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Site internet de l’Association d’études fouriéristes et des Cahiers Charles Fourier

89-102
Quelques remarques sur le fouriérisme et l’éducation libertaire
Article mis en ligne le 23 février 2010
dernière modification le 2 octobre 2016

par Antony, Michel

Les idées de Fourier sur l’éducation et la formation se rattachent à tout un courant libertaire qui place au centre « l’apprenant » de tout âge et des deux sexes, qui part de ses désirs et de ses besoins, qui vise à son autonomie et à son épanouissement. Cette éducation se veut complète et intégrale : choses de l’esprit, démarches manuelles, travail, loisir... Comme le travail fouriériste, elle se veut attrayante. Fourier a toute sa place dans la riche histoire des théories et pratiques éducatives et pédagogiques libertaires.

Remarque préalable – Cette présentation sur Fourier et quelques fouriéristes en matière éducative se trouve sur le site mutualiste que je mets à jour en permanence sur les utopies anarchistes et libertaires, et où Fourier est souvent présent [1]. Je pense que Fourier a toute sa place dans une histoire de la pensée et des mouvements anarchistes et libertaires ; je le compte donc parmi les évidents précurseurs [2]. Ce texte, chapitre de l’étude générale intitulée « Essais utopiques libertaires surtout pédagogiques : des ‘utopédagogies’ » [3], est fort modeste : ce sont des notes, remarques et indications prises ici ou là. J’ai eu des scrupules à le proposer car les livres récents de René Schérer et de Nathalie Brémand nous offrent un travail exceptionnel et très fécond sur cette thématique [4]. Deux importantes annexes bibliographiques, l’une sur Fourier et le fouriérisme, l’autre sur les ouvrages concernant la pédagogie libertaire [5] se trouvent sur le même site. J’attends bien sûr critiques et remarques, qui contribueront à enrichir l’ensemble au service de toutes et tous. Merci.

Charles Fourier : forte cohérence, moderne radicalité

Cohérent avec sa condamnation de la « civilisation » (le monde de son temps, autoritaire, tristement conventionnel et perverti par l’industrialisation naissante), Charles Fourier dénonce fermement une de ses superstructures essentielles : l’éducation répressive et fermée à l’aube du XIXe siècle. L’éducation est mauvaise en bloc, car foncièrement antinaturelle et totalement manipulatrice. Elle bloque (ou détourne) toutes les valeurs, toutes les passions et toute la spontanéité qui font la richesse d’un individu. Elle mutile en uniformisant et elle enrégimente (il parle d’éducation « servile »). Pire encore, foncièrement autoritaire, elle ne concerne qu’une infime minorité de la population, écartant les pauvres et surtout les femmes. Fourier, par cette condamnation sans appel, est en conformité avec tous les penseurs libertaires. Pire encore aux yeux du bisontin, cette école est également ennuyeuse pour les 7/8 des enfants, ce qui est pour lui rédhibitoire. Cet auteur prolixe parle de l’enfance et de l’éducation dans presque tous ses ouvrages, mais c’est surtout le Livre Deuxième du Traité de l’Association domestique et agricole (1822) et dans la Section III du Nouveau monde industriel et sociétaire (1829) qu’il développe largement ces thématiques note Nathalie Brémand [6].

René Schérer, dans une conférence donnée à Blois en octobre 2000 insiste sur l’éducation libertaire proposée par Fourier. Cette éducation doit partir des passions, de toutes les passions, et des goûts des apprenant(e)s. Comme le dit Fourier elle doit être « naturelle et attrayante » et permettre à l’enfant « abandonné à la seule impulsion de la nature, à l’attraction, à la pleine liberté » de s’adonner « par plaisir aux travaux productifs » [7]. C’est le réel humain, les désirs notamment, qui sont la base de l’édifice. Il démontre que l’enfance est bien pour lui « l’enfance du désir » (formule qu’on peut prendre dans tous les sens) [8], de la spontanéité naturelle et de la vitalité inclassable, tant les désirs sont diversifiés puisqu’ils n’ont encore pas été totalement pervertis par la civilisation.

Fourier insiste cependant pour que l’éducation soit liée au monde réel, ouverte sur la vie, la société, et essentiellement sur le monde du travail. Cela explique l’importance qu’il accorde, avant Proudhon, au travail comme moyen régénérateur essentiel de la société. Ce travail bien sûr doit être « attrayant » et faire lui aussi appel aux passions, et se dérouler selon l’attraction harmonieuse entre individus libres. Les relations au travail ou à l’école se font de manière affinitaire, toujours sur le mode ludique. En aucun cas il ne s’agit d’exploiter les énergies enfantines, ni de les canaliser autoritairement, ni de les manipuler. Il faut juste tenir compte de la spécificité enfantine pour rendre l’éducation, comme le travail, attractive, y compris en jouant sur des passions bizarres et hétérodoxes comme le goût pour la saleté souvent fréquent chez les petits.

