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Site internet de l’Association d’études fouriéristes et des Cahiers Charles Fourier

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Vers une histoire du fouriérisme à l’île Maurice
Article mis en ligne le 15 décembre 2007
dernière modification le 13 octobre 2016

par Fornasiero, Jean

Par son étude sur la campagne fouriériste menée dans la presse mauricienne entre 1846 et 1851, Raymond d’Unienville nous fait accéder à une documentation locale inédite et très riche. Et pourtant, malgré l’importance de cet épisode, que l’auteur décrit avec minutie, tout n’est pas dit sur le fouriérisme mauricien ou sur sa place dans l’histoire du fouriérisme. On passe par exemple sous silence un projet de phalanstère à Maurice qui est bien antérieur à cet épisode et qui lie intimement Désiré Laverdant, l’auteur du projet, à Evenor Dupont, le chef de la campagne de 1846-1851. D’où la nécessité d’ouvrir un chantier plus vaste sur les militants mauriciens, leurs rapports avec l’École Sociétaire et l’importance du fouriérisme dans l’histoire sociale mouvementée de l’île Maurice.

Quoique les origines mauriciennes de Désiré Laverdant soient bien connues des historiens du fouriérisme, nos connaissances sur l’implantation de la doctrine phalanstérienne dans la terre natale de ce militant de premier plan restaient jusqu’ici plutôt sommaires. Même si le grand œuvre collectif de la Société de l’Histoire de l’île Maurice, le Dictionnaire de biographie mauricienne [1] offre des portraits de plusieurs fouriéristes mauriciens, dont Laverdant lui-même, il passe généralement sous silence leurs activités militantes proprement dites. [2] En effet, nous disposions de si peu de renseignements sur la dissémination des idées fouriéristes à Maurice que nous aurions pu conclure, trop hâtivement, au peu d’importance qu’aurait cette question dans l’histoire mouvementée de la colonie. Et pourtant, les preuves de l’existence d’un fouriérisme mauricien existaient bel et bien, préservées dans des archives publiques et privées, comme en témoigne une étude assez récente. Il s’agit de l’œuvre de Raymond d’Unienville : Tentative socialiste à l’île Maurice (1846-1851). [3]

Malgré le caractère général suggéré par le terme « socialiste », cet ouvrage traite effectivement de fouriérisme, et, plus précisément, d’une période de cinq ans pendant laquelle un groupe de phalanstériens menèrent une intense campagne pour conquérir l’opinion mauricienne. L’auteur de l’ouvrage, Raymond d’Unienville, en ses qualités d’ancien président de la Société de l’Histoire de l’île Maurice et de descendant d’un « planteur éclairé » acquis aux idées de Fourier sur l’association, [4] est particulièrement bien placé pour faire revivre cet épisode. Non seulement il dispose d’une documentation locale très riche, mais il a su l’exploiter de façon particulièrement rigoureuse. Grâce à son travail minutieux, nous possédons désormais l’exacte chronologie des événements, en même temps que les portraits des hommes qui ont tenté d’implanter la doctrine à Maurice et de mettre en œuvre des projets d’association domestique et industrielle. Son livre est donc un outil indispensable pour ceux qui chercheraient à connaître cette variante du fouriérisme ; il est précieux aussi pour les écrits de l’animateur du groupe, Evenor Dupont, qui sont reproduits en annexe. [5] Or, comme sa distribution restreinte risque de rendre cet ouvrage peu accessible aux chercheurs, nous avons cru utile de résumer cet épisode ici, en joignant aux éléments principaux de l’exposition de R. d’Unienville les quelques sources d’information complémentaires dont nous disposons. Nous porterons notre attention sur les portraits des disciples mauriciens, sur leurs opinions et sur les moyens qu’ils employèrent pour disséminer la doctrine dans leur patrie.

