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129-142
Le socialisme francophone néo-fouriériste après Réunion
Charles Caron et la section 15 de l’Internationale à La Nouvelle-Orléans
Article mis en ligne le 30 octobre 2016
dernière modification le 27 octobre 2016

par Cordillot, Michel

L’échec de Réunion ne signifia pas la fin de l’influence du fouriérisme au sein du mouvement socialiste francophone. L’exemple de La Nouvelle-Orléans montre le rôle que jouèrent les socialistes née-fouriéristes, emmenés par Charles Caron, au sein de la Première Internationale et leurs efforts pour susciter de nouvelles expériences de colonisation. A partir d’exemples concrets de ce type, on peut en fait s’interroger sur la distinction entre socialismes « scientifique » et « utopique ».

On aurait pu penser que, s’ajoutant à la désagrégation du mouvement fouriériste américain, l’échec de Considerant et des fouriéristes français au Texas serait de nature à décourager définitivement les admirateurs de Fourier de travailler à propager leurs idées et théories outre-Atlantique, à plus forte raison si l’on tient compte d’un contexte marqué par les progrès irrésistibles du capitalisme et de l’industrialisation. D’autant que, parallèlement, le monde ouvrier s’organisait en puissants syndicats, et que les socialistes commençaient à échafauder des stratégies de conquête du pouvoir politique. Tel ne fut pointant pas le cas, et Carl Guarneri a admirablement su démêler l’écheveau des influences fouriéristes au sein du mouvement social américain jusqu’à la fin du XIXe siècle [1]. En m’attachant à étudier le cas de La Nouvelle-Orléans, je voudrais essayer de montrer qu’il en alla de même au sein de la mouvance socialiste franco-américaine [2]. Ce faisant, je serai également amené à aborder la question des rapports, au plan concret, entre socialisme romantique (de préférence à « utopique ») et socialisme réaliste (de préférence à « scientifique »).

*

Lorsque les fouriéristes français entreprirent d’implanter une colonie à Réunion (Texas) à l’initiative de Victor Considerant, ils savaient pouvoir compter sur une base arrière où ils étaient assurés de trouver un soutien à la fois logistique et politique : il s’agissait en l’occurrence de La Nouvelle-Orléans, la « ville-croissant ». Ville importante (on y recensait 168 675 habitants en 1860), La Nouvelle-Orléans présentait en outre un double avantage : c’était un grand port, accueillant des bateaux venus directement d’Europe (que pouvaient donc emprunter les colons en partance pour le Texas) et à partir duquel on pouvait gagner Houston (Texas) par voie maritime afin de se rapprocher de Réunion ; c’était aussi et surtout une ville largement francophone, et dans une certaine mesure francophile, où existait, plus que n’importe où ailleurs dans le Sud esclavagiste, un espace de tolérance pour des théories novatrices visant à remettre en question la société existante. La Révolution de 1848 avait même trouvé dans cette ville un écho suffisamment fort pour que s’y crée une « Club révolutionnaire » qui fit parvenir au « Club de la révolution » de Barbès une adresse disant notamment ceci :

Notre but en nous organisant révolutionnairement, si loin de la commune patrie, est de propager et d’affermir les principes sacrés de Liberté, d’Egalité et de Fraternité parmi les enfants errants de la France. Si nous sommes impuissants à vous seconder activement de nos personnes, nous voulons au moins que vous sachiez que vous avez des frères dévoués de l’autre côté des mers [3].

On peut d’ailleurs noter qu’après leur échec sans appel au Texas, c’est aussi à La Nouvelle-Orléans que les cabetistes avaient cherché refuge pour se compter et resserrer les rangs, avant de partir s’installer à Nauvoo [4].