Le phalanstérien est un des principaux précurseurs de la pédagogie moderne et spécialement libertaire, reposant sur les méthodes actives, la non-directivité, l’entraide éducative entre apprenants (ce qu’on appelle alors mutualité) et l’autogestion de l’apprentissage... Fourier a beaucoup lu Jean-Jacques Rousseau (1712-1778), qu’il utilise et réfute tout autant. Il connaît certains écrits de Johann Heinrich Pestalozzi (1746-1827). Il cherche à se lier au pédagogue bernois Philipp Emanuel von Fellenberg (1771-1844), fondateur d’Hofwil, lieu pédagogique novateur, et lié à une des premières colonies d’enfants. Fellenberg met l’accent sur la formation du corps tout autant que celles de l’esprit, reconnaît l’importance des désirs (les sens) et respecte la personnalité des apprenants… toutes choses qui le rapprochent de Fourier, même si ses motivations sont très réformistes [9].

En Harmonie (et pour l’atteindre, en passant par le Garantisme), l’éducation tient un rôle essentiel, et doit commencer dès la plus petite enfance, voire dès la naissance, pour prendre l’enfant non perverti, et plus apte au changement. La place de l’enfant, centrale chez Fourier qui est un des premiers à considérer l’enfant comme une personne à part entière, est cependant parfois curieusement minorée. Le philosophe va jusqu’à prôner un épanouissement sexuel progressif, mais à partir de 15 ans. Fourier est sur ce point de la sexualité infantile très conventionnel par rapport aux propositions très avancées qu’il propose pour les adultes ; il en vient à ignorer (autocensure ?) la sexualité des moins de 15 ans. C’est la grande absente de son utopie amoureuse. C’est assurément un des points faibles des idées de Fourier, qui ne reconnaît pas d’autonomie sexuelle avant la fin de l’adolescence, et qui fait vivre un peu « à l’écart » les enfants dans le phalanstère. Ils sont logés dans l’entresol, une manière de les préserver (?) en les tenant loin des actes amoureux et sexuels des adolescents et des adultes. C’est pourquoi, hors de rares moments, la rue-galerie, lieu de communications et d’échanges (y compris amoureux) leur est interdite. Même si cela les protège, vise à prolonger l’enfance, ou renforce l’amitié au détriment d’une nature jugée trop bestiale pour les jeunes êtres, il n’en reste pas moins que sur le plan de la sexualité des enfants, Fourier semble rétrograde, et hors de toute réalité (refus de montrer) ou d’éducation sexuelle (refus d’expliquer ou de préparer ?). Les enfants vivent collectivement dans l’entresol, et sont séparés des parents le plus tôt possible ; ils sont pris en compte égalitairement, sans tenir compte des différences, notamment celles liées à la fortune [10]. Plus tard, le Familistère de Guise, va essayer d’appliquer cette volonté. Dès leur plus jeune âge les petits sont souvent regroupés dans des « séristères » ; Fourier, toujours maniaque du détail, développe toute une gradation entre « nourrissons », « poupons », « lutins », « bambins »…

