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53-66
Le fouriérisme dans la section parisienne de la Première internationale, 1865-1866
Article mis en ligne le 10 avril 2017
dernière modification le 28 mars 2017

par Cordillot, Michel

Contrairement à toutes les idées reçues, le courant prépondérant au sein de la section parisienne de la Première Internationale durant les premiers mois de son existence fut non pas le mutuellisme proudhonien, mais bien une sorte de néo-fouriérisme, dont on trouve la trace tant au niveau des hommes - y compris chez un militant éminent comme Eugène Varlin - qu’au niveau des idées exprimées dans les premiers textes de l’Internationale.

Depuis le colloque international organisé à Paris en 1964 par le CNRS à l’occasion du centenaire de la fondation de l’Association internationale des Travailleurs (Première Internationale), on considère généralement que l’histoire de la Première Internationale en France doit être divisée en deux phases bien distinctes : une phase initiale « mutuelliste », ou « proudhonienne », couvrant en gros la période allant de décembre 1864 aux deux procès intentés aux dirigeants de la capitale durant le premier semestre 1868 ; puis une phase dite « collectiviste », allant de juillet 1868 à mai 1871 [1].

À l’examen d’indices ténus mais concordants, on est toutefois conduit à s’interroger sur la véritable nature du « mutuellisme » de la première période, et à se demander si une certaine forme de néo-fouriérisme ne se posa pas d’entrée de jeu en rival de fait du mutuellisme proudhonien, au point de constituer brièvement le courant idéologique dominant au sein de la première section parisienne, avant d’être finalement rejeté et marginalisé au lendemain du congrès de Genève (septembre 1866).

Ainsi que l’avait déjà souligné Jean Bruhat [2], il est, pour ce qui concerne les premières années de l’AIT en France, difficile de faire la distinction entre ce qui ressortissait directement de l’influence des théories de Proudhon et ce qui relevait d’une sorte de mutuellisme pratique propre au monde ouvrier français, et qu’on pourrait définir comme la généralisation de la solidarité telle qu’elle s’exerçait au sein des sociétés de secours mutuels. Or, c’est précisément ce mutuellisme pratique qui fut fortement influencé par les théories de Fourier.

On s’intéressera donc ici à un ensemble de faits — jamais relevés à ma connaissance [3] — qui paraissent attester l’existence, voire la vitalité insoupçonnée d’un courant d’influence fouriériste au sein de la section parisienne de l’AIT durant ses tout premiers mois d’existence.

* * *

Il convient d’emblée d’insister sur le fait que l’existence d’influences fouriéristes au sein de la section parisienne n’apparaît pas en soi surprenante dès lors que l’on prend en compte le peu que nous sachions des premiers adhérents français de l’AIT. On retrouve en effet parmi ces derniers quelques militants dont les convictions fouriéristes sont bien établies. Au nombre des fondateurs de l’Association en France figuraient ainsi le graveur d’armoiries Antoine Bourdon — sur lequel nous reviendrons — et surtout Charles Limousin, un fouriériste fervent [4], secrétaire de la gérance du journal L’Association, organe international des sociétés coopératives, qui remplaça rapidement son père au sein du Premier Bureau de Paris en capacité de correspondant. Plus généralement on sait, mais sans autres précisions, que la section parisienne était à ses débuts (1865-1866) « composée d’ouvriers de tous les métiers et de plusieurs centaines de membres de l’Association du Crédit au Travail [5] ». Or, nombreux étaient précisément les fouriéristes qui avaient adhéré au Crédit au Travail, une banque coopérative conjointement fondée en 1863 par le gendre de Cabet, Jean-Pierre Beluze, et par le fouriériste Arthur de Bonnard [6]. Le but des fondateurs était d’aider financièrement à la formation de petites associations ouvrières coopératives suffisamment compétitives pour se maintenir sans l’aide du gouvernement, et d’encourager la création de coopératives de consommation sur le modèle Rochdalien [7] qui accumuleraient des capitaux destinés à financer ultérieurement des coopératives de production [8]. Le lancement du Crédit au Travail offrit aux militants fouriéristes l’occasion de se réorganiser et de reprendre leur travail de prosélytisme — en étroite collaboration avec les frères ennemis cabétistes —, avec l’idée que les associations ouvrières prépareraient leurs membres à pratiquer la solidarité intégrale au sein de futurs phalanstères. C’est ainsi que Jean Gaumont, l’historien de la coopération, a pu au terme de recherches minutieuses, parler de « résurrection de l’idéologie fouriériste dans la propagande coopérative » des années 1864-66 [9]. Les militants fouriéristes furent à coup sûr nombreux à se retrouver en même temps, et tout naturellement, adhérents à l’AIT. On connait le cas extrême de l’Association de Beauregard à Vienne, fondée par le docteur Couturier, dont les 600 membres adhérèrent en bloc à l’AIT et déléguèrent un des leurs, Ailloud [10], au congrès de Lausanne (1867), où il se fit remarquer par son assiduité. On peut encore citer l’exemple d’une des grandes figures du monde ouvrier parisien, l’ex-ateliériste Anthime Corbon, auteur d’une magistrale étude intitulée Le Secret du peuple de Paris, qui n’hésita pas à prendre ouvertement position en faveur de l’Internationale, alors que dans le même temps, il ne faisait pas mystère de l’influence des idées de Fourier sur sa propre pensée [11] Tout ceci ne faisait que témoigner d’un état d’esprit assez général [12].