Dès les années 1840, il se forma à La Nouvelle-Orléans un petit noyau de fouriéristes américains, ensuite renforcé, au début des années 1850, par la constitution d’un groupe de fouriéristes français. Parmi ces derniers, on mentionnera d’abord Ernest Valeton de Boissière. Né à Audenge, près de Bordeaux, ses liens avec le mouvement sociétaire remontaient aux années 1840. Le 17 mai 1854, il approuva dans une lettre privée la décision de Considerant de « quitter cette vieille Europe pourrie » pour établir une communauté au Texas [5]. Cette même année, il quitta lui aussi le Vieux Continent et, après avoir visité la Phalange nord-américaine, il s’installa à La Nouvelle-Orléans, où il fit fortune comme armateur ; il fut au nombre des actionnaires de Réunion [6]. On mentionnera également un autre personnage intéressant, Jules Juif. Originaire de Lyon, neveu de Clarisse Vigoureux (mais également beau-frère de la féministe sociale Eugénie Niboyet), Jules Juif fut actif dans les milieux fouriéristes lyonnais dès la fin des années 1830. Il était l’ami intime d’Aimée Beuque, une des premières disciples de Fourier. Élu conseiller municipal de Lyon en décembre 1848, il fréquentait alors le cercle néo-babouviste animé par Gabriel Charavay et fut ainsi l’un des tout premiers lecteurs français du Manifeste communiste de Marx. Compromis lors des événements de juin 1849, il s’installa comme avocat à La Nouvelle-Orléans vers 1850 avec sa femme Aline, y défendant entre autres les intérêts d’une très riche et très ancienne famille française. Quelques années plus tard, il y accueillit Considerant et les premiers groupes de colons en transit vers le site de Réunion. Par la suite il servit de correspondant aux fouriéristes, se chargeant pour eux de diverses missions commerciales ou administratives, avant de partir s’installer à New York. En 1875, il était toujours en contact avec la mouvance socialiste francophone. On citera pour finir une vieille connaissance de Considerant, le polytechnicien G.F. Weiss, autre fouriériste convaincu, qui était alors un des rédacteurs et co-propriétaires du journal L’Abeille de La Nouvelle-Orléans, et qui confia à Kalikst Wolski ses doutes concernant la viabilité de la colonie de Réunion [7].

Au premier rang des fouriéristes américains de Louisiane, figurait le typographe Thomas J. Durant. Faisant le lien entre le monde ouvrier et les milieux favorables aux utopistes, il fut particulièrement actif dans la collecte de fonds à destination de l’Union américaine des associationnistes. Impliqué dans le lancement de la colonie de Réunion, il conseilla au mieux les Français et fit connaître l’expérience autour de lui [8].

A côté des fouriéristes à proprement parler, on doit également s’intéresser au milieu des réfugiés politiques français de la « ville-croissant », qui formait un petit microcosme où chacun connaissait tous les autres, et au sein duquel se poursuivaient d’interminables débats et controverses relatifs à l’évolution de la situation en France.

On mentionnera tout d’abord – J.-B. Charles Paya. Rédacteur-fondateur en 1837 du journal républicain L’Emancipation de Toulouse, ensuite monté à Paris, il fonda le 1er août 1848 la Correspondance démocratique des départements et de l’étranger de tendance avancée. Nommé délégué au Comité de la presse démocratique socialiste, il fut chargé fin 1848 par Hermann Ewerbeck d’établir une traduction française du Manifeste communiste de Karl Marx, laquelle fut achevée en février 1849, mais ne put paraître. Inculpé de complot dans l’affaire du 13 juin 1849, Paya fut traduit devant la Haute cour de Versailles et condamné à la déportation. Emprisonné durant quelques temps à la forteresse de Doullens, il quitta la France au lendemain du coup d’État de Louis-Napoléon Bonaparte, et partit s’installer aux États-Unis. En 1855, il tenait une librairie située 56 rue de Chartres à La Nouvelle-Orléans, et il était le dépositaire officiel dans cette ville de L’Homme, journal de la démocratie universelle que Charles Ribeyrolles publiait alors à Jersey. Il était également en correspondance avec Blanqui, qui avait lu son Histoire de la Révolution française [9].

