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80-88
Utopie pédagogique et souveraineté de l’enfance
Article mis en ligne le 5 janvier 2011
dernière modification le 2 octobre 2016

par Ivernel, Philippe

Dans les citations et notations du dossier Fourier, qui dans le Passagenwerk précèdent immédiatement le dossier Marx et n’apparaît nullement contradictoire avec lui, Walter Benjamin attire l’attention sur l’instruction et l’éducation de l’enfance au sein du fameux phalanstère d’essai. Il souligne d’emblée que la nature sur laquelle s’appuie la pédagogie fouriériste est faite de mille fibres et que dès lors, partant des passions et de leur combinatoire, elles se prêtent à autant d’extension et d’évolution. Pour revenir à un exemple bien connu : de la gourmandise à la gastronomie en passant par les activités de cuisine, elles-mêmes raccordables aux activités agricoles et industrielles, l’enfant chez Fourier s’avance « naturellement » vers une formation polytechnique, appelée à surmonter non seulement la division du travail, mais encore et surtout la séparation entre travail, expérimentation et jeu. Benjamin se montre sensible à la dynamique du désir enfantin (chercher à attraper la lune comme une balle) et du geste reproductible, qu’il oppose l’un et l’autre à l’inculcation moraliste toujours menacée d’abstraction. L’utopie pédagogique dont il s’agit ici ne se conçoit, au contraire, que dans le rapport qu’elle entretient avec la pratique. Au bout du compte, elle enclenche sur une histoire à construire (chez Benjamin comme on le sait, mais aussi indirectement chez Fourier), dans laquelle l’enfance est souveraine comme l’âge du commencement et du recommencement.

De l’une et de l’autre, de l’utopie pédagogique et de la souveraineté de l’enfance telles que Walter Benjamin en apprécie la défense et illustration chez l’auteur du Nouveau Monde industriel et sociétaire, il semble bien que la liasse W du Passagenwerk — ou Paris, capitale du XIXe siècle — dise déjà presque tout dès les premières lignes. Celles-ci sont empruntées à Ch. Pellarin, biographe précoce de Fourier, qu’il rapproche de Jean Paul, une des lectures favorites de Benjamin, comme on sait.

Pellarin écrit donc : « les paroles de Jean Paul que j’ai citées en tête de la biographie de Fourier : “De toutes les fibres qui vibrent dans l’âme humaine, il n’en coupait aucune, mais il les accordait toutes” — ces paroles s’appliquent admirablement à ce socialiste et ne sauraient s’appliquer entièrement qu’à lui seul. Il serait impossible de mieux caractériser que par elles la philosophie phalanstérienne [1]] ». Ajoutons que cette philosophie phalanstérienne est à l’origine une philosophie rebelle, pratiquant l’ « écart absolu » — de toutes ses fibres précisément — par rapport à l’ordre « civilisé », celui du capitalisme marchand et de la société d’argent. Contre l’hypocrisie et les mensonges de cet ordre aliénant, elle brandit à nouveau l’oriflamme de la Nature et fait fond sur les goûts et les passions, afin de reconstruire l’humain. D’où cette « invention du procédé d’industrie attrayante et naturelle distribuée en séries passionnées », qui sert de sous-titre au Nouveau Monde industriel et sociétaire. Rappelons ici la définition que donne Fourier des séries passionnées :

Une série passionnée est une ligue de divers groupes échelonnés en ordre ascendant et descendant, réunis passionnément par identité de goût pour quelque fonction […]. Ces distributions doivent être réglées par l’attraction […] sans recourir aux véhicules de besoin, morale, raison, devoir et contrainte […]. Le mécanisme des Séries passionnées […] utilise les disparates de caractères, de goûts, d’instincts, de fortune, de prétentions, de lumières etc. Une série ne s’alimente que d’inégalités contrastées et échelonnées ; elle exige autant de contraintes ou antipathies, que de concerts ou sympathies. [2]

L’enfance ne manque pas de jouer son rôle dans ce processus de refonte, et même un rôle pionnier comme si, proche encore de son origine première (Deus sive Natura), elle tendait spontanément à excéder les bornes de la rationalité dominante, une rationalité appauvrie et mutilante. Ce n’est pas par hasard que Fourier organise son « phalanstère d’essai » — avec ses groupes, ses séries, ses engrenages à la fois passionnels et fonctionnels — à l’instar d’une colonie d’enfants : travail et jeu y échangent leurs signes, de la gourmandise, puissant ressort éducatif, à la cuisine, et de la cuisine, atelier de production et de conservation, à l’opéra, qui met en mesure la multiplicité des participations. Quant à Benjamin, bien des textes de son âge mûr, à commencer par ses propres souvenirs d’enfance, donnent à penser que l’âge tendre recèle en lui d’authentiques possibilités révolutionnaires et sait poser des gestes significatifs de rébellion.

