par Cordillot, Michel
En examinant comment est né le "parti" démoc-soc à l’automne 1848, cet article insiste sur le rôle joué par plusieurs militants fouriéristes de premier plan dans le processus qui va rapprocher, et à terme unir la gauche et l’extrême gauche républicaine.
Une série d’études publiées dans le numéro à thème des Cahiers Charles Fourier consacré à la Révolution de 1848 [1] a posé d’intéressants jalons concernant l’attitude des fouriéristes au cours de cette année charnière, qui font litière de l’idée reçue décrivant ces derniers comme décalés par rapport aux enjeux du moment. En rappelant que leur action tout au long de l’année 1848 s’est inscrite dans la droite ligne de leur déclaration du 25 février (« La réforme sociale est le but, la République est le moyen »), Jean-Marcel Jeanneney [2] a établi un point essentiel. En fait, on perçoit rétrospectivement qu’en affirmant cela, les disciples du Phalanstérien avaient déjà formulé avec clairvoyance la question de fond, déterminante pour la réussite ou de l’échec de cette deuxième expérience républicaine. La suite de la même citation n’était pas non plus dénuée de pertinence, ainsi qu’on le verra : « Tous les socialistes sont républicains, tous les républicains sont socialistes. »
Pour autant, quelques points me semblent appeler des éclaircissements supplémentaires, et je souhaiterais ici revenir sur le rôle de certains militants fouriéristes au cours des mois difficiles qui vont de la fin de l’été à l’élection présidentielle de décembre, et plus précisément sur leurs efforts visant à rassembler et à structurer la gauche républicaine autour d’un programme politique, et à lui donner des moyens d’action propres.
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Six mois après la chute de la monarchie, où en est-on ? Faisant suite à la journée insurrectionnelle du 15 mai, les désastreuses et sanglantes journées de Juin ont placé les républicains qui gouvernent le pays sur la défensive. Socialement coupés des ouvriers, dont ils n’ont pas su - parfois même pas voulu - voir l’effroyable détresse et dont ils ont approuvé le massacre, ils sont politiquement mis en difficulté par la vague réactionnaire qui enfle dans le pays pour demander un retour à l’Ordre. Le « parti » républicain, victorieux en février, apparaît au sortir de l’été déchiré, sans perspectives et sans programme clair. Il ne semble donc guère préparé à affronter l’échéance électorale présidentielle qui fera logiquement suite à l’adoption d’une Constitution.
Sans doute une réconciliation est-elle inimaginable, tant est profond l’abîme qui les sépare, entre l’extrême gauche et les républicains de la tendance dite « du National » (le « journal des Messieurs », comme l’appelaient avec mépris les ouvriers de Paris avant 1848). La première a refusé de se désolidariser des ouvriers insurgés, et a enfourché dès juillet le cheval de bataille de l’amnistie [3] ; les seconds ont soutenu avec détermination la répression menée par l’un des leurs, le général Eugène Cavaignac. En revanche, la masse des républicains radicaux emmenés par Ledru-Rollin, qui se sont résignés à la répression au nom de la sauvegarde de la République (un peu à l’image de Considerant lui-même [4]), mais qui ont dès septembre renoué publiquement avec l’esprit pré-quarante-huitard du journal La Réforme en conjuguant intransigeance républicaine et aspirations sociales et humanitaires, apparaît rapidement susceptible, sinon de s’unir avec l’extrême gauche, du moins de se rapprocher des idées socialistes. C’est là me semble-t-il que plusieurs fouriéristes, et non des moindres, vont jouer un rôle qui mérite d’être examiné d’assez près.
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Durement touchée après Juin, mise en accusation lors de la discussion du Rapport parlementaire consacré aux événements du 15 mai et aux journées de Juin, la gauche socialiste et révolutionnaire est par nécessité la première à tenter de relever la tête. En dépit de tous les obstacles qu’elle doit affronter (ses dirigeants les plus populaires sont en prison ou en exil, la plupart des clubs ont été fermés, le rétablissement du cautionnement a provoqué la disparition de nombreux journaux, etc.), elle va s’efforcer de se réorganiser. Insultés par Léon Faucher à la Chambre le 4 septembre (« Le socialisme est une peste »), tous ceux qui s’identifient à elle se pressent d’accepter en défi le surnom de pestiférés. Dès le 10 septembre une réunion des quelque 1 500 à 1 800 délégués des associations démocratiques et des corporations ouvrières dans la salle des spectacles-concerts de l’avenue Bonne-Nouvelle débouche sur un accord permettant de désigner trois candidats communs pour les élections complémentaires qui doivent se tenir à Paris le 17 septembre : Raspail, Cabet et Thoré, qui n’avaient pas été élus lors des élections complémentaires de juin, sont reconduits [5].
