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41-50
Victor Considerant et les enfumades du Dahra (1845)
Article mis en ligne le 23 février 2010
dernière modification le 2 octobre 2016

par Dubos, Jean-Claude

De toutes les atrocités commises par l’armée française pendant la conquête de l’Algérie seules les enfumades de la tribu des Ouled Riah dans les montagnes du Dahra en 1845 (près de mille victimes, y compris femmes et enfants) sont parvenues à la connaissance du public métropolitain. Les explications de Bugeaud (Le Moniteur d’Alger, 1er juillet) conduisent Considerant à rédiger deux éditoriaux très sévères dans La Démocratie pacifique des 22 et 23 juillet, malgré son amitié pour lui. Déjà en 1834 dans Le Phalanstère, Fourier avait écrit : « La France porte partout le vandalisme, témoin sa conduite à Alger, qu’elle a barbarisée et couverte de vendées [sic] et de ravages bien plus que ne l’aurait fait une armée de barbares. »

La prise d’Alger en juillet 1830, ordonnée par Charles X pour redorer son blason et détourner l’esprit public de l’examen des Ordonnances, ne passionna guère les Français. Héritière de la conquête, la Monarchie de Juillet tergiversa pour finalement laisser le champ libre aux militaires. Le 5 juillet 1830, le jour même de la conquête d’Alger, le général de Bourmont avait promis que « la liberté de toutes les classes d’habitants, leur religion, leurs propriétés, les femmes seront respectées. Le général en chef en prend l’engagement sur l’honneur. » Naturellement ces promesses ne furent pas tenues et on procéda en particulier à la confiscation des biens habous, équivalent algérien des biens d’Église avant la Révolution, ce qui dressa les imams contre la France et les amena en 1832 à soutenir la révolte d’un jeune émir de vingt-quatre ans, Abd-el-Kader. La même année, Savary, duc de Rovigo, faisait massacrer toute une tribu, accusée à tort d’avoir volé un cheik rallié aux Français [1].

Le premier – ou l’un des premiers – à s’être élevé contre ces exactions fut Charles Fourier. Le 28 février 1834, dans le dernier numéro du Phalanstère il décortique le premier ouvrage politique de Victor Hugo – qu’il voudrait amener à être le héraut de sa pensée –, l’Etude sur Mirabeau [2].

Hugo a écrit : « La France est la mère majestueuse de toutes les idées qui sont aujourd’hui en mission dans tous les peuples. On peut dire que la France depuis deux siècles nourrit le monde du lait de ses mamelles. » Fourier répond : « Passons sur les flatteries que vous adressez à la France et auxquelles je n’adhère nullement, car la France, loin d’avoir une initiative dans la civilisation du globe porte partout le vandalisme, témoin sa conduite à Alger qu’elle a barbarisé, couvert de vendées et de ravages, bien plus que ne l’aurait fait une armée de barbares. » Ancré dans ses convictions, Hugo ne répondit pas à Fourier et comme l’ensemble des écrivains français – le XIXe siècle est en retrait sur les siècles précédents où l’anticolonialisme s’est affirmé avec Montaigne, Ronsard, Voltaire, Montesquieu, Diderot, Rousseau, Bernardin de Saint Pierre [3] – demeura muet sur les souffrances de la population algérienne. Il faudra attendre l’Affaire Dreyfus pour que les écrivains se considèrent à nouveau comme la conscience de la France et s’expriment en tant que tels. Sur l’Algérie un seul auteur contemporain prit parti, Tocqueville, et ce fut pour se faire le théoricien de la répression et des massacres : « J’ai souvent entendu en France des hommes que je respecte, mais que je n’approuve pas trouver mauvais qu’on brûlât les moissons, qu’on volât les silos et enfin qu’on s’emparât des hommes sans armes, des femmes et des enfants. Ce sont là suivant moi des nécessités fâcheuses, mais auxquelles tout peuple qui voudra faire la guerre aux Arabes sera obligé de se soumettre. Le droit de la guerre nous autorise à ravager le pays et nous devons le faire soit en détruisant les moissons à l’époque de la récolte soit dans tous les temps en faisant des incursions rapides qu’on nomme razzias et qui ont pour objet de s’emparer des hommes et des troupeaux. » [4]

