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Site internet de l’Association d’études fouriéristes et des Cahiers Charles Fourier

89-98
Hordes et bandes
Article mis en ligne le 5 janvier 2011
dernière modification le 2 octobre 2016

par Schérer, René

Dans la section W consacrée à Fourier, l’enfance et son éducation fournissent à Benjamin un terrain d’application exemplaire de la méthode d’« anthropologie matérialiste » qu’il attribue à l’utopiste. Indépendamment de tout recours à des directives transcendantes ou à une intervention pédagogique des adultes, ce sont les propres passions des enfants qui, en vertu d’une dialectique immanente, mécanisent et « engrènent » les groupes entre eux, faisant des « petites hordes » et des « petites bandes » un agent privilégié de l’Harmonie sociétaire. Les citations et notes de Benjamin mettent en lumière, comme autant d’ « images dialectiques », les points remarquables où l’enfance confère à l’ordre harmonique sa touche pittoresque et particulièrement attractive ».

La place de Fourier dans les Passages est intéressante à un double titre :
L’importance de son œuvre dans l’économie générale du XIXe siècle, contrastant avec le quasi oubli ou prétendu dépassement de la pensée contemporaine.
L’interprétation de Fourier à partir du matérialisme historique, et d’une méthode dialectique.

Ce dernier point étant à préciser, à compléter par les remarques suivantes :

Insistance sur l’appréciation très positive de Marx à l’égard des utopies qui l’ont précédé et préparé. Ce qui toutefois ne porte en rien préjudice, apparemment, au fait que W. Benjamin continue à opposer à l’utopie un « matérialisme dialectique » conçu toujours comme plus « scientifique ». Mais modulée, infléchie par rapport à la pensée de Marx, dans son interprétation causaliste et mécaniste. Fourier intervient pour introduire ou préparer une nouvelle conception de la dialectique et du matérialisme. Une dialectique « expressive » ou « expressionniste » [1], au centre de laquelle se trouve l’image dialectique, riche de sens multiples, rayonnant dans des directions diverses que le matérialisme marxiste a réduites à la seule relation d’ordre économique.

La lecture de W. Benjamin qui nous importe est préparée par le texte méthodologique du fragment [W 8, 1] des Passages  :

Il faut étudier la pédagogie de Fourier, exactement comme celle de Jean Paul, dans le contexte du matérialisme anthropologique. Il faut comparer à cette occasion le rôle du matérialisme anthropologique en France avec le rôle qu’il a en Allemagne. Il pourrait apparaître que, là-bas, la collectivité humaine était au centre des préoccupations, tandis qu’ici c’était l’individu humain. Il faut également observer que le matérialisme anthropologique en Allemagne est parvenu à une formulation plus incisive parce que son contraire, l’idéalisme, était formulé là-bas avec plus de netteté. L’histoire du matérialisme anthropologique va, en Allemagne, de Jean Paul à Keller (en passant par Georg Büchner et Gutzkow) ; en France il trouve sa traduction dans les utopies socialistes et les physiologies. [2]]

Texte intéressant, certes, mais à aborder avec une réserve, dans la mesure où il introduit une expression très contemporaine, « matérialisme anthropologique » qui n’est utilisée ni par Fourier ni par Marx, ni par ceux que leur agrège W. Benjamin : Jean Paul, etc. Il constitue, donc, une sorte d’extrapolation ou de greffe méthodologique. Et qui, d’autre part, sous cette appellation, fait intervenir des écrivains, poètes plus que théoriciens des sciences sociales.
Qu’entendre par là ? On sait que W. Benjamin a toujours tenu à différencier son propre matérialisme, qu’il veut marxiste, du matérialisme dit « mécaniste » attribué au XVIIIe siècle, dans la ligne inspirée de Descartes et dont le plus célèbre représentant serait La Mettrie avec L’homme machine. Ou encore, peut-être, Helvétius (De l’homme). Le qualificatif « anthropologique » introduirait une plus large extension d’un concept applicable primitivement à l’individu isolé ; il permet aussi une modulation relativement à une application du modèle mécanique, une transition entre la pure machine et le vivant.

