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Site internet de l’Association d’études fouriéristes et des Cahiers Charles Fourier

Sauvestre (ou Sauvaître), (Nicéphore) Charles
Article mis en ligne le 13 avril 2018
dernière modification le 14 mai 2018

par Desmars, Bernard

Né le 16 février 1818 au Mans (Sarthe). Décédé le 26 octobre 1883 à Paris (Seine). Enseignant dans la Sarthe, puis journaliste dans divers journaux et revues. Auteur de publications anticléricales et de travaux sur les enseignements primaire et professionnel, ainsi que sur l’éducation des filles. Collaborateur de divers périodiques fouriéristes ou proches du fouriérisme (la Démocratie pacifique, la Revue moderne, La Finance nouvelle). Participe à des banquets fouriéristes et fait des conférences sur la théorie sociétaire.

Charles Sauvestre est issu d’un milieu modeste ; son père Nicéphore est cordonnier et a épousé la fille d’un tailleur de pierres [1]. Dans sa jeunesse, Charles fait « un apprentissage complet de trois ans dans une des grandes imprimeries de la province » [2]. Cependant, il change d’activité vers 17 ou 18 ans et se dirige vers l’enseignement :

Photographie de l’Atelier Nadar (Gallica)
Je me rappelle avoir assisté à une […] leçon au Mans en 1835 dans la salle d’asile Saint-Pierre, la première qui ait été fondée dans la Sarthe. Le directeur, qui voulait bien m’encourager de ses conseils, était M. Pape, un Parisien, un artiste de mérite [3].

Ce « M. Pape » est le futur beau-père de Marie Carpantier, qui, pour se former à son métier d’institutrice, fréquente aussi la salle d’asile Saint-Pierre [4]. Rien cependant n’assure que Charles Sauvestre et Marie Carpantier se soient alors rencontrés, ni que le premier ait fréquenté le groupe fouriériste du Mans dont fait partie la seconde.

Enseignant dans la Sarthe

Sauvestre commence sa carrière dans un pensionnat primaire privé au Mans, où il enseigne de mai 1835 à octobre 1836. Puis il rejoint l’école communale de La Chartre (aujourd’hui La Chartre-sur-le-Loir) où il occupe la fonction de sous-maître et aide l’instituteur à faire sa classe ; n’ayant pas fréquenté l’École normale primaire, il apprend ainsi le métier. Pendant cette période, il obtient le brevet pour le degré élémentaire (2 septembre 1838), titre qui lui permet d’enseigner dans les écoles primaires élémentaires. Ayant quitté La Chartre en mai 1840, il est précepteur privé pendant quelques mois, avant de prendre un poste au collège de Mamers en octobre 1840 [5]. Il a pour collègue un certain Gustave Considerant. En réalité, il ne semble pas véritablement enseigner dans les classes du secondaire – même s’il est parfois qualifié de régent de français – mais plutôt dans les classes élémentaires de l’établissement. Il intervient aussi à l’école primaire supérieure qui est associée au collège, bien qu’il soit dépourvu du brevet supérieur, théoriquement nécessaire pour professer à ce niveau ; il y enseigne « la grammaire française, l’histoire, la tenue des livres, le dessin linéaire, lavis et ornement » ; il prend même la direction de cette école primaire supérieure – avec l’autorisation du recteur qui lui interdit toutefois de prendre le titre de sous-principal – tout en assurant les fonctions de surveillant général du collège [6]. C’est à lui que le directeur de l’établissement confie la tâche du discours prononcé lors de la distribution générale des prix, en août 1844. Il y fait l’éloge de l’instruction du peuple, qu’il associe aux révolutions de 1789 et de 1830.

Deux révolutions successives ont réhabilité les classes inférieures, en établissant dans la loi, et comme base de notre constitution, l’égalité de droits et de devoirs. […] l’histoire de l’instruction primaire est bien courte. Elle ne renvoie guère qu’à notre première révolution et n’a d’existence légale que depuis la loi de 1791. […] Ce ne fut toutefois qu’en 1833 que l’instruction du peuple, nommée instruction primaire, fut véritablement organisée.