Les résultats de cette consultation constituent pour l’extrême gauche un sérieux encouragement. D’abord elle obtient des résultats presque inespérés. Derrière Louis Bonaparte (110 752 voix) et le banquier Achille Fould (78 891 voix), Raspail, alors incarcéré à Vincennes, est élu avec 66 963 suffrages ; respectivement arrivés en 4e et 5e positions avec 64 480 et 64 375 voix, Thoré et Cabet ont manqué de peu l’élection. Comparé au nombre des voix obtenues le 4 juin (78 000 pour Raspail), les suffrages rassemblés le 17 septembre montrent qu’à Paris - mais Paris n’est pas la France... - l’influence de l’extrême gauche révolutionnaire n’a pas faibli, nonobstant les massacres de Juin, l’emprisonnement et la déportation de milliers d’ouvriers. De plus, les autres familles républicaines ont essuyé un sévère désaveu. Le candidat du National, Edmond Adam, a obtenu des résultats insignifiants ; et le vétéran Dupoty, qui bénéficiait du soutien des républicains radicaux, n’a guère fait mieux. Revenant sur les résultats de ce dernier, Le Populaire de Cabet s’en prendra d’ailleurs avec quelque acrimonie à l’organe fouriériste, accusé d’avoir fait campagne pour une « candidature sans espoir » : « Et la victoire aurait été complète si Dupoty, La Réforme et la Démocratie pacifique n’avaient pas fait perdre 10 000 à 12 000 voix... [6]. »
Mis en confiance, les socialistes révolutionnaires s’efforcent de pousser leur avantage au plan électoral. Avec le soutien actif de Proudhon, qui voue une détestation affichée aux Montagnards, et sous la direction de l’ancien pair de France d’Alton-Shée, ils mettent en place dès le 8 novembre un Comité républicain démocrate et socialiste formé des représentants des comités socialistes d’arrondissement et de nombreuses associations ouvrières, et qui aura pour tâche de se prononcer sur une éventuelle candidature commune aux élections présidentielles [7]. Ce comité (bientôt rebaptisé Comité central socialiste) propose dans un premier temps que le choix se fasse à partir d’une liste non limitative de candidats potentiels comprenant, entre autres, Leroux, Barbès, Cabet, Raspail, Ledru-Rollin, chacun d’eux devant s’engager à respecter le choix final de la majorité des membres du comité. Ledru-Rollin ayant refusé avec quelque agacement cette manière de procéder, sa candidature se trouve automatiquement écartée, et le choix s’arrêtera finalement sur F.-V. Raspail, que son élection à la Chambre n’a pas réussi à tirer de son cachot. Le 19 novembre cette candidature est officiellement annoncée par Le Populaire, qui s’y rallie.
On sait que, globalement, les fouriéristes ne se reconnaissent pas dans cette aile maximaliste et communisante du mouvement républicain. Il n’est donc pas surprenant qu’ils soient restés largement à l’écart de ses efforts de réorganisation et de propagande. À une exception près toutefois, sur laquelle il faut s’arrêter. Préparé par un groupe de rédacteurs animé par Victor Hennequin [8], prosélyte fouriériste bien connu et collaborateur de la Démocratie pacifique, paraît vers la mi-novembre [9] l’Almanach démocratique et social [10]. Avec un tirage annoncé de 100 000 exemplaires, il va être très largement diffusé durant la campagne électorale présidentielle.
Quoiqu’essentiellement rédigé par des fouriéristes [11], le contenu de cet almanach est sans équivoque. Dans une préface signée par Gustave Mathieu, les intentions des auteurs sont d’emblée précisées : « le temps est venu d’asseoir solidement les promesses de l’avenir sur les ruines du passé » (p. 3). S’adressant aux « artisans exténués par un labeur impuissant » aux « laboureurs courbés sur les socs » et aux « saintes femmes (...) qui, bien souvent au lait appauvri de vos mamelles avez mêlé les larmes de la faim », bref « à vous tous qui souffrez », il leur offre ce petit livre, qui entend être pour eux « ce qu’était pour le peuple hébreu la colonne de feu qui le conduisait dans le désert à la conquête de la terre promise. » Refusant toute stratégie de confrontation (« Plus de guerre ! Le sang a déjà trop coulé ; plus de haines, plus de vengeances ; oubliez ! »), mais sans se désolidariser des insurgés de Juin [12], Mathieu lance cette exhortation : « (...) n’oublions pas que la Révolution de Février nous a légué une conquête immense, le vote universel ; apprenons à nous servir de cette arme toute pacifique ; soyons sans crainte, nos droits ne périront jamais, nous les avons arrosés de notre sang le plus généreux ; laissons à l’avenir le soin de les féconder. » (p. 5).