Sous le mot d’anthropologie, c’est l’ensemble des forces humaines de vie et les associations qui sont comprises, et non seulement ce que nous nommerions un « robot » humain, abusivement objectivé. Mais l’expression est, à coup sûr, contemporaine. Son apparition ici indique donc que W. Benjamin entend établir la perspective selon laquelle il est possible, aujourd’hui et rétrospectivement, d’accueillir Fourier, de dégager de son œuvre son véritable sens historique pour le XIXe siècle.

NB. Le « matérialisme anthropologique » relève avant tout de Feuerbach (1804-1872) — « le secret de la théologie est donc l’anthropologie ». L’expression est reprise à propos de la critique de ce naturalisme matérialiste par K. Marx qui approuve le fait qu’il envisage l’homme « générique » et non seulement individuel. Elle est utilisée en ce sens par W. Benjamin. Celui-ci rejette le matérialisme « abstrait » qui ne tient pas compte des conditions historiques et n’applique pas une méthode de type dialectique. Donc reste mécaniste.

En revanche, ce mécanisme simple est absent, selon lui, chez Fourier :

On peut qualifier le phalanstère de machinerie humaine. Ce n’est pas un reproche et rien de mécaniste en lui n’est visé. Seulement une façon de qualifier la grande complication de sa structure. Le phalanstère est une machine faite d’hommes [3]]

La « complexité » de l’homme se trouve donc au principe de l’anthropologie et le différencie d’une simple machine. Et la notion d’anthropologie englobe également le caractère « générique » du matérialisme appliqué à l’homme.

A la base, donc, nous avons bien, avec Fourier, un matérialisme anthropologique, puisqu’il concerne :

 la complexité des passions, et

 la « complication » de leurs combinaisons ou agencements (engrenage sous l’effet de la passion dite engrenante ou composite).

En langage de Fourier, c’est la composition opposée au mécanisme simple de la civilisation.
Les passions opèrent toujours sur le mode composé. Et il s’agit, en pédagogie (ou , mieux, en éducation harmonienne) comme ailleurs, de passer du simple au composé ; de voir comment en composant les passions, étudiées dans leur matérialité, c’est-à-dire dans leur activité réelle, on parvient à utiliser en vue du bien commun même les plus anti-sociales, les plus nocives.

C’est donc un cas d’application du matérialisme anthropologique :

 critique et élimination de l’idéalisme, car il n’est nul besoin de faire intervenir d’autres ressorts que les passions telles qu’elles sont données ; et ce, en civilisation même ;

 accroissement de la puissance de l’individu par le collectif. Ce n’est que collectivement, dans les groupes émulatifs que les passions nuisibles peuvent changer de marche en vue de l’utilité.

Résumons :
1. Matérialisme opposé à idéalisme.
2. Anthropologique opposé à mécaniste.

Dans son annotation commentée, W. Benjamin ne va pas traiter de manière suivie de la pédagogie fouriériste (ou éducation harmonienne) ; il ne parlera, à nouveau, des enfants que quelques pages plus loin [4]], en ouvrant Le Nouveau Monde industriel et sociétaire. Toutefois, il donne immédiatement, dans le fragment qui suit [5]], une illustration importante où l’on peut voir comme une explicitation de cette anthropologie matérialiste. Il s’agit de la force de « l’exemple » envisagé, non comme « modèle », mais comme geste à imiter, avec sa force d’entraînement [6]. Ce qui sera le principe même de cette éducation nouvelle et, particulièrement, des « petites hordes », portées au « dévouement sociétaire » à la faveur de l’entraînement dans les séries et de l’imitation des enfants d’âge directement plus élevé.

On remarquera également qu’un autre principe matérialiste d’anthropologie est celui de l’imitation qui joue, en particulier, dans l’esthétique de Fourier, sous le nom de mimésis, un rôle prépondérant ; il préside au devenir avec ses métamorphoses, ses passages à l’hétérogène. Ainsi s’explique, sans qu’il soit besoin de faire appel à une « sublimation » immatérialisant, l’apparition du « sublime » dans les actions accomplies par les petites hordes.

Ce passage est bien « dialectique », en ce sens qu’il s’opère relativement à la qualité de l’acte. Ce n’est pas exactement un simple passage de la quantité à la qualité, comme il est habituel chez Hegel et chez Marx, mais il fait appel à un autre « ordre » par composition ou complication.