Sauvestre insiste sur la création par la loi de 1833 de l’enseignement primaire supérieur qui prépare « aux carrières industrielles trop négligées jusque-là » :

Nos fabriques réclament des contremaîtres capables, et nos manufactures des ouvriers habiles […] Les travaux publics aussi demandent des conducteurs instruits, des chefs d’atelier expérimentés […] Enfin, il importe de régénérer l’agriculture, depuis si longtemps en souffrance.

Il met en avant les profits que la France pourra tirer de ces écoles, qui en feront

la première parmi toutes les nations industrielles […] ; à elles d’élever notre gloire manufacturière aussi haut que la gloire de nos armes […] ; à elles de former […] tous ces génies modestes qui ont fait plus de bien à l’humanité par leurs pacifiques conquêtes, que les conquérants ne lui ont coûté de larmes et de sang.

Sauvestre vante la juxtaposition, telle qu’on l’observe à Mamers, d’un collège secondaire, qui accueille les enfants des classes moyennes et supérieures, et d’une école primaire supérieure, qui reçoit les enfants des classes populaires. Cette situation réduit les coûts en mutualisant certains équipements ; surtout, elle permet d’établir « des rapports d’affection, de sympathie, entre des hommes qui, sans cela, ne se fussent jamais connus » [7].

Ce discours conjugue des formules très respectueuses envers le pouvoir en place – il a d’abord été relu et corrigé par le recteur [8] – et un propos favorable à la promotion sociale des milieux populaires ; Sauvestre observe le développement d’une société « à la porte de laquelle il faut laisser tout privilège de naissance ou de fortune » et où il n’existe « point d’autre supériorité que celle du mérite ; point d’autre faveur que celle procure le travail ».

Instituteur à Bonnétable (Sarthe)

Peu après cette cérémonie, et sans qu’on en connaisse la raison, Sauvestre démissionne de l’établissement de Mamers ; il enseigne à nouveau dans un pensionnat privé du Mans. Puis, en décembre 1844, il est nommé instituteur communal à Bonnétable (Sarthe), dont il dirige l’école primaire ; il assure également des cours pour adultes. Pour son activité, il reçoit un traitement fixe annuel de 900 francs, soit beaucoup plus que ce que reçoivent habituellement les instituteurs (ses collègues de l’arrondissement de Mamers ne reçoivent pour la plupart que 200 francs, le minimum fixé par la loi) ; à cela s’ajoutent d’une part les rétributions scolaires versées par les parents d’élèves, estimées à environ 500 ou 600 francs par an, d’autre part le produit de la pension qu’il ouvre en 1845 et qui accueille déjà 4 garçons [9].

D’après un tableau de 1845, l’école semble bien équipée, avec des locaux bien disposés et du matériel scolaire (encre, papier) financé par la municipalité. Sauvestre utilise la méthode mutuelle dans laquelle l’instituteur, confronté à des effectifs importants, s’appuie sur les élèves les plus avancés – les moniteurs – pour encadrer les plus jeunes. Il va cependant un peu plus loin dans ses pratiques pédagogiques en demandant aux élèves de corriger mutuellement leurs copies. Dans sa classe,

des élèves font réciter les leçons afin qu’il y ait moins de temps perdu. D’autres en marquent les notes et à la fin de la semaine, d’autres élèves encore font le total des points, de sorte qu’ils se contrôlent mutuellement sous la surveillance du maître. Ces devoirs sont aussi corrigés par les élèves qui échangent leurs cahiers. Les élèves sont récompensés par des bons points. Il en résulte une émulation de tous les instants, et qu’il faut souvent modérer et conduire, plutôt que de l’exciter.

Sauvestre insiste beaucoup sur les jeux.

Nous tenons singulièrement, pour raisons d’ordre, de santé et de morale, à ce que les récréations soient actives, animées, bruyantes même. Quand les jeux ne vont pas, le directeur vient lui-même en improviser de nouveaux.