Fourier a certainement eu des renseignements de première main par un de ses disciples, le chartiste Adrien Berbrugger, qui de septembre à décembre 1833 a été à Alger le secrétaire du général Valée, successeur de Clauzel et de Bourmont. Michelet qui le rencontre à Londres en août 1834 note dans son Journal : « M. Berbrugger nous dit des choses horribles d’Alger ; un Juif accusé et décapité par le général Boyer, quatre hommes pendus pour soupçon de contrebande, une fille violée à la tête d’un régiment par ordre du colonel, M. Bastard de l’Etang etc. » [5]

Ce n’étaient là que peccadilles à côté de ce qui allait suivre avec l’intensification de la lutte contre Abd-el-Kader, malgré deux traités de paix signés par les généraux Desmichels (1835) et Bugeaud (La Fatna, 1837) Soigneusement tenues secrètes à l’époque, les atrocités de l’armée française sont connues par les correspondances – qui ont été publiées – des officiers qui y ont pris part et qui s’en vantent, Montagnac, Saint-Arnaud, Briet, Hérisson, Canrobert, etc. Un seul épisode devait avoir un retentissement en France, parce qu’il avait été relaté dans un journal d’Alger, les enfumades du Dahra (18 juin 1845).

En effet, le 11 juillet, sous le titre « Affreux épisode de la guerre d’Afrique » et avec l’avertissement suivant : « Nous laissons nos lecteurs apprécier les efforts du correspondant de l’Akbar » La Démocratie Pacifique republiait l’article suivant :


Il vient d’arriver dans le Dahra un de ces terribles évènements qui contristent profondément ceux qui en ont été les témoins.

Le 18 juin, dans la matinée, la tribu des Ouled Riah, se voyant serrée de trop près par les colonnes du colonel Pélissier, se réfugia dans ses grottes. Après les avoir cernés, on fabriqua quelques fascines que l’on enflamma et que l’on jeta devant l’entrée des grottes. Le colonel leur fit jeter des lettres où on leur offrait la vie et la liberté s’ils consentaient à rendre leurs armes et leurs chevaux. Ils répondirent qu’ils feraient ce qu’on leur demandait si l’armée française était éloignée. On ne voulut pas de cette condition inadmissible. On recommença à jeter des fascines enflammées. Pendant longtemps les cris des malheureux que la fumée allait étouffer retentirent douloureusement à nos oreilles puis l’on n’entendit plus rien. On entra. 500 cadavres étaient étendus çà et là dans les cavernes. On envoya visiter les grottes, on n’en tira que 150 dont une partie mourut à l’ambulance.

La nouvelle de cette terrible issue était à peine connue que tout le Dahra s’est soumis, apportant des armes en grande quantité.

Le jour même, le 11 juillet, le gouvernement fut interpellé à la chambre des Pairs. Voici le compte rendu de séance dans la Démocratie Pacifique :


M. le Prince de la Moskowa (fils du maréchal Ney) : L’Akbar, journal d’Alger, contient un fait inouï sans exemple dans notre histoire militaire [6]. M. le colonel Pélissier se serait rendu coupable d’un acte de cruauté inqualifiable, injustifiable, à l’encontre de malheureux arabes vaincus et sans défense. Je viens demander des explications d’un pareil acte et je les demande comme officier de l’armée et comme pair de France. Il y va de la dignité de l’armée et du gouvernement que pareils faits soient démentis et que le gouvernement soit dépouillé de toute solidarité de faits aussi déplorables. (lecture de L’Akbar)

M. le maréchal Soult (ministre de la Guerre) : « Les rapports que nous avons reçus sont si contradictoires que nous ne pouvons préciser ce que nous aurons à faire. Nous ne savons rien que ce que nous avons appris par les journaux. J’ai écrit à M. le maréchal Bugeaud pour lui demander d’amples renseignements. Aussitôt que nous les aurons reçus nous en ferons communication à la Chambre. Pour le fait lui-même, nous le désapprouvons entièrement. Nous avons écrit au maréchal pour s’opposer [sic] à tout fait pareil « (Très-bien)

M. de Montalembert (chef du parti catholique) : « Ce n’est pas un fait qui mérite simplement une désapprobation. Il faut le qualifier d’horreur. »

M. le maréchal Soult : « S’il ne suffit pas de le désapprouver, je dirai que je le déplore. »

Cet amendement n’a pas d’autre suite.

