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Raoux, (Scipion) Édouard
Article mis en ligne le 18 mai 2021
dernière modification le 28 septembre 2022

par Desmars, Bernard

Né le 24 juillet 1817 à Mens (Isère), décédé le 24 octobre 1894 à Lausanne (Suisse). Pasteur protestant à Die (Drôme), puis à Lausanne ; professeur de philosophie à Lausanne. Membre de plusieurs sociétés savantes, suisses et étrangères. Disciple de Fröbel, partisan d’une réforme de l’éducation, du végétarisme, du magnétisme, de l’hygiénisme, de la réforme du logement social, de la néographie. Auteur d’un ouvrage sur le Familistère de Guise. Abonné au Bulletin du mouvement social dans les années 1870. En relation avec plusieurs fouriéristes.

Édouard Raoux est fils et petit-fils de pasteur. Son père, qui appartient à la tendance libérale du protestantisme, est écarté en 1823 du poste qu’il occupe à Mens par des protestants plus attachés à la tradition. Il s’installe ensuite avec sa famille à Die

(Drôme).

Le parcours universitaire d’Édouard Raoux n’est pas très facile à reconstituer avec exactitude. Les sources fournissent des informations nombreuses, mais qui ne sont pas toujours concordantes. D’après la liste des « diplômes, grades et titres honorifiques […] de 1835 à 1892 » dressée par Raoux lui-même et insérée à la fin de l’une de ses dernières publications [1], il obtient en 1835-1836 un baccalauréat ès lettres et en philosophie de l’académie de Genève, puis un baccalauréat ès sciences à Grenoble (1838), parallèlement à des études de théologie à Genève (1836-1839). En 1840, il est à Strasbourg où il soutient une thèse intitulée Essai critique sur le système exclusif de l’intérêt et consacrée à un examen de l’utilitarisme de Bentham et de la philosophie de Volney, afin d’obtenir le titre de bachelier en théologie, grade nécessaire pour être pasteur. Mais selon le Dictionnaire des professeurs de l’Académie de Lausanne (1537-1890), il commence des études de philosophie à l’université de Genève en 1834 [2] ; il entame dans le même établissement des études de théologie en 1836 avant de les poursuivre à Strasbourg.

En 1842, son père meurt à Die ; Édouard Raoux lui succède en tant que pasteur. Il est reçu cette même année au sein de la Société de statistique du département de la Drôme ; il fournit quelques articles au Courrier de la Drôme. Il obtient un doctorat de philosophie à l’université de Leipzig, en 1844 [3] ou en 1846 [4] ; en 1845, il soutient à Paris une thèse intitulée De la destinée de l’homme d’après les lois de sa nature [5]. L’auteur y conclut :

L’être humain est donc une force active, intelligente et sensible, qui tend vers un idéal qu’il atteindra un jour, idéal qui lui donnera un bonheur éternel, par la connaissance et l’amour de ce qui est immuable, la vérité, la beauté, la justice, la sainteté idéal et absolue, en lui et hors de lui [6].

Pasteur et professeur de philosophie à Lausanne

Édouard Raoux rejoint en 1846 la ville de Lausanne où il exerce d’abord la fonction de pasteur. Parallèlement, il commence à enseigner à l’Académie, un établissement d’enseignant supérieur, renommé université en 1890 [7] ; il est « professeur extraordinaire de morale philosophique chrétienne » à la faculté des lettres et des sciences et « professeur honoraire à la chaire de théologie systématique » [8]. Puis, en 1848, il est titularisé en tant que « professeur ordinaire à la chaire de philosophie » de la faculté des lettres [9] ; ce qui l’oblige à renoncer à son activité de pasteur [10].

Il se marie une première fois en 1849 avec Marie (ou Mary) Barnett, puis une seconde fois avec Jacqueline Noeller, fille d’un pharmacien, avec laquelle il a quatre enfants, dont Léon, futur ingénieur et directeur de la Société suisse d’électricité [11]. Il acquiert la bourgeoisie de Lausanne en mars 1875 [12].

À l’Académie de Lausanne, Raoux donne un cours qu’il résume de la façon suivante quelques années plus tard :

Qu’est-ce que la philosophie et à quoi sert-elle ? – Psychologie, logique, morale, théodicée, esthétique, histoire ancienne et moderne, avec des tableaux synoptiques. – Influence de la philosophie sur l’éducation, le droit, la politique, la religion, la littérature, les sciences physiques et naturelles [13].

Parallèlement aux cours dispensés à l’Académie de Lausanne, il enseigne la logique (1853-1854 et 1858-1859) et la philosophie (1856-1857) à l’École normale de Lausanne [14]. Mais des problèmes de santé l’obligent à interrompre ses enseignements dès le début des années 1860 [15], même si la fin officielle de ses fonctions date de 1865 ou 1866 [16].

Dès avant l’interruption de son activité de professeur, Raoux a déjà publié plusieurs textes sur des questions sociales, notamment sur les coopératives, l’éducation et l’hygiène. À partir du début des années 1860, il se consacre à ces causes et à plusieurs autres – la réforme de l’orthographe, l’hygiène, le magnétisme, le logement social, etc. – pour lesquelles il prononce des conférences et rédige des articles, des brochures et des traités. Il développe aussi ces thèmes dans le cadre de sociétés savantes : dès les années 1850, il est membre de la Société vaudoise d’utilité publique et de l’Institut national genevois. Il contribue aussi aux travaux de nombreuses sociétés spécialisées.