Précisément, qu’était-ce que l’AIT en France à ses débuts ? Elle ne constituait en fait que l’une des composantes — d’ailleurs pas la plus représentative durant ses premières années — d’un mouvement ouvrier relevant lentement la tête après la saignée de juin 1848 et le coup de grâce du deux décembre 1851 ; un mouvement ouvrier tout juste convalescent qui cherchait sa voie à tâtons, en hésitant, explorant tout à la fois les voies de l’autonomie politique (Manifeste des Soixante, candidatures ouvrières) et de la pratique coopérative, tout en étant tenté par un ralliement à l’aile jacobino-blanquiste du mouvement républicain, voire une soumission à l’Empire en échange de quelques faveurs ou subsides. Pour autant qu’on le sache, la section parisienne de l’Internationale fonctionna initialement comme un cercle d’études sociales et de réflexion, un authentique cénacle ouvrier de confrontation et d’échange où tous les courants d’opinion avaient droit de cité, et qui, faute d’être expressément autorisée, s’efforçait de faire montre d’une attitude de retenue dans ses prises de position publiques afin d’éviter l’interdiction pure et simple.

Quelle fut la part prise par les fouriéristes dans ces discussions qui se tenaient chaque jeudi soir dans le petit local de la rue des Gravilliers ? Il est impossible de le dire faute d’avoir connaissance du contenu détaillé de ces échanges ; on sait toutefois qu’ils furent explicitement invités en tant que tels par le Bureau de Paris à participer aux débats préparatoires au congrès de Genève de septembre 1866 [13]. C’est donc sans doute en partie l’influence des fouriéristes qui explique l’importance accordée à la question des coopératives ouvrières dans les premières discussions au sein de l’AIT française, discussions dont on ne peut pourtant qu’entrevoir l’importance. Autre indice que cette influence déborda peut-être même du cadre national, la célèbre devise placée sur l’insistance des délégués français en tête des statuts de l’Internationale, « Pas de devoirs sans droits, pas de droits sans devoirs » — devise que Marx brocarda allègrement dans une lettre à Engels (« Je fus simplement tenu d’insérer dans le préambule des statuts deux phrases sur le duty et le right [...] mais le tout placé de telle manière que ça ne puisse tirer à conséquence » [14]) — avait en fait été formulée mot pour mot dès 1850, et pour la première fois sauf erreur, dans un ouvrage d’inspiration fouriériste, œuvre d’un socialiste aujourd’hui tombé dans l’oubli, Henri Lecouturier [15].

* * *

Il existe quand même des preuves matérielles attestant l’influence importante des fouriéristes au sein de l’AIT naissante : la principale est en fait le premier journal édité par les Internationaux français, La Tribune ouvrière. Journal littéraire et scientifique, dans la mesure où y apparaissent de manière tangible et irréfutable les liens entre l’AIT et le mouvement fouriériste, liens organisationnels mais aussi influences idéologiques [16].