Après le calendrier et les éphémérides d’usage, la partie proprement politique de l’almanach s’ouvre par un bref hommage à Fourier (« À vous, noble maître, à vous qui vous êtes enfin levé comme un soleil bienfaisant... ») accompagné en regard d’un portrait lithographié. Viennent ensuite la réimpression intégrale du texte de Lamennais « Question du Travail » [13], un petit dialogue intitulé « Il faut être socialiste » dû à la plume d’un autre publiciste fouriériste bien connu, Édouard de Pompéry [14], quelques extraits de et sur George Sand, un long texte de Victor Hennequin (pp. 36-54), passant notamment en revue les différentes écoles socialistes ; un plan de réforme de l’instruction publique ; un texte contre la peine de mort ; un texte de Pierre Leroux ; un texte intitulé « Les Femmes » ; une déclaration de Barbès devant la chambre des Pairs ; un texte de Fourier « Sur le chaos social du Globe » ; une revue des événements européens ; un extrait de « De la célébration du dimanche » par Proudhon ; et enfin divers poèmes, fables et chansons ou conseils médicaux et pratiques ainsi qu’il était d’usage dans ce genre d’ouvrage. La quatrième de couverture donne une liste des œuvres de Proudhon, ainsi que la liste des publications de Victor Hennequin en vente à la librairie sociétaire quai Voltaire.
On trouve donc dans ce petit volume des portraits bienveillants de tous les dirigeants reconnus de l’extrême gauche révolutionnaire (à l’exception notoire de Blanqui, Louis Blanc étant pour sa part brièvement mentionné pour avoir « composé de ses lectures en socialisme, de ses lectures phalanstériennes surtout, un ambigu qui produit assez bien l’effet d’un système »), mais aussi la réaffirmation dénuée de toute ambiguïté de la supériorité de l’idéal développé par Fourier, dont les théories sont qualifiées de « grand système socialiste » (p. 52). On y sent en revanche une réserve très nette par rapport aux républicains radicaux : le nom de Ledru-Rollin n’est jamais mentionné dans cet Almanach, et Considerant est à peine mieux traité, encore qu’il soit quand même qualifié au détour d’une phrase de « principal disciple de Fourier » (p. 53).
Il est surtout intéressant de noter qu’un but politique on ne peut plus explicite est défini par Hennequin, l’unité de tous les socialistes, dans le respect des doctrines des uns et des autres :
« Le socialisme est une réunion de doctrines plus ou moins complètes et en dissidence sur des points très graves. Elles n’en constituent pas moins (...) un courant d’idées qui entraîne l’humanité vers l’avenir. Nul ne marche aujourd’hui avec la Providence et le progrès s’il n’est socialiste. (...) les socialistes se sont rapprochés pour former une armée ; mais ils se sont rapprochés sans confusion, conservant sous la bannière de l’unité la distinction des écoles. Chacun a gardé son opinion sur des points controversés ; mais on s’est efforcé, par une discussion bienveillante, d’augmenter le nombre des propositions acceptées par le socialisme entier. » (p. 44).
Le moins que l’on puisse dire est qu’à la date où ce texte est écrit (sans doute vers la mi-octobre 1848), cette affirmation anticipe assez audacieusement sur la suite des événements.
Certes, il n’est pas fait explicitement allusion à la candidature de Raspail à l’élection présidentielle (et pour cause, puisque celle-ci ne deviendra effective que le 19 novembre, soit longtemps après le bouclage de l’Almanach) ; mais parmi tous ceux qui achetaient ce petit livre au moment même où la campagne électorale présidentielle battait son plein, nul ne pouvait douter des préférences politiques de ses auteurs.
Ce ralliement de quelques fouriéristes en vue à la gauche révolutionnaire fait, il est vrai, figure de cas isolé, même si la stature d’Hennequin et de Pompéry au sein de l’École lui confère une importance certaine. Pourtant, un autre point mérite d’être souligné. Pour avoir mené le 13 septembre à la tribune la bataille contre Thiers pour l’inclusion du Droit au travail dans la Constitution, Victor Considerant est apparu - certes par un concours de circonstances non prémédité, puisqu’il ne souhaitait pas initialement prendre la parole sur ce sujet - comme le principal porte-parole autorisé du socialisme à l’Assemblée (avec Pierre Leroux et Proudhon). Et bien qu’il se soit finalement rangé derrière la candidature de Ledru-Rollin (huit jours seulement avant le scrutin), cela lui vaudra à l’extrême gauche un crédit certain, qui le mettra en position d’être entendu le moment venu, c’est-à-dire quand le résultat catastrophique des présidentielles aura mis en évidence la nécessité pour tous les démocrates et tous les socialistes de s’unir sans plus tergiverser.