Les études de Nathalie Brémand montrent que les disciples de Fourier vont majoritairement conserver cette séparation, mais en la minorant, et donc en redonnant une place plus importante aux parents. Par contre ils vont oublier l’interdit vis-à-vis de la rue-galerie, et y tolérer beaucoup plus la présence des enfants. L’éducation fouriériste est donc avant tout une éducation prise en charge par la collectivité, de manière « sociétaire ». Elle repose aussi sur la pratique des groupes, corporations, tribus affinitaires, hordes ou séries, combinant les volontés individuelles à la solidarité confraternelle entre classes d’âge. On peut y voir des prémisses de pratiques autogestionnaires par les enfants eux-mêmes. Fourier lui-même avance la belle formule de « mutualisme composé » reposant sur des échanges solidaires et des formations mutuelles, le rôle du coordinateur ou enseignant ou pair étant interchangeable, et pas forcément primordial, ce que toute la littérature anarchiste sur les maîtres-camarades développera ultérieurement. L’éducation est évidemment mixte, Fourier étant un des premiers promoteurs de ce que les libertaires vont par la suite appeler la coéducation sexuelle. Et pour le choix des enseignants, la différence de sexe n’a pour Fourier aucune importance : belle cohérence. Cette volonté de coéducation est en avance de plus d’un demi-siècle sur les positions systématiques d’un Paul Robin (1837-1912) qui va vraiment la diffuser. L’éducation est toujours innovante, c’est une « école active » avant la lettre, par exemple avec les propositions d’utiliser la cuisine et la gastronomie (« gastrosophie » et rôle éducateur des « sybils »), le théâtre, les opéras et la musique, les classes ouvertes, la coéducation... dans son ouvrage L’Opéra et la cuisine (publié en 1842 dans les Œuvres complètes), Fourier veut développer des méthodes et des arts nouveaux, pour développer l’individu dans son intégralité, le corps étant même placé avant l’âme dans cet opuscule [11]. Pour les adultes les « fées d’amour » tiennent un rôle éducatif dans le même registre que les « sybils » pour l’alimentation, note René Schérer [12].

Pour l’importance de l’art dans l’éducation, Fourier, là aussi, annonce bien des positionnements libertaires du XIXe siècle (Gustave Courbet, 1819-1877) et du XIXe siècle, Colin Ward (né en 1924) et Herbert Read (1893-1968), entre autres, en sont les grands théoriciens dans le milieu anarchiste britannique. Quant à la cuisine comme lieu de formation, elle prend chez Fourier un rôle premier : c’est un lieu d’expérimentation et de travaux pratiques simples, c’est une production rapidement gratifiante (intellectuellement et physiquement, puisqu’on déguste avec plaisir les mets obtenus), c’est un moyen de combiner tous les sens au service de la formation, un endroit pour développer des positionnements sur l’hygiène, l’apprentissage du goût, de la diététique même si Fourier est plutôt poussé à la gourmandise, prise dans un sens non péjoratif, au contraire. Enfin c’est un lieu d’échanges et de convivialité fraternelle évidents, ce qui ne peut que renforcer les aspects collectifs de la formation. À la lumière de ces exemples, on voit bien que Fourier anticipe largement l’éducation par « centres d’intérêts » que beaucoup de mouvements pédagogiques vont propulser des décennies après lui.

Il semble que la notion « d’éducation polytechnique et intégrale » qui sera la revendication des grands pédagogues socialistes de la fin du XIXe siècle soit pour la première fois largement formulée par Fourier même si les britanniques contemporains Godwin (1756-1836) et Owen (1771-1858) l’abordent également. Quelques fouriéristes, comme aux États-Unis John Sullivan Dwight (1812-1893), développent cette volonté « d’éducation intégrale », notamment dans la revue de la communauté de Brook Farm en 1847 [13]. Robin ne pourra qu’être d’accord en fin du XIXe siècle avec cette formule d’une « école active et non passive, composée et non simple, intégrale et non partielle, de développement et non de contrainte ». Misant surtout sur l’expérimentation et le travail manuel, et la visite des ateliers et autres lieux de travail et d’échanges, plus que sur la culture livresque, l’éducation pour Fourier est beaucoup plus concrète et donc plus active, plus stimulante et plus ouverte que pour la plupart des pédagogues de son temps.

D’autre part, et son compatriote Pierre-Joseph Proudhon (1809-1865) reprendra ce trait, le travail des enfants (dès leur plus jeune âge) a aussi valeur productive, permettant aux jeunes de contribuer à payer leurs études, et s’il y a surplus, de leur fournir un pécule à l’adolescence. Dans l’expérience semi-phalanstérienne algérienne de l’Union Agricole d’Afrique, les idées fouriéristes sont appliquées : les enfants sont rémunérés à partir de 7 ans, et touchent la même chose que les vieillards de 7 à 14 ans [14].

Antiautoritaire, la formation prévue par Fourier réduit le rôle du maître, ne serait-ce qu’en faisant alterner les formateurs, et en chargeant la collectivité toute entière de l’éducation des enfants. Elle fournit à l’enfant une autonomie, et lui offre ainsi une réelle « majorité » l’écrit René Schérer (Vers une enfance majeure) [15]. L’idée fouriérienne rend superflues les institutions éducatives que sont la famille ou l’école. En parlant de « dé-pédagogisation » et de « dé-familiarisation », Schérer semble vouloir nous montrer l’influence de Fourier sur l’anarchiste Paul Goodman (1911-1972) qu’il méconnaît et surtout sur Ivan Illich (1926-2002).