On s’attardera enfin quelques instants sur le cas particulièrement intéressant du libertaire Joseph Déjacque, dont on sait à quel point ses théories étaient liées avec celles de Fourier [10]. Ce dernier séjourna en effet à La Nouvelle-Orléans du milieu de l’armée 1855 jusqu’au printemps 1858 (à l’époque donc où se déroulait l’expérience de Réunion), et il constitua dans cette ville un petit noyau d’une ou deux douzaines de sympathisants, parmi lesquels on citera deux hommes que nous retrouverons plus loin, le Docteur Charles Testut, qui souscrivit en 1860 la somme considérable de 20 dollars pour aider à la publication à New York du Libertaire, et le libraire Auguste Simon, qui versa pour sa part 5 dollars.

*

L’échec de Réunion survint au moment où la tension politique liée à l’affrontement Nord/Sud atteignait son paroxysme. Puis éclata la guerre de Sécession, qui, pour La Nouvelle-Orléans, se termina presqu’aussitôt que commencée du fait de sa capture par les navires de l’Amiral Farragut dès le 29 avril 1862. Dans la ville occupée par les troupes unionistes, la vie politique se réorganisa. Thomas J. Durant fut le premier à faire reparler de lui. Figure de proue, avec B. F. Flanders, des Républicains radicaux – c’est-à-dire favorable à l’abolition totale de l’esclavage – il fut à l’avant-garde de la lutte contre le retour aux affaires des anciens politiciens pro-esclavagistes. Ayant échoué, il partit s’installer comme avocat à Washington et fut encore impliqué dans diverses activités de propagande néo-fouriériste, y compris dans les milieux proches de la Première Internationale [11].

Dans le bouillonnement politique de la Reconstruction, d’autres socialistes plus ou moins proches des fouriéristes ne restèrent pas inactifs, tel le Dr Testut, opposant farouche à l’esclavage, qui dans ses nombreux ouvrages se fit l’avocat de la libération des Noirs. Dans la librairie d’Auguste Simon, on trouvait, à côté d’ouvrages avancés comme les célèbres Propos de Labiénus de Rogeard, l’incendiaire panégyrique John Brown par l’International (et futur communeux) Pierre Vésinier [12] : dans toute autre ville du Sud Profond, il eût risqué d’être lynché pour moins que cela. Tous les anciens quarante-huitards et autres socialistes, néo-fouriéristes ou non, étaient de cœur avec les Républicains. À l’occasion du banquet organisé à La Nouvelle-Orléans en 1869 pour commémorer l’anniversaire de la Révolution de 1848, des toasts furent portés pêle-mêle à Thomas J. Durant, Garibaldi, Victor Hugo, Ulysses S. Grant (le vainqueur militaire du Sud), Thad Stevens et Charles Sumner (les plus farouches des Républicains anti-esclavagistes), à la liberté de la presse, et enfin à l’indépendance de Cuba et – allusion transparente – à l’affranchissement de ses esclaves [13].

En outre, les milieux créoles francophones se rallièrent eux-aussi ouvertement au parti Républicain, se rapprochant du même coup des socialistes : on notera par exemple que P. Trévigne, le rédacteur en chef de La Tribune de La Nouvelle-Orléans, l’organe de langue française des Républicains de race noire, envoya en leur nom un message de salutation aux six cents participants du banquet organisé par l’Union Républicaine de Langue Française (URLF) à Saint Louis en 1870 pour commémorer l’anniversaire du 24 février [14].