Économie sociale

Sans doute Raoux participe-t-il à la création de la Société vaudoise de consommation, fondée à Lausanne en 1854 ; la présentation qu’il fait de l’association dans une brochure sur les coopératives de consommation suggère qu’il fait partie de ses fondateurs et de ses instances dirigeantes [17]. Ce travail, outre la description de dix associations (neuf suisses et une grenobloise), comprend une longue présentation des avantages des sociétés de consommation, avantages qui sont de trois ordres : « économique », « hygiénique » et « moral ». Tout d’abord, les classes populaires ont accès à des aliments moins chers, grâce notamment à la suppression des profits réalisés par les intermédiaires ; les économies réalisées permettent aux ménages d’équilibrer leur budget et éventuellement d’accroître leur consommation. Ensuite, les produits sont de meilleure qualité ; ils ne sont pas « falsifiés » ou « frelatés » ; la nourriture des travailleurs est plus riche et plus équilibrée. Enfin, d’un point de vue « moral », la société de consommation ne faisant pas crédit, elle va à l’encontre de l’imprévoyance habituelle des classes populaires selon Raoux ; et les associations alimentaires, qui fournissent des repas tout préparés, consommés dans les restaurants sociétaires ou emportés à domicile, libèrent les femmes de leur préparation, ce qui leur laisse plus de temps pour l’éducation de leurs enfants.

De façon générale, Raoux fait l’éloge du « grand principe de l’association », opposé à « la vieille et anti-sociale doctrine de l’individualisme » [18]. Cependant, s’il mentionne des travaux d’économistes, il ne cite aucun socialiste.

Dans les années 1860, Raoux fait toujours partie de la société de Lausanne, qui constitue une « précieuse ressource pour la classe ouvrière », écrit-il en 1866 à Jean-Baptiste Godin [19]

L’éducation de la petite enfance

Autour de 1860, Édouard Raoux s’intéresse principalement aux questions éducatives. Avec virulence, il critique le système scolaire traditionnel, qui impose des « études prématurées » aux jeunes enfants, au détriment de leur santé physique et intellectuelle. Les salles de classe sont de surcroît souvent insalubres. Il faut donc procéder à une « réforme pédagogique » [20].

Raoux est un disciple de Friedrich Fröbel, le créateur des jardins d’enfants (Kindergarten), dont il s’efforce de diffuser les conceptions dans plusieurs publications [21] et, oralement, lors de l’assemblée générale de la Société vaudoise d’utilité publique en 1860, puis devant les membres de la Société genevoise d’utilité publique [22]. Il est en relation épistolaire avec Bertha von Marenholtz-Bülow, principale propagandiste des théories de Fröbel [23], dont l’action aboutit notamment à la création à Mulhouse d’un jardin d’enfants accompagné d’une école normale pour former des éducatrices.

Il tente de passer à la pratique. Fin 1859, il annonce qu’un « établissement […] s’organise en ce moment à Lausanne, dans une situation heureusement choisie », c’est-à-dire dans un bâtiment situé dans sa propriété des Charmettes, promenade de Montbenon [24]. Afin de préparer l’ouverture, il fait une visite au jardin d’enfants de Mulhouse et y envoie à ses frais l’une des futures institutrices de l’école de Lausanne afin qu’elle y suive une formation [25]. L’établissement des Charmettes ouvre le 5 mars 1860 ; il compte 15 enfants en juillet 1860. Raoux en est le directeur, assisté par deux institutrices ; il souhaite lui associer « une école normale, afin de faciliter et de hâter la propagation de cette réforme pédagogique » [26]. Ce projet se concrétise au printemps 1861, avec l’ouverture d’un cours théorique dispensé par Raoux et des activités pratiques dirigées par les deux institutrices [27].

Toujours pour propager le modèle des jardins d’enfants, Raoux lance une revue mensuelle intitulée L’Éducation nouvelle, ou De la méthode de Frœbel et de ses applications [28]. Son premier numéro est daté du 1er juillet 1861 [29]. Elle n’a qu’une année d’existence, sa publication étant « interrompue par l’état de santé » de son directeur et principal rédacteur [30]. C’est sans doute aussi pour cette même raison que le jardin d’enfants des Charmettes ferme au début des années 1860. Jules Michelet écrit un peu plus tard :

J’ai vu avec admiration, mais aussi avec douleur, l’école aujourd’hui déserte qu’un chaleureux Français de Nîmes [sic], M. le professeur Raoux, avait établie à Lausanne, à ses frais, dans son jardin, donnant […] à cette œuvre sainte son temps, sa fortune, sa vie [31].

Dans les années suivantes, les publications de Raoux sur les jardins d’enfants se raréfient. Cependant, en décembre 1865, dans une lettre adressée à Jean-Baptiste Godin, il déclare qu’il espère « rouvrir […] [le jardin d’enfants] dès le mois prochain » [32]. Ce vœu ne semble pas avoir été réalisé. En 1872, il rédige avec quelques amis le « prospectus d’un projet de réforme éducative » :

Nous voulons essayer, dans la Suisse qui parle notre langue, de semer, sur divers points, l’idée féconde d’une éducation conforme aux aptitudes natives, cherchant les talents supérieurs, et dirigeant chaque élève dans la voie pratique tracée par la vocation réelle de sa nature. Les jardins d’enfants de Frœbel sont la première assise sur laquelle ce nouvel édifice pourra s’élever avec le concours des amis du progrès [33].

Je travaille depuis un an, à organiser une société coopérative d’éducation, en vue de la fondation des jardins d’enfants et d’écoles vocationnelles [34].

Il est associé dans cette initiative à Jean Macé et Charles Bergeron. Une brochure annonçant le projet et appelant à une souscription unitaire de 50 francs paraît au cours de l’année [35] ; elle est complétée en 1873 par la publication d’un nouveau texte Les écoles vocationnelles, complétant les jardins d’enfants et préparant aux écoles supérieures [36].

Mais en 1875, il doit admettre son échec auprès de l’un de ses correspondants.

Notre projet d’école vocationnelle coopérative n’ayant pu réunir assez de capitaux, j’ai essayé de commencer, à mes risques et périls, dans mon jardin des Charmettes avec quelques élèves. J’ai engagé une institutrice distinguée qui me coûtait fort cher, et malgré tous les avantages éducatifs […] de cette nouvelle école, on ne m’a offert que deux élèves. En conséquence, j’ai dû la fermer, après plusieurs mois d’attentes inutiles [37].