La réponse de Bugeaud à Soult, d’un cynisme éhonté sera publiée dans Le Moniteur algérien, journal du gouvernement général de l’Algérie le 15 juillet, et c’est elle qui servira de base aux éditoriaux de Victor Considerant dans la Démocratie Pacifique des 22 et 24 juillet. Il dut être particulièrement pénible pour Considerant de prendre parti violemment contre Bugeaud car leurs relations étaient étroites depuis le temps où Considerant était à l’École d’Application du Génie de Metz et elles relevaient plus de l’affection que de l’amitié. Dans Le Phalanstère, Considerant avait publié un article sur des expériences agricoles dans le Périgord, qu’il disait écrit sous la dictée de Bugeaud, et le 14 septembre 1835, Bugeaud avait écrit au maréchal Maison, ministre de la Guerre :

Le Capitaine de génie Considérant [ sic ] a eu depuis 1831 un succession de congés sans solde, qu’il a sollicités pour se livrer à une oeuvre de philanthropie que je regarde comme inexécutable en raison des dispositions du coeur humain, mais dont la théorie est d’une logique séduisante pour l’avenir de l’humanité. Se passionner pour cette théorie n’appartient qu’à une âme noble et généreuse comme celle de cet officier, et c’est à ce titre qu’il m’a vivement intéressé. Voilà pourquoi, Monsieur le Maréchal, je viens solliciter de votre bonté une prolongation de congé, qui lui est indispensable pour faire marcher l’oeuvre qu’il a si péniblement commencé. Passé cette période de congé, ses collaborateurs peuvent se passer de lui, et si à présent il était forcé de rentrer dans l’armée, il renoncerait à sa profession pour accomplir la tâche et les obligations qu’il s’est imposé envers ses amis les fouriéristes. Il serait bien fâcheux qu’il perdît son rang dans l’armée pour une passion philanthropique encore que dix mois d’indulgence peuvent lui donner le temps de se désabuser, et pour ramener dans l’armée un jeune homme éclairé qui peut un jour l’honorer [7].

Malgré le ton désabusé de cette lettre, au cours des années suivantes, c’est Bugeaud qui se rapprocha des fouriéristes au point de participer le 7 avril 1840 au banquet organisé chaque année pour fêter la naissance de Fourier et y d’porter un toast.

Le 18 août le fouriériste Toussenel envoie à Balzac une lettre que celui-ci a reproduite presque intégralement dans le numéro 2 de la Revue Parisienne (25 août 1840). Selon Toussenel :

Lorsque Thiers nomma Bugeaud au gouvernement de l’Algérie, il y a 3 ou 4 mois, sa belle-mère Mme Dosne intervint au nom de la morale pour prévenir le scandale qui disait-elle résulterait de cette nomination. M. Bugeaud plaignit M .Thiers et ne se plaignit pas ; il lui rendit sa parole. Le roi manda le vieux soldat et termina ses compliments de condoléance par cette question : ‘Après cela, vous n’aviez pas besoin de cette place n’est-ce pas, général ?’ – Sire répondit Bugeaud, si Votre Majesté entend par besoins des besoins pécuniaires, elle a parfaitement raison. Mais j’ai besoin de combattre pour mon pays et de me venger d’une perfidie. Voilà pourquoi je regrette que la volonté de Mme Dosne m’ait destitué du gouvernement de l’Algérie. » [8]

En janvier 1841, après la chute de Thiers, Bugeaud fut nommé Gouverneur général de l’Algérie. Est-ce par reconnaissance ? Il nomma Toussenel commissaire civil à Boufarik, mais quelques mois plus tard, le futur auteur de Les Juifs rois de l’époque fut expulsé d’Algérie par ordre du maréchal pour avoir pris la défense de deux commerçants juifs injustement arrêtés… [9]

Autre événement qui dut alerter Considerant : l’oncle de sa femme, le maître de forges Joseph Gauthier, frère de Clarisse Vigoureux, découvrit en septembre 1841 dans la région de La Calle des mines de fer « qui ne peuvent se comparer qu’à celles de l’île d’Elbe « et obtint de Bugeaud une concession pour les exploiter. Mais, écrit le journal de Besançon L’Impartial dans l’article nécrologique qu’il lui consacre en 1847, « ses longues démarches à Paris échouèrent et il eut la douleur de voir le fruit de ses recherches et de ses peines passer aux mains de solliciteurs dont le crédit fut plus puissant que son droit. » Il est certain que Bugeaud ne l’a pas soutenu et s’est sans doute retourné contre lui et son projet de colonie fouriériste « où les familles feraient corps entre elles, leurs moyens et leurs travaux seraient combinés, elles ne se dissémineraient point en s’éparpillant dans le pays. » [10]