L’histoire commence par le nom bien connu que nous avons cité dans notre entrée en matière : celui de Désiré Laverdant. Il est important de revenir sur ce pionnier du mouvement mauricien, quoiqu’il ne figure pas dans le groupe de phalanstériens qui lancèrent la grande campagne de propagande à l’île Maurice entre 1846 et 1851. En effet, Laverdant avait pris la décision de résider en France dès 1840. [6] Néanmoins, cette décision ne l’empêcha pas de garder des liens étroits avec ceux qui s’étaient impliqués dans la campagne mauricienne. Son influence et son exemple continuaient d’inspirer ses compatriotes, comme nous le révèlent les rapports sur leurs activités publiés entre 1846 et 1851 dans les journaux de l’île, Le Mauricien et Le Cernéen, ainsi que les écrits d’Evenor Dupont parus eux aussi dans Le Mauricien. [7] Or le groupe n’en était pas à ses débuts à ce moment-là, comme nous le révèlent des articles parus dans La Phalange en 1837 [8], puis en 1842 [9], et dans lesquels Laverdant donne une longue description de l’essai de type phalanstérien qu’il avait mené sur l’île en 1836. Il est intéressant de se pencher sur cet épisode que ne mentionne pas R. d’Unienville car on y rencontre et l’application des idées de Fourier et le noyau du groupe qui mena la campagne des années 1840. D’autre part, le contenu des articles envoyés par Laverdant à La Phalange montre que la propagation du fouriérisme date de son séjour à Maurice entre 1836 et 1840, [10] et non pas de la campagne de propagande lancée plus tard par Evenor Dupont. [11]

Dans la description de son projet d’une école rurale pour des enfants d’esclaves affranchis, Laverdant insiste sur sa fidélité aux principes de l’attrait et de la liberté et à « l’élan des passions d’ambition et de rivalité ». [12] Après ce rappel des principes phalanstériens qui l’avaient guidé dans son projet éducatif, Laverdant remercie les compatriotes qui lui avaient apporté leur soutien financier et moral :

Je puis vous citer, Monsieur, car elles ne sont pas nombreuses et leurs noms vous sont connus, les personnes qui ont aidé à l’établissement de l’école rurale des plaines Willems, ou qui m’ont encouragé à l’œuvre. Adrien d’Epinay en fit les frais pour une grande part ; après lui Chevreau, les Dupont et moi-même. Les encouragements les plus vifs vinrent de MM. Baudot, Delort, Evenor Dupont et Mme. Laure Moon et Coudray ; MM. [Faduilhe], Autard, Husson, Bailly, Levieux et Bourbon ne furent pas indifférents. Voilà la liste close. [13]

Cité en premier, Adrien d’Epinay est l’homme politique qui aida Laverdant à faire ses débuts dans le journalisme mauricien. Avec son ami Evenor Dupont, qui était le « fidèle mamelouk » d’Epinay, [14] Laverdant collobora au Cernéen, journal lancé en 1832 pour soutenir la politique d’Epinay en faveur des colons mauriciens et de leurs intérêts commerciaux et politiques. [15] Adrien d’Epinay est mort en 1839, mais lors de la campagne de 1846-1851, son nom est cité comme une référence essentielle pour tout Mauricien patriote et ami de la liberté. Dans le toast que l’on porte à sa mémoire lors du banquet fouriériste de 1847, l’on déclare que s’il « vivait encore, son esprit vaste et sûr, son cœur aimant et généreux eût compris les bienfaits de l’Association » et qu’il « serait aujourd’hui assis parmi nous. » [16] Or, comme le démontre l’article de Laverdant, cette grande figure de l’opposition s’était déjà impliquée dans un projet associatif, sinon phalanstérien, dès les années 1830.

Or, là n’est pas le seul intérêt de la liste des bienfaiteurs établie par Laverdant, car nous y trouvons aussi le nom de Gaston Adolphe Autard de Bragard. [17] L’importance de ce dernier, qui participa aux banquets fouriéristes de 1847 et 1848, [18] avait déjà été signalée par Peter Hambly, qui comptait le mari de « la dame créole » parmi les relations fouriéristes de Baudelaire. [19] Même si ce riche agriculteur finit comme tant d’autres par faire partie « des déçus du socialisme » de son époque, [20] il s’intéressa clairement au principe de l’Association dans les années 1830 et 1840. Malgré des débuts un peu trop tièdes aux yeux d’Evenor Dupont, Autard se donna à la cause avec ferveur lors du banquet de 1848. D’ailleurs, Dupont avait prédit que cette réticence ne serait qu’une faiblesse passagère. « Il s’en guérira », déclara Dupont lors de sa tournée de propagande au début de 1848. [21] Et Autard semble effectivement guéri, lorsqu’il souhaite ardemment au banquet de 1848 « l’avènement de l’Agriculture Sociétaire à Maurice ». [22] Et Autard continuera d’accompagner Dupont dans son aventure fouriériste jusqu’à la fin.