Il souligne enfin que les sanctions, très fréquemment utilisées par son prédécesseur, sont devenues plus rares. À la fin des années 1860, cependant, le journaliste catholique Louis Veuillot affirme, en s’appuyant sur le témoignage de deux anciens élèves de Sauvestre, que « le fameux maître d’école de Bonnétable », lors de son séjour dans cette commune, a mis des enfants dans un cachot, « maçonné, étroit, obscur, humide, infect, immonde » ; et « avant le cachot, il y avait la baguette. Monsieur et ses moniteurs enseignaient baguette en main ; ils s’en servaient pour réveiller l’attention et solder comptant les menues fautes » [10]. Charles Sauvestre repousse ces accusations et nie avoir frappé les enfants.

D’après un témoin également cité par Louis Veuillot, Sauvestre « n’affichait pas la dévotion » ; ainsi, un Vendredi saint, il aurait invité à déjeuner son inspecteur primaire avec un plat de viande au menu [11].

Selon des contemporains, Sauvestre a « embrassé les doctrines de Fourier » dès 1843 [12] . On peut d’ailleurs retrouver dans ce qui précède – l’importance accordée à la formation technique et professionnelle dans son discours de 1844, l’émulation entre les élèves, les récréations actives, les travaux impliquant une coopération entre les enfants – quelques échos des principes éducatifs mis en avant par Fourier et ses disciples. Par ailleurs, le Christ et le buste du roi Louis-Philippe sont présents dans la classe de Sauvestre, qui conduit ses élèves aux offices religieux [13].

En février 1846, il épouse Clarisse (ou Claire) Clarion, fille d’un marchand épicier et cirier. Dans l’acte de mariage, elle se présente comme maîtresse de pension à Blois, tandis que Charles est qualifié de maître de pension à Bonnétable. Un enfant naît en 1847, Charles Léon Stephen. Lors du baptême, l’enfant « ne fut pas emmailloté comme le commun des mortels : une caisse remplie de son lui servit de berceau ; et là-dedans, débarrassé d’ignobles entraves, il put jouer des jambes et des bras tout à fait à son aise » [14]. Cela confère au couple Sauvestre une réputation locale d’excentricité [15].

Sous la monarchie de Juillet, tout en défendant le monde du travail et tout en se montrant proche des conceptions pédagogiques des fouriéristes, Sauvestre ne semble pas s’être fait remarquer pour ses opinions politiques, même s’il collabore au Journal de Mamers [16]. Mais la chute de Louis-Philippe et l’avènement de la République le conduisent à changer d’activité et de résidence.

Grâce à l’appui de Ledru-Rollin, député de la Sarthe et ministre de l’Intérieur dans le gouvernement provisoire formé en février 1848, Sauvestre aurait obtenu un poste de sous-commissaire (ou sous-préfet), mais y serait resté très peu de temps ; il aurait repris son poste à Bonnétable et animé un club dont les réunions se seraient déroulées au sein de l’école, sans beaucoup de succès [17].

Sauvestre envoie sa démission d’instituteur au préfet le 21 avril 1848 car « [s]es intérêts exigent [s]a présence ailleurs » [18]. En mai, avec sa famille, il quitte Bonnétable. Mais dans le cadre de ses échanges polémiques avec Louis Veuillot, à la fin des années 1860, Sauvestre affirme que lui et sa femme ont « été chassés de [Bonnétable] par l’émeute » [19].

La famille s’installe à Paris. Stephen est bientôt placé à l’École professionnelle d’Ivry, fondée par Philibert Pompée, partisan de l’enseignement professionnel et pédagogue attentif au bien-être des élèves ; puis, il fait partie de la première promotion de l’École libre d’architecture ouverte en 1865 et dans laquelle enseigne Lecoq de Boisbaudran. Quelques années plus tard, il rejoint l’entreprise de Gustave Eiffel et participe à la conception de la tour érigée pour l’Exposition universelle de 1889.

Journalisme et fouriérisme

En octobre 1848, Charles Sauvestre assiste au banquet organisé à la fin du congrès phalanstérien à Paris ; il y prononce un toast, « Au travail, à la production, à l’instruction » [20]. Il collabore au Courrier de Loir-et-Cher, à La Démocratie pacifique et à La Tribune de la Gironde, un journal républicain qui paraît à Bordeaux de 1848 à 1851, mais disparaît au lendemain du coup d’État du 2 décembre 1851.