Bugeaud en effet est devenu hostile à toute tentative de phalanstère – c’est Lamoricière qui favorisera l’établissement de celui du Sig en 1845 – et le 25 novembre 1842 il envoie à Considerant une lettre sarcastique : « J’accorde que j’entends très mal votre système, mais si vous tenez à mon éducation, venez ici faire un phalanstère, je vous promets un beau terrain. Allons, faites-nous enfin voir et toucher quelque chose de pratique et quand je verrai votre établissement bien marcher, je me rendrai et je vous imiterai. » Celà n’entame pas l’admiration de Considerant pour Bugeaud et en août 1843 dans la Démocratie Pacifique, il prend sa défense contre Le National qui s’élève contre l’attribution du bâton de maréchal à l’homme qui a écrasé l’insurrection parisienne dans le sang en 1834. Considerant loue l’énergie de Bugeaud, ses qualités militaires supérieures et son inlassable dévouement aux intérêts de la France, mais il regrette que, dans la colonisation de l’Algérie, la charrue soit sacrifiée à l’épée.

C’est en février 1844 que la Démocratie Pacifique consacre pour la première fois son éditorial à l’Algérie et c’est Charles Pellarin, le biographe de Fourier, qui monte au créneau. Sous le titre « La reprise du système guerroyant en Algérie », il demande :

D’où vient que notre possession du Nord de l’Afrique n’est pour nous qu’une source de sacrifices de plus en plus onéreux dont on n’aperçoit pas que nous soyons prêts de recueillir les fruits ? Nous ne ferons pas un crime au gouvernement actuel d’avoir subi les conséquences du passé et d ‘avoir poussé vigoureusement la guerre sur les points où la France se trouvait déjà engagée. Mais ce que nous ne saurions voir avec indulgence c’est qu’on se dispose encore aujourd’hui à entreprendre une expédition qui n’est nullement motivée et à faire comme cela est arrivé si souvent la guerre pour la guerre.

Nous savons qu’il se prépare contre les Kabyles de la province de Bougie une expédition à laquelle il serait difficile d’assigner des motifs sérieux. Des tribus adonnées à l’agriculture étaient si éloignées de chercher à troubler nos établissements qu’elles ont récemment offert au général commandant à Sétif de se charger de nos transports. N’avons nous pas déjà dans le Nord de l’Afrique beaucoup plus de terrains que nous ne pouvons en utiliser ? N’est-il pas temps de songer à signaler notre présence par d’autres œuvres que les ravages et les destructions ? Nous engageons la Chambre à protester contre le système de la conquête, nous l’engageons à demander au ministère des explications sur le projet d’expédition contre les tribus kabyles voisines de Bougie. Nous l’exhortons à prévenir par ses avertissements sévères une opération qui n’aurait d’excuse ni du point de vue de l’humanité ni au point de vue de l’intérêt de notre établissement en Afrique.

L’appel de Pellarin a-t-il été entendu ? (Peut-être avait-il été alerté par un autre fouriériste, le polytechnicien Victor Costes, capitaine de génie à Bougie, mort à Besançon le 29 juin 1844) En tout cas en juillet 1845 c’est Considerant qui prend le relais et il commence par citer l’article de Bugeaud dans Le Moniteur algérien du 15 juillet, où il justifie Pélissier qui a agi sur son ordre :

Un événement cruel mais inévitable, celui des grottes des Ouled Riah dans le Dahra paraît avoir réveillé la sensibilité publique. Nous espérons démontrer que, au lieu de blâme, c’est l’éloge qu’il faudrait lui donner. Car si elle fait violence aux sentiments d’humanité qui l’animent à aussi haut degré .que toute autre partie de la nation, c’est par dévouement patriotique que l’armée a agi. Il était important pour la politique et pour l’humanité de détruire le sentiment de confiance que les habitants du Dahra avaient dans les grottes. Se décider à un simple blocus qui eut duré plus de quinze jours, c’était perdre un temps précieux. Aussi le colonel Pélissier se décida à employer le moyen qui lui avait été recommandé par le Gouverneur général pour les cas d’urgence. Ce cruel événement qui nous afflige tous surprend notre jugement par ses nouveautés dans les fastes de la guerre, mais la guerre, la politique et même l’humanité voulaient que l’on emploie tous les moyens.