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Les républicains radicaux, vers qui vont les faveurs de la grande majorité des fouriéristes, ont pour leur part quelque peu tardé à se remettre en ordre de bataille. Il faut dire qu’ils se sont trouvés doublement attaqués, à gauche pour n’avoir pas protesté contre la répression qui a fait suite à la journée du 15 mai et pour leur acceptation de la répression en juin ; à droite, parce qu’ils sont néanmoins tenus pour responsables d’avoir attisé les mécontentements populaires. Interpellés par les résultats des élections du 17 septembre et inquiets de la tenue d’une série de banquets de tonalité réactionnaire et royaliste qui ont été organisés par les légions de la Garde nationale dévouées à l’ordre afin de promouvoir la fraternisation avec leurs homologues de province, ils vont alors se lancer à leur tour dans une vaste campagne de propagande politique en encourageant l’organisation, un peu partout en France, de banquets. Officiellement, ceux-ci sont destinés à célébrer l’anniversaire de la proclamation de la Première République en 1792.
Le coup d’envoi est la tenue d’un banquet à Paris le 22 septembre au Châlet, avenue des Champs Élysées, en présence de 500 participants (dont 100 représentants du peuple). À cette occasion, Ledru-Rollin prononce un discours passionné, dans lequel il reproche à la République nouvelle de n’avoir rien fait pour le peuple. Cet aveu - qui est aussi un mea culpa - est immédiatement interprété comme une volonté de rapprochement avec le socialisme [15]. Le mouvement gagne rapidement en ampleur et les banquets démocratiques se multiplient. Bon nombre de ces manifestations sont l’occasion d’un rapprochement visible entre socialistes et radicaux autour d’une série de mots d’ordre mariant défense de la République et exigence de réformes sociales.
Le 17 octobre, les Représentants démocrates et républicains signent un premier « Appel au peuple », dont le contenu est suffisamment avancé pour susciter à l’extrême gauche l’approbation du Populaire de Cabet : « Il est impossible que les signataires de cette proclamation ne crient pas : Vive la République démocratique et sociale [16]. » La Montagne de 1848 est née. Le 2 novembre, Félix Pyat relance la polémique à l’Assemblée en demandant le rétablissement du Droit au travail dans le préambule de la Constitution. Cinq jours plus tard, le 7 novembre, est lancé le journal de Charles Delescluze, La République démocratique et sociale, dont le véritable but est de promouvoir la candidature de Ledru-Rollin aux élections présidentielles. Cette feuille expose dès son premier numéro un programme politique en forme d’hommage aux doctrines socialistes, espérant en retour un soutien électoral [17]. Parallèlement a été mise sur pied une organisation structurée, la Solidarité républicaine, qui constitue dans les faits la première tentative de fonder un parti politique national organisé [18].
De leur côté, les représentants du peuple montagnards se concertent pour définir les mesures à prendre, et le 9 novembre les feuilles démocratiques publient une nouvelle déclaration adressée au peuple. Rétrospectivement, les fouriéristes analyseront ce texte dans les termes suivants : « Ce programme politique et social, rendant hommage au principe de l’association industrielle, insistant sur la nécessité de fonder le crédit démocratique, cimenta l’alliance intime qui devait exister pour toujours entre la démocratie politique et le socialisme [19]. » Même si cette déclaration ne pouvait, en l’état, contenter tous les révolutionnaires [20], elle constituait à l’évidence un pas en avant dans le processus de réconciliation de la gauche et de l’extrême gauche républicaines. Elle ne réglait pas, bien sûr, la question des candidatures concurrentes pour le scrutin de décembre : sur ce point le conflit entre les rollinistes et le Comité central électoral pro-Raspail demeurait total.
Enfin, s’appuyant sur ces évolutions, un groupe de démocrates socialistes annonce le 17 novembre la mise sur pied d’un réseau militant, la Propagande démocratique et sociale, dans le but de faciliter la diffusion des écrits favorables à la gauche, sans aucune exclusive.
Tels furent, entre septembre et décembre, les principaux moments de la remobilisation des républicains radicaux du point de vue programmatique et organisationnel.
La question qui nous intéresse ici est de déterminer quelle fut la part prise par les fouriéristes dans ces évolutions. Autant le dire d’emblée, une analyse attentive permet d’affirmer que non seulement ils participèrent activement à toutes les manifestions évoquées, mais aussi qu’ils anticipèrent sur les évolutions à venir par le biais de deux ébauches programmatiques distinctes, qui furent aussi des tentatives pour voir s’il y avait place pour des organisations élargies.