La néographie

La réforme de la langue française constitue un autre combat d’Édouard Raoux, qui vient, après d’autres, proposer une simplification de l’orthographe, afin de la rendre plus proche de la phonétique. Il est, d’après le Grand Dictionnaire universel de Pierre Larousse, « l’un des plus radicaux des phonographes, […] celui qui a exposé le système de réforme le plus complet » dans un « traité bien écrit et plein d’intérêt » [38]. Cet ouvrage publié en 1865 est intitulé Orthographe rationnelle ou écriture phonétique [39].

Selon Raoux, le « système graphique actuel » se caractérise par

un enchevêtrement inextricable de règles, d’exceptions, de sous-exceptions, de subtilités scolastiques, d’abstractions inintelligibles, voilà cette célèbre écriture, vaniteusement baptisée correcte et orthodoxe […] ; voilà le haut et savant grimoire qui nous a été légué par les fétichistes gréco-latins, par ceux qui ont voulu repétrir une langue vivante avec les détritus de deux langues mortes.

Merveilleux labyrinthe, en effet, où l’on se perd encore après vingt ans d’études ; admirable système qu’on emploie un quart de siècle à ne pas apprendre [40].

Comme les autres néographes, Raoux dénonce les « difficultés de la lecture et de l’écriture orthographique » qui constitue un « obstacle à la diffusion des lumières ». Mais il ajoute une dimension sociale à son projet : dans la préface, il s’adresse aux « travailleurs de tous les pays et de tous les ordres », et affirme qu’

en attendant la réforme éducative, base rationnelle de toutes les autres […], il est une réforme plus humble et plus promptement réalisable […]

Cette réforme, qui peut multiplier indéfiniment le nombre des travailleurs instruits, qui peut faire économiser des années entières à ceux qui manquent de temps pour étudier ou pour approfondir les sciences, et qui peut faire sortir de la foule des esprits éminents, perdus aujourd’hui pour l’humanité, c’est la réforme orthographique. [41]

Les changements envisagés permettraient « d’élever le niveau intellectuel des masses », ce qui les éloignerait à la fois de la superstition et de l’immoralité ; la simplification du travail typographique pourrait diminuer le coût de l’imprimé.

Mettre la lecture et l’écriture à la portée de tous ; réduire de près de moitié le prix des journaux et des livres ; faciliter la création des bibliothèques communales et populaires ; supprimer toutes les causes qui empêchent la vulgarisation des jouissances intellectuelles ; augmenter le nombre de ceux qui peuvent suivre avec profit les cours publics que la philanthropie multiplie partout ; inspirer le goût des réunions artistiques et littéraires, n’est-ce pas déclarer la guerre à l’ignorance et par conséquent à l’immoralité ? [42]

La réforme de l’orthographie pourrait encore faciliter les relations entre les classes sociales, « rapprocher les travailleurs des bras des travailleurs de la pensée » [43], et « faciliter les relations internationales par la préparation ou la création d’une langue universelle » [44].

Raoux s’efforce de faire connaître son projet de réforme de l’orthographe. En Suisse, il reçoit le soutien de l’Institut genevois ; son action suscite la création en 1866 de « comités phonographiques » dans les cantons de Vaud, de Genève, de Neuchâtel et de Berne, comités réunis l’année suivante dans une Société phonographique [45]. Son projet de réforme est présenté lors du deuxième congrès de l’Association internationale des travailleurs qui se déroule en septembre 1867 à Lausanne [46].

Il entre en relation avec des néographes français et en particulier avec l’imprimeur et éditeur Ambroise Firmin-Didot. Celui-ci, dans ses Observations sur l’orthographe française parues en 1867, fait une longue présentation de l’Orthographe rationnelle qualifié de « catéchisme de la réforme radicale », un « petit traité fort intéressant [qui] se laisse lire d’un bout à l’autre » [47]. Il souligne cependant les contradictions et les difficultés qui subsistent dans le système du néographe suisse. Les deux hommes divergent d’abord nettement : quand Firmin-Didot propose des changements sur huit aspects de l’orthographe, la Société de phonographie animée par Raoux en demande une trentaine. Au fil du temps, les positions se rapprochent et la Société phonographique modère ses revendications tout en devenant en 1869 la Société néographique suisse et étrangère [48]. Ces travaux sont interrompus par la guerre franco-prussienne, mais reprennent en 1872. Dans un ouvrage sur le Familistère de Guise, rédigé, sauf l’introduction, en « nouvèle ortografe », Raoux fait l’éloge de la néographie en insistant sur sa dimension démocratique : la réforme projetée s’attaque à « l’orthographe aristocratique » et son application est nécessaire à « l’instruction des masses » ainsi qu’à l’exercice du suffrage universel ; avec elle, « les escamotages plébiscitaires n’auraient pas appelé sur la nation, les calamités qui l’ont frappée ». Il ajoute que « les débats néographiques qui durent depuis six ans, viennent d’aboutir à une entente d’où est sorti un programme définitif », qui est reproduit à la fin de l’introduction [49].

En réalité, il subsiste quelques désaccords entre l’ancien professeur lausannois et l’imprimeur parisien ; mais « le rapprochement était en bonne voie et l’entente probable » quand Didot meurt en 1876 [50]. Cependant, l’Institut genevois et la Société néographique poursuivent leurs réflexions. Raoux publie en 1878 un nouveau travail, dans lequel il déplore la situation de ces « malheureux cerveaux noirs dans lesquels aucun rayon de lumière ne peut pénétrer par les deux fenêtres qu’on appelle la lecture et l’écriture » ; il insiste sur les conséquences politiques de « l’ignorance alphabétique » : avec elle, « le suffrage universel se transforme en escamotage universel » ; « sa disparition projettera plus de lumière sur la France que toutes les écoles gratuites et obligatoires, et toutes les ligues de l’enseignement » [51] ; il s’agit là d’« une réforme essentiellement démocratique » [52]. Dans sa deuxième partie, la brochure reproduit le « programme néographique officiel adopté par le Comité central de la Société néographique suisse et étrangère, en 1878 » [53].