L’éducation fouriériste s’oppose bien sûr à tout châtiment ou sanction, mais face aux mauvais élèves, aux mauvais sujets (nommés plaisamment « petits civilisés ») la position est de les blâmer, d’où ce sobriquet qui leur est attribué ; ce n’est pas cruel, mais néanmoins humiliant et peu libertaire. À la suite de Fourier, la mise au ban ou « exclusion » des jeunes difficiles est proclamée par Joseph Déjacque (1821-1864), souvent mieux inspiré et plus nettement anarchiste, et par la belge Zoé Gatti de Gamond (1806-1854) [16].

Un prolongement en apparence cohérent par Victor Considerant (1808-1893)

Sur ce point éducatif, le disciple franc-comtois (et peu libertaire) Victor Considerant (1808-1893), tout en continuant à édulcorer son maître, poursuit cependant l’œuvre de dénonciation antiautoritaire de l’école de son temps [17]. Il a des accents libertaires très forts dans cette analyse puisqu’il s’oppose à une école qui déforme et enrégimente, en détruisant la liberté, l’imagination et l’autonomie des jeunes élèves. Il se dresse contre tous les « chiens de garde » qui ne sont que « tourmenteurs, régens, pédans, espèce d’argousins préposés à la chiourme » ; « des imbéciles barbus » qui ne sont que « geôliers et bourreaux » au lieu d’être des éducateurs.

Même si Considerant a renié parfois Fourier, Maurice Dommanget montre que dans son projet d’école « la liberté s’épanouit, et l’on sent bien tout ce que l’anarchisme a puisé dans le fouriérisme ». [18] C’est sans doute une vision bien excessive car le poids des parents réapparaît avec Considerant, alors que Fourier tenait à une plus nette séparation [19]. Pour Considerant, comme pour François Cantagrel (1810-1887) [20] et bien d’autres disciples, les enfants rencontrent les adultes, donc leurs parents, en utilisant largement la rue-galerie. Cependant Considerant reste essentiel, et pour une fois en avance sur son époque, pour ses positions en faveur des « droits de l’enfant » « reconnus et sacramentellement respectés dans les Phalanges… » [21]. Il a aussi insisté sur le mutuellisme pédagogique, ce qu’on pourrait appeler coéducation ou solidarité éducative ; sa connaissance de l’école mutuelle de Salins y a peut-être contribué ? Du côté des réalisations, le bilan semble plus désespérant : par exemple, l’essai de Réunion au Texas, dont Considerant – malgré fortes rivalités, critiques et ses propres absences - reste le coordonnateur principal, quasiment rien n’est fait pour l’enfance, ni pour la promotion de la femme. On est très loin ici de Fourier et des propres écrits de Considerant.

Des disciples nombreux et divers. Des projets et essais variés mais peu déterminants

En Belgique, la disciple féministe de Fourier, Zoé Gatti de Gamond, se penche sur les problèmes éducatifs dans Réalisation d’une commune sociétaire (1840). Elle fonde à Bruxelles une école pour ouvrières, et une sorte d’école normale pour « jeunes personnes sans fortune » [22]. Comme Fourier elle insiste pour que l’enfance ne soit pas coupée des autres âges, et notamment des personnes âgées, car enfants et vieillards souvent se respectent et s’entendent bien. La fille de Zoé, Isabelle Gatti de Gamond (1839-1905), célèbre pédagogue, future libre-penseuse et socialiste, est surtout connue pour avoir fondé à Bruxelles en 1864 un des premiers Cours (laïcs) d’éducation pour les jeunes filles. De 1848 à 1854, une autre expérience fouriériste est à noter : celle de L’École du travail par l’attrait, tentée par un auteur de théâtre prolifique, mais de faible renommée littéraire : Jean-Joseph Fourdrin (né en 1800). L’expérience semble mêler fouriérisme et phrénologie. Elle s’adresse à des enfants, des deux sexes, des classes aisées (participation financière très élevée). Cette coéducation des sexes, très novatrice, repose également sur le refus des punitions et récompenses et sur un profond souci d’ouverture (presse, contacts…) : l’ébauche de pédagogie libertaire paraît ici incontestable, au moins dans les intentions.