En premier lieu, il est facile de montrer que la présence des fouriéristes au cœur de la mêlée aux côtés des républicains fut une réalité. C’est par exemple évident pour la campagne des banquets, qui va remobiliser la frange radicale de l’opinion publique. Le 22 septembre, Considerant assiste en personne au banquet du Châlet. Dans plusieurs des rassemblements parisiens qui vont suivre, on note la présence de personnalités fouriéristes de premier plan : Cantagrel le 10 (?) novembre, au banquet de l’Association des patrons et ouvriers arçonniers, Charles Dain et Félix Cantagrel au Banquet fraternel des délégués du Luxembourg le 13 novembre (le dernier cité en sa qualité de rédacteur de la Démocratie pacifique), Victor Considerant encore au banquet du 2e arrondissement le 16 novembre [21], Jean Macé, Jeanne Deroin, Eugène Stourm (et l’ex-amie très proche de Considerant, Désirée Gay) au banquet fraternel des familles le 18 novembre, etc. Les fouriéristes vont même tenir le 22 octobre au Jardin d’hiver leur propre « banquet phalanstérien », qui, en dépit de son prix d’admission élevé (5 F), rassemble 500 convives et attire 1 000 spectateurs [22].
Une participation sociétaire visible est également attestée dans divers banquets de province : à Bourges, à l’occasion d’un rassemblement violemment dénoncé le 1er octobre à la tribune de l’Assemblée, un ingénieur civil a proposé un toast « Au travail attrayant » ; à Dijon, lors d’un banquet rassemblant 5 000 personnes le 22 octobre (retenu à Paris par le congrès phalanstérien, Considerant a envoyé une lettre pour s’excuser de ne pas donner suite à l’invitation qui lui a été faite), un fouriériste local parfaitement inconnu, le citoyen Brullé, porte un toast « À l’organisation du travail, à l’association », l’accompagnant d’un discours dans lequel il développe l’analyse d’une organisation du travail attrayant autour du triptyque capital/travail/talent, demandant en conclusion une République véritablement démocratique et sociale [23] ; le 26 novembre, Bureau et Cantagrel assistent au banquet des démocrates socialistes d’Épernay [24].
Pour ce qui est de la fondation de la Propagande démocratique et sociale, structure qui va jouer un rôle essentiel et durable dans l’activité de diffusion des idées républicaines et socialistes pendant toute la Deuxième République, la contribution des fouriéristes est, là encore, non négligeable, puisque parmi la douzaine de fondateurs figurent un homme qui sera bientôt appelé à jouer un rôle national, et qui est alors idéologiquement très lié aux fouriéristes, Jean Macé [25], ainsi qu’un autre vétéran du fouriérisme, il est vrai atypique et quelque peu dissident, Arthur de Bonnard [26] ; par ailleurs, le principal initiateur du projet, Gabriel de Mortillet, sans être à proprement parler proche des fouriéristes, avait quand même commis en mars une courte brochure sur l’organisation du travail, qui ne contredisait en rien les vues fouriéristes sur la question [27]. Mais surtout il semble bien que la Propagande se soit en fait inscrite dans la droite ligne d’un projet préparé par de Bonnard et ses amis fouriéristes Legenvre et Junius Hamel [28]. Annoncé dans leur Manifeste de la Ligue sociale [29] diffusé dans la première semaine de novembre, il avait avorté à la suite d’une descente de police dans leurs locaux le 12 du même mois [30]. Il s’agissait de « créer un centre universel de propagande et d’agitation socialiste, assimiler tous les éléments qui ont quelques points de contact, rechercher, élaborer et mettre en lumière les principes des réformes urgentes, des moyens d’action transitoires, sinon définitifs (...) fonder l’UNION des partis progressifs (sic pour progressistes). Cette œuvre doit commencer ainsi : dégager les principes communs formant le terrain neutre du socialisme moderne, et concentrer systématiquement les forces des écoles militantes sur la diffusion de leurs axiomes communs. ».
Le moyen retenu était la création d’un journal mensuel de synthèse des idées sociales et la diffusion de brochures, tracts, ouvrages socialistes divers. Ce journal n’ayant pas pu voir le jour, de Bonnard décida de se joindre à Mortillet et Macé dont les buts étaient similaires, tandis que Junius Hamel se ralliait au bonapartisme.
Dans la volonté affichée de la Propagande de dépasser les querelles d’école [31], on retrouve de fait le même objectif de rapprocher les différentes factions dans le respect de leurs spécificités et de leurs choix idéologiques respectifs. Joignant le geste à la parole, le premier placard diffusé par la Propagande annonce la mise à disposition des correspondants de toute une série d’écrits révolutionnaires, radicaux, fouriéristes, etc., ainsi que des portraits de Raspail et de Ledru-Rollin (voir la reproduction en annexe). D’ailleurs la Démocratie pacifique commentera favorablement la formation de la Propagande, en en donnant les buts, les conditions d’adhésion et l’adresse, avant d’ajouter en conclusion : « Il est urgent de répandre en grand nombre, et partout, les écrits et les journaux démocratiques [32]. »
Enfin, la direction de la Solidarité républicaine compte elle aussi son fouriériste en la personne de Charles Dain (par ailleurs signataire, en sa qualité de représentant du peuple, de plusieurs textes émanés de la Montagne), qui siège parmi les 70 membres du conseil général chargés d’en impulser l’action [33].