L’« analyse abrégée de l’acte de société » figurant dans le prospectus [17] qui annonçait la parution prochaine de La Tribune ouvrière, était de ce point de vue suffisamment explicite pour que tout lecteur un tant soit peu familiarisé avec le mouvement social de l’époque y relevât la marque d’une indiscutable influence fouriériste. Société en commandite simple — on souscrivait à la banque du Crédit au Travail, 3, rue Baillet — La Tribune Ouvrière avait à sa tête un directeur-gérant assisté d’un conseil de gérance et de rédaction. Les bénéfices réalisés devaient être partagés en trois parts, conformément à la formule élaborée par Fourier de partage des bénéfices en fonction du capital, du travail et du talent — ce dernier devant être évalué par les lecteurs eux-mêmes. Enfin, comme pour bien enfoncer le clou, on y apprenait que l’une des deux librairies où l’on pouvait s’abonner à La Tribune ouvrière n’était autre que la très officielle librairie du mouvement fouriériste, la librairie des Sciences sociales, sise 13 rue des Saints-Pères.

L’existence de liens organiques entre le mouvement fouriériste et l’AIT se trouvait ainsi mise en lumière. S’y ajoutait le fait que deux fouriéristes notoires occupaient les principales fonctions au sein de La Tribune ouvrière : Charles Limousin, directeur gérant et Antoine Bourdon secrétaire de rédaction. En outre, les bureaux du journal étaient installés rue des Juifs, chez Adolphe Clémence, un relieur lui-même très lié au mouvement coopératif en tant que membre du cercle des associations coopératives, et futur collaborateur de La Mutualité [18].

À relire la collection de La Tribune ouvrière, on note que l’influence fouriériste transparaissait en fait un peu partout : par exemple dans la lettre d’Alexandre Dumas fils qui, apportant son chaud soutien à l’entreprise [19], exposait en même temps son plan détaillé de création d’un théâtre populaire dont chaque actionnaire à 5 francs recevrait en dix ans 1600 francs (!) et s’écriait lyrique :

[...] les gouvernements ne peuvent rien ; l’association peut tout. L’association c’est la clef de voûte et en même temps la pierre angulaire des sociétés modernes [20].

Ou encore dans le feuilleton littéraire signé Jules Andrieu, qui se laissait aller à rêver une planète future idyllique :

La terre sous cette forme nouvelle et définitive présente un curieux aspect [...] La vérité combine et dépasse toutes les utopies, Fourier et Saint-Simon se donnent la main. Les cités sont éparses [...] au milieu des champs merveilleux des îles [...] D’armée aucune, de frontières point [...] Sentiment populaire : harmonie, sentiment personnel : mélodie [21]

Références explicitement fouriéristes toujours, lorsqu’il s’agissait de proposer aux lecteurs une liste d’ouvrages conseillés, dans laquelle figuraient des ouvrages de Gallus [de Bonnard], Mathieu Briancourt, Hippolyte Renaud et A. Oyon (Une véritable cité ouvrière, ou le Familistère de Guise) — mais également, signe d’une opposition en germe (?), De la capacité politique des classes ouvrières de Proudhon — ; référence fouriériste enfin dans l’explication donnée par Charles Limousin de la formule élaborée pour évaluer le talent de chacun des rédacteurs, préalable indispensable au partage des bénéfices futurs :

Nos abonnés recevront tous les mois, avec leur journal, une feuille numérotée [...].

Nos abonnés seront priés de pointer sur ladite feuille le chiffre qu’ils jugeront devoir attribuer à chacun de nous et de nous la retourner. Nous totaliserons et les résultats seront publiés dans le journal.

On a sans doute dû se demander pourquoi sur nos feuilles le chiffre 12 succède immédiatement au chiffre 7. En ayant fait moi-même la demande à l’inventeur [le Dr de Bonnard, nommé plus haut dans l’article, ndla], voici ce qu’il me répondit :

« Les chiffre 1 à 7 servent à exprimer une appréciation mesurée, raisonnée, et ils suffisent pour cela ; quant au 12, il est placé là pour exprimer l’enthousiasme, le sentiment qui ne se raisonne plus. »

Certes nous ne craignons pas que la rédaction de La Tribune ouvrière provoque souvent une pareille explosion. Cependant nous avons tenu à admettre ce procédé dans son entier, ne fût-ce que pour avoir le plaisir de l’expliquer. [...]