En Espagne, le Liceo Gaditano (Cadix) fondé en 1855 et soutenu par le phalanstérien Manuel Sagrario de Beloy (1786-1859) est dans la lignée de formation humaniste en faveur des classes aisées, sa structure seule porterait des traces fouriéristes [23], ne serait-ce que par l’autonomie de chaque section et l’ébauche démocratique de sa gestion [24]. Sinon il propose de promouvoir la propriété et a pour objet la volonté « d’améliorer la condition morale des hommes » dans le cadre du « pur esprit chevaleresque qui a toujours caractérisé la société espagnole » [25], ce qui est loin d’être révolutionnaire. Le très riche « médecin des pauvres » José Demaria (mort en 1862), sur Jerez, soutient vers 1837 une école gratuite pour les pauvres qui est plus une action philanthropique des riches négociants de la ville (dont il fait partie) qu’une activité fouriériste déclarée.

Aux États-Unis, le mouvement pédagogique adopte parfois des aspects fouriéristes, notamment avec l’admiratrice du système du Familistère de Guise qu’est la romancière Marie Howland (1836-1921). Elle se bat pour une éducation intégrale, attentive aux enfants. Dans son roman Papa’s Own Girl de 1874, où elle s’inspire du Familistère (à tel point que la 3° édition du roman s’appellera justement The Familistere), elle adopte diverses propositions fouriéristes dans son phalanstère utopique d’Oakdale. Ainsi les enfants sont mêlés par groupes d’âge. Le respect réciproque leur est inculqué. Une certaine forme d’autogestion est implantée avec l’élection des responsables.

En France les réflexions et les initiatives sont assez nombreuses. Un projet, appuyé par Fourier [26] lui-même, de « phalange miniature ou phalanstère enfantin » (parfois dit « institut sociétaire » ou « phalanstérion ») date de 1833. Il concernerait entre 400 et 500 enfants. Rien n’aboutit, mais les idées centrées sur les enfants demeurent et réapparaissent 4 ans plus tard. Vers 1837, un autre projet semble largement avancé avec les plans proposés par l’architecte César Daly (1811-1894), et l’aide de Maurize et de Considerant. Le fidèle fouriériste jurassien Joseph Reverchon (né en 1807) est sollicité pour sa réalisation, mais il semble que le tout échoua [27]. En 1840, P.-A. Guilbaud propose une « maison rurale d’apprentissage pour 200 élèves » comme « germe d’harmonie sociétaire » [28] sans plus de réussite. Bien d’autres initiatives et expérimentations existent comme le projet de Félix Cantagrel pour mettre Les enfants au phalanstère. Dialogue familier sur l’éducation (1844) où les remarques de l’alors fouriériste Constantin Pecqueur (1801-1887) [29].

La féministe Jeanne-Désirée Véret (1810-1891 ?), amie de Fourier et sans doute un temps amante de Victor Considerant, eut la chance d’épouser Jules Gay, un socialiste d’abord oweniste et antiautoritaire, et partisan de la liberté des femmes. Il l’aida dans ses engagements et dans son école expérimentale pour petits-enfants (de 1 à 6 ans) de Châtillon-sur-Bagneux en 1840 : L’Institut de l’Enfance. Cet Institut ne vécut sans doute pas longtemps, malgré son organisation d’association en commandite. En 1848-1849, le couple tenta au même endroit une nouvelle création sans plus de succès. En 1868, Désirée, liée à la Première Internationale, publie L’Éducation rationnelle de la première enfance. Manuel à l’usage des jeunes mères. Elle met évidemment en avant la liberté et l’égalité des sexes, et le rôle primordial de l’amour.

Une autre grande expérience, cette fois intégralement fouriériste, concerne La Maison de Santé et de sevrage de Beauregard (1852-1868) [30], liée à la Société agricole et industrielle du médecin Henri Couturier (1813-1894). La Maison accueille au total près de 200 enfants, l’extrême majorité ayant moins de 8 ans.

Toujours dans la Vienne, existe en 1846 la Maison rurale industrielle et d’apprentissage de Saint-Benoît. Le docteur fouriériste Jouanne y est peut-être (?) lié puisqu’un des protagonistes porte ce nom, mais de prénom Alfred. La Maison concernerait des enfants de 5 à 12 ans.

Un autre homonyme, le docteur Adolphe Jouanne, crée à Ry, près de Rouen en Seine Inférieure, la Maison rurale d’enfants pour l’expérimentation sociétaire qui est appelé parfois « phalanstère d’enfants ». Lancée en 1859 autour de la Société mutuelle de Ry, elle fonctionne vraiment de 1862 à 1884, en appliquant au mieux une synthèse des idées de Fourier et du pédagogue allemand Friedrich Fröbel (1782-1852). Auguste Savardan (1793-1867), François-Marguerite Barrier (-1870) et Just Muiron (1787-1881) en sont partisans. Elle aurait même été reconnue officiellement par le ministre Victor Duruy (1811-1894) [31]. Lieu de production et de formation, cette Maison tente d’appliquer au mieux les idées d’éducation intégrale.