En d’autres mots, propres à Fourier, « l’égoïsme simple » y devient « égoïsme composé », dépassement de soi ; et il convoque l’ensemble complexe de toutes les passions, sensuelles et animiques mises en jeu.

Entre les deux occurrences sur l’enfance, il faut encore citer une note originale de W. Benjamin, extrêmement importante, à la fois du point de vue méthodologique et en ce qui concerne le contenu de sa lecture. Il s’agit d’une note sur Mickey Mouse. Elle intervient dans un contexte apparemment tout à fait distinct, sinon contradictoire avec les préoccupations pédagogiques ou le centre d’intérêt fouriériste.

L’auteur est en train de lire Toussenel où il trouve une remarque sur la sexualité des planètes, l’égalité future des sexes ou l’inversion de leurs rôles. Ce qui le porte à une considération sur les caricatures consacrées, en son temps, à l’homme selon Fourier représenté muni d’une queue avec un œil au bout (« l’archibras [7] »), et à la consultation du journal satirique Le Rire, illustré de « dessins d’inspiration érotique » (1849). Voici son commentaire :

Pour expliquer les extravagances de Fourier, on doit évoquer Mickey Mouse, par qui s’est accomplie, tout à fait dans l’esprit des conceptions du premier, la mobilisation morale de la nature. Avec Mickey l’humour met la politique à l’épreuve. Il montre combien Marx avait raison de voir chez Fourier surtout un humoriste. La rupture de la téléologie naturelle s’effectue selon le plan de l’humour [8]]

Le jugement de Marx avait été déjà souligné dans la présentation générale de Paris, capitale du XIXe siècle  ; l’importance de Mickey pour W. Benjamin renvoie à un article de la même époque [9] où il en dégage l’allégorisme, lorsqu’il apparut pour la première fois chez Disney en 1928 (avec Minnie et Pluto) comme une figure du prolétaire et même du sous-prolétaire, dans sa résistance à l’ordre du capitalisme ambiant.

L’idée de « mobilisation morale de la nature » nous renvoie, elle, d’une part, dans le texte, à la cosmologie et aux analogies végétales, animales, cosmiques ; d’autre part, à la célèbre thèse XI de « Sur le concept d’histoire » ou « philosophie de l’histoire », où W. Benjamin se livre à une critique de l’interprétation purement mécaniste, économique et causaliste du matérialisme dialectique : « Tout cela illustre un travail qui, bien loin d’exploiter la nature, est en mesure de faire naître d’elle les créations virtuelles qui sommeillent en son sein [10] ».

Que Mickey soit un personnage enfantin, propre à l’imitation et à l’identification par les enfants n’est pas, je crois, à démontrer. Quant à l’humour, non seulement comme élément de divertissement associé au texte, mais comme ingrédient constituant de la pensée, de son ouverture, facteur de liberté de l’esprit, d’invention, c’est encore une autre parenté que W. Benjamin pourra établir entre Fourier et Jean Paul. Un autre élément constitutif de cette anthropologie matérialiste qui se rattache au premier romantisme et, par delà à toute une tradition qui remonte, pour nous limiter à l’ouverture des temps modernes, à Rabelais. Rupture avec la téléologie, écrit W. Benjamin. Il aurait pu écrire aussi « la théologie », dans la mesure où l’humour corrode toute pensée de transcendance divine.

S’il y a bien, pourtant, présence et référence constante, chez Fourier, aux « Destinées » et aux « desseins de Dieu », c’est sur un plan d’immanence absolue avec les passions humaines, leur matérialité, c’est-à-dire leur réalité concrète. Ou, selon les termes fouriéristes, uniquement à travers « l’étude de l’homme ». L’humour est ce qui empêche la critique de « l’esprit irréligieux des modernes » de tourner au fidéisme religieux : « Voir la face de Dieu. Si Dieu a une face, il a donc un derrière ! [11] ». La religion de Fourier, ses spéculations qu’il qualifie souvent de « transcendantes » sont toutes à traiter sur ce plan d’immanence, à la lumière de son humour.

C’est également un tel humour qui, tout en réservant à l’enfance une fonction pivotale dans le mécanisme sociétaire, tout en organisant les chœurs enfantins, jusqu’à celui des vestales, en une forme de service religieux, le détourne de cette hypocrite et répugnante religion de l’enfance dont pâtissent les morales laïques contemporaines. Il sait traiter les problèmes de l’enfance avec humour, et ainsi les illuminer et les alléger, loin de cette pesanteur pédagogique, familiale, morale, qui caractérise notre système éducatif. Nous sommes devenus, à cet égard, incapables d’humour.

