, sept nuances de saveur dont elle a fait l’épreuve en boulangerie et qu’elle fait distinguer selon les terrains de récolte et les méthodes de culture... Un tel mécanisme sera le contraire de notre monde à rebours, de notre civilisation perfectible... Aussi voit-on, chez nous, les denrées de mauvaise qualité, vingt fois plus abondantes et plus faciles à placer que les bonnes... qu’on ne sait même pas distinguer des mauvaises ; la morale habituant les civilisés à manger le bon et le mauvais indifféremment. Cette brutalité de goût est l’appui de toutes les fourberies mercantiles. [17]

Dans cette optique, le beau devient projet politique en totale rupture avec les idéologies des moralistes, contemporains de Fourier, mais aussi des idéologues ouvriéristes, contemporains de Benjamin :

C’est encore une thèse diamétralement opposée aux idées philosophiques et morales ; elles veulent isoler le bon du beau, sacrifier l’un à l’autre. Fénelon fait démolir les belles façades commencées à Salente ; il ordonne qu’on les construise en genre plus commun, plus moral. Robespierre fait arracher les fleurs du parterre des Tuileries et les remplace par des plantations morales de choux et de raves. Fénelon, Robespierre sont ignorants l’un et l’autre sur les vues de Dieu, qui tendent à assembler en tout sens le beau avec le bon et faire du beau une voie de progrès social aussi efficace que le bon. On va se convaincre que Fénelon aurait dû faire construire à Salente des façades plus belles encore, ne fut-ce que pour éviter la double dépense de démolir de beaux édifices pour en élever de laids. [18]

Rapport harmonique avec la nature

Cette attention à la lecture fouriériste de la globalité et à la prise en compte des singularités qui la composent, se lit aussi dans l’importance donnée par Benjamin à la polémique de Considerant contre le développement des chemins de fer. [19] Trois longues citations reprennent les thématiques de ce disciple de Fourier en rappelant comment sa critique portait fondamentalement sur l’incapacité de ce nouveau système de transport d’épouser les formes naturelles du territoire. Ainsi, en reprenant à son tour le travail du mathématicien polonais Hoëne Wronski, Considerant voyait, dans « la construction d’immenses voies plates, armées de rails métalliques, exigeant des frais et des travaux énormes » une approche technique fondamentalement négative, en opposition et en contraste du progrès social. [20]

Dans sa polémique, Considerant critique donc une approche technique qui évite ou même se refuse de prendre en compte la nature dans ses formes distinctives, comme le synthétise bien le passage cité par Benjamin de manière tronquée, mais que je restitue intégralement et avec ses caractères typographiques originaux :

Le procédé des Chemins en fer, tel que nous le connaissons, attache fatalement L’HOMME AU PLAN HORIZONTAL. Or, si ce procédé était le dernier mot du problème de la locomotion, l’assujettissement à se traîner sur ce plan horizontal mettrait l’Humanité, pour réaliser sur toute la surface de son Globe la rapidité de communication à laquelle ses grandes Destinées ultérieures l’appellent, dans la nécessité de COMBATTRE sur toute la Terre l’œuvre de la Nature, de combler les vallées, de trancher et percer les montagnes, de prendre des développements prodigieux pour mettre en communication des hauteurs inégales même très rapprochées, de LUTTER enfin, EN SYSTÈME GÉNÉRAL, contre les conditions naturelles du sol de sa planète, tel qu’il lui a été livré, et de les remplacer universellement par des conditions opposées : — puisqu’il faudra bien réaliser un jour universellement, c’est-à-dire de tout point habité à chaque autre point habité, le maximum de rapidité de la locomotion !!.. [21]