Dans la mouvance fouriériste, plusieurs grands noms liés au monde éducatif apparaissent ici ou là. C’est le cas de Jean Macé (1815-1894) futur fondateur de la Ligue de l’enseignement (1866). Il en est de même de Marie Pape-Carpantier (1815-1878) [32] qui est une des fondatrices des premières écoles maternelles, à Paris, en 1848. Elle publie l’année suivante L’enseignement pratique dans les écoles maternelles, qui est un manuel que bien des militants d’une nouvelle éducation vont utiliser.

Elle a eu le soutien du fouriériste Jules Delbrück (1813-1889) et de sa Revue de l’Éducation nouvelle. Journal des mères et des enfants, qui sort également en 1848. Il semble que cette revue soit une des toutes premières à parler « d’éducation nouvelle », terme appelé à faire fortune au XIXe siècle. Delbrück est un promoteur assidu des crèches [33]. Le couple Delbrück serait même à l’origine d’une tentative « de colonie éducative sur les bords de la Garonne » [34].

La nièce de Clarisse Vigoureux (1789-1865), Clarisse Coignet (1823-1918), occupe une bonne place dans la promotion de l’éducation féminine. Tous mettent le bonheur des enfants en première ligne.

Les crèches ont l’appui de l’architecte fouriériste Gabriel-Désiré Laverdant (1802-1884). Sur Lyon le médecin François-Marguerite Barrier (1813-1870) se préoccupe beaucoup de la santé des enfants (Cf. Traité des maladies de l’enfance fondé sur de nombreuses observations cliniques en 1842) et lance une campagne pour la création des crèches (Cf. Considérations sur l’établissement des crèches à Lyon). Il a créé une « société de capitalisation » qui aide entre autres La Maison de Santé et de sevrage de Beauregard.

Cela s’applique aussi aux enfants abandonnés ou en grande difficulté sociale : le docteur Auguste Savardan, éternel promoteur et expérimentateur des phalanstères en France et au Texas, s’est beaucoup mobilisé dans la Sarthe en faveur des asiles ou crèches et de centres de formation adaptés et proposant une ébauche d’apprentissage à l’autonomie (« association libre »), comme le prouve dès 1848 son ouvrage Asile rural des enfants trouvés. Crèche, salle d’asile, école primaire, école professionnelle, ferme modèle, association libre des élèves à leur majorité. Il reprend les idées de « grande famille » éducative, ou chacun aurait sa place, et d’une éducation mixte, forme de « coéducation » avant la lettre où les femmes deviennent égales aux hommes : bien des idées sont liées aux propositions de Marie Pape-Carpantier qu’il doit sans doute connaître [35].

L’attention portée par Savardan aux enfants délaissés est à rapprocher de quelques autres initiatives néo-fouriéristes. La romancière comtoise Marie-Louise Gagneur (née Mignerot en 1832, morte en 1902), aidée par Victor Hugo, a créé L’Adoption, société protectrice des enfants abandonnés [36]. Jean-Baptiste-Henri Couturier (1813-1894), autrefois actif à Beauregard, et qui a fait ensuite une carrière politique en Isère, fonde au début des années 1880 en Algérie, sur le site de l’ancienne Union Agricole d’Afrique (essai d’implantation fouriériste depuis 1846), Orphelinats Agricoles d’Algérie (1881-1890). Il s’agit cependant plus d’une œuvre de solidarité et d’assistance que d’une institution sociétaire.

En Bretagne l’influence fouriériste, mêlée aux républicains et aux francs-maçons, serait une des origines de l’École pratique de l’industrie de Brest (1894) [37].