D’après la liste et d’après tous les renseignements fournis par l’ouvrage de R. d’Unienville, le pivot du groupe, celui qui nous laisse le récit d’une de ses tournées de propagande à Maurice en 1848, et celui dont les parents et relations fournissent au projet de Laverdant le plus grand nombre des fidèles, [23] c’est sans aucun doute Evenor Dupont. Né à Lyon en 1805, Evenor Dupont passa son enfance à l’île Maurice, puis, après avoir fait des études de droit en Europe, il revint dans l’île pour pratiquer au barreau. [24] Il avait de fortes opinions politiques, s’étant déjà signalé en 1830 par l’envoi qu’il fit à Béranger d’une souscription mauricienne en faveur des blessés de juillet, accompagné d’une balle de café. [25] Après la mort de son épouse en 1843, Dupont séjourna en France, où il fréquenta les bureaux de La Démocratie pacifique. Lorsque ce militant de longue date rentra à Maurice, en 1845, [26] il est clair qu’il avait l’intention de promouvoir la cause phalanstérienne, par conviction et par fidélité à son amitié pour Laverdant. C’est à « notre ami et compatriote, Désiré Laverdant » qu’il porta un toast improvisé lors du banquet fouriériste qu’il présida à Port Louis le 7 avril 1848. [27] L’ami qui l’avait devancé dans les voies de l’Association, lui avait effectivement permis de trouver sa voie : vers un fouriérisme proprement mauricien, qui tiendrait compte des problèmes posés par la quête de l’autonomie politique, l’état de l’industrie sucrière et l’immigration indienne. [28]

Comme nous le raconte scrupuleusement R. d’Unienville, la campagne fouriériste menée par Dupont avait commencé en 1846, dans les pages du Cernéen. « L’Ami du progrès », nom qui cache, selon d’Unienville, Dupont lui-même, écrivit une lettre où il proposait « un remède aux difficultés financières et besoin de structures nouvelles que connaît l’industrie sucrière encore à ses débuts : soumettre les propriétés au régime des actions, envisagé comme extension de l’Association. » [29]

Dans sa série de lettres au Cernéen, « L’Ami du Progrès » abordait le même sujet sous d’autres angles : ceux du travail attrayant et du remplacement du salariat par le métayage. Son plaidoyer pour un système plus équitable pour les planteurs, comme pour les laboureurs, a été bien reçu du public, si bien que Dupont convertit à sa cause l’autre grand journal du pays, Le Mauricien, depuis longtemps le rival du Cernéen. [30] C’est alors essentiellement dans les colonnes du Mauricien que Dupont se fit une publicité autour de ses projets de réforme sociale, trouvant, chez les fondateurs du journal, ses alliés les plus sûrs : Eugène Leclézio et Evenor Desmarais. [31]