On comprend, dans ce cadre et selon cette perspective que la lecture benjaminienne de Fourier puisse se porter, électivement, plutôt que sur une présentation générale des principes éducatifs, sur des points remarquables et teintés de bizarrerie (cette bizarrerie du beau qu’a signalée aussi Baudelaire) ainsi que d’humour.

Telle cette notation, prise du Nouveau Monde industriel et reproduite dans les Passages  : « Donner aux enfants la finesse d’ouïe des rhinocéros et des cosaques [12] ». Intervenant après des extraits choisis chez divers commentateurs et entretenant l’incertitude sur les extravagances de Fourier voire son « absurdité ».

L’intention de W. Benjamin apparaît clairement, alors, comme la volonté, d’une part de ne rien négliger de son œuvre, de prendre le contre-pied d’une censure ou d’une expurgation, d’autre part, de comprendre, au contraire, l’ensemble, à partir de ces détails, de ces marges ou broutilles dites absurdes ou bizarres (couleurs de costumes, service culinaire).

Et c’est précisément alors qu’il va, dans deux fragments centraux, aborder Fourier à partir de ces éléments célèbres, attirants dès le départ, mais difficilement acceptés par les contemporains, des petites hordes et des petites bandes ; qu’il va, en opérant un raccourci saisissant, en résonance avec les analyses les plus originales qui ont, de nos jours, rajeuni, renouvelé la lecture de Fourier (je pense ici à Simone Debout, à Maurice Blanchot, à Pierre Klossowski, Georges Bataille [13], Roland Barthes) ; en accord avec elles ou même préfigurateur, rapprocher Fourier de Sade, dans une confrontation très éclairante, qui va faire surgir, relativement aux grilles de lecture routinières et toutes faites, les vrais problèmes. Disons plutôt, introduire une authentique problématisation parmi le désarroi et l’incohérence.

Le premier texte qui suit la remarque ponctuelle sur l’amélioration des sens (vue, ouïe) par l’éducation et les formules humoristiques (attirant l’attention puérile) qui servent à la présenter : rhinocéros, cosaques, constitue, de nouveau, un instrument de méthode : par quel bout prendre Fourier, que privilégier chez lui ? On va le voir dans le second texte qui suit immédiatement :

On comprend facilement l’importance de l’élément culinaire chez Fourier : le bonheur a des recettes comme n’importe quel pudding. Il naît, au fond d’un dosage exact d’éléments différents. Il est un effet. Le paysage, par exemple, ne compte pas chez Fourier ; il ne s’intéresse pas à son aspect romantique ; les misérables cabanes des paysans l’indignent. Mais si l’« agriculture composée » l’occupe et si les petites « hordes » et les petites « bandes » le parcourent, s’il retentit du bruissement des marches militaires de l’armée industrielle, on est parvenu à ce dosage qui a le bonheur pour résultat [14]].

Il s’agit d’un « dosage » (Dosierung, le mot est le même en allemand). C’est le calcul harmonique des proportions dans la complexité anthropologique des attractions, des plaisirs. Le but est de figurer le bonheur envisageable par l’homme moderne. Un bonheur qui, dit W. Benjamin, peut déjà être anticipé et esquissé dans les tableaux d’Harmonie.

C’est se détourner déjà d’une méthode discursive, d’une raison purement démonstrative, que de s’en apercevoir et de mettre cela en premier lieu.

On pensera à certaine confrontation qu’a proposée Michel Foucault entre deux sortes de vérités : l’une venant au résultat d’une démonstration, l’autre opérant par « voyance » ; ce qui ne veut pas dire par une simple intuition opposée à l’intellect ou au discours. Cette « vérité » concerne toute une « vision du monde », une autre structuration, un autre point de vue, une autre manière de se situer et de découper l’expérience.

On s’en aperçoit mieux encore à propos du rapprochement avec Sade qui est l’objet, cette fois, du fragment suivant [15]].