« L’enfant qui ne voulait pas se laver », c’est le titre d’un poème de Brecht, commenté par Benjamin à la fin des années trente. L’empereur en visite chez ce souillon qui ne veut pas se laver, pire encore qui entreprend une toilette négative en se barbouillant de cendres, ne pourra le rencontrer. La mère de l’enfant n’a pas même une serviette à dénicher pour le rendre présentable. Dans son commentaire, Benjamin prend avec Brecht le parti du rebelle : « Un empereur qui ne veut voir que des enfants propres ne représente plus que les sujets limités auxquels il rend visite. [3] » Pour mettre à l’honneur l’enfant qui ne voulait pas se laver, Benjamin se réfère aux légendaires « petites hordes » de Fourier, lui dont le phalanstère, note-t-il, n’était pas seulement une utopie pédagogique. Les membres de ces petites hordes sont animées par quatre passions majeures, l’orgueil, l’impudence, l’insubordination et le goût de la saleté, cette dernière, insiste-t-il, étant la plus importante. Benjamin s’interroge pour savoir s’il y a là un sombre avertissement à l’ordre social, ou la demande déguisée d’un emploi utile et bienfaisant. En 1938-1939, l’indexation politique du geste ne semble pas donnée d’avance, c’est du moins la conclusion que l’on tire des interrogations du commentateur.

Pour compléter le tableau, rappelons la conférence de 1930 que Benjamin intitule simplement Bert Brecht. Citant Baal et Fatzer, le conférencier s’interroge, cette fois, sur le rôle de l’élément égoïste, asocial chez le dramaturge, qui voudrait faire naître spontanément le révolutionnaire à partir d’un type d’individu dépourvu de tout éthos, de même que « Marx s’est posé le problème de faire naître la révolution bel et bien à partir de son autre, le capitalisme, sans mettre à contribution pour cela aucun ethos [4] ». On versera encore à ce dossier problématique, la lumineuse anecdote qui met en scène, à Capri, la petite fille d’Asja Lacis : la mère lui demande, devant Benjamin en visite (ce n’est plus l’empereur) d’aller se changer : elle revient nue. L’âme humaine telle qu’en elle-même ? Rebelle sans le savoir ? Sans le vouloir ? Dans le commentaire du poème de Brecht, Benjamin se désigne personnellement, à sa manière, en pointant une similitude entre le petit souillon et le petit Bossu de son Enfance berlinoise  : un double ambigu, maléfique bénéfique, « qui dans la vieille chanson met hors de ses gonds la maison bien tenue [5] ».

Les petites hordes de Fourier prolifèrent, semble-t-il sous le regard de Benjamin, qui leur adjoint de nouvelles figures en compliquant la dialectique du propre et du sale, de la nature avec toutes ses fibres et de la société avec toutes ses failles.