Si ce dernier resta discret sur ses opinions, Eugène Leclézio s’avéra l’un des promoteurs les plus fervents du phalanstère. [32] Vice-président des banquets qui commémoraient l’anniversaire de Fourier en 1848, 1849 et 1850, Leclézio fit des discours passionnés en faveur de l’Association, appelant, « de tous [ses] vœux », « un ordre nouveau », c’est-à-dire « l’Association du travail, du talent et du capital », « l’organisation de la société sur cette base », « la création du phalanstère ». [33] Cet idéal inspira chez lui bien plus qu’une adhésion politique : un véritable attachement, sinon un acte de foi, puisque Leclézio alla jusqu’à construire sa demeure, Eureka, selon le modèle du phalanstère. [34] D’ailleurs, il partageait pleinement ses vues avec son ami de jeunesse Ernest d’Unienville, ce « planteur éclairé » qui organisa sur sa propriété de Saint-Martin « une association volontaire où l’on trouve, en sus des travaux appropriés pour les femmes et les enfants, et les soins gratuits, une boutique co-opérative avant la lettre et une école ». [35] Dans Le Mauricien du 21 mai 1847 parut un compte rendu très favorable de cette expérience, [36] qui ne tourna court qu’en raison d’une intervention gouvernementale malencontreuse dont E. d’Unienville se plaignit plus tard. [37] Il n’empêche que son essai, bien accueilli chez les travailleurs comme chez les propriétaires, donna un coup de fouet au mouvement fouriériste, que l’on identifiait avec le principe associatif et qui, à ses débuts, ne semblait rencontrer aucune hostilité chez les autorités. [38] Dans le journal de Leclézio les références au mouvement se multiplient : Le Mauricien rapporte fidèlement les discours du premier banquet fouriériste du 7 avril 1847 ; en mai 1847, on reproduit un article de La Démocratie pacifique, tout en soulignant les parallèles entre les idées phalanstériennes et le christianisme ; [39] l’on signale au public qu’il pouvait s’abonner à La Démocratie pacifique en se présentant aux bureaux du Mauricien, où il pouvait commander aussi des livres fouriéristes. [40] Lancée par Dupont et soutenue par Le Mauricien de Leclézio, la campagne fouriériste battit alors son plein.

La forte impression de consensus qui se dégage de cette première période, de 1846 à 1847, ne tarda pas à se démentir. Il est certes vrai que le principe associatif promu par des « hommes instruits et sensés » [41] suscita des échos dans une population souffrant des aléas de l’industrie sucrière et aspirant à une meilleure organisation sociale. Mais l’opposition au fouriérisme ne fut pas tout de suite politique et de modestes tentatives d’association industrielle se poursuivirent encore sans entrave tout au long de 1848 et 1849 - englobant désormais la production de légumes et celle de la soie, ainsi que des associations de tailleurs et d’ouvriers. Si le mouvement associatif s’essouffla en 1850, c’était à cause du succès très limité de ces initiatives et non pas le résultat d’une opposition politique au fouriérisme. L’opposition, qui ne commençait à s’organiser qu’en 1848, était d’abord religieuse. Elle visait des questions morales et spirituelles que les fouriéristes mauriciens, intéressés en premier lieu par l’organisation industrielle, et tout aussi religieux que leurs compatriotes, ne cherchaient pas encore à aborder devant le grand public. Il s’agit précisément des « innovations matrimoniales » proposées par Fourier et que les membres de l’Ecole sociétaire de Paris s’étaient déjà donné bien du mal à occulter. [42] Pour les Mauriciens, le problème était de taille.

En général, les phalanstériens de Maurice n’étaient jamais en peine de montrer leur piété et leur respect des leçons de l’Evangile. Lors de leur premier banquet en 1847, un « homme pieux » s’est levé pour prononcer un toast à la religion. A ce moment-là, « tous les convives se sont levés ensemble par un mouvement spontané et se sont inclinés avec respect. » [43] Ce sentiment s’exprime de nouveau avec ferveur à l’occasion du banquet de 1848, mais cette fois un « homme pieux » fait plus explicitement le lien entre l’« admirable théorie » de Fourier et « les principes du plus pur christianisme », avant qu’un camarade enchaîne en proposant un toast à Pie IX. [44] Sur le moment, cette comparaison et cet hommage n’attirent aucune réponse de la part de l’Eglise, mais tout change à partir du 19 mai, lorsque l’abbé Masuy prononce dans la cathédrale de Port Louis une violente attaque contre les fouriéristes et leur « école de scandale et d’immoralité ». [45] Entre temps, une vente de livres phalanstériens, dont quelques exemplaires de la Théorie des Quatre Mouvements, avait porté à l’attention des autorités ecclésiastiques les idées avancées de Fourier sur le mariage et la condition des femmes. Face aux sarcasmes de l’abbé, qui traite tous les phalanstériens d’« insolents blasphémateurs », la riposte fouriériste est d’abord conciliatrice. Le Mauricien réplique aux accusations d’hérésie et d’obscénité en offrant à l’abbé Masuy d’assister au cours de Science sociale d’Evenor Dupont. Invitation qui reste, bien entendu, sans réponse. D’ailleurs, les rédacteurs du Mauricien eux-mêmes se montrent de plus en plus gênés par la question des « innovations matrimoniales » prônées par le Maître. [46] La polémique continue donc de plus belle.