On redoute pour l’avenir la haine profonde dont la catastrophe des Ouled Riah aura rempli le cœur des Arabes. Il y aura contre nous de la haine dans le cœur des Arabes, elle a toujours existé, elle existera toujours. Cet événement ne peut guère y ajouter. Mais il inspirera une terreur salutaire qui ne sera pas moins favorable au vainqueur. Les populations reconnaissant qu’elles sont obligées de subir le joug, qu’elles n’ont plus aucune retraite assurée se résigneront et se livreront paisiblement à l’agriculture, au commerce, qui auront bientôt réparé les effets de la guerre.

Les intérêts de l’armée victorieuse et de la France toute entière ont aussi leurs droits. Si, par bénignité, nous laissions se perpétuer l’esprit de révolte, nous aurions souvent à réprimer et nous userions beaucoup plus de soldats, nous dépenserions beaucoup plus d’argent que si au début nous avions sévi énergiquement.

Aussitôt après, dans La Démocratie Pacifique du 22 juillet, voici la réponse de Considerant, sous le titre « Justification des horreurs de la guerre d’Afrique » :

C’est donc bien entendu. M. le Maréchal gouverneur général de l’Algérie justifie la conduite de M. le colonel Pélissier, il justifie l’abominable système de guerre qui fleurit depuis quelques années en Afrique et il se moque très délibérément de la sensibilité de la presse et des philanthropes.

Puisque M. le Gouverneur général avait, dans sa prévoyance ingénieuse et inventive recommandé lui-même pour les cas d’urgence le moyen employé par le colonel Pélissier il est juste qu’il en assume la responsabilité et désormais le colonel Pélissier doit disparaître de la cause. Aussi bien, monsieur le Maréchal gouverneur n’eût-il pas pris les devants, nous nous proposions de le mettre nous-même en cause et de remonter plus haut encore car c’est le système même de la guerre d’Afrique dont la conscience de la France doit faire justice et c’est jusqu’au ministre qui aujourd’hui tolère et encourage cette guerre infâme que l’opinion publique doit reporter sa juste indignation. Et d’abord, parlons du procédé de M. le maréchal Bugeaud mis en exécution dans les grottes du Dahra par le colonel Pélissier. Monsieur le maréchal prétend justifier le procédé par des raisons d’humanité.

Quoi donc ! Vous comparez votre odieuse intervention du Dahra où vous avez suivant votre cynique expression ‘chauffé et fumé’ comme des bêtes immondes une population entière de femmes, d’enfants, de vieillards avec la marche progressive et lente de la disette dans une place assiégée. M. le maréchal Bugeaud est parti en Afrique avec cette belle devise : Ense et aratro. Il n’était pas alors question de chauffer des femmes et des enfants dans les terriers où ils se seraient réfugiés. M. le maréchal Bugeaud, et nous croyons qu’il était sincère parlait en homme qui avait compris la belle et noble mission de gouverneur. Aujourd’hui, il agit en homme qui ne comprend plus que la guerre brutale, la guerre d’extermination et de dévastation, la terreur. Aujourd’hui, voici qu’il rétrograde au-delà de la barbarie et qu’il se glorifie d’emprunter les procédés de guerre les plus efficaces aux sauvages eux-mêmes.

Nous aussi, nous sommes tenté de nous réjouir des atrocités du Dahra. Nous espérons que des excès aussi horribles feront enfin ouvrir les yeux et prendre une résolution à la France. Nous verrons bien si la France continuera à souffrir que cette terre d’Afrique qu’elle a entendu conquérir à la civilisation sur la barbarie devienne un atelier de dix mille lieues carrées destiné à exercer ses nobles enfants à des boucheries de chair humaine et à transformer ses régiments de braves soldats en bandes de brigands et de chauffeurs.

24 juillet :

Nous croyons, nous, que quand des circonstances terribles, fatales, absolues, avaient invinciblement commandé un de ces actes qui soulèvent contre eux tous les sentiments de l’humanité, ceux à qui était échu le malheur de l’accomplissement n’avaient qu’une conduite à tenir, nous croyons qu’ils devaient implorer le pardon du monde… Voilà ce qu’exigent les instincts les plus simples de l’humanité. Voilà la conduite qu’ils inspirent aux hommes qui ne les ont pas complètement étouffés dans leurs cœurs.