Le cas de Guise [38] mérite un développement particulier : le roman de Marie Howland cité ci-dessus nous permet d’évoquer le réformiste fouriériste Jean-Baptiste-André Godin (1817-1888) et sa compagne et future épouse Marie-Adèle Moret (1840-1908). Dans le fameux Familistère de Guise, à l’extraordinaire longévité (milieu du XIXe siècle - 1968), les essais pédagogiques sont en nette avance sur leur temps. Attention prioritaire aux jeunes enfants, mixité (coéducation ou « écolage mixte »), volonté de gratuité ou du moindre coût d’entretien, obligation, laïcité, éducation intégrale incluant les travaux manuels et les sorties, prise en charge solidaire des enfants orphelins… L’égalité scolaire pour toutes et tous, hors des conditions sociales, morales et sexuelles, prime sans doute sur l’apprentissage de la liberté. Quant aux méthodes pédagogiques, elles sont éclectiques, évolutives et diversifiées, ce qui est la preuve d’un sain pragmatisme et d’une belle volonté expérimentale ; elles s’inspirent indifféremment de Fourier, Friedrich Fröbel (1782-1852), Johann Heinrich Pestalozzi, Napoléon Laisné (1810-1896) pour la gymnastique, et surtout de l’épouse et animatrice infatigable qu’est Marie Moret.

La conception du travail qui est au centre de l’idéal sociétaire et éducatif de Godin (qu’il partage donc avec Fourier et Proudhon) diffère cependant de celle de son maître ; le travail attrayant ne peut l’être qu’in fine, pas dans un premier temps. Les exigences collectives et morales, et donc une certaine obligation et directivité, semblent s’imposer pour le moraliste intransigeant qu’est Godin. D’autre part la participation aux travaux n’est pas systématique, et peut apparaître marginale avant la phase de l’apprentissage : c’est une autre différence par rapport aux deux bisontins.

Mais ce qu’il appelle « l’éducation par l’attrait » renvoie pourtant directement à Fourier, même si les désirs et passions ne sont pas pris en compte, et même si un certain « embrigadement » se fait sentir, toutes choses qui lui seront évidemment reprochées par certains fouriéristes et autres libertaires.

Dès 1861 une salle est réservée aux plus petits. Une sorte de crèche, avec nourricerie et pouponnat, est créée en 1866 ; une école suit en 1869, dans des bâtiments annexes. C’est Godin qui vraisemblablement nous offre (et qui tente de réaliser) l’organisation scolaire la plus proche des pensées de Fourier : « Nourricerie », « Pouponnat », « Bambinat », « Petite école », « Seconde école », « Première école » … alternent entre 2 ans et 13 ans. Près de 300 enfants en bénéficient dès la fin des années 1860. Au-delà ce sont les cours supérieurs, mais réservés seulement à une élite limitée. L’apprentissage, lui, est proposé à toutes et tous. Ce qui est très cohérent pour un penseur qui rêve de transformer le monde en transformant déjà les individus, c’est qu’il privilégie – comme Fourier – les plus petits, la génération nouvelle devant connaître des conditions nouvelles dès son jeune âge ; cela démontre aussi un certain utopisme optimiste, car cette construction par étapes se fera forcément sur la longue durée.

En bon fouriériste, Godin pense que l’éducation doit se faire en dehors des parents (de la naissance à 14 ans), mais les liens sont nombreux entre eux et les enfants, et les bâtiments de l’enfance et ceux des adultes sont très rapprochés, et reliés par des sortes de rue-galeries comme les imaginaient Fourier [39]. Pire peut-être, fenêtres et galeries circulaires donnent sur les cours et les lieux de jeux et de déplacements des bambins : une surveillance de presque tous les instants, de tous par tous, empêche toute vie libre et impose une sorte de norme sous le prétexte d’assurer la sécurité et la protection de la jeunesse. L’école buissonnière, tant vantée par les rêveurs et les libertaires pour la liberté et les découvertes qu’elle permet, pour l’apprentissage d’une forme hors norme d’autonomie, est impossible à Guise. Nous sommes plus proches du Panopticon de Jeremy Bentham (1748-1832), ou de la volonté de transparence et de contrôle de Nicolas Ledoux (1736-1806) à Arc-et-Senans, que de Fourier et de la pensée libertaire ; sur ce plan, Guise semble annoncer une sorte de Big Brother omniprésent mais heureusement n’utilisant pas la violence.

Les critiques sont fortes pour l’importance à Guise de l’émulation, du rôle des prix, décorations et récompenses, du paroxysme atteint lors de la fête annuelle de l’Enfance (instituée dès 1863)… qui doivent entretenir une concurrence permanente et stimuler l’étude. Ces « hochets » sont tout sauf libertaires. Pire encore sont les remontrances, avec selon la gravité, affichage public, et les privations et exclusions, que subissent enfants comme adultes pour le moindre délit. Nous sommes ici très éloignés de la pédagogie libertaire, voire à ses antipodes, et plus proches des systèmes oppressifs mis en place dans bien des dictatures plus tardives, avec cependant l’absence tout de même des châtiments corporels. Comme le note justement Nathalie Brémand, cette ritualisation de l’émulation et leur théâtralisation dans le cadre du Familistère a aussi pour but de formater les parents. Personne n’échappe à l’emprise quasi totalitaire et nationaliste (on se déplace par rang avec bannières portées par les meilleurs élèves) du Palais social pensé par son fondateur.