Contre la théorie du progrès industriel

Par ces citations Benjamin crée une tension importante avec la vision saint-simonienne de la technique et du progrès. Comme le montrent les textes réunis dans le chapitre U, Saint-Simon, chemins de fer, Benjamin individualisait un des traits caractéristiques de ce mouvement dans la foi dans un progrès engendré par les forces de l’industrie et des grands capitaux financiers. Le chemin de fer, vigoureusement développé sous la monarchie de Juillet, semblait correspondre parfaitement non seulement aux théories, mais aussi aux spécificités sociales des saint-simoniens parmi lesquels on trouvait de nombreux ingénieurs des mines et de Polytechnique, ainsi que des banquiers et des financiers importants. [22]

Dans cette optique, le progrès était vu comme une marche progressive et linéaire visant la conquête et le contrôle total de l’homme sur la nature. Une vision totalement opposée, donc, de celle de Fourier et d’une partie importante de ses disciples. Pour ces derniers, nous venons de le voir, le progrès était uniquement conçu comme la capacité d’harmoniser davantage les hommes et le milieu naturel. Dans cette perspective l’évolution n’est pas nécessairement linéaire, mais elle peut connaître des points d’arrêt et même des involutions. Ainsi Benjamin remarque que Fourier, dans une posture proche de la philosophie de Vico, « affirme que toutes les améliorations partielles des conditions sociales de l’humanité entraînent inévitablement, pendant la période de la “civilisation”, une détérioration de son statut d’ensemble ». [23]

On connaît l’importance, dans la pensée de Benjamin, de la critique de la notion de progrès. Tout son travail est marqué par une prise de distance avec les images du progrès portées par les interprétations historiographiques traditionnelles. Autant d’images qui ne correspondent, à ses yeux, qu’au chapelet de représentations savamment accommodées au cours de l’histoire pour rendre cohérente et linéaire un parcours fait d’embûches, de drames et de ruptures :

Quiconque, jusqu’à ce jour — rappelle Benjamin dans un de ses plus beaux textes — aura remporté la victoire fera partie du grand cortège triomphal qui passe au-dessus de ceux qui jonchent le sol. Le butin, exposé comme de juste dans ce cortège, a le nom d’héritage culturel de l’humanité. Cet héritage trouvera en la personne de l’historien matérialiste un expert quelque peu distant. Lui, en songeant à la provenance de cet héritage ne pourra pas se défendre d’un frisson. Car tout cela est dû non seulement au labeur des génies et des grands chercheurs mais aussi au servage obscur de leurs congénères. Tout cela ne témoigne pas de la culture sans témoigner, en même temps, de la barbarie. Cette barbarie est même décelée jusque dans la façon, dont, au cours des âges, cet héritage devait tomber des mains d’un vainqueur entre celle d’un autre. L’historien matérialiste sera donc plutôt porté à s’en détacher. Il est tenu à brosser à contresens le poil trop luisant de l’histoire. [24]

L’utopie fouriériste constitue donc, à ses yeux, une des nombreuses formes d’expérience sociale ayant exprimé un possible non advenu de l’histoire. « Ce qui est spécifique à Fourier, note-t-il dans le chapitre X sur Marx, c’est qu’il a voulu ouvrir la voie à une toute autre réception de la technique. » [25]]

Dans cette optique, la pensée de Fourier apparaît comme un des points d’articulation fondamentaux pour saisir la société parisienne de la première moitié du siècle dans toute sa complexité. Mais elle révèle aussi l’objet et le moment précis d’une catastrophe majeure de l’histoire qui a lieu lorsque le mouvement ouvrier, en s’éloignant de l’utopie libertaire, intègre l’idéologie du travail et de la production comme élément moteur du progrès. Benjamin est très clair à ce propos :