Puissions-nous avoir de nombreux imitateurs, et puisse le suffrage universel ... — notre procédé — faire le tour du monde [22].

Philo-fouriériste, La Tribune ouvrière l’était donc assurément. Pour autant, on ne saurait défendre l’idée qu’elle n’était représentative que d’une fraction ou d’un courant de l’AIT, puisque, outre Bourdon, Limousin, Andrieu et Clémence, y collaborèrent également Varlin, Debock, Tolain, et sans doute le futur chef de file du mutuellisme, Fribourg (sous le pseudonyme Vox). Une particularité est d’ailleurs à souligner, qui ne peut être seulement l’effet du hasard : les principaux collaborateurs du journal, à savoir Limousin, Varlin, Debock et Tolain avaient suivi ensemble les cours d’enseignement secondaire et de latin prodigués aux ouvriers par ... Jules Andrieu et ceci n’avait pu manquer de tisser entre eux des liens supplémentaires [23].

Au bout de quatre numéros, La Tribune ouvrière fut saisie par les autorités impériales pour avoir évoqué la cherté des loyers, mettant du même coup implicitement en cause la spéculation foncière qui sévissait dans les quartiers centraux de la capitale alors en proie à une « haussmannisation » forcenée. L’auteur de l’article mis en cause, le fouriériste Charles Limousin, écopa d’un mois de prison (qu’il fit) et de 100 francs d’amende, tout comme l’imprimeur. Cette sanction équivalait à un arrêt de mort pour le journal, qui disparut.

Les deux tentatives de prolonger cette publication en changeant de titre du journal et en le faisant imprimer en Belgique pour le mettre à l’abri des perquisitions et des poursuites échouèrent. Découverts ou dénoncés, les Internationaux reçurent officieusement avis de renoncer à l’idée d’avoir un journal à eux. Désormais, les dirigeants de l’AIT parisienne cherchèrent à se faire ouvrir les colonnes des grands journaux quotidiens, notamment de ceux qui étaient les plus proches de l’opposition.

* * *

L’influence fouriériste resta sensible jusqu’au congrès de Genève (septembre 1866). Si ce dernier vit le triomphe définitif du mutuellisme, qui devint alors la référence idéologique et la norme du discours des Internationaux français — quand bien même la pratique allait en démentir rapidement les présupposés théoriques — on n’a peut-être pas suffisamment prêté attention au contenu et au sens du texte figurant dans le célèbre Mémoire des délégués français, texte par lequel la minorité exprima son désaccord sur les questions importantes de l’éducation et du travail des femmes. On peut penser en effet qu’il y a eu dans l’analyse de ce passage péché de lecture rétrospective. Du fait que les deux signataires, le graveur Bourdon et le relieur Varlin [24], furent plus tard deux figures de proue du courant collectiviste, les historiens ont d’abord voulu voir dans leur prise de position à Genève l’expression de désaccords latents qui allaient peu après les opposer aux mutuellistes. On a peut-être oublié un peu vite le fait que Bourdon, un des vingt membres du premier Bureau de Paris, était, pour reprendre les termes de Malon, un « garantiste, ou mieux fouriériste » [25] tandis que Varlin, lui aussi membre du premier Bureau de Paris, entretenait par ailleurs du fait de son appartenance au Crédit au Travail et de son engagement au sein du mouvement coopératif, des contacts directs et sans doute quotidiens avec nombre les nombreux militants fouriéristes qui s’étaient « recyclés » dans le mouvement coopératif.