Charles Sauvestre continue dans les années suivantes à fréquenter le siège de l’École sociétaire, rue de Beaune, où se rencontrent quelques fouriéristes, malgré la fin de La Démocratie pacifique et le peu d’activité de la librairie sociétaire. En 1854, il soutient le projet d’établissement au Texas où il pense s’installer. Il écrit à Victor Considerant :

J’ai joint ma souscription personnelle de cent francs à celles de notre petit groupe de la rue de Beaune. J’ai même proposé que nous achetions avec ce fonds un petit territoire qui portrait le nom de « rue de Beaune City », par mémoire de notre lieu affectueux, cimenté par les tribulations du vieux monde et les communes espérances de l’avenir. Pour chacun de nous, il serait impossible en effet de vivre en dehors de cette atmosphère de sympathie et de foi militante. Tous, nous irons là-bas, il n’y a pas à en douter. Bourdon lui-même, le sceptique, Bourdon y portera sa calotte et ses cols historiques ; il est appelé à devenir au Texas l’Abraham d’une nombreuse lignée de petits parisiens rageurs. Le meilleur, c’est qu’il ne s’en doute pas. En attendant, la vie nous revient avec l’activité et les vastes horizons. Chacun a son projet dans le projet commun. Vous recevrez ou vous avez reçu les quelques mots de Mme Sauvestre. Les femmes en sont et parmi les plus ardents. Ainsi, en avant. Je remplis sottement mon papier, sans vous dire ce qui fait l’objet de ma lettre. – Mon ami, voulez-vous de moi pour le premier départ ? Depuis longtemps, je ne pense qu’à cela, ma femme s’est accoutumée à cette idée ; elle resterait ici avec son enfant jusqu’au jour où elle pourrait nous rejoindre. – Je puis m’occuper de divers travaux manuels ; mais surtout, si vous croyez utile d’avoir là-bas une ou deux feuilles de caractère avec presse à la Stanhope, pour mettre le groupe du Texas en relation avec l’Amérique et le vieux monde, je puis me charger d’être votre imprimeur et me charger de toute besogne qui ne sera sans doute pas considérable dans les commencements. J’en connais tous les détails, y compris la brochure. J’ai fait dans ma jeunesse mon apprentissage complet de 3 ans dans une des grandes imprimeries de la province. Enfin, d’une manière ou d’une autre, je pense que je pourrais être utile. Et si j’étais appelé à partir avec vous, ce serait un honneur dont je serais fier et l’un des plus grands bonheurs de ma vie. Je vous embrasse et vous quitte pour aller à mes leçons [21].

Cette dernière phrase suggère qu’il donne des cours, sans qu’on en connaisse le cadre précis. Mais il se consacre de plus en plus à des activités journalistiques. En 1856, des fouriéristes se réunissent pour fonder un nouvel organe, La Revue moderne, qui, après de longs travaux préparatoires, paraît chaque mois de juillet 1857 jusqu’en février 1858. Charles Sauvestre est le gérant de la société éditrice et le directeur de la publication. Alors qu’il s’agit sans doute pour ses fondateurs de fonder une revue de réflexion et de propagande phalanstériennes, les autorités refusent que le périodique aborde les questions sociales et économiques. Aussi y trouve-t-on principalement des travaux littéraires, des articles scientifiques, des récits de voyage et des critiques d’art. Sauvestre y publie quelques articles. Il insiste, dans sa présentation sur le développement des liens qui unissent l’humanité.

On peut déjà prévoir le jour où l’Europe sera définitivement pacifiée par la solidarité des intérêts, par l’échange continuel des sentiments. […] Un vaste système de fibres métalliques rayonne de chaque centre sur l’Europe entière, et, comme dans l’appareil nerveux humain, l’électricité y circule portant en un instant, à des distances jadis infranchissables, la connaissance des besoins, la nouvelle du mal et l’ordre réparateur. Ainsi s’avance, avec une force invincible, l’ère de l’unité universelle, idéal de la société moderne. […] Ce n’est donc pas le temps du doute et de la désespérance, pour ceux-là surtout qui portent en eux l’idéal radieux de l’Harmonie dont ces progrès sont les échelons [22].