On le voit, les fouriéristes ont bien participé activement aux actions menées par les républicains radicaux. Rien ne serait donc plus faux que de continuer à se les représenter comme des rêveurs en marge des événements décisifs.
Plus intéressante encore paraît avoir été leur capacité de jouer en quelque sorte un rôle d’éclaireur en préconisant certaines formes d’action et en avançant diverses propositions qui apparaissent rétrospectivement comme autant de ballons d’essai. On a déjà mentionné la Ligue sociale ; il est à présent nécessaire de revenir sur deux autres tentatives plus élaborées de mise en place de structures vouées à la propagande et à l’organisation, initiatives exclusivement fouriéristes.
La première, baptisée « Solidarité. Société populaire pour la propagation et la réalisation de la Science sociale », est l’œuvre d’Henri Dameth [34]. Il s’agit de la concrétisation progressive d’un projet présenté dans une brochure que ce dernier a fait paraître dès le 27 juillet 1848 [35]. Après un deuxième texte paru en septembre [36], ce projet va prendre sa forme définitive, qu’un imprimé de présentation rédigé à la mi-octobre nous détaille [37]. Comme le reconnaissent les signataires, l’ambition est grande. Partant du constat qu’« un mouvement irrésistible emporte les masses laborieuses vers le socialisme », ils entendent promouvoir à la fois les activités de propagande et les tentatives de mise en pratique (essais d’associations, banques mutualistes...) afin d’organiser pacifiquement la révolution sociale. Il s’agit aussi, à l’instar du catholicisme, qui a su tirer de merveilleux résultats de « la propagande organisée, de la cotisation sou à sou et de ses Congrégations (...) », de rassembler « tous les croyants de la démocratie, tous les vrais républicains HOMMES et FEMMES, qui veulent sérieusement et honorablement que le règne de Dieu arrive sur la terre comme au ciel (...) » pour solidariser leurs actions au sein d’une société démocratique organisée en groupes de 10 sociétaires (par quartier, par profession, ou par affinité), lesquels composeront eux-mêmes des séries, petites puis grandes.
En matière de propagande, l’association se propose de lancer un journal, de faire paraître des brochures à bas prix reprenant des articles du journal, mais aussi d’organiser conférences, clubs et banquets. Par réalisation, les initiateurs du projet entendent la « mise en pratique des grands principes de solidarité, de secours mutuels, d’association. » Au niveau des groupes (1er degré), sera réalisée la mutualité du secours, du commerce, du travail et de la consommation. La petite série (10 groupes) commencera la régularisation du commerce et la réciprocité du travail entre les membres de la société, elle s’assurera le concours de fournisseurs et s’attachera à procurer du travail aux membres ; la grande série enfin (100 groupes) poussera encore plus loin la pratique de la mutualisation. Le but ultime (2e degré) est de parvenir à créer la gratuité du crédit, des commerces (boucherie, boulangeries, épiceries, etc. sociétaires), des colonies agricoles et finalement des communes intégralement associées.
Les signataires de ce projet sont Henri Dameth, président de la société, la féministe Jeanne Desroins (sic pour Deroin), vice-présidente aux côtés du tailleur Tournot, Jean Macé, secrétaire, et un négociant inconnu, L. Bourreif [38], trésorier.
On retrouve dans ce projet clairement fouriériste d’inspiration (les séries, l’organisation du travail...) un certain nombre de thèmes propres au socialisme quarante-huitard (associations de production, coopération) et au contexte du moment (organisation de banquets, appel à « l’union de tous les éléments du parti démocratique et social », renonciation à la violence au profit de l’exercice du droit de vote).
Qu’advint-il concrètement de ce projet ? En dehors de quelques réunions, la société ne dépassa sans doute pas le stade de son organisation sur le papier [39] ; le journal annoncé ne vit pas le jour (à cause du cautionnement obligatoire ?) ; les diverses activités projetées ne se matérialisèrent pas davantage. Il dut pourtant y avoir un commencement d’exécution en matière de propagande, puisque lors de la fondation de la Propagande démocratique et sociale (voir supra), Jean Macé était désigné comme « l’un des fondateurs de la Société de propagande socialiste ». On sait aussi le rôle que joua Jeanne Deroin à partir d’août 1849 dans la formation d’associations ouvrières (véritables ancêtres de nos syndicats) [40]. On peut estimer enfin que ce document programmatique est une clé pour comprendre l’investissement très fort des fouriéristes dans le mouvement coopérateur, ainsi que l’a bien mis en évidence Jean Gaumont [41]. Mais plus généralement, est-il exagéré de dire de ce projet qu’il préfigurait l’ensemble des activités que les associations ouvrières et la gauche démocrate et socialiste s’attachèrent à mener jusqu’à la chute de la Deuxième République ? Son principal défaut serait donc d’avoir été un peu trop en avance sur la marche des événements.