Raoux compte alors sur l’Exposition universelle qui se tient à Paris pour attirer l’attention du public sur la réforme de l’orthographe et pour réunir un « congrès linguistique » chargé d’approuver le programme néographique [54]. En vain.
Les Cerveaux noirs constituent la dernière publication de Raoux que l’on connaisse concernant la réforme orthographique. Il continue cependant à présider la Société néographique suisse et étrangère jusqu’en 1889, date probable de la dissolution de cette association, du reste bien peu active depuis la fin des années 1870 [55].

Le Familistère de Guise

Afin de prouver l’intérêt de la néographie, on l’a vu, Raoux publie en 1872 Le Palais social ou le Familistère de Guise rédigé en « nouvèle ortografe », un ouvrage bref et bon marché pour résumer l’ouvrage de Godin, Solutions sociales, qu’il trouve trop onéreux pour les milieux populaires [56]. Mais son intérêt pour l’œuvre de Jean-Baptiste Godin remonte au milieu de la décennie précédente. Il lit en 1865 la brochure de Louis Auguste Oyon parue la même année et consacrée au Familistère [57]. Il écrit à Godin pour lui demander « si la brochure de M. Oyon exprime bien exactement l’état actuel des choses, au double point de vue matériel et moral ». Il demande des précisions sur les aspects financiers de l’entreprise, la stabilité des ouvriers, l’organisation de la vie collective, la moralité publique et les rapports entre les individus, etc. Il demande ces informations car il a « en vue la propagation de l’idée féconde du familistère, idée qui sera certainement bien accueillie en Suisse où l’association sous toutes ses formes est entrée dans la vie publique » ; il a l’intention de publier des articles sur l’établissement de Guise dans la presse, « afin de préparer la réalisation sur le terrain pratique ». Il offre au destinataire de la lettre deux brochures : l’une sur les coopératives de consommation et l’autre sur l’éducation par la méthode Fröbel [58].
Il s’occupe effectivement de promouvoir le Familistère en Suisse. En février 1866, il déclare avoir « mis en circulation auprès des personnes amies du progrès » deux exemplaires de la brochure d’Oyon – dont il fait un résumé pour deux journaux de Lausanne – ainsi qu’une vue du Familistère [59]. Cette même brochure et les informations fournies par Godin lui permettent de publier un article (« Une véritable cité ouvrière, ou le Familistère de Guise ») dans le Journal de la Société vaudoise, article repris dans la Gazette de Lausanne [60] ; le texte paraît ensuite sous forme de brochure, avec des vues photographiques du Palais social [61].
Ces premiers échanges de 1865-1866 inaugurent une correspondance assez régulière entre Raoux et Godin qui s’adressent mutuellement leurs publications. Ainsi, en 1874, le premier reçoit du second Les socialistes et les droits du travail [62].
Le courrier échangé concerne principalement le logement et l’éducation : Raoux interroge Godin sur les écoles et lui fait des suggestions sur les méthodes pédagogiques ; il souhaite également la formation « [d’] une sorte d’école normale » préparant à « la propagande sociétaire ».

Si vous pouviez recevoir au Familistère quelques jeunes gens pour suivre vos cours, pour s’initier à la pratique de quelques vocations, et se pénétrer de l’esprit d’association, ils iraient ensuite, après un stage de quelque temps, répandre partout les idées fécondes qui ont présidé à l’organisation et au succès de l’établissement de Guise. La Suisse, si favorable à ces idées, par la liberté politique dont elle jouit depuis plusieurs siècles, vous enverrait très certainement plusieurs élèves. Mon fils de 18 ans et qui a beaucoup de facilité pour les mathématiques et du goût pour les études industrielles et mécaniques serait un des premiers, je crois, à prendre le chemin de Guise » [63].

En 1878, Jean-Baptiste Godin lance un hebdomadaire, Le Devoir. Raoux s’y abonne aussitôt et demande qu’on lui envoie « quelques numéros-programmes » afin qu’il les remette à des journaux et les dépose dans des cercles de Lausanne ; il envoie quinze noms d’habitants de Lausanne auxquels il serait bon d’envoyer les premiers numéros. Il prévoit de rédiger des comptes rendus pour plusieurs périodiques. Cependant, il n’aime pas le titre, sans doute « excellent pour des philosophes stoïciens », mais qui est « peu attractif pour les hommes de nos jours ». Il suggère de rebaptiser l’hebdomadaire Le bien social. Revue de sociologie théorique et pratique, ou à la limite Le Devoir social, l’adjectif devant attirer « l’attention de tous les amis de la coopération et de la mutualité » [64]. Régulièrement, il envoie ses publications à Guise, afin que la rédaction du Devoir les signale à ses lecteurs et pour qu’elles soient déposées à la bibliothèque du Familistère [65].

La Cité des familles à Lausanne

Dès 1866, Raoux s’interroge – et interroge Godin – sur une adaptation du modèle familistérien à Lausanne.

Je me propose de réunir en comité ceux qui s’intéressent à cette œuvre philanthropique afin d’examiner la question de son introduction à Lausanne où il est précisément question, en ce moment, de construire une seconde cité ouvrière. Le président d’une société de secours mutuels a fait tout récemment une exposition du familistère de Guise dans une assemblée d’ouvriers qui a été vivement intéressée des détails qu’elle a entendus [66].