L’autogestion parfois avancée pour décrire l’expérience n’est pas réalisée dans le domaine éducatif : c’est bien Godin lui-même qui a tout pensé, tout prévu, tout fait réaliser au centimètre près - du pupitre ergonomique à l’éclairage des salles et à la disposition des bâtiments - et qui veille à la bonne exécution de l’ensemble et à l’obligation des membres d’y envoyer leurs enfants sous peine d’amendes ou d’exclusions. « Paternalisme éducatif et bienveillant » me semble donc la formule plus appropriée. Les rares tentatives pour créer des organismes élus au sein des élèves relèvent plus d’un principe aristocratique et élitiste que d’une réelle volonté démocratique : les meilleurs devant exercer une sorte de magistère et de surveillance sur les membres de leurs classes d’âge [40].

Malgré tout le journal anarchiste Le Révolté en juillet 1886 parle « d’un jalon planté sur la route du progrès pour l’enseignement du genre humain » [41] ; et c’est le bakouniniste Paul Robin qui rédige la partie bienveillante sur le Familistère dans le Dictionnaire de pédagogie et d’instruction primaire coordonné par un parfois philo-anarchiste méconnu : Ferdinand Buisson (1841-1932) [42].

Au Mexique, avant l’expérience de Plotino Rhodakanaty (1828 ou 1832-1885 ?), des projets éducatifs teintés de fouriérisme sont exposés à Guadalajara (et dans tout l’État du Jalisco), par exemple dans le journal La linterna de Diógenes, celui d’une École pratique agronomique en 1847 [43]. Dans la même ville, le médecin italien, José Indelicato, s’intéresse à l’éducation populaire dans son journal El socialista ; il est sans doute l’auteur de l’article De la instrucción del pueblo dans le numéro du 29 mai 1856 du journal El constituyente. Le journal officiel du gouvernement du Jalisco, qui un temps s’appelle justement La Armonía social, évoque également d’autres plans éducatifs plus ou moins socialisants. En Suisse, bien des pédagogues se réclament du fouriérisme, comme François-Marc-Louis Naville (1784-1846), pasteur et responsable d’un Institut pédagogique célèbre. Il est l’auteur d’un ouvrage de 1833, reconnu dans le milieu éducatif, sur l’éducation publique [44]. C’est le cas également de l’enseignant de Fribourg, Alexandre Daguet (1816-1894), qui est l’ami de l’écrivain franc-comtois Joseph-Maximilien dit Max Buchon (1818-1869). Il devient directeur de l’École normale de Porrentruy. Dans l’île Maurice des années 1830, Gabriel-Désiré Laverdant (1802-1884) propose « une école rurale pour des enfants d’esclaves affranchis » [45] qui mettent en avant attraction et liberté. Elle devait s’établir dans les « plaines Willems ». En 1851 il publie avec Auguste Savardan Colonie maternelle. Appel aux phalanstériens.

Les écrits pédagogiques de Fourier ont influencé des disciples plus ou moins fidèles, quelques anarchistes, mais également d’autres courants socialistes et pédagogiques, y compris parmi les plus autoritaires, comme c’est le cas de Cabet qui était favorable à l’éducation attrayante, concrète et qui se dressait contre « prix, couronne et distinction ». Dans son Icarie, l’éducation doit donc être attractive, active, intégrale, et le rôle du maître réduit à celui d’éveilleur des jeunes consciences… Malheureusement, les aspects utilitaristes, moralisateurs et directifs restent l’essentiel pour le patriarche d’Icarie.

On pourrait presque le dire pour tous les projets éducatifs socialistes du début du XIXe siècle, et on doit lire avec attention la belle conclusion de Nathalie Brémand qui reprend une citation éloquente de Gélis « l’intérêt pour l’enfant n’est pas synonyme d’intérêt de l’enfant » [46] : ce dernier est vu comme exemple, comme prototype, comme moteur pour atteindre la nouvelle société, mais il est rarement vu pour lui-même et en fonction de ses propres besoins et de sa propre liberté : c’est pourquoi le retour aux fondamentaux anarchistes et à Fourier lui-même s’impose, souvent envers et contre ses principaux disciples.