Il est vrai que cette querelle survenait à une période où l’Eglise catholique, inquiète des progrès du protestantisme sous le régime colonial anglais, était en voie de renforcer son influence à l’île Maurice. D’ailleurs, la mission du Père Laval, commencée en 1841, répondait à une attente qui, pour la population francophone de l’île, était tout aussi patriotique et identitaire que spirituelle. Cette mission gallicane répondait à la revendication formulée dès 1831 par Adrien d’Epinay, l’ami et mentor politique d’Evenor Dupont. [47] Toute querelle avec les autorités catholiques posait donc pour les hommes religieux et patriotes qu’étaient les fouriéristes de Maurice un problème grave. De leur côté, les missionnaires ne voulaient céder un pouce du terrain spirituel si patiemment reconquis. Pour R. d’Unienville, il était « certain que les missionnaires se sentirent interpellés par les sujets abordés lors du premier banquet phalanstérien (A la Religion !... Aux faibles !... Aux délaissés !...). » [48] L’abbé Masuy était justement l’un de ces missionnaires qui n’entendaient pas laisser le champ libre aux disciples de celui qu’il nommait avec sarcasme le « DIVIN Fourier » [49]. Abandonnant sa tolérance initiale, il saisit l’occasion du débat sur l’immoralité des théories de Fourier pour renforcer son autorité auprès de ses ouailles, c’est-à-dire la population blanche de Port Louis [50] (et donc le public que visaient aussi Le Mauricien et Le Cernéen). Or, l’abbé se répandit en injures non seulement contre les idées humanitaires en vogue dans le milieu intellectuel, mais aussi directement contre ceux de ses paroissiens qu’il tenait pour responsables de leur dissémination - dont l’un des fondateurs du Mauricien, Eugène Leclézio. [51] La guerre de la presse venait de commencer.

Etant donné les propriétaires et les histoires respectives des deux journaux dans lesquels la bataille se poursuivit pendant plus d’un an, il n’est guère étonnant que Le Cernéen ait été le premier à abandonner la lutte pour défendre les idées de Fourier et que Le Mauricien ait résisté plus longtemps avant de céder à l’inévitable. L’alliance qui avait permis aux deux journaux de s’unir dans la défense du principe associatif fut définitivement brisée en juillet 1849. Abandonnant enfin son « extrême indulgence pour les songes creux » de son rival, [52] Le Cernéen céda entièrement le terrain au Mauricien et, en reprenant sa position anti-socialiste, redevint en effet son adversaire acharné. La brèche ouverte par l’opposition religieuse avait permis à la politique de réinvestir le terrain. Dans un débat sur les mesures à adopter face aux difficultés économiques auxquelles le pays se heurtait alors, Le Mauricien continuait de prôner les bienfaits de l’Association, de la diversification de la production et de la répartition proportionnelle des bénéfices, malgré l’opposition du Cernéen, laquelle se manifestait dans une série de lettres, d’articles et « d’extraits de journaux français où le fouriérisme se trouvait mis en posture ridicule. » [53] Cette guerre ne cessa qu’en 1850, après l’échec relatif du dernier banquet fouriériste, qui ne réunissait plus qu’un nombre de convives très réduit par rapport aux deux cents convives de l’année précédente. Et, surtout, après qu’Eugène Leclézio, « toujours le premier animateur du Mauricien », eut fait sa paix avec l’Eglise. [54]