Cependant, certains restent incrédules, notamment à propos du montage financier. Aussi Raoux réclame-t-il des informations complémentaires, car, si un projet semblable naît en Suisse, « les actionnaires, ouvriers, patrons ou rentiers nous demanderont des preuves statistiques et des données financières sur les résultats fournis par la pratique ». Le coût du terrain étant élevé à Lausanne, il interroge également son interlocuteur sur la viabilité d’un établissement moins important, avec « un seul corps de bâtiment contenant de 100 à 200 chambres ». « Quel serait, d’après votre expérience, le chiffre minimum d’associés qui pourraient adopter le plan du familistère avec les avantages indiqués ? ». Il signale aussi quelques critiques formulées par un « ingénieur distingué » envers le plan du familistère (des « escaliers trop peu nombreux », des « balcons trop étroits », des « fontaines trop éloignées », etc.) ; il s’interroge sur les matériaux utilisés et multiplie les questions sur les aspects les plus divers. « Ces différentes alternatives ont dû se présenter à votre pensée, et l’expérience du familistère doit vous avoir donné, sur ce point, de précieux enseignements dont les organisateurs des nouvelles cités ouvrières pourraient tirer grand profit ». Il faut agir « dans l’intérêt de la classe ouvrière de la Suisse que nous serions heureux de faire participer aux bienfaits d’un familistère semblable à celui de Guise » [67].
Il s’agit d’abord de déterminer quel est le mode d’habitation ouvrière que l’on doit préférer : la maison, sur le modèle mulhousien, ou l’immeuble collectif, comme à Guise. La Société des cités ouvrières de Lausanne dont fait partie Raoux « a donné jusqu’à aujourd’hui la préférence au système des maisons isolées ou juxtaposées », et certains de ses membres émettent quelques critiques envers « le côté moral » du Familistère, considérant que « les mœurs [seraient] moins sauvegardées dans cette forme de la vie collective ».

Or il me semble évident qu’au point de vue purement économique, le système collectif est notablement supérieur au régime morcelé. Ce que Fourier et ses disciples ont dit sur cette question ne saurait laisser le moindre doute dans un esprit non prévenu. Pour ma part, j’ai toujours plaidé en faveur de la vie collective, et je serais heureux de recevoir de Guise ou d’ailleurs des renseignements propres à éclairer ce débat important » [68].

En effet au milieu des années 1870, au sein d’un comité dont il « est le membre le plus influent » [69], il travaille à un projet de Cité des familles, qui serait construite dans les environs de Lausanne [70]. Il s’agit à la fois de prendre en compte « le nombre insuffisant, la cherté croissante, et trop souvent l’insalubrité des logements destinés à ceux qui vivent avec plus ou moins de peine du fruit de leur travail » et de « satisfaire aussi les besoins supérieurs de notre nature, les légitimes aspirations de la vie intellectuelle et de la vie morale ». Repoussant l’habitat isolé, Raoux et le comité qui suit le projet privilégient « les constructions remplaçant les cuisines particulières par une seule cuisine à l’usage de tous les locataires » ; ils prévoient :

un grand bâtiment de quatre étages comprenant des logements de deux à six pièces, fermés par une seule porte, et rendus entièrement indépendants les uns des autres par l’arrangement des paliers et par un nombre suffisant de montées éclairées au gaz. Ces logements auraient les dépendances nécessaires, mais ne comprendraient pas de cuisine [71].

Raoux essaie de mobiliser d’autres acteurs, dont l’ancien fouriériste Henry Dameth, désormais professeur d’économie politique à Genève et très éloigné du socialisme, à qui il envoie le « projet de cité ouvrière qu’il est question de réaliser dans notre ville » et dont « l’idée mère […] a été fournie par le Familistère fondé à Guise par M. Godin » ; « je serais bien aise d’avoir votre opinion et de recevoir vos critiques sur ce projet » [72]. Cependant, le dossier n’avance guère. En 1881, Raoux fait venir à Lausanne Jean-Baptiste Godin qui y prononce d’abord une « conférence familière » au Cercle de Beauséjour devant un public restreint.

M. Godin a montré les nombreux avantages que présentent les habitations unitaires aux divers points de vue de l’économie, de la santé, du confortable et de la vie intellectuelle et morale. Le vif intérêt qu’a provoqué ce trop court entretien a engagé les auditeurs de M. Godin à lui demander une conférence publique, qu’il a bien voulu accorder.

Cette seconde intervention attire « un auditoire nombreux et sympathique » [73]. Godin y présente le Familistère et les avantages de l’habitat collectif avant de conclure :

La Suisse, cette sentinelle avancée de la république européenne, et spécialement la ville de Lausanne, donneraient au monde un bel exemple en réalisant une entreprise aussi humanitaire que celle du Palais social coopératif [74].

Cependant, malgré cette intervention, le projet de Cité des familles n’a pas de suite [75].

Hygiène et santé

Adolphe Ferrière écrit dans l’Entre-deux-guerres qu’Édouard Raoux aurait étudié la médecine, parallèlement à la théologie et à la philosophie [76]. On ignore s’il a vraiment reçu une formation universitaire en ce domaine – on n’en trouve aucune trace dans la liste de ses diplômes – ou s’il s’agit seulement de lectures approfondies. En tout cas, il consacre une partie de son activité à des questions concernant la santé et l’hygiène. Dès 1856, il donne un cours « d’hygiène oculaire » à Lausanne [77]. Et ses critiques envers l’éducation traditionnelle autour de 1860 mettent notamment en cause l’absence de prise en compte de l’hygiène dans les écoles, avec l’insalubrité des locaux et l’insuffisance des exercices physiques réalisés par les élèves. Tandis que son admiration envers le Familistère est en partie liée à « tous les avantages higiéniques [sic] dont jouissent les habitants du Familistère » [78].

Mais c’est surtout à partir des années 1870 et encore davantage dans la décennie suivante que les questions de santé et d’hygiène occupent une place majeure dans ses publications et dans son activité de conférencier. Il est à l’initiative en 1874 de la création de la Société d’hygiène de Lausanne, qu’il préside jusqu’en 1892 ; il est reçu en 1883 membre associé étranger de la Société française d’hygiène [79]. Ses préoccupations hygiénistes se manifestent aussi dans sa vie privée : en 1878, alors que sa fille Alice est à Genève où elle étudie « le système de Frœbel », il reproche à la responsable de la pension où elle loge de tolérer des « soupers tardifs et trop copieux », qu’il a pourtant « très positivement défendus » ; il recommande des « bains du lac », « le lever matinal » et « la promenade au grand air », et détermine son régime alimentaire [80]. De même, quand son fils aîné fait son service militaire en France, il lui indique quels vêtements il doit porter et les précautions qu’il doit prendre pour éviter les refroidissements et les rhumatismes [81].