Or, si l’on regarde de plus près les quelques lignes rédigées par les minoritaires, il est facile d’y retrouver une forte imprégnation fouriériste, à la fois dans le vocabulaire — les deux signataires parlent en effet de « l’état civilisé », par analogie évidente à « l’état de civilisation » défini par Fourier — mais encore bien plus clairement au niveau des idées développées.
Qu’est-ce qui séparait les minoritaires de la majorité proudhonienne ? Autrement dit quel était l’objet et la nature de leurs désaccords. Avant même de répondre à cette question, il faut d’abord noter l’absence de divergence sur l’affirmation des différences entre association (« soumission de l’individu à la collectivité aboutissant presque infailliblement à l’anéantissement de la liberté et de l’initiative individuelle ») et coopération (« contrat librement consenti dans un but unique déterminé à l’avance »). Tous étaient d’accord sur le fait que le mouvement d’association quarante-huitard avait échoué du fait de sa nature vague et trop ambitieuse : Cabet, Robert Owen, Fourier et Louis Blanc étaient d’ailleurs nommément mis en cause [26]. La formation de petites organisations concurrentes dans les différents corps de métier était désormais à l’ordre du jour pour éviter la répétition d’un échec aussi traumatisant. On peut toutefois penser qu’il s’agissait d’une fin en soi pour les mutuellistes, tandis que dans l’esprit des fouriéristes et des cabétistes du Crédit au Travail il convenait d’adopter une approche graduée et pragmatique afin de préparer un avenir de solidarité intégrale. Du moins l’accord existait-il sur les objectifs immédiats.
Mais sur deux autres points essentiels, Varlin et son ami Antoine Bourdon avaient tenu à exprimer leurs désaccords avec le reste des délégués parisiens. Il s’agissait des passages relatifs au travail des femmes et à l’éducation.
En ce qui concernait le premier point, la majorité regroupée derrière Fribourg, Tolain et Chemalé, était d’avis que la place de la femme était à la maison, et qu’il n’était pas souhaitable qu’elle travaille au dehors. Adoptant une attitude plus moderniste conforme aux préceptes fouriéristes et s’appuyant sur le constat que nombre de femmes étaient dans l’obligation de travailler pour vivre, Varlin et Bourdon concluaient qu’il était donc inenvisageable de supprimer le travail féminin dans l’atelier — sauf à encourager la prostitution — et qu’on devait dès lors s’efforcer d’améliorer le sort des ouvrières par une réorganisation du travail et par la coopération.
Concernant la question de l’éducation, les désaccords étaient de même nature. Repoussant l’attitude restrictive de la majorité, qui réclamait une éducation plus approfondie certes, mais donnée par la commune sous le contrôle direct du père de famille, Varlin et Bourdon proposaient « que la société prenne l’éducation à sa charge » car les familles, disposant de resources inégales, ne pouvaient précisément « fournir à tous les enfants des moyens d’enseignement égaux ». Encore Varlin et Bourdon se situaient-ils résolument dans le contexte d’une société profondément reformée : « Quand nous demandons que l’enseignement soit à la charge de la société, nous entendons une société vraiment démocratique dans laquelle la direction de l’enseignement serait de la volonté de tous. »
Conceptions tout à fait fidèles là encore aux grandes idées fouriéristes sur l’éducation que Jonathan Beecher a résumées comme suit :

Fourier pensait que le but de l’éducation n’était pas d’enseigner un corpus de connaissances, ou de laver les enfants de la souillure du péché originel, mais de leur donner la possibilité de découvrir et d’exprimer leur vraie nature. [...] « Fourier se gaussait de Rousseau célébrant la famille, et niait vigoureusement son affirmation que le père est l’éducateur naturel. Il refusait également de suivre Rousseau et la grande majorité des théoriciens français traditionnels de l’éducation dans leur refus d’accorder aux femmes les mêmes possibilités de s’instruire qu’aux hommes [27].

Sur ces deux questions les idées avancées par Varlin et Bourdon restaient de tonalité nettement fouriériste, et tranchaient avec l’ensemble du Mémoire, que l’on peut à juste titre qualifier avec Jacques Rougerie de véritable « charte du proudhonisme ». En tout cas, un Corbon ne s’y trompa point, qui félicita publiquement les minoritaires en leur faisant savoir qu’il approuvait leur prise de position [28]. Dans le même temps, le fait que ce type d’opinion était désormais minoritaire soulignait l’ampleur de la victoire des thèses proudhoniennes et attestait le reflux de l’influence exercée par le courant néo- fouriériste au sein de l’AIT.