Leur « parenté », est assurée de façon très originale à partir de leur similitude de vision et d’écriture et non pas, en premier lieu, comme on le fait ordinairement, de la plongée dans les profondeurs passionnelles. Ce qui n’est pas exclu, certes, mais vient en second lieu. Conception très moderne et qui fait penser à la lecture de Roland Barthes. Sade et Fourier s’apparentent en tant qu’écrivains visionnaires. En tant qu’ils développent, également, une vision totalement immanente, dans les agencements d’une combinatoire. A ce point, les univers de Sade et de Fourier se rejoignent en tant que jonction des extrêmes.

Remarque méthodologiquement capitale pour une compréhension nouvelle d’œuvres entourées d’un si grand nombre de préjugés d’ordre moral ou politique (le réalisme contre l’utopie). A la seule réserve d’une limitation certainement abusive, ici, de Fourier, confiné dans les limites d’un phalanstère et d’activités et de jouissances apparemment imposées qui ne seraient capables de proposer qu’un « bonheur barbelé ». Objection d’ailleurs courante (voir E. Cioran [16]), alors que, dans l’ensemble de son interprétation, W. Benjamin exprime une compréhension très sûre et intime de l’ouverture du système fouriériste, de sa diversification infinie.

Cette dernière idée domine d’ailleurs la remarque suivante : « Le simplisme apparaît chez Fourier comme le signe distinctif de la “civilisation” [17]] ».

NB. La remarque sur Sade suggère la seule objection valable que l’on fait en dernière analyse à Fourier et à l’utopie en général : l’existence d’une agressivité, d’un « instinct » de mort originel dirigé vers soi-même ou vers autrui. L’analyse « structurale » ici proposée contourne cet objection en faisant passer la problématique par une autre ligne, parcourant un autre champ, celui d’une combinatoire où toute passion trouve son complémentaire. Ce que Fourier lui-même exprime dans Le Nouveau Monde amoureux que n’avait pu lire W. Benjamin. Et où il traite explicitement de Sade comme ayant spéculé simplement sur des passions entravées, n’allant pas jusqu’à ce plein essor où s’opère le renversement de l’agressivité en association.

Ce disant, avec l’affirmation — au moins implicite — qu’il n’y a pas de passion mauvaise, mais de mauvais développements (ou agencements), nous nous trouvons au seuil d’une compréhension de l’éducation sociétaire telle qu’elle se fonde sur le libre exercice de passions qu’il s’agit d’abord de recenser et d’admettre dans leur plus infime détail, leurs singularités « maniaques », pour ensuite les combiner harmonieusement.

Sur ce point, W. Benjamin utilise presque exclusivement une source directe que l’on pourra, il est vrai, juger un peu restrictive : Le Nouveau Monde industriel et sociétaire. Choix heureux, pourtant, car, bien que pouvant apporter quelques compléments et illustrations, les autres sources, à partir de la Théorie des quatre mouvements, et en comprenant les éditions posthumes des Manuscrits par La Phalange n’apportent aucun élément fondamentalement nouveau.

Ainsi que Fourier l’a écrit lui-même dans l’exposé du Traité de l’association domestique-agricole ou Théorie de l’unité universelle, la théorie de l’éducation fut prête dès qu’il comprit comment utiliser les passions inutiles ou nocives des enfants « sans rien en changer ». Principe, il a été dit plus haut de toute sa méthode.

Et que W. Benjamin a retenu, aux côtés de celui de l’éducation extra-familiale, dans ses différents extraits.

Le premier porte sur le recensement des goûts enfantins : furetage, goût du « fracas industriel », « singerie ou manie imitative », miniaturisation, entraînement du faible par le fort [18]].

C’est particulièrement à cette occasion que l’on se prend à regretter que sa documentation se soit limitée à l’exposé trop succinct du Nouveau Monde industriel et sociétaire. Car celui du Traité est incontestablement plus coloré et circonstancié. Le fameux « goût de la cochonnerie » mainte fois cité par les commentateurs pédagogues, ainsi que l’évocation de la « denrée favorite » servant à enduire les marteaux de portes, ne pouvaient manquer d’attirer l’intérêt et l’humour de W. Benjamin. Mais il a sans doute négligé de se référer à ce texte [19]. Toutefois, ce par quoi il est remplacé, bien qu’un peu pauvre et réservé de langue (celle-ci ayant été censurée sous les conseils de prudence verbale des prudes disciples de l’Ecole sociétaire) : « ils inclinent à la saleté ; ils aiment à se vautrer dans la fange, et se font un jeu du maniement des choses malpropres [20] », ne l’ont pas empêché de saisir que c’est là, dans ces mauvais goûts et les passions néfastes qui les accompagnent que se trouvent les ressorts de l’éducation des enfants et de leur utilité pour la société. Ces prétendus vices sont les points de départ, les pivots où s’expriment les forces vives qui se convertissent en vertu :