Enfin, le petit noyau des fouriéristes français, renforcé par l’installation définitive à La Nouvelle-Orléans de plusieurs anciens de Réunion, comme Louis « Lewis » Louis, recommença à tenir des réunions plus ou moins régulières [15]. Louis organisa avec son épouse le 7 avril 1868 une célébration du 96e anniversaire de la naissance de Fourier à laquelle assistaient A. Simon, le Dr Testut, rédacteur en chef du journal spiritualiste Le Salut, et M. Dalloz, ex-rédacteur de La Tribune de La Nouvelle-Orléans [16]. Trois ans plus tard, le dimanche 9 avril 1871, ce fut encore L. Louis qui organisa la commémoration du 99e anniversaire de la naissance de Fourier [17], et tenta peu après de constituer « un groupe en état de travailler à la propagande fouriériste » [18]. Témoin de l’écho que recueillaient les idées fouriéristes en Louisiane, le journal francophone L’Avenir de La Nouvelle-Orléans publia quelques semaines plus tard une longue lettre de V. Considerant [19].

Il faut dire qu’aux tensions économiques et sociales propres à la Reconstruction s’était superposée la série d’événements tragiques survenus en France, pays vers lequel tous les exilés, volontaires ou non, gardaient les yeux braqués. À la déclaration de guerre (19 juillet 1870) étaient rapidement venus s’ajouter l’effondrement de l’Empire et la proclamation de la République (4 septembre 1870), puis la défaite militaire et l’humiliante paix concédée par les ruraux, et enfin la proclamation de la Commune (18 mars 1871).

Ce tourbillon d’événements sonna le rappel de tout ce que la « ville-croissant » comptait de républicains et de socialistes, et ils se mobilisèrent avec la volonté de ne pas assister passivement aux bouleversements en cours.

*

C’est dans ce contexte qu’allait se former la section française n°15 de l’Association Internationale des Travailleurs, bientôt dominée par l’attachante personnalité de Charles Caron [20].

On ignore absolument tout des origines et de la jeunesse de Charles Caron [21]. Etait-il originaire de France ou né aux États-Unis de parents français ? Dans le premier cas, quel fut son itinéraire dans le Nouveau Monde ? On sait seulement qu’il est à La Nouvelle-Orléans avant même la guerre de Sécession, puisque la première mention connue de son nom se trouve dans le City Directory (annuaire) de la ville pour l’année 1861 ; il y est désigné comme étant le maître d’une école privée installée l92 rue Dauphine. Plus tard il déménagea pour s’installer au 240 & 242 rue des Remparts (1866), puis au 162 de la même rue (au coin de la rue d’Orléans), où il résida apparemment jusqu’en 1875.

Avec la « réouverture » du Club international (30 avril 1871) dans la grande salle de la Librairie cosmopolite d’Auguste Simon, Charles Caron émergea bientôt comme l’une des principales figures du mouvement socialiste francophone de La Nouvelle-Orléans (avec Louis Louis, A. Simon, le Dr Testut, et un nouveau venu, Jules Mugnier, un ouvrier horloger arrivant de Londres où il avait été membre de Flntemationale). Élu président du Club le 7 mai [22], il avait rédigé son premier appel, qui se concluait ainsi : « La révolution parisienne est la cause du travailleur de tous les pays [...] Vous tous donc qui voulez vivre de votre travail, et en vivre honorablement, ralliez-vous au Club international et venez soutenir la Commune de Paris [23]. »

Lorsque des dissensions apparurent entre les membres du Club, pris à partie par la presse locale, Charles Caron s’imposa comme le principal porte-parole des sympathies pro-communalistes dela majorité des adhérents. Ayant remplacé le Dr Testut au poste de secrétaire correspondant dès le début du mois de juin, Charles Caron écrivit à Hermann Jung à Londres pour lui faire savoir que le Club « avait été lancé avec toutes les chances de succes et qu’il désirait établir des relations avec l’Association Internationale des Travailleurs. » Sa lettre fut lue au cours de la réunion du Conseil général qui se tint le 25 juillet 1871 et, quelques jours plus tard, Karl Marx en personne prit la plume pour répondre à Charles Caron et lui faire savoir que le Club ayant été admis comme section de l’AlT, il devrait en conséquence s’affilier auprès du Comité central pour les États-Unis. Il joignait à sa lettre plusieurs brochures, y compris son Adresse sur la Guerre civile en France et un exemplaire des statuts de l’AIT [24]. À la fin du mois d’août, après avoir régularisé sa situation avec les instances new-yorkaises, le Club international était officiellement devenu la section n°15 de l’AlT aux États-Unis.