Selon lui, « la santé publique (corps et âme) est en complète décadence dans tous les pays civilisés » [82] ;

Il est démontré en effet, par l’observation la plus vulgaire, comme par les relevés statistiques et par le témoignage de tous les médecins, que la santé publique est en décadence et que la race humaine glisse sur la pente d’une dégénérescence progressive, au physique et au moral [83].

Les causes sont diverses. Raoux incrimine à nouveau l’éducation, qui contribue à la « transformation morbide de l’homme normal en machine nerveuse […] par ses études prématurées, ses surcharges cérébrales, ses abstractions inintelligibles, ses veilles imposées, ses asphyxies dans l’air putréfié des classes, son repos forcé des muscles, ses travaux forcés des nerfs, et toutes ses déplorables violations des règles les plus élémentaires de l’hygiène » [84]. Il met aussi en cause « les unions, les mariages et les célibats condamnés par l’hygiène » [85]. Sont encore coupables les mœurs de ses contemporains : « les passions charnelles et les désordres psychologiques se développent avec […] intensité dans toutes les classes de la population, et particulièrement dans la jeunesse ». Raoux déplore le « débordement d’immoralité privée et publique » qu’il observe « dans tous les pays » [86].

Il condamne en particulier les « trois intempérances » qui caractérisent la société moderne [87]. La première concerne la consommation de viande, qui a des effets délétères sur la santé. D’autant qu’elle favorise le plus souvent un abus de boissons alcooliques, qui, elle-même provoque une « surexcitation organique et cérébrale », autrement dite « l’intempérance sexuelle »  ; au contraire, « le régime naturel calme les fermentations sensuelles, les appétits charnels et les lubricités maladives » [88]. Le régime végétarien étend ses bienfaits au-delà de la santé physique et mentale des individus. Il diminue « le mal social dans le présent »et prépare « pour l’avenir des progrès pacifiques, rationnels, sagement échelonnés, exempts de ces soubresauts redoutables qui font couler le sang et reculer la civilisation » [89].

Édouard Raoux est donc un partisan du végétarisme. Il contribue en 1879 à la fondation de la Société d’hygiène et de végétarisme de Nice, née après l’une de ses conférences ; il est admis en 1880 dans la Société végétarienne de Paris en tant que membre correspondant, et en 1882 dans la Société végétarienne anglaise, en tant que membre honoraire [90]. Il prononce des conférences – ou invite des médecins à le faire – pour dénoncer les méfaits de l’alimentation carnée sur la santé. Lui-même publie en 1881 un Manuel d’hygiène générale et de végétarisme. Il qualifie les mangeurs de viande de « zoophages » et de « nécrophages ».

Pour restaurer la santé de ses contemporains, outre une plus grande attention portée à l’hygiène et le végétarisme, Raoux prône l’utilisation du magnétisme. Il est membre de la Société de magnétisme d’Italie dès 1869, puis de celle de Genève à partir de 1872 [91]. Quant à la Société du magnétisme de Lausanne, elle « n’attend, pour reprendre ses séances, que l’arrivée d’un praticien qui réveille le zèle fort assoupi des anciens membres et provoque de nouvelles adhésions », écrit-il en 1878.Il est abonné au Journal du magnétisme [92]. Cependant, il n’envisage « le magnétisme que par son côté hygiénique ou médical » et se défie des « tentations ou des illusions du mysticisme ». De façon générale, il se méfie de « l’exclusivisme » et veut « attaquer les maladies, non avec une seule arme, mais avec toutes celles que nous fournit la science » [93].

Il est très intéressé par ce que

des médecins américains, anglais et allemands ont baptisé du nom de physiatrie ou de médecine naturelle, l’art de prévenir et de traiter les maladies par les seuls agents de l’hygiène, c’est-à-dire par l’air, la lumière, le régime, l’eau, l’exercice, les influences morales, etc. (bains d’air, bains de soleil, alimentation végéto-lactée, nouvelle hydrothérapie, excitation de la peau par les gilets filochés ou à mailles et à nœuds, de coton, de laine ou de soie, etc. [94]

Du reste, dans la nouvelle organisation sanitaire qu’il préconise, seront instituées des « chaires spéciales pour représenter les nouvelles pratiques médicales en possession d’une certaine notoriété, comme l’homœopathie, la physiatrie, le magnétisme minéral, animal et humain, le régime végétarien, l’électrothérapie, etc., afin de provoquer des débats scientifiques et des comparaisons cliniques, entre ces divers systèmes médicaux et la médecine traditionnelle ou orthodoxe » [95].

Le pacifisme, le féminisme, la musique, la religion, …

Raoux participe encore à d’autres associations et soutient d’autres causes. Il est membre de la section lausannoise de la Ligue de la paix et de la liberté, fondée en 1867 par Charles Lemonnier. Sans doute participe-t-il au congrès de Genève organisée par cette Ligue en septembre 1874 [96]. L’année suivante, il prévoit l’organisation, en collaboration avec une loge franc-maçonne, d’une conférence « afin de traiter ensemble la question des armées […], de l’arbitrage ». Il correspond aussi régulièrement avec Edmond Potonié, le fondateur de la Ligue du bien public [97].

Édouard Raoux est en relation avec des féministes français, dont Léon Richer, le fondateur ou co-fondateur de l’Association pour le droit des femmes (1870), de la Société pour l’amélioration du sort de la femme (1874) et de la Ligue française pour le droit des femmes (1882), et principal organisateur du Congrès international du droit des femmes de 1878 [98] ; il correspond aussi avec Eugénie Pierre [99]. À vrai dire, son attention portée au combat féministe semble très limitée et surtout intéressée. Quand il lance un « appel aux femmes », c’est pour rallier les féministes à la cause néographique, qui pourrait les

affranchir du joug d’une orthographe basée sur la connaissance des langues mortes qu’elles ignorent, et pour épargner à leurs enfants les larmes et les stériles labeurs auxquels les condamne le régime actuel. […]

Quand elles voudront bien réfléchir aux rapports étroits qui existent entre l’abolition de la servitude orthographique, cause première de toutes les ignorances, et l’élévation rapide de leur niveau intellectuel, condition de leur émancipation civile et politique, leur hésitation ne sera plus possible, et leur puissant concours, s’ajoutant à celui des démocrates et des étrangers, ne tardera pas à assurer le succès définitif de la réforme commencée [100].