Les quatre « ressorts de vertu » des « petites hordes », « ce sont les goûts de saleté, d’orgueil, d’impudence ou d’insubordination. [21]] » Et : « Les petites hordes vont au beau par la route du bon, par l’immondicité spéculative [22]] », c’est-à-dire en s’adonnant avec enthousiasme aux travaux répugnants ou dangereux.

En fin de compte, on pourrait estimer que les choix et commentaires de W. Benjamin sont étrangement pauvres eu égard à la richesse des développements et des évocations imagées auxquels se livre Fourier, à propos de l’éducation de l’enfance. Mais c’est que ces extraits doivent être lus comme des jalons, des repères favorisant l’orientation d’une lecture et délimitant ce plan d’immanence matérialiste, d’anthropologie matérialiste qui, sans recours à aucune valeur spirituelle transcendante, les satisfait toutes en ce qu’elles ont d’indispensable à l’harmonie universelle :

Il incombe aux « petites hordes » de veiller à la « concorde sociale » et aux « petites bandes » au « charme social [23]].

Enfin, j’aimerais à dire que cette concision même, en limitant l’évocation des « manœuvres » et « activités industrielles » et agricoles des enfants à l’exercice des « petites hordes » et des « petites bandes », fait mieux ressortir qu’il s’agit bien là, pour Fourier, d’une distribution générale des caractères et non de groupes particuliers. Tous les enfants sans exception appartiennent, soit aux petites hordes, soit aux petites bandes, à partir du moment où ils ont atteint l’âge de « gymnasiens » (11-12 ans). C’est une subdivision qui s’ajoute aux autres activités enfantines, selon les goûts et les affinités, les caractères. De même qu’elle double la distribution par sexes, relativement à ce « troisième sexe », selon Fourier asexué ou désérotisé.

W. Benjamin, d’autre part, ne manque pas de noter, en se référant, cette fois, au Dictionnaire de sociologie phalanstérienne de E. Silberling, qui date de 1911 [24], à propos de l’institution du « vestalat » qui regroupe les adolescents sortis de l’âge de l’enfance proprement dite — « jouvenceaux » : « Si le vestalat est appelé à donner le change à l’esprit de l’enfance au sujet des relations d’amour, le tact, par le double emploi des appareils génito-urinaires laisse matériellement l’enfant dans l’ignorance du sexe [25]] » (à l’article « tact »). « De même, la politesse des garçons envers les petites filles des “petites bandes” doit donner le change sur la signification de la galanterie chez les adultes [26]] ». Sans qu’il ait jugé bon d’ajouter son propre commentaire.

A moins que l’on n’aille chercher celui-ci quatre pages plus haut, lorsqu’il note que Fourier évite de distinguer, au niveau de la basse enfance (les « lutins » de moins de 3 ans) les sexes par des vêtements différents, ce qui serait « empêcher l’éclosion des vocations [27]] ».
Rappelant opportunément, ou du moins suggérant que l’élusion de la sexualité enfantine est compensée par l’égalité des filles et des garçons, anticipant la pleine égalité des hommes et des femmes en Harmonie [28]].

Quoi qu’il en soit, l’acuité de la lecture de Fourier par W. Benjamin est incontestable. Tout comme la pertinence de son découpage. Celui-ci dessine à traits vigoureux une esquisse de ce que signifie, à sa place charnière dans le siècle, l’œuvre de Fourier inentamée. Ou encore, il nous offre un scénario pour un film parcouru de traits incisifs et d’éclairs d’images fortes.
Avec des lacunes inévitables, aussi.

Mais si l’on prend ce dernier mot au sens littéral d’espace libre, de possibilités de traversées, à la manière, justement, des « passages », on entrevoit comment celles-ci peuvent offrir autant de lignes de fuite, d’échappées.