Dès que l’existence d’un groupe organisé de partisans de la Commune fut connue à la Nouvelle-Orléans, Charles Caron devint la bête noire de la réaction locale. Il défendit courageusement ses convictions, contre-attaquant même par la publication dans L’Équité d’une lettre mordante que L’Abeille avait refusé de publier. Cela amena d’ailleurs le directeur de cette dernière, Félix Limet, à provoquer Charles Caron en duel, duel que ce dernier refusa [25].

Charles Caron eut bientôt aussi à faire face à l’hostilité du Dr Testut. La principale cause de désaccord entre eux – outre les ambitions personnelles du Dr Testut, sans doute vexé de s’être vu préférer Caron au poste de secrétaire du Club – semble avoir été les penchants marqués du docteur pour le spiritisme. La dispute tournant à l’aigre, le Dr Testut commença à se rétracter sur le soutien qu’il avait initialement apporté aux communeux, avant finalement de provoquer à son tour Charles Caron en duel, duel qui fut là encore refusé [26]. Mais la lutte avec ce dernier, qui avait de toute évidence le soutien d’une large majorité des membres de la section 15, était trop inégale pour le Dr Testut, et elle s’acheva par la disparition de L’Équité, forcée d’interrompre sa publication en septembre 1871.

Le rôle éminent joué par Charles Caron dans L’Internationale fut confirmé par sa reconduction au poste de secrétaire-correspondant de la section 15, tandis qu’il assumait dans le même temps la fonction de rédacteur de la feuille socialiste locale qu’il avait lancée, La Commune, rôle qu’il devait continuer de jouer jusqu’à la disparition du journal fin 1873. Au fil des mois, Caron fut à la pointe de presque toutes les activités des Internationaux : formation à La Nouvelle-Orléans de nouvelles sections de l’AlT (une deuxième section française et une section américaine ; en revanche, les tentatives de constituer trois autres sections de langue espagnole, italienne et allemande, semblent ne pas avoir abouti), organisation de réunions publiques, création d’un fonds financier d’aide aux victimes du Grand Incendie de Chicago (novembre 1871). Charles Caron fut encore l’un des correspondants de « l’Agence de renseignement pour les travailleurs », une tentative rapidement vouée à l’échec de mettre sur pied un bureau d’information pour aider les immigrés nouvellement arrivés en Amérique [27].

Mais du point de vue qui nous occupe ici, il est surtout intéressant de noter que Charles Caron s’efforça avant toute chose de promouvoir la fondation d’une communauté agricole visiblement inspirée des théories de Fourier. Dès janvier 1872, alors que l’Internationale américaine se déchirait en factions rivales. La Commune rendit public un projet élaboré de colonie agricole internationaliste, dont l’auteur n’était autre que Caron lui-même. À bien des égards original, ce projet n’en portait pas moins la marque à la fois de l’influence des théories sociétaires et des leçons tirées de l’échec de Réunion. La grande idée de Charles Caron était d’associer les sections américaines de l’AIT en tant que telles à la fondation d’une colonie où serait tentée une expérience grandeur nature d’organisation du travail sur des bases nouvelles. Un certain nombre de garde-fous étaient prévus : une politique responsable en matière de capitalisation, une sélection des familles participantes qui devraient s’engager à verser la totalité de leur apport financier dans les cinq ans, la préservation de l’initiative individuelle tout en assurant l’élaboration d’une stratégie globale collective, la limitation des prélèvements obligatoires et le calcul équitable de l’avoir de chacun des membres de la colonie, la division du domaine foncier en fermes individuelles – cette question avait été une des principaux ferments de désagrégation dans nombre de tentatives communautaires, à commencer par Icarie et Réunion. Ainsi devrait en principe être préservée la cohésion de la communauté, tout en restant essentiellement fidèle à la trilogie fouriériste Capital – Travail – Talent :