Toutefois, si le fouriérisme finit par diviser les classes intellectuelles de Maurice, que ce soit à propos de l’économie, la politique ou la religion, et si certains de ses disciples, comme Eugène Leclézio, y renoncèrent dès 1850, tel ne fut pas tout de suite le cas d’Evenor Dupont. En compagnie de ses camarades Ernest d’Unienville et Autard de Bragard, entre autres, il continua le combat jusqu’en 1853 au moyen d’une tentative d’association industrielle : il s’agissait de la Société Séricicole, association qui n’atteignit pourtant jamais le stade d’essai proprement fouriériste. Après la faillite de la Société, il abandonna le militantisme en faveur d’une carrière dans la magistrature. [55]

Ainsi se termine l’aventure phalanstérienne telle que nous la raconte R. d’Unienville. Il est intéressant de constater que, malgré les différences politiques, économiques et démographiques entre la France et l’île Maurice et, malgré la diversité de professions qui semble caractériser les disciples mauriciens, [56] le profil sociologique de l’Ecole mauricienne reste essentiellement le même que celui de l’Ecole de Paris. Si l’on ajoute au nombre des disciples les noms des poètes qui fréquentaient les banquets fouriéristes, cette impression ne fait que se renforcer. [57] Parmi eux, Jacques Delisse, scientifique et grand propriétaire, nous rappelle, en plus des grands thèmes des Fous de Béranger et des poètes fouriéristes français, les vues sur l’Association qu’il tirait de ses préoccupations professionnelles :

Et cet animalcule, imperceptible à l’œil,
Qui de notre marine est le funeste écueil :
Lui que l’on supposait d’une matière inerte,
Dans la mer il construit sa cellule entre-ouverte.
Et puis, après un siècle, un continent paraît !
Mais ce travail d’Hercule, un seul ne le pourrait. Zoophytes nombreux ! Polypes ! Madépores ! L’Association transsude de vos pores. [58]

Il est clair que Delisse, comme Henri Lolliot et d’autres poètes du groupe, cherchait plutôt là à rivaliser avec ses homologues de la métropole qu’à faire chanter le peuple, comme l’y exhortait Le Mauricien. [59]

Poètes et planteurs confondus, les dirigeants du mouvement mauricien, comme leurs homologues français, faisaient partie d’une élite intellectuelle : leur groupe se composait principalement de futurs notables, parmi lesquels on comptait hommes politiques, avocats, propriétaires, médecins, industriels, artistes et intellectuels, bref, des personnalités ayant toutes laissé leur marque sur la société mauricienne, marque qui a duré bien après que leur aventure fouriériste fut terminée. Somme toute, ce sont des trajets individuels et une histoire collective qui méritent d’être mieux connus.

Pour passionnant que soit le récit qu’en fait R. d’Unienville, il nous laisse sur notre faim en ce qui concerne la signification de cet épisode dans l’histoire générale du socialisme mauricien : omission que l’auteur admet avec une grande honnêteté en signalant que tout reste à faire concernant la place du fouriérisme dans les « déferlements successifs de revendications sociales et politiques qui se sont [succédés] à Maurice de 1850 à nos jours ». [60] Tout en souhaitant la réalisation prochaine d’un tel travail, ajoutons qu’il reste encore à intégrer pleinement l’épisode mauricien dans l’histoire du fouriérisme proprement dit. [61] Les quelques détails que nous avons pu relever sur les relations entre le groupe mauricien et l’Ecole de Paris suffisent à nous convaincre de l’intérêt que présenterait une étude élargie du sujet et à poser déjà un certain nombre de questions. Quelle est la résonance particulière du thème associatif dans une société qui subissait les effets combinés de la crise de l’industrie sucrière, de l’émancipation des noirs et de l’immigration indienne ? Si nous avons quelques notions sur l’intérêt que ce thème suscitait chez les planteurs, nous n’avons aucun écho de la réflexion qu’il aurait suscité chez les classes travailleuses. Quelle était l’influence de la situation religieuse à Maurice sur la formation ou l’évolution intellectuelle de Laverdant ? La liste pourrait s’allonger, mais contentons-nous pour l’instant du grand pas qui vient d’être franchi et participons avec plaisir à notre pittoresque « Excursion phalanstérienne dans l’île appelée Mauricheusse ».