Le critique littéraire Jules Levallois, qui collabore à ce mensuel, a laissé un portrait de Sauvestre tel qu’il l’a connu à ce moment :

La Revue moderne avait pour directeur un gros homme tout réjoui lorsqu’il n’était pas en colère, et il ne s’y mettait sérieusement que lorsqu’on prononçait devant lui le mot de prêtre. C’était Charles Sauvestre.[…] Il était Manceau et, comme les gens de son pays, d’humeur très choquarde. À la moindre polémique philosophique ou religieuse, sa large figure, trouée comme une écumoire par la petite vérole, se colorait rapidement ; ses petits yeux bridés par ses joues lançaient des éclairs [23].

Sauvestre entre à la rédaction du quotidien La Presse, dont le rédacteur en chef est l’ancien saint-simonien Adolphe Guéroult. Quand celui-ci fonde L’Opinion nationale, en 1859, il invite Sauvestre à le suivre dans ce nouveau quotidien dont la position politique [est] celle d’un bonapartisme démocratique libéral et anticlérical », parfois très critique envers l’action gouvernementale jugée beaucoup trop conservatrice ; il s’agit de promouvoir « la défense du progrès et de la démocratie universelle, la dénonciation publique de l’esprit rétrograde » avec de fréquentes critiques envers l’Église catholique [24]. Au sein de la rédaction, Sauvestre est plus particulièrement chargé ce qui se rapporte à l’enseignement ; il assure également « presque chaque jour une revue des journaux, qui ne manque ni de verve ni d’esprit », selon Brisson et Ribeyre, auteurs d’une étude parue dans les années 1860 sur les « grands journaux ». Ces deux auteurs ajoutent : « M. Sauvestre possède toutes les qualités d’un polémiste : son style a du nerf et sa plume cherche la bataille. Évidemment, il n’avait pas été créé et mis au monde pour être professeur » [25].

La virulence de ses articles lui vaut d’ailleurs certains ennuis avec le régime. Ainsi, en 1865, il est condamné à un mois de prison ferme et 500 francs d’amende pour avoir annoncé, à tort, un soulèvement de la population arabe en Algérie, que l’armée aurait été incapable de juguler [26].

Défenseur des instituteurs et partisan de la scolarité obligatoire

S’il a abandonné le métier d’instituteur, Sauvestre continue à s’intéresser à l’école et en particulier au primaire – son épouse contribuant elle-même à la création de l’enseignement professionnel féminin à Paris. En décembre 1860, Rouland, ministre de l’Instruction publique, propose aux instituteurs de participer à une enquête sur « les besoins de l’instruction primaire dans une commune rurale, au triple point de vue de l’école, des élèves et du maître ». Charles Sauvestre publie une brochure dans laquelle il s’appuie sur son expérience pour proposer des réponses et surtout réclamer une amélioration de la condition d’instituteur ; il demande une augmentation de leur traitement, le développement des bibliothèques dans les écoles, des jardins autour du bâtiment scolaire pour initier les élèves à la culture, favoriser les progrès agricoles et lutter contre le dépeuplement rural ; il souhaite aussi que se propagent les cours pour adultes, avec des informations sur l’agriculture et sur l’économie domestique.

J’ai été instituteur communal et j’ai vu de près toutes les misères de la profession ; j’en ai enduré quelques-unes et soulagé quelques autres [27].

Lors de l’Exposition universelle qui se déroule à Paris en 1867, il est chargé de rédiger le rapport sur l’enseignement secondaire spécial qui vient d’être créé par le ministre de l’Instruction publique Victor Duruy. Il est tout à fait favorable à cet enseignement, qui prépare les jeunes hommes aux carrières industrielles et commerciales ; il fait aussi l’éloge des établissements assurant une formation professionnelle pour les garçons et pour les filles [28]. Il rédige plusieurs articles sur l’école pour la troisième édition de l’Encyclopédie du XIXe siècle [29]. Une brochure éditée en 1870 rassemble une série d’articles qu’il a fait paraître en mai-juin 1851 dans La Démocratie pacifique sur le thème de l’enseignement primaire et professionnel [30].