Tout en faisant la juste part des aspirations égalitaires, en donnant à chacun les mêmes chances de fortune par l’éducation et des moyens égaux, on fait la part du mérite en laissant à chacun le fruit de son travail. Par la limitation du droit de disponibilité de la propriété, par l’assurance mutuelle de l’avoir, l’établissement des enfants, le soutien des personnes incapables, l’on maintient l’égalité, l’on empêche la misère, l’on détruit l’inquiétude.

L’accent était en outre mis sur le fait que le succès d’une telle expérience socialiste – rendue possible par la Constitution des États-Unis – « ferait plus pour la diffusion et le triomphe de nos idées que toute polémique, grève, agitation [28]. »

Les statuts de la société furent publiés dans le numéro de La Commune en date du 15 mars, et très vite des correspondants furent nommés dans d’autres villes, parmi lesquels Henri Delescluze, le frère du dirigeant de la Commune de Paris, désigné comme correspondant de la société à New York.

Concrètement, l’étape suivante fut pour la section 15 de soumettre au Parlement de l’État la demande d’un Bill of Incorporation qui donnerait aux Internationaux le droit d’acheter, de posséder et de gérer un domaine foncier en Louisiane. Tout naturellement, Charles Caron en était le premier signataire [29].

Entre mars 1872 et janvier 1873, La Commune suspendit sa publication. Il semble en fait, à lire la longue lettre qu’il adressa au Socialiste de New York, que Charles Caron se soit alors accordé le temps de la réflexion, afin de méditer sur l’organisation de la société future [30]. Quand La Commune reparut en janvier 1873, ce fut pour annoncer qu’une Société socialiste de colonisation avait été formée, laquelle devait ensuite tenir ses réunions au domicile de Caron (tout comme la section française n°2, qui y tenait également ses réunions privées). Les préparatifs pratiques se poursuivirent tout au long de l’année. En août et septembre, Caron annonça qu’un propriétaire philanthrope venait de faire don d’un terrain, puis que quatre familles étaient d’ores et déjà prêtes à partir. La principale ombre au tableau restait le « petit nombre » d’adhésions à la Société recueillies jusqu’alors [31].

En fait, on peut se demander si, à La Nouvelle-Orléans, une scission de fait n’était pas intervenue au sein de l’Internationale, avec la formation d’une section dirigée par Charles Caron, dont le but principal était la création d’une colonie socialiste, et une autre dirigée par Xavier Benezech, ancien administrateur de La Commune. Sans jamais se désolidariser publiquement de la décision d’explorer la possibilité de former un parti ouvrier pour promouvoir l’action politique, ou de la démarche visant à rétablir officiellement les liens avec le Conseil général « centraliste » de New York (mai 1873), Charles Caron se consacra presqu’entièrement à l’établissement de sa colonie socialiste (il s’efforça aussi de mettre sur pied une société de libres-penseurs à La Nouvelle-Orléans [32]). Au printemps 1874, il se rendit à San Francisco (peut-être pour y rencontrer un groupe soudé et fidèle d’anciens icariens membres de l’AIT avec lesquels il était en contact) : à l’occasion de ce voyage, il assista au meeting organisé par les socialistes français de la ville pour accueillir François Jourde et Paschal Grousset, deux communeux déportés qui s’étaient évadés de Nouvelle-Calédonie en compagnie de Henri Rochefort. Il les salua au nom de La Commune et, selon la presse locale, il aurait déclaré dans son discours que « les principes [de la Commune] étaient élevés, purs, et honorables, et que dans cet exemple résidaient les seuls espoirs du républicanisme authentique, non seulement en France, mais dans le monde entier [33] »