* * *

En consacrant la victoire du mutuellisme, le congrès de Genève signa pratiquement la disparition du fouriérisme en tant que courant idéologique spécifique identifiable. Charles Limousin, qui paraît bien avoir été l’âme de ce courant — ou si l’on préfère, la figure de proue de la mouvance fouriériste au sein de la section parisienne — se retira de l’AIT au cours de l’année 1866, tout en continuant de suivre de près l’évolution du mouvement social [29], et l’on ne peut s’empêcher de remarquer la coïncidence du départ de ce dernier et le ralliement majoritaire des Internationaux à des thèses proudhoniennes de stricte obédience.
En revanche, dès le lendemain du congrès, Varlin accéda à la responsabilité de correspondant au sein du bureau parisien, aux côtés de Fribourg et Tolain, précisément en remplacement de Charles Limousin. Le choix de Varlin — minoritaire résolu — eut-il dans ces conditions une signification ? S’agissait-il d’un gage donné au mouvement coopératif, dont il semble pourtant que le chemin ait ensuite assez rapidement divergé de celui suivi par l’AIT dès lors que cette dernière s’impliqua essentiellement dans le soutien aux mouvements de grèves ? Ou plus généralement à tous ceux qui n’étaient pas des proudhoniens stricts ? Etait-ce simplement que, de par son action militante, de par ses liens privilégiés avec les société ouvrières, Varlin était devenu incontournable ? Faute d’éléments suffisamment probants, on ne peut guère faire plus que poser ces questions.
On pourrait néanmoins imaginer que l’évolution des positions de la grande masse des adhérents de l’Association fut en gros à l’image de l’évolution de cette grande figure emblématique de l’AIT que fut précisément Varlin. Dès ses débuts en tant que militant ouvrier, c’est-à-dire à partir de la fondation de la société des relieurs en 1857, sa démarche paraît avoir été celle d’un militant pragmatique jouant la carte de la solidarité professionnelle et restant à l’affût de toute action susceptible d’améliorer les conditions de vie des relieurs et des relieuses. Bien vite toutefois, il fut à même de mesurer les limites d’une action de type strictement corporatif, et s’efforça de ce fait de lui donner des prolongements, tant au plan coopératif qu’en participant à l’essor de FAIT. Ce faisant, il fut amené à entretenir des contacts pour ainsi dire quotidiens avec nombre de militants fouriéristes, ou proches de ce courant. Varlin fut-il lui-même pour autant, sinon fouriériste, du moins philo- fouriériste ? Ce serait sans doute aller trop loin, bien qu’il faille retenir l’hypothèse d’une influence fouriériste sur sa pensée ; influence résultant à la fois de ses fréquentations du milieu coopérateur et de son étroite amitié avec des fouriéristes avoués comme Limousin et surtout Bourdon. Il suffit de relire le discours qu’il prononça à l’occasion du banquet typographique du 29 juillet 1865 pour sentir à quel point il était proche du fouriérisme tant par les thèmes abordés que par son vocabulaire même :

[...] La solidarité depuis quelques années était dans toutes les bouches ; aujourd’hui elle pénètre dans les cœurs, elle s’établit dans les mœurs. Les ouvriers comprennent enfin qu’elle seule peut les affranchir de cette lutte incessante produite par l’individualisme ; lutte qui n’a d’autre règle que le hasard, et qui réussit plus souvant à la ruse qu’au courage, au vice qu’à l’intelligence. Ceux-là méritent toute notre estime, toute notre reconnaissance qui en ont jeté les premiers jalons. Elle a grandi depuis, et les ouvriers, après s’être solidarisés par groupe de profession ou d’affinité, ont cherché à relier ces groupes entre eux. Déjà on ne s’en tient plus aux groupes avec lesquels on se trouvait en contact, et les bases d’une vaste association internationale ouvrière ont été posées dans le but d’établir la solidarité universelle.