Et Considerant de poursuivre [11] :

En face des résultats de son abominable acte M. Pélissier s’était senti saisi d’une terreur suprême et qu’il a compris un moment qu’il allait attirer sur lui la réprobation du monde et devenir un objet de dégoût et d’homme universellement haï. M. le maréchal Bugeaud n’a rien senti de semblable et il met une sorte de gloire à revendiquer la priorité de l’idée, il développe dans le langage cynique et fanfaron d’une ironie indigne les théories de terreur et d’horreur dont il ose se faire l’apôtre au siècle où nous vivons.

Considerant s’en prend ensuite aux défenseurs de Bugeaud dans la presse et dans l’opinion :

Ne comprenez-vous pas qu’en provoquant dans toute l’Europe le récit des cruautés des Français en Algérie, de l’atrocité des Français, vous donnez beau jeu aux ennemis de la France, et fomentez dans des milliers de cœurs des haines profondes contre la nation généreuse à laquelle vous êtes indignes d’appartenir ?

Et de citer le Times : « L’Europe entière doit trembler à l’idée que la France entretient en Afrique cent mille hommes élevés à pareille école et capables de férocités comme celles que le colonel Pélissier a commises. »

Après avoir fait appel aux ministres (« Entendent-ils endosser aux yeux des peuples civilisés le nouveau code de la guerre ? ») et au roi (« La responsabilité de la couronne est engagée devant le monde ») Considerant continue son article par des considérations qu’un proche avenir n’allait pas tarder à justifier :

Nous avons entendu émettre une idée épouvantable par des gens qui y croyaient, que l’on était bien aise d’inoculer à l’armée par la guerre d’Afrique des sentiments de cruauté et de férocité qui la séparassent complètement du reste de la nation et la rendissent plus propre aux services qu’un jour on pourrait lui demander à l’intérieur. Cette idée est horrible.

Considerant ajoute en terminant :

Nous avons durant des années constamment défendu le député, le général et le maréchal Bugeaud contre les hostilités de la presse. Nous avons cru de bonne foi que l’homme de la rue Transnonain avait été une création passionnée de l’esprit de parti. Aujourd’hui, nous le reconnaissons avec une tristesse profonde, après plus de huit années de bons rapports et d’illusions tout à coup violemment évanouies, ce que nous avions tristement cru création de la passion était une réalité. [12]

Il ne s’agit pas, de la part de Considerant, ni de celle de Fourier d’ailleurs, d’une condamnation de la colonisation, mais de celle de ses méthodes. Contempteurs l’un et l’autre de la civilisation, ils ne sont pas enclins, comme Hugo par exemple, à tout excuser en son nom, mais ils espèrent que le système sociétaire pourra s’étendre à l’ensemble du globe de la façon la plus pacifique possible. C’est d’ailleurs en cette même année 1845 qu’un groupe de trente-et-un fouriéristes, composé pour moitié d’officiers de l’armée de terre soutenus par Lamoricière et de lieutenants de vaisseaux, en union avec des fouriéristes lyonnais dont Aimée Beuque et Bisontins dont Edouard Ordinaire, créent l’Union Agricole du Sig qui a fait l’objet de deux études dans les Cahiers Charles Fourier, celle de Bernard Desmars st celle de Madonna Desbazeille.

Le documentaire algérien sur les enfumades du Dahra d’Ali Fateh Ayadi, présenté sur les chaînes de télévision algériennes arabophones et francophones le 18 février 2007 – mais, semble-t-il, jamais repris sur les chaînes françaises – écrit avec la collaboration de deux historiens français (Gilles Manceron et Olivier Le Cour Grandmaison), ne cite pas la protestation de Considerant contre les massacres du Dahra, mais celle du prince de la Moskowa et celle des élèves du collège Louis le Grand. Y en eut-il d’autres à la même époque ou pendant l’ensemble de la campagne de conquête de l’Algérie ? A l’encontre des Américains et des Anglais, les Français n’aiment guère revisiter leur histoire coloniale. Il y a cependant là un champ d’investigation à explorer et il serait intéressant de savoir quelle a été vis à vis du fait colonial l’attitude des Églises, des Loges, des Partis, en général de tous ceux qui prétendent exprimer « la voix de la France » et qui semblent avoir été alors singulièrement silencieux.