La seconde initiative fouriériste évoquée est celle de l’Union démocratique et sociale de Victor Meunier [42]. Il s’agit d’un appel adressé « Aux démocrates socialistes » pour qu’ils s’organisent par-delà leurs divergences dans le but de se mettre d’accord sur un programme politique et sur les moyens de propagande à mettre en œuvre, paru autour du 10 octobre (il est annoncé le 12 dans la Démocratie pacifique et le 14 dans la Bibliographie de la France) sous la forme d’un placard de deux pages in-folio.
Partant du postulat que l’heure du socialisme a historiquement sonné, V. Meunier insiste sur la nécessité de provoquer le ralliement des écoles socialistes sous un drapeau commun, mais sans renoncer pour autant à ce qui fait leur différence. Dans l’analyse des points d’accord potentiels entre tous les socialistes figure en premier lieu l’importance du rôle dévolu à l’État, qui seul détient une puissance suffisante pour s’attaquer à des problèmes aussi vastes qu’organiser un système unifié de crédit, régulariser le commerce, gérer les grands moyens de transport (chemins de fer, canaux), lancer des programmes de travaux publics, et qui seul peut créer des institutions nouvelles [43]. Parallèlement, les hommes de bonne volonté pourront agir à leur niveau (pour créer des crèches, ou des associations), car « sous l’empire du suffrage universel et quand chaque citoyen, réintégré dans la possession de son droit, pèse de tout le poids de ses convictions dans la balance des affaires publiques, un champ plus large est ouvert à l’action individuelle (...) »
Il s’agit donc, par une action de propagande concertée, de créer le rapport de forces politique qui rendra possible une victoire pacifique du socialisme. Cela suppose la capacité de « CONSTITUER LE PROGRAMME DE LA DEMOCRATIE SOCIALISTE », premier pas en avant vers l’union, tâche prioritaire s’il en est dans la perspective des élections législatives prévues en 1849. Suit un plan d’action esquissant les structures à mettre en place pour développer l’œuvre de propagande.
Moins ambitieux, plus politique, plus étatiste dans son approche et moins exclusivement fouriériste que le projet de Dameth, celui de Victor Meunier développait des perspectives et dispositions concrètes largement similaires dans le domaine de l’activité de propagande. Mais tandis que le projet de Dameth ne fut jamais mentionné par la Démocratie pacifique le texte de Meunier fit l’objet d’une meilleure publicité lors de sa parution. Largement cité en première page, il reçut une série de qualificatifs élogieux [44], et bénéficia encore d’une demi-douzaine de petits encarts publicitaires en page 4 au cours des deux mois suivants. En revanche il n’apparaît pas que l’un et l’autre aient bénéficié d’un soutien concret des fouriéristes pour avancer dans la voie de la réalisation pratique de leurs projets. Certes, pour ce qui est de Meunier, l’ajout de son texte Jésus Christ devant les conseils de guerre en annexe de l’ouvrage consacré par Victor Considerant à l’analyse des événement de l’année 1848 et qui parut à la mi-décembre [45], lui conféra de fait une sorte d’onction officielle rétrospective de la part de l’École sociétaire. Cela n’était pas illogique, car son analyse pouvait sembler davantage conforme aux impératifs du moment. Son projet resta pourtant sans suite, si ce n’est évidemment que dans les faits, un parti démoc-soc doté d’un programme commun et de moyens de propagande coordonnés se matérialisa au lendemain des présidentielles...
De toutes ces initiatives, on retiendra que si elles furent conduites à la marge de l’École sociétaire, elles ne furent en aucun cas le fait d’hommes et de femmes marginaux dans le courant phalanstérien, bien au contraire. On pourrait même légitimement s’interroger sur le fait que Considerant ne se soit pas davantage impliqué, qu’il n’ait pas ouvertement émis une opinion, qu’il ait gardé ses distances par rapport aux deux projets d’associations dont il vient d’être question. Il se contenta en effet d’entretenir de bons rapports avec tous les protagonistes, adoptant en quelque sorte une posture d’observateur neutre, mais bienveillant. En fait, on peut penser que dès le 10 novembre il avait décidé de consacrer le peu de temps libre que lui laissaient ses activités parlementaires à la rédaction de son Socialisme devant le vieux monde [46]. Or, à l’évidence, ces différents projets nourrirent sa réflexion, et l’amenèrent à formuler les conclusions que l’on connaît : perdus d’avance s’ils persistaient dans leurs divisions, il fallait que les démocrates socialistes s’unissent, mettant l’accent sur ce qu’ils avaient en commun, et s’organisent pour reprendre l’initiative politique. C’étaient effectivement là des idées qui avaient été mises en avant par les Dameth, les Meunier, les Pompéry, les Macé, les de Bonnard et les Hennequin dans leurs efforts respectifs.