A vrai dire, l’enfant sauvage — échappant aux cadres et aux codes établis de l’adulte civilisé — tient une place de choix dans les écrits de Benjamin avant que celui-ci n’ait pris note des petites hordes fouriéristes. Ainsi dans « Agrandissements », un fragment de Sens unique (1927), où défilent en cortège « Enfant lisant », « Enfant arrivé en retard », « Enfant gourmand », « Enfant sur un manège », « Enfant désordonné », « Enfant caché ». Tous ces enfants sont à leur manière des enfants passionnés, nourris par le rêve aux multiples effets. Telle par exemple la passion de la collection chez l’enfant désordonné, dont « les tiroirs doivent devenir arsenal, zoo, musée du crime, crypte [6] », rebelles au rangement. Quant à l’enfant caché dans l’appartement de ses parents, il s’enferme dans le monde de la matière, un fantôme dans la tenture, jusqu’au jour où l’expérience magique devenant science, il désensorcelle, ingénieur, ce monde obscur, le pandémonium bourgeois. Mais c’est par un autre aspect, alors, que l’enfant benjaminien — l’enfant que fut Benjamin ? — rejoint son précurseur fouriériste : l’aspect constructif ou, plus exactement, constructeur, dépassant l’opposition entre travail et jeu. Sens unique est, au demeurant, dédié à « la construction de la vie ». Dans un autre fragment du recueil, « Chantier », Benjamin note la propension des enfants à s’emparer des déchets ou résidus provenant des occupations du ménage ou du jardinage, de la couture ou de la menuiserie, comme s’ils reconnaissaient là « le visage que l’univers des choses leur présente à eux seuls ». Et ils les utilisent moins pour imiter le travail des adultes que « pour instaurer une relation nouvelle, changeante, entre des matières de nature très différente, grâce à ce qu’ils parviennent à en faire dans leur jeu. » Nul ne doute non plus que, pour Fourier, la mise en action des enfants dans les ateliers-cuisines, impulsés qu’ils sont par le formidable ressort éducatif de la gourmandise, ne conduise également à l’enrichissement de la gastronomie. « Les enfants créent ainsi eux-mêmes leur monde de choses [7] » : c’est Benjamin qui, là, tire la conclusion du fragment de Sens unique, « Chantier ». Mais on ne saurait quitter ce recueil, dans un pareil contexte, sans faire fond sur le superbe texte qui le clôt, ou plutôt qui le réouvre, « Vers le planétarium ». Benjamin anticipe à sa manière toute la pensée fouriériste avant d’avoir lu vraiment Fourier, lorsqu’il dresse un parallèle entre le rapport de la technique à la nature et celui de l’adulte à l’enfant :

La domination de la nature, disent les impérialistes, est le sens de toute technique. Mais qui ferait confiance à un régent de collège qui verrait dans la domination des enfants par les adultes le sens de l’éducation ? L’éducation n’est-elle pas avant tout la régulation indispensable du rapport entre les générations et par conséquent, si l’on veut parler de domination et de maîtrise, la maîtrise des rapports entre les générations, et non la domination des enfants ? Et donc la technique, elle aussi, n’est pas domination de la nature, mais maîtrise du rapport entre la nature et l’humanité [8]

On ne saurait mieux formuler une problématique plus actuelle que jamais. Benjamin ajoute, en tissant ce texte évoquant a contrario la « Grande guerre » et ses fosses à sacrifice, que, à la différence des hommes en tant qu’individus, l’humanité en tant qu’espèce n’en est encore qu’au début de son évolution. Traduisons : n’est pas encore sortie de l’enfance de son histoire. Constat désenchanté d’un piétinement mondial d’un côté, appel de l’autre à la volonté d’un recommencement qui, des débris existants, mène à l’innovation.

Deux notes clés de la liasse W

« A la représentation fouriériste d’une propagation des phalanstères par explosions [9] doivent se comparer deux représentations de ma politique : celle de la révolution comme une innervation des organes techniques du collectif (comparaison avec l’enfant qui, en essayant de s’emparer de la lune apprend à saisir) et celle d’une “ouverture de la téléologie de la nature”. [10]] » Dans une autre version, la lune est assimilée à une balle. Quant à l’ouverture de la téléologie de la nature, ce rendu ne traduit qu’à demi l’allemand aufknacken, dans lequel s’entend comme le craquement d’une noix qu’on fracture : il s’agit, au fond, de libérer la nature de l’idée de nature, de l’idéalisme ou de l’idéologie naturalistes, afin de dégager la multiplicité incalculable — toutes les fibres — logées dans cette coquille.