Dans les jardins d’enfants de Fröbel, le chant et la musique occupent une place importante. Raoux s’intéresse aux méthodes qui permettraient d’en simplifier l’apprentissage ; dans la bibliographie et dans les annexes de son Manuel théorique de la réforme éducative, il mentionne et présente des ouvrages exposant la méthode « Galin-Paris », que le fouriériste Émile Chevé propage avec un certain succès et qui remplace la portée par un système de chiffres. [101]. Lui-même a fait enseigner à ses enfants cette méthode, mais, observe-t-il, elle « a l’inconvénient de ne pouvoir s’appliquer au piano et de ne pas parler aux gens, comme le fait la portée ». Un ami lui ayant parlé de « la notation musicale inventée par Fourier », il demande des informations supplémentaires afin de vérifier si elle « est réellement supérieure » à celle de Galin-Paris, auquel cas il la fera « connaître ici [à Lausanne] où la musique est en grand honneur ». « La musique est un élément civilisateur et tout ce qui tend à la vulgariser est affaire d’utilité publique. La France parle trop et ne chante pas assez. L’harmonie des voix et des instruments acheminera à l’harmonie sociale » [102]. Au milieu des années 1870, il s’efforce de « grouper les amis de la musique chiffrée » [103]. Il organise en 1875 « une conférence sur la méthode Galin-Paris-Chevé » dont il souhaite que cela aboutisse « à l’organisation d’un comité pour répandre dans le pays une méthode qui a donné de si remarquables résultats » [104].

Dans ses échanges épistolaires, Raoux discute parfois de la religion. Il écrit à Godin que « la démocratie a besoin qu’on l’arrache des deux étreintes funestes du cléricalisme et du matérialisme ; la science et l’expérience s’accordent à montrer que le seul moyen d’atteindre ce but consiste dans l’organisation de la religion naturelle » [105]. On ignore quelle relation il a gardé avec le protestantisme. Il semble proche de la libre-pensée déiste et veut à la fois lutter contre « le flot des superstitions et du matérialisme » [106] ; il correspond avec Charles Fauvety, qui publie La Religion laïque entre 1876 et 1879 [107]. Il fait circuler des prospectus du périodique à Lausanne ; il en place un exemplaire dans la salle de lecture du principal cercle de la ville, le diffuse dans la « jeunesse lettrée » par l’intermédiaire de son fils, étudiant à l’Académie de Lausanne ; il obtient plusieurs abonnements [108].

Cependant, des articles sur le spiritisme l’indisposent et lui paraissent constituer une menace pour la « cause de rénovation religieuse scientifique » ; pour lui, les spirites constituent « des cas de psychologie morbide ». « Cette incursion inattendue dans le monde surnaturel éloignera de votre œuvre excellente beaucoup de bons esprits et d’hommes de science » [109].

Dans ses dernières années, Raoux s’intéresse également à la situation des personnes âgées : en 1885, il demande à la Société vaudoise d’utilité publique d’étudier « la question d’un asile pour les vieillards. La vieillesse n’est pas chez nous partout entourée des égards dus à son âge et à ses infirmités. Il se passe dans plus d’une de nos familles, à la ville comme à la campagne, des scènes de barbarie qui sont de nature à faire rougir de honte, et à montrer combien les devoirs des enfants vis-à-vis de leurs parents âgés sont souvent méconnus », il demande « qu’une enquête sérieuse soit faite sur le traitement des vieillards » [110]. Son initiative aboutit à la formation d’un comité – dont Raoux est le président honoraire, puis à la fondation d’un « asile pour vieillards pauvres et malheureux », ouvert à Prilly-Chasseur, près de Lausanne, en novembre 1887 [111].

Outre les sociétés savantes déjà citées, les associations suivantes le comptent parmi leurs membres : le Cercle parthénopéen de Naples (1873), l’Association nationale des sciences et arts, également de Naples (1874), la Trinity Historical Society de Dallas (1891) [112].

Raoux et le fouriérisme

Dans ses publications et sa correspondance des années 1850 et 1860, Raoux ne mentionne pas le nom de Fourier ; en tout cas, on n’y a pas retrouvé le nom de l’auteur de la théorie sociétaire, ni le titre de ses ouvrages. D’ailleurs, à plusieurs reprises, il déclare se défier de ceux qui déclarent que le bonheur sur terre est possible. Dans sa brochure sur les sociétés de consommation, il s’adresse, non « à ceux qui courent à perdre haleine vers les mirages de l’avenir », mais plutôt aux « amis du progrès naturel, lent et mesuré », aux « hommes qui marchent résolument mais avec prudence » [113] ; d’ailleurs, selon lui, l’idée associative, « idée de l’avenir » est parfois « dénaturée […] par l’utopie » [114].

Laissant les panacées aux charlatans, et les utopies aux rêveurs, nous pensons que l’humanité doit faire son deuil du paradis terrestre, et chercher en toutes choses, non le souverain bien, mais le moindre mal. Montrer que les institutions nouvelles bien que très imparfaites encore et laissant beaucoup à désirer, sont toutefois très supérieures au régime actuel, et contiennent moins de désordres matériels et de désordres moraux, voilà notre seul but, et nous désirons qu’on ne l’oublie pas [115].

Ou encore, à propos du jardin d’enfants et des réformes pédagogiques à opérer, il prévient :

laissons à d’autres les panacées, les utopies et les hallucinations du souverain bien sur cette terre, et contentons-nous de faire, de temps en temps, quelques pas vers le moindre mal » [116].