Son combat en faveur de la scolarisation généralisée se traduit aussi par son adhésion au Cercle parisien de la Ligue de l’enseignement. Il rejoint le comité directeur de l’organisation en 1869 [31]. En 1871-1872, c’est lui qui lance l’idée de la campagne du « Sou contre l’ignorance », une pétition en faveur de l’instruction gratuite et obligatoire ; il préside la commission chargée d’organiser la collecte des signatures et d’interpeller les autorités [32].

Après la chute du Second Empire, il est nommé au sein d’une commission chargée d’examiner la situation des écoles communales de Paris [33]. Puis, à l’automne 1871, il entreprend la publication d’un périodique intitulé L’Écho des instituteurs, dont il est le rédacteur en chef. Ce mensuel, puis bimensuel paraît jusqu’en mars 1873. Cet organe est très étroitement lié au Cercle parisien de la Ligue de l’enseignement, dont les bureaux hébergent l’administration de la revue ; Vauchez, secrétaire du Cercle est également le responsable de l’administration de la revue. Sauvestre s’adresse aux « instituteurs et institutrices laïques », qu’ils exercent dans des écoles communales ou dans des établissements privés. Il s’agit d’apporter « un concours matériel et moral » à ceux qui, « depuis plus de vingt ans […] vivent isolés au milieu d’adversaires qui sont parfaitement unis » [34]. La parution cesse en raison de l’hostilité de l’administration et des poursuites judiciaires ; Sauvestre est condamné en 1873 à 200 francs d’amende pour avoir fourni un cautionnement insuffisant [35].

Connu pour son activité en faveur des écoles, il est invité à prononcer des discours du ce thème. En novembre 1872, lors de l’inauguration de la première école libre, laïque et gratuite ouverte à Paris, il fait une conférence sur l’enseignement [36].

Son intérêt pour l’éducation le conduit aussi à la colonie pénitentiaire de Mettray ; il en rapporte une série d’articles pour L’Opinion nationale, bientôt réunis en brochure. Comme d’autres fouriéristes, il est membre de la société Franklin, une association qui encourage la création de bibliothèques populaires [37].

Anticléricalisme, laïcité et féminisme

Avec constance et ardeur, il dénonce dans L’Opinion nationale et dans ses ouvrages – plusieurs ne font que reprendre ses articles – l’emprise catholique sur l’enseignement (Le Clergé et l’éducation. Question urgente, 1861) et en particulier sur l’éducation des filles (Sur les genoux de l’Église, 1868) ; il s’en prend surtout aux congrégations (Les congrégations religieuses dévoilées, 1867), notamment aux jésuites (Les Instructions secrètes des jésuites, 1861). Dans les colonnes de L’Opinion nationale, il polémique avec Louis Veuillot, le directeur du quotidien catholique L’Univers qui, de son côté, s’en prend aux « sauvestriques », c’est-à-dire aux articles anticléricaux de son confrère et adversaire.

Sa réputation est bien établie dans les années 1860 et 1870. Dans ses mémoires, Jules Levallois, critique littéraire à L’Opinion nationale, se souvient d’un homme « bien connu […] comme prêtrophobe ». Il ajoute : « Un curé par jour, disait-on, et un évêque le dimanche : voilà la ration de Sauvestre » [38]. Ses attaques contre des associations et des institutions catholiques suscitent quelques procédures judiciaires ; en 1861, en compagnie du directeur et de l’imprimeur de L’Opinion nationale, il est poursuivi en diffamation par la Société de Saint-Vincent-de-Paul de Montpellier devant le tribunal de police correctionnelle. Le journal est condamné à une amende et à l’impression du jugement en première page [39].