En tout état de cause, la réflexion benjaminienne se développe aussi au plus large, de manière abrupte mais suggestive, entre les deux pôles de la révolution et de la nature, en passant par le rêve, ou le désir, le jeu ou l’expérimentation, voire le travail sans oublier, bien sûr, la pédagogie (la main qui apprend à saisir). L’innervation des organes techniques du collectif et l’ouverture fracturante de la téléologie de la nature, articulées l’une et l’autre à la politique révolutionnaire, constituent là deux formules-clé de la pensée benjaminienne. Elles s’éclairent particulièrement à la lumière d’une note de « L’œuvre d’art à l’époque de sa reproduction mécanisée » (version française, datée de 1936). Note fameuse, commençant par : « Les révolutions sont les innervations de l’élément collectif ou, plus exactement, les tentatives d’innervation de la collectivité qui, pour la première fois, trouve ses organes dans la seconde technique. Cette technique constitue un système qui exige que les forces sociales élémentaires soient subjuguées pour que puisse s’établir un jeu harmonien entre les forces naturelles et l’homme. Et de même qu’un enfant qui apprend à saisir tend la main vers la lune comme vers une balle à sa portée — l’humanité, dans ses tentatives d’innervation, envisage, à côté des buts accessibles, d’autres qui ne sont d’abord qu’utopiques », etc. Si la première technique est liée à une approche magique de l’univers, la seconde débouche sur le jeu et l’expérimentation, mais n’empêche pas, bien au contraire, que « les instances vitales de l’individu […] — l’amour et la mort — aspirent à s’imposer avec une nouvelle vigueur. [11] » Benjamin se réfère ici explicitement à l’œuvre de Fourier, « l’un des plus importants documents historiques de cette revendication », et il s’oriente sur le geste enfantin visant la lune comme une balle, geste où l’élan du désir en excès paraît finalement associer la seconde technique (et la seconde nature ?) à la première. Les innervations du collectif — innervations réceptrices et créatrices, précise quelque part Benjamin — trouvent leur répondant chez Fourier avec l’articulation des séries passionnelles et des engrenages propulsant celles-ci, de proche en proche, au sein d’un mouvement d’ensemble — où mécanismes et tourbillons s’entraînent et s’enchaînent.

A cela fait écho l’insistance avec laquelle Fourier va répétant que la nature n’est pas simple (au contraire de la civilisation — bourgeoise — qui tout aplatit), mais « composée ». Composition évolutive, à laquelle travaillent, en particulier, les passions qu’il appelle « mécanisantes », agents principaux de la grande machinerie humaine, toujours en mouvement, que représente la vie sociale en phalanstère. La nature selon Fourier n’est-elle pas justement prise dans un processus ininterrompu d’auto-compréhension et d’auto-apprentissage, qui en fait par excellence un sujet-objet de jeu et d’expérimentation ? On sera dès lors tenté de dire que les chemins de Fourier et de Benjamin se croisent là encore : Benjamin renversant la nature dans l’histoire, Fourier, lui, reversant l’histoire dans la nature.

Une deuxième proposition de la liasse W du Passagenwerk demande à être soulignée au regard de la question qui nous occupe ici. Elle a trait à la dialectique de l’exemple et de l’imitation dans le processus éducatif. Benjamin — dont l’intérêt pour le geste et la gestualité est là relancé par Fourier, qui comme on sait envoie l’enfant, naturellement gourmand, s’activer à la cuisine, son premier atelier — entend mettre l’accent non sur le modèle au sens des moralistes, par principe édifiant, mais sur l’exemple gestuel. Car celui-ci (a priori lié, est-il besoin de le préciser, à la sphère de la pratique, de l’action, y compris celle qui est sœur du rêve) « peut devenir l’objet », selon Benjamin, « d’une imitation contrôlable et graduellement apprenable, possédant la plus grande importance [12]] ».

A l’appui, Benjamin observe encore, dans la liasse W : « Ce n’est pas seulement la Terreur que Fourier déteste dans la Grande Révolution, c’est tout autant le moralisme. Il présente la subtile division du travail des harmoniens comme le contraire de l’égalité, leur ardente compétition comme l’opposé de la fraternité. [13]] » Dans cette même optique naturaliste, Benjamin note chez Fourier la mise en exergue de goûts dominants chez tous les enfants, goûts impulsant au premier chef le nouveau monde industriel et sociétaire, et donc les ateliers du phalanstère d’essai : « 1. Le Furetage ou penchant à tout manier, tout visiter, tout parcourir, varier sans cesse de fonction ; 2. Le fracas industriel, goût pour les travaux bruyants ; 3. La singerie ou manie imitative ; 4. La miniature industrielle, goûts des petits ateliers ; 5. L’Entraînement progressif du faible au fort [14]] ». Et aussitôt après, cette citation, toujours de Fourier, dans la liasse W : « La nature… donne à l’enfant une répugnance pour les leçons du père et du précepteur : aussi l’enfant veut-il commander et non pas obéir au père. [15]] » Les cinq goûts communs à tous les enfants devraient s’entrecroiser ou se compénétrer avec les séries passionnées — estimera-t-on — en leur imprimant la marque prépondérante d’une énergie active au sein des collectifs d’enfants, avec leurs accords et discords entraînant une sorte de mouvement perpétuel, un mouvement tourbillonnaire selon l’imagerie fouriériste. Les collectifs d’enfants — séries portées à s’engrener — semblent alors déclencher un processus d’auto-éducation permanente : « non verbis sed gestibus », non par la parole, non par un didactisme prédicant, mais par le geste, un geste d’imitation créatrice, en somme, conjuguant le jeu, l’expérimentation et le travail.