À l’instar des fouriéristes regroupés au sein du Crédit au travail, Varlin insistait sur la priorité qu’il y avait à travailler à l’organisation de la solidarité — thème fouriériste entre tous — au sein du monde ouvrier afin de préparer l’avenir. Ceci pourrait d’ailleurs éclairer d’un jour différent le jugement quelque peu dérangeant attribué à Malon par Albert Richard au sujet de Varlin : « [Malon ] l’estimait et appréciait sa valeur, mais le trouvait dans les premiers temps assez tiède et peu enclin aux formidables œuvres révolutionnaires qui s’annonçaient [30]. »
Poussant sans cesse plus avant son exploration des formes d’action susceptibles de concourir à l’amélioration du sort des travailleurs, Varlin fit toujours le choix de l’action de préférence aux spéculations théoriques. Non qu’il ne réfléchissait pas, mais sa réflexion restait toujours en prise directe avec la marche des événements. Sans dogmatisme ni intransigeance, récusant toute forme d’autoritarisme, il se rapprocha des mutuellistes, désormais majoritaires au sein de l’Internationale parisienne, avant de devenir un des principaux dirigeants de la fraction « collectiviste » de l’AIT [31].
À l’inverse, il est connu que, bien au-delà du congrès de Genève, les fouriéristes continuèrent de s’intéresser de près au devenir de l’AIT : on peut par exemple noter que le fondateur du familistère de Guise, Godin-Lemaire, fit le voyage pour assister, en septembre 1868, aux séances du congrès de Bruxelles [32], et on se souvient bien sûr que Victor Considerant lui-même en devint membre en juillet 1870 — adhésion qu’il revendiqua courageusement en prenant la défense de l’International Bestetti, secrétaire de la section des Gobelins, devant les conseils de guerre au lendemain de la Semaine sanglante [33].
Au reste Malon, un autre dirigeant « collectiviste » de l’AIT devait dès 1872 attester l’importance du fouriérisme — dont il connaissait d’ailleurs fort bien les présupposés théoriques, par l’intermédiaire du statuaire Auguste Ottin [34] — pour la pensée socialiste française contemporaine :

[...] Fourier se trompe lorsque, dans son Phalanstère, il laisse subsister l’inégalité en raison du capital et du talent qu’apportera chacun des associés, en basant toute sa morale sur l’essor normal des passions ; mais combien lui devons-nous pour la découverte de son admirable loi sériaire, base fondamentale de l’association intégrale, pour ses idées profondes sur l’instruction, pour son grand souci de la liberté et du développement complet de chaque être humain, toutes choses qu’il a le premier formulées scientifiquement [35].

À ses yeux, l’influence des idées de Fourier avait été comparable à celle des idées de Marx ou de Collins jusques et y compris durant la période collectiviste [36]. Plus généralement, il résumait ainsi l’apport du fouriérisme — et des autres écoles dites utopistes — dans l’AIT :

Tout en rejetant la partie religieuse des systèmes de Pierre Leroux, du Fusionisme, du Saint-Simonisme et les conceptions transmondaines de Fourier, nous n’en reconnaissons pas moins avec ces diverses écoles, qu’il est nécessaire que l’humanité sorte de l’anarchie intellectuelle ; que par la science elle augmente rapidement le nombre des vérités démontrées et qu’elle appelle tous ses enfants à la réalisation d’un idéal commun [37].

* * *

Les données présentées dans le cadre de cette brève étude ne nous permettent guère de conclure de manière définitive. Il apparaît pourtant que la question de l’influence du fouriérisme et des fouriéristes au sein de l’AIT naissante mérite à tout le moins d’être examinée plus à fond.
Toutefois, en dernière analyse, le problème posé va bien au-delà : c’est celui de l’absence d’une histoire exhaustive du mouvement fouriériste et de l’influence du fouriérisme en général dans l’histoire du mouvement social français, qui serait en quelque sorte le pendant de l’ouvrage exhaustif de Cari Guarneri sur le fouriérisme aux États-Unis. D’importantes lacunes seront, nous le savons, comblées par les différents travaux à paraître sur Victor Considerant, et en premier lieu par la biographie à laquelle travaille Jonathan Beecher [38] ; mais la nécessité d’une étude plus large n’en demeure pas moins.

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Annexe
Bulletin de vote destiné à permettre aux lecteurs d’évaluer le talent de chacun des rédacteurs de La Tribune ouvrière.


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