Caron avait pourtant dès cette époque arrêté ses priorités. À mesure qu’il se détournait des questions relevant de l’action politique ou syndicale, il s’efforça de nouer d’autres contacts, en particulier par l’intermédiaire de Jules Leroux qui, isolé dans les plaines du Kansas, publiait sans désemparer une petite feuille de liaison intitulée L’Étoile du Kansas et de l’Iowa, laquelle comptait parmi ses lecteurs et correspondants, outre Thomas J. Durant (alors à Washington DC), de nombreux membres français de l’AIT (souvent des anciens d’Icarie ou de Réunion), en particulier en Louisiane et au Texas (Désiré Frichot), mais aussi à San Francisco (J.R. Lafaix, H. Cassan, P. Deniau), New York (Claude Pelletier, Arsène Sauva) et Saint-Louis (V. Coeffé, A. Fagris) [34]. Dans une lettre à Leroux, Charles Caron se présentait ainsi :

Je ne suis qu’un monomane qui, hors l’idée de colonie socialiste agricole, dont je suis possédé, ne comprend plus rien [...] les esprits justes et sains du parti socialiste ne sauraient trop travailler à abattre le communisme qui, comme l’ivraie mêlée au bon grain, menace d’étouffer ce que les nouvelles doctrines ont de bon [35].

Dans sa démarche, Caron reçut jusqu’au bout le soutien des anciens fouriéristes de Réunion, qui à eux seuls finançaient pratiquement un tiers des dépenses de La Commune, laquelle portait désormais sous son titre la mention suivante « But de cette feuille : relier les socialistes des États-Unis, aider à la fondation d’une colonie agricole et industrielle ».

Le dernier acte militant de Charles Caron à La Nouvelle-Orléans fut d’envoyer les 7,25 dollars qu’il avait collectés au comité new yorkais chargé de recueillir des fonds pour les communeux déportés en Nouvelle Calédonie début janvier 1875 [36]. Le 24 février, il écrivit à Benoît Hubert à New York pour lui annoncer son départ imminent pour le Honduras, près de San Pedro, afin d’y jeter les bases d’une colonie agricole socialiste. Dans l’immédiat, il s’agissait de faire la culture des ananas, afin de les vendre en Europe sous forme de fruits confits. Le 3 mars, en compagnie d’un autre International partageant ses vues et qui n’était autre qu’Auguste Simon, il quitta définitivement La Nouvelle-Orléans avec femme et enfants [37]. Comme il devait l’admettre plus tard, Charles Caron abandonna les États-Unis parce qu’il avait progressivement perdu tout espoir de voir ses plans de communauté socialiste se matérialiser dans ce pays, et il avait par conséquent opté pour ce qu’il considérait être « la vie la plus heureuse et la plus digne », celle de fermier [38].

Quelques semaines après son arrivée au Honduras, sa correspondance sonnait encore très optimiste : « Je ne connais pas de meilleure place pour ceux qui veulent s’établir fermiers avec quelques moyens. Une colonie socialiste en ferait un paradis [39]. » Quelques mois plus tard, en dépit du fait qu’Auguste Simon, malade, était reparti pour La Nouvelle-Orléans, Charles Caron restait confiant, bien qu’admettant désormais que les candidats à la colonisation devraient au départ affronter quelques années difficiles [40]. Il eut aussi la surprise agréable de découvrir, à quelques lieues de sa propre résidence, un petit village communiste fondé par des réfugiés de la Commune, lequel avait été baptisé « La Communardière » par les indigènes [41]. Sa dernière lettre publiée dans les colonnes du Bulletin, peu avant que ce dernier ne cesse de paraître, fut pour contredire l’image négative qu’avait donnée du Honduras son ancien associé, et pour réaffirmer sa volonté de travailler à l’établissement à terme d’une communauté socialiste [42].