La suite des événements donna amplement raison à tous ceux qui s’étaient faits dès le début de l’automne 1848 les apôtres de l’unité. Au vu des résultats catastrophiques de l’élection présidentielle, le rapprochement entre la gauche révolutionnaire et la gauche radicale s’accélère [47] : le 3 janvier, une Association générale pour la propagande parlée et écrite des principes de la démocratie sociale est fondée sous la houlette de Jean Macé pour seconder et prolonger l’action de la Propagande démocratique et sociale ; La République, Le Peuple, la Démocratie pacifique y adhèrent aussitôt. Le 25 février, lors du banquet qui rassemble environ 3 000 convives désireux de fêter l’anniversaire de la révolution de Février, proudhoniens, rolliniens et raspaillistes se succèdent à la tribune, où prennent également la parole les fouriéristes Charles Dain, Jean Journet et leur frère américain Arthur Brisbane. Le 3 mars naît officiellement le Comité démocratique socialiste des élections par la fusion des anciens comités pro-Raspail et pro-Ledru-Rollin. Le 5 avril est rendu public par sept feuilles démocratiques (La Réforme, La République, Le Peuple, La Révolution démocratique et sociale, Le Travail affranchi, Le Populaire, la Démocratie pacifique) le programme commun [48] à tous les démocrates et à tous les socialistes qui prélude à la présentation d’une liste unique de candidats. Cette stratégie s’avère payante. Lors des élections législatives du 13 mai 1849, le parti démoc-soc (il est désormais inutile d’employer des guillemets), recueille près de 2 millions de suffrages (contre 834 000 aux républicains modérés) et environ 35 % des voix. Fort de ses 180 élus, il est devenu politiquement incontournable ; les fouriéristes y ont non seulement toute leur place, mais plusieurs d’entre eux, et en premier lieu Victor Considerant, y font légitimement figure de dirigeants de premier plan. Durant quelques jours, ces derniers peuvent savourer leur joie d’avoir bien mérité de la cause de l’unité des républicains et des socialistes. Après la journée manquée du 13 juin ils devront bientôt prendre à leur tour le chemin de l’exil ou de la prison [49].
De juin 1849 à décembre 1851, le parti démoc-soc donna constamment l’impression de continuer à gagner des appuis dans l’opinion publique en dépit de la répression qui le frappait ; qu’il ait finalement été vaincu par la force, à la faveur d’un coup d’État, est une autre histoire. Il reste qu’à l’automne 1848, au moment où le conflit était le plus vif entre l’extrême gauche révolutionnaire et les républicains radicaux, il s’était trouvé dans chacun des deux camps des hommes (et des femmes) se réclamant du fouriérisme pour en appeler au rassemblement et à l’union sur la base d’un programme politique commun. Ce faisant, ils avaient bel et bien été au nombre des initiateurs d’un processus ayant finalement abouti à la constitution et l’émergence d’un tel parti. Et que l’École sociétaire ait quant à elle, après le 13 juin et sous la pression de sa base, fait quelque peu machine arrière sur son engagement actif en politique ne change rien non plus à l’affaire.
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Finalement, et en guise de conclusion, il ne semble pas inintéressant de replacer les efforts unitaires des quarante-huitards fouriéristes tels qu’ils viennent d’être analysés ici dans une perspective élargie. À bien y réfléchir, il apparaît tentant de faire un rapprochement entre leurs efforts fédérateurs pour reconstruire la gauche démocrate et socialiste dans le contexte difficile de l’automne 1848 avec les efforts qu’ils allaient déployer en deux autres occasions au moins pour recréer une dynamique d’action sociale : vers le milieu des années 1860, pour relancer le processus d’organisation des ouvriers parisiens au sein d’associations coopératives, mais aussi au sein de l’Association Internationale des Travailleurs (Première Internationale) naissante [50] ; et un peu plus tard, au lendemain de la Commune et de la Semaine sanglante, lorsque le vétéran Félix Cantagrel [51] contribuera de manière décisive à la réorganisation des associations ouvrières parisiennes de métier dans le cadre de la désignation des délégations ouvrières à l’Exposition universelle de Vienne (1873).
Ne faut-il pas voir dans ces trois moments la preuve de la nature intrinsèquement fédératrice de la pensée fouriériste, mais aussi de sa légitimité à revendiquer toute sa place dans la filiation du courant socialiste réformiste français ?