« Non verbis sed gestibus » : un conseil qui vient de loin, de l’Antiquité classique sans doute. Brecht s’en inspire, dans un fragment ainsi nommé, pour caractériser le fonctionnement et la finalité de son théâtre épique (ou dialectique) : un théâtre éminemment gestuel, un théâtre de la pratique testant les relations des comportements aux situations. Benjamin, commentateur de l’œuvre brechtienne, insiste également sur sa gestualité.

Face aux expressions et aux assertions des gens, d’une part, et devant la complexité ou l’opacité de leurs actions d’autre part, le geste offre deux avantages. D’abord il n’est falsifiable qu’à un certain degré, et le sera d’autant moins qu’il restera plus anodin et plus habituel. Ensuite, contrairement aux actions et aux entreprises des gens, il a un début fixable et une fin fixable. Celle clôture, ce cadrage strict de chaque élément d’une attitude globalement prise néanmoins dans un flux vivant, constitue même un des phénomènes dialectiques fondamentaux du geste. [16]

Dit autrement : le geste est citable ; s’obtenant par interruption de l’action, il implique un suspens et dégage de ce fait, les possibles bifurcations de ce qui est en train de se jouer. Dans son « Programme pour un théâtre d’enfants prolétariens [17] » (1930), Benjamin insiste sur la primauté du geste. Les jeunes acteurs sont d’abord mis en position d’observateurs (face au matériau du théâtre, c’est-à-dire au fond, de l’objet monde et des moyens pour le figurer) puis, accédant à la scène, ils s’élèveront, dans les cas les meilleurs, de l’imitation à l’improvisation, émettant alors des signaux dynamiques (et non de simples signes représentationnels) vers le public adulte des parents. Ils prennent alors le pas sur eux, comme s’ils les appelaient à recommencer l’histoire au lieu de la répéter sans plus avancer. Giorgio Agamben, dans sa brillante étude Enfance et Histoire [18] inspirée de Benjamin, a bien perçu l’engagement novateur du penseur aux côtés des petits s’avançant sur la scène. Mais, quand il ramène le mot enfant à son étymologie « infans » — désignant un être qui ne sait pas parler — il a peut-être tort de faire débuter l’histoire proprement dite avec la prise de parole. Ne se mobilise-t-elle pas, justement, dès lors que bouge un petit doigt, donc avec la manifestation du geste ? Qu’on se reporte ici à un article déterminant de Lorenz Jäger, « Primat du gestus [19] », qui saisit une inflexion dans la philosophie benjaminienne en l’année 1934 du fascisme installé en Allemagne.

En conclusion, on pourra interpréter le théâtre d’enfants prolétarien de Benjamin comme un analogue artistique de l’atelier cuisine enfantin chez Fourier, dans la fameuse phalange d’essai et son « écart absolu » par rapport à la société « civilisée ». Toutefois, il n’y a sans doute pas lieu d’assimiler le théâtre d’enfants prolétarien selon Benjamin et la conception unitariste de l’Opéra chez Fourier, qui est censé mettre en mesure (c’est le maître-mot) tous les accords et discords du collectif enfantin : cet unisson supérieur ressemble plutôt à une sortie extatique de l’histoire qu’à une entrée politique dans celle-ci.