Charles Caron ne devait plus jamais quitter le Honduras. Qu’advint-il de ses projets de colonie socialiste ? Nul n’est encore à ce jour en mesure de le dire. On sait seulement qu’il mourut à San Pedro Sulas le 6 juillet 1895. Preuve qu’il n’était pas totalement oublié, son décès fut annoncé à tous ceux qui l’avaient connu par une brève mention parue dans la rubrique nécrologique du New Orleans Daily Picayune [43].

*

Si les expériences américaines des disciples de Cabet et Fourier sont aujourd’hui mieux connues – y compris grâce aux contributions rassemblées dans le présent volume – il reste en revanche à écrire l’histoire de dizaines d’autres tentatives semblables à celle de Charles Caron de fonder des colonies agricoles socialistes (au sens le plus large du terme, c’est-à-dire y compris les communautés communistes ou libertaires).

Une des caractéristiques les plus marquantes de ces diverses tentatives est, qu’à l’exception de la communauté icarienne fondée en 1848 – mais qui se prolongea jusqu’en 1896 –, elles furent toutes postérieures à la désagrégation du mouvement fouriériste américain, dont elles constituèrent en quelque sorte un post-scriptum encore largement ignoré. La plupart se déroulèrent à l’intérieur du territoire des États-Unis. On citera par exemple toute une série d’expériences communautaires lancées à la fin du siècle, à New York, Chicago, Paterson (la célèbre colonie libertaire « La libre initiative »), dans l’État de Washington, etc. [44], et ce alors même que la Sociale-Démocratie de Debs se divisait sur la question du communitarisme [45]. D’autres, moins nombreuses, furent tentées ailleurs sur le continent américain, On citera par exemple une expérience au Venezuela en 1874 ou 1875, dans laquelle furent impliqués les anciens communeux Bedouch, Tanguy et Berger, et une autre au Mexique en 1876, dont l’existence fut signalée par un ancien de Réunion, Christophe Désiré Frichot ; celle enfin, lancée en 1906 par un médecin lillois, le Dr Tanche, fondateur d’un ultime phalanstère à Silvan Lake dans la province d’Alberta (Canada) qui dura deux années et accueillit au total une trentaine de familles [46].

Dans les milieux francophones avancés (pour utiliser un terme suffisamment large susceptible de couvrir une « gauche » allant des républicains radicaux aux communistes-libertaires), le socialisme néo-fouriériste garda ainsi jusqu’à la fin du siècle une prégnance remarquable, à la fois diffuse et omniprésente. Il est surtout intéressant de constater à quel point, tant du point de vue des idées que des hommes, la frontière était ténue entre le socialisme romantique et un socialisme qu’on pourrait qualifier par antinomie de réaliste. Quand on sait en effet que la fondation des sections françaises de l’AIT aux États-Unis se fit souvent à l’initiative d’anciens icariens (à Saint-Louis et San Francisco) ou de fouriéristes (La Nouvelle-Orléans, Dallas) ; que quand tel ne fut pas le cas, l’influence des théories sociétaires fut dans plusieurs cas à tout le moins sensible (section de Philadelphie, section 12 de New York) ; quand on sait qu’il exista au sein de l’AIT et de l’URLF durant les années 1870 un véritable réseau d’adhérents favorables aux essais de colonisation socialiste, dont les membres correspondaient entre eux par l’intermédiaire de L’Étoile du Kansas, mais aussi du Bulletin de l’URLF ; quand on sait que pour de nombreux militants, et non des moindres (tels Bedouch, Sauva, Dereure, Henri Delescluze,...), faire le coup de feu sur les barricades de la Commune de Paris, militer dans des syndicats ouvriers de New York, ou aller piocher la terre en Icarie participait du même combat contre l’oppression capitaliste, ainsi qu’en témoigne leur itinéraire personnel ; quand on sait enfin que cette situation perdura bien au-delà de la disparition de l’AIT, et en gros jusqu’aux premières années du XX° siècle, force est d’en conclure que la distinction opérée au plan théorique entre un socialisme qualifié d’« utopique » et un autre présumé « scientifique » fut loin d’être aussi tranchée au niveau de la pratique.


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