Il ne semble pas participer à la vie du mouvement fouriériste avant 1870 ; on ne trouve pas son nom parmi les souscripteurs des différentes entreprises fouriéristes (l’Union agricole de Saint-Denis-du-Sig ; la Société agricole et industrielle de Beauregard ou la Maison rurale de Ry, par exemple), ni parmi les actionnaires de la société qui exploite la Librairie des sciences sociales et qui publie La Science sociale. Il n’apparaît pas dans un répertoire d’adresses des disciples et amis de l’École sociétaire élaboré pendant le Second Empire [117] ; on ne trouve pas de lettre de sa part avant 1871 dans la volumineuse correspondance conservée dans les Archives sociétaires. Les (ex-)fouriéristes avec lesquels il entretient des relations se sont plus ou moins éloignés de l’École sociétaire : Jean-Baptiste Godin, mais aussi Luc-Pierre Riche-Gardon qui, après la Deuxième République, a pris ses distances avec ses condisciples pour se consacrer principalement à la franc-maçonnerie, à la question religieuse et à des travaux sur l’éducation (Raoux le mentionne dans L’Éducation nouvelle, ou de la méthode de Frœbel, en tant que rédacteur de La Science des mères). Il est cependant en relation avec Charles Bergeron qui rejoint la Suisse en 1856 pour travailler dans les chemins de fer et qui vit longtemps à Lausanne.
Son attitude évolue après 1870. Tout d’abord, le développement du Familistère semble l’inciter à un peu plus d’optimisme ; il suggère en tout cas la possibilité d’un passage du « monde ancien » au « monde nouveau », « par l’évolution » et non « par la révolution », grâce à « l’association rationnelle et intégrale » qui permet d’« aller pacifiquement d’un monde à l’autre » et qui « seule peut sauver le monde moderne d’un cataclisme [sic] imminent ».

Il faut arriver lentement et prudemment à l’association intégrale par des associations partielles, et multiplier les expériences sociétaires, sous diverses formes et dans des conditions variées. Il faut expérimenter patiemment et sagement sur le terrain des sociétés coopératives spéciales, et réunir peu à peu ces collectivités isolées en groupes de plus en plus nombreux [118].

Le Bulletin du mouvement social (1872-1880) lui est d’abord adressé sur l’initiative d’un ami [119], avant qu’il ne s’y abonne lui-même, malgré ses divergences avec le rédacteur en chef Charles Limousin à qui il reproche de ne pas assez parler des brochures qu’il lui envoie sur la médecine, l’hygiène et le végétarisme.

Le Bulletin du mouvement social ne sortirait nullement de son programme ne s’occupant davantage de la santé et de l’éducation des travailleurs […] Si les individus possédaient à plus haute dose les trois santés du corps, de de l’intelligence et de la conscience, il y aurait moins de paresse, moins de chômage, moins d’éclipses de bon sens, moins de passions et moins de vices, et l’on verrait échouer moins d’excellentes institutions économiques et sociales [120].

Limousin ayant qualifié les végétariens de « légumistes », Raoux lui reproche son ironie et sa méconnaissance du végétarisme et de son essor aux États-Unis, en Angleterre et en Allemagne [121].
Il noue des relations avec d’autres fouriéristes ; il rencontre Victor Considerant à Lausanne [122]. Il correspond avec – et peut-être croise – les Griess-Traut (Jean et Virginie), qui, entre leur long séjour en Algérie et leur retour en France, résident en 1875 et 1876 à Zurich [123], en réponse à une lettre demandant des informations sur les écoles d’agriculture dans la Suisse francophone). Théophile Héring, de Barr (Bas-Rhin, puis Basse-Alsace entre 1871 et 1918) signale être en contact avec lui [124].
Surtout, Raoux se réfère désormais explicitement à Fourier ; tout d’abord dans sa correspondance sur des points spécialisés, déjà mentionnés : le système de notation musicale et la critique du « régime morcelé » pour l’habitat. Alors que dans ses premières publications sur le Familistère (1866 et 1872), il avait passé l’inspiration fouriériste sous silence (la brochure de 1872 ne contient le nom de Fourier que parce que Raoux recopie la table des matières de Solutions sociales, où figure le nom du fondateur de la théorie sociétaire), dans une nouvelle brochure parue en 1884, il commence la préface en célébrant « un homme de génie, qui a projeté bien des rayons dans nos ténèbres sociales, et qui a profondément sondé les plaies de la civilisation moderne, Charles Fourier », dont il reproduit ensuite plusieurs textes ; et si « l’école de Fourier a fait […] plusieurs tentatives infructueuses sur l’ancien et le nouveau continent […] elle n’a pas dit son dernier mot », Godin étant maintenant présenté comme « l’un des disciples les plus distingués de ce maître célèbre » [125].
Cependant, ses propos sur la tempérance et le végétarisme, qui dominent les années 1880, sont peu en accord avec les plaisirs harmoniens décrits par Fourier. D’ailleurs, ses liens se distendent avec ce qui reste du mouvement sociétaire. Il n’est pas abonné à La Rénovation, le dernier périodique phalanstérien qui paraît à partir de 1888. Et, plus surprenant, alors qu’il a mené pendant près d’une vingtaine d’années une action de promotion du Familistère de Guise et entretenu des relations avec Godin, sa mort n’est pas signalée par Le Devoir auquel il a pourtant collaboré [126].
Lors de ses obsèques, le doyen de la faculté des lettres de Lausanne, J. Bonnard, souligne qu’après son activité de professeur, « cet homme de bien […] a consacré le reste de sa vie aux œuvres de soulagement des faibles, des pauvres et des vieillards » ; tandis que le pasteur Naefs souligne son attention portée à la situation des personnes âgées [127]. La Gazette de Lausanne rappelle que « M. Raoux s’est occupé de diverses questions qui l’attiraient beaucoup : la suppression de la guerre, le magnétisme, le végétarianisme, l’émancipation de la femme, l’orthographe phonétique, etc. » [128]