Charles Sauvestre est un partisan de la laïcité. L’Écho des instituteurs a d’abord pour sous-titre Journal de l’enseignement laïque  ; puis, à partir de novembre 1872, il prend pour titre L’Enseignement laïque, avec en sous-titre Écho des instituteurs. Ce périodique est pour son rédacteur en chef un moyen de mener son combat contre la puissance de l’Église catholique.

Charles Sauvestre se prononce en particulier en faveur de « l’éducation des femmes », thème qu’il développe en 1864 dans le cadre des « conférences du quai Malaquais », au Cercle des sociétés savantes [40]. Il soutient les efforts de sa femme en faveur de la formation professionnelle des jeunes filles ; il est membre du conseil d’administration de l’école dirigée par son épouse. Il participe à l’une des « réunions du passage Raoul », le dimanche 13 octobre 1867, séance consacrée au travail des femmes ; il met d’abord en avant la nécessité d’améliorer la condition ouvrière. Comment ? « En instruisant les hommes et les femmes ».

L’on a dit : supprimons le travail des femmes ; laissons la femme à ses enfants. Mais est-ce que toutes les femmes sont mariées ? Toutes peuvent et doivent travailler. Il n’y a pas de dignité sans travail, ni de dignité sans indépendance [41].

Quand la législation sur les réunions devient un peu plus libérale, à la fin du Second Empire, Charles Sauvestre intervient à plusieurs reprises, notamment sur les questions du mariage et du divorce ; il se prononce en faveur de « l’égalité des deux sexes » [42].

Activités fouriéristes

Vers le milieu des années 1860, François Barrier et quelques autres disciples de Fourier s’efforcent de réorganiser le mouvement sociétaire très affaibli. Ils reprennent en 1865 la tradition des banquets du 7 avril, jour anniversaire de la naissance de Fourier. Sauvestre est présent à cette réunion qui rassemble une soixantaine de convives. Il porte un toast « aux absents », rappelant « en termes émus le souvenir de ceux qui sont loin et qui habitent le sol étranger, et de ceux qui sont encore plus loin et qui se reposent dans l’éternité » [43]. Il assiste également aux banquets de 1866, 1867 – il porte alors un toast « à la jeunesse » qu’il appelle à rejoindre les fouriéristes [44] – et de 1869 [45]. Il s’efforce de continuer à propager la théorie sociétaire. En janvier 1865, il fait une conférence sur « Charles Fourier, sa vie et sa théorie » et présente ce que serait « la commune phalanstérienne » [46].

Pourtant, il ne semble pas participer activement aux efforts de Barrier : il ne prend pas d’action dans la nouvelle société, qui exploite la Librairie des sciences sociales ; il ne collabore pas non plus au nouveau périodique fouriériste, La Science sociale.

Cependant, il est attentif aux expérimentations sociales et aux entreprises d’inspiration fouriériste : il signale aux lecteurs de L’Opinion nationale la « commune-modèle » constituée à Frotey-les-Vesoul par Auguste Guyard. Celui-ci souhaite réaliser la réforme sociale en réunissant dans une localité rurale diverses institutions et activités devant entraîner des progrès matériels, moraux et sociaux. Charles Sauvestre lui consacre plusieurs articles en 1863 (12 août et 17 octobre) et incite les lecteurs à souscrire à cette œuvre. Guyard ayant fondé une Académie pour soutenir ses initiatives, Sauvestre y adhère [47]. Avec sa femme, il assiste à une fête donnée à Paris en 1864 afin de recueillir des fonds pour l’œuvre de Frotey [48]. Il utilise aussi les colonnes de L’Opinion nationale pour faire connaître la Société de Beauregard, fondée à Vienne (Isère) par Henri Couturier, avec à la fois des activités de production, de consommation et des loisirs [49]. Il correspond avec Couturier, à qui il annonce son passage à Vienne en 1865 [50].

Il s’intéresse également au familistère de Guise dont le succès montre que « les idées qui doivent faire le salut du monde et qu’on a tant baffouées [sic] il y a quinze ans sont acclamées par ceux qui les décriaient ». Il est en relation épistolaire avec son fondateur, Jean-Baptiste Godin [51]. En 1865, il souhaite « faire connaître ce que [Godin a] si bien accompli à Guise ». Il s’y rend en septembre 1865 et, à son retour, publie deux articles sur le familistère dans L’Opinion nationale [52]. Il rend compte en 1867 de la fête du travail, qui se déroule le premier dimanche de mai [53]. Il fait peu après une nouvelle visite à Guise et inscrit alors son nom sur le « livre des visiteurs » [54].