L’enfant-monde et la politique

A voir, dans le Passagenwerk, le dossier Marx succéder immédiatement au dossier Fourier, on pourrait croire que cette mise en regard des deux penseurs est sous-tendue par l’opposition canonique entre socialisme scientifique et socialisme utopique. Ou bien qu’elle représente un avatar de cette « extrapolation par les extrêmes » revendiquée par Benjamin à l’égal d’une méthode dialectisant les phénomènes auxquels elle s’applique. N’apparaît-il pas, au demeurant, que de l’Exposé de 1935 à celui de 1939, présentant le projet du Passagenwerk, le regard de son auteur sur Fourier se déplace subtilement : en 1935, les rues-galeries du phalanstère sont abordées comme une fantasmagorie de l’intérieur redoublant, à l’échelle collective, celle que secrète la bourgeoisie louis-philipparde en dissociant la vie privée de la vie publique. En 1939, Benjamin fait droit bien davantage aux mérites reconnus par Marx de Fourier satiriste. Dans la liasse des notes sur Marx, une citation de l’auteur du Capital le présente comme le premier qui ait raillé l’idéalisation de la petite-bourgeoisie. Mieux, les développements de Fourier sur l’éducation seraient de loin le meilleur de ce qui existe en la matière et ils contiennent les observations les plus géniales. Il y a chez Fourier une « vision colossale » des hommes, opposée à la modeste médiocrité des gens de la Restauration, et ce avec un « humour naïf ». Le chapitre XI des réflexions sur le concept d’histoire qui passent aujourd’hui à juste titre pour une sorte de testament de Benjamin, réhabilite pleinement les utopies socialistes du Vormärz (de l’avant 1848) et le « surprenant bon sens de Fourier » face à la technocratie montante du fascisme comme à l’héritage du marxisme vulgaire, entre autre à la sacralisation social-démocrate du travail, « Messie des temps modernes ». Là est la trahison des politiciens de gauche envers leur propre cause. Là est la défaite, évidente en cette année 1940 où W. Benjamin rédige ses thèses sur le concept d’histoire. Il s’agit bien, dès lors, précise la thèse X, de « libérer l’enfant politique du siècle des filets dans lesquels ils l’ont enveloppé ». « Das politische Weltkind » : le siècle, ici non pas le 20e du genre, mais le monde de l’immanence, dit encore sublunaire en des temps anciens. Ce « Weltkind », cet enfant du monde ou plutôt cet enfant-monde, voilà une autre figure du texte benjaminien qu’a trop fait oublier l’ange fascinant faisant face aux destructions du soi-disant progrès historique. La politique de l’enfant-monde, ou l’enfant-monde de la politique ne représenterait-il pas, cependant, l’élément de liaison, avec ses accords et ses discords, entre la critique scientifique de l’économie capitaliste et la construction ou reconstruction de l’humain au sein des phalanstères fouriéristes ?

Convoquons à nouveau, pour finir, cette lune, astre de l’utopie, dont cherche à se saisir, comme d’une balle, la main de l’enfant, se croyant, se voulant ou se rendant souveraine. Un rêve, soit, mais un rêve productif. Benjamin note ainsi, dans ses dernières réflexions, Sur le concept d’histoire, que « si le travail social était bien ordonné, selon Fourier, on verrait quatre lunes éclairer la nuit terrestre et bien d’autres merveilles encore. [20] » Cela étant, l’auteur de Enfance berlinoise autour de 1900 pointe aussi, à l’heure où montent les ténèbres en Europe, comment le rêve peut se transformer en cauchemar : dans le morceau intitulé « La lune », vision d’enfant prémonitoire, la terre devient le satellite de cette lune, qui jusqu’alors avait été le satellite de cette terre. En un cataclysme sans nom, l’astre nocturne, terre parallèle ou contraire, commence par faire trembler la planète et finit par la déchirer, aspirant alors l’humanité dans un entonnoir géant. Le moment du réveil, loin d’être salvateur, épaissit l’horreur : « l’horreur dont la lune venait de m’envelopper parut se nicher en moi pour l’éternité, sans apaisement possible. Car ce réveil ne donna pas un but au rêve, comme à d’autres, et me révéla au contraire qu’il lui avait échappé. [21] » Le moment de la politique, chez Benjamin, oscille comme l’aiguille cherchant la juste orientation entre ces deux extrêmes de l’utopie et de la catastrophe. Tant il est vrai que le rêve de maîtrise appelle, d’un même geste, une maîtrise du rêve. Quant à Fourier, « rêveur sublime », il sait aussi se montrer penseur agile, expert en l’art des retournements.