Cette conception du travail, caractéristique d’un marxisme vulgaire, ne prend guère la peine de se demander en quoi les biens produits profitent aux travailleurs eux-mêmes, tant qu’ils ne peuvent en disposer. Elle n’envisage que les progrès de la maîtrise sur la nature, non les régressions de la société. Elle présente déjà les traits technocratiques qu’on rencontrera plus tard dans le fascisme. Notamment une telle approche de la nature qui rompt sinistrement avec les utopies socialistes d’avant 1848. Tel qu’on le conçoit à présent, le travail vise à l’exploitation de la nature, exploitation que l’on oppose avec une naïve satisfaction à celle du prolétariat. Comparées à cette conception positiviste, les fantastiques imaginations d’un Fourier, qui ont fourni matière à tant de railleries révèlent un surprenant bon sens. Si le travail social était bien ordonné, selon Fourier, on verrait quatre Lunes éclairer la nuit terrestre, les glaces se retirer des pôles, l’eau de mer s’adoucir, les bêtes fauves se mettre au service de l’homme. Tout cela illustre une forme de travail qui, loin d’exploiter la nature, est en mesure de l’accoucher des créations virtuelles qui sommeillent en son sein. [26]

Divergences et apories autour des passages

Un paradoxe étrange se dessine. Dans l’utopie fouriériste, Benjamin reconnaît justement les traits majeurs de quelque chose qui aurait pu, et même dû, accoucher d’une société dans laquelle non seulement la technique, mais aussi bien tous les rapports sociaux auraient exprimé des formes différentes d’organisation et de hiérarchisation sociales.

Or ces formes sont aussi celles qui commencent à s’ébaucher, en plein centre ville, dès les années 1820, avec les premières grèves et les premières expériences d’association et de mutualisme ouvrier. Peu reconnues, les plus souvent vilipendées ou ignorées par les contemporains, dépourvues de parole ou presque, celles-ci portaient les mêmes germes, les mêmes embryons d’organisation.

Pourtant, malgré l’objective convergence, ces expériences semblent se situer dans un angle mort du regard fouriériste. Tout d’abord de Fourier lui-même, qui ne semble pas s’être aventuré souvent au-delà du Palais Royal et de la rue Richelieu, frontière qui sépare, au cours de ces années, l’ouest parisien, avec ses hôtels cossus et bien dessinés, du vieux centre dans lequel s’affaire une foule active et dense d’artisans, commerçants et ouvriers. Lorsqu’il lui arrive de s’y rendre, son regard intègre les grilles de lecture des hygiénistes et des moralistes contemporains sans parvenir à saisir les importants enjeux politiques et sociaux qui se jouent dans ces espaces : « Au lieu des jouissances de l’odorat, on ne rencontre dans nos villes que l’opposé ; des cloaques ou ramas d’immondices, une humidité, une infection perpétuelles. » [27]

Cette difficulté à apercevoir les éléments de nouveauté présents dans la ville populaire s’accentue de manière significative chez ses disciples. Considerant voit dans les quartiers du centre ville uniquement un monde maladif et pourri sur lequel pèse « une atmosphère de plomb, lourde, grise et bleuâtre, composée de toutes les exhalaisons immondes de la grande sentine. » [28] Cette partie de la ville est, à ses yeux, « un immense atelier de putréfaction, où la misère, la peste et les maladies travaillent de concert, où ne pénètrent guère l’air ni le soleil. » [29] Perreymond, de son côté, à la suite d’une longue série d’articles publiée par la prestigieuse Revue Générale d’Architecture et des Travaux Publics, ira jusqu’à proposer de raser totalement les quartiers plus anciens du centre ville pour construire un énorme espace à la physionomie phalanstérienne mais dédié, cependant, à la communication et au commerce. [30]

Dans cette dernière optique, légèrement décalée du centre du texte de Benjamin, visions saint-simoniennes et visions fouriéristes sembleraient se rapprocher. Les passages du commerce, de la finance et de la mode n’apparaissent pas comme trop éloignés des larges galeries phalanstériennes. On entrevoit un chiasme, ouvert entre pratiques et horizons contradictoires, qui restitue une image forte et précise des forces contradictoires qui animent la société parisienne au cours de la première moitié du XIXe siècle et qui éclateront au grand jour dans l’explosion sociale de 1848. C’est à cette date fatale que Benjamin semble situer le point de rupture qui clôt définitivement les perspectives de l’utopie en faisant sombrer la société parisienne dans la sinistre fantasmagorie napoléonienne.