Charles Sauvestre est également un partisan de la coopération et de la participation des ouvriers aux bénéfices de l’entreprise. Il fait l’éloge de Jean Leclaire, dont la société de peinture a été une des premières à distribuer une partie des profits à ses salariés. Quelques années plus tard, il adhère à la Société pour faciliter l’étude pratique de la participation aux bénéfices fondée par Charles Robert, un proche de Leclaire [55].

En février 1871, il se présente comme « candidat républicain » aux élections devant désigner les membres de l’Assemblée nationale ; il n’est pas élu. Il ne semble pas avoir pris part à la Commune ; il aurait même été menacé d’arrestation en raison des titres de ses livres (par exemple Sur les genoux de l’Église) qui, pris au premier degré, l’auraient fait passer pour un clérical ; il aurait alors décidé de quitter la capitale [56]. Mais le 24 mai 1871, alors que les Versaillais reprennent Paris, il voit passer des Communards qui ont été faits prisonniers et qui sont insultés ou même frappés par les badauds. Il prend leur défense ce qui lui attire l’hostilité de la foule, prête à lui faire un mauvais parti. Il est emmené au commissariat de police, puis libéré après l’intervention d’amis [57].

Au début des années 1870, la police établit plusieurs rapports sur lui, d’ailleurs assez contradictoires [58] :

Les renseignements recueillis sur la conduite et la moralité de M. Sauvestre ne lui sont pas défavorables. Il paraît être dans une assez belle position de fortune et ses opinons politiques passent pour être avancées (15 février 1872)

M. Sauvestre a longtemps appartenu à la coterie du prince de Napoléon, il se dit aujourd’hui républicain modéré (30 juin 1872)

Membre très actif de la franc-maçonnerie […] M. Sauvestre est au fond le plus inoffensif des hommes, c’est à peine s’il est ou s’il se dit républicain (2 juillet 1872).

Au printemps 1872, il participe au congrès phalanstérien qui, tente de relancer le mouvement phalanstérien dont les activités ont été interrompues par la guerre et la Commune. Il est désigné pour faire partie de la commission exécutive chargée de réaliser les projets du congrès ; mais cette commission ne connaît qu’une brève existence. Il participe au banquet d’avril 1872, dont il rédige le compte rendu [59]. Cependant, il semble considérer ce rassemblement davantage comme une réunion amicale que comme un moment de mobilisation de l’École sociétaire.

il y a une grande joie à retrouver les vieux amis et les survivants de ceux qu’on a aimés. C’est le grand attrait de ces réunions annuelles. On se revoit, on s’embrasse, on s’interroge, on rappelle les jours passés, on vit quelques heures, par la pensée, dans un monde idéal où tout est harmonieux, où l’on s’aime, où l’on ne se tue point, où l’on ne se vole point, où l’on ne pense point à nuire aux autres. Et puis, l’on se sépare pour rentrer dans la fournaise, dans l’enfer des réalités de la vie. Mais les instants qu’on a passés ensemble sont comme une trêve, et c’est toujours autant de gagné [60].

Dans les années suivantes, il ne participe plus aux festivités du 7 avril. Il conserve cependant ses convictions fouriéristes. Il quitte L’Opinion nationale en 1873. Il collabore à d’autres journaux parisiens comme Le National, Le Petit National et La Petite République française [61], ainsi qu’à la presse de province : en 1877, il est l’un des rédacteurs de l’ L’Avenir de l’Orne  ; l’un de ses articles le mène devant les tribunaux et le fait condamner en 1877 à 15 jours de prison et 2 000 francs d’amende pour « outrage au ministère » [62].

En 1876, il est désigné pour faire partie du jury d’admission dans la perspective de l’Exposition universelle de 1878 pour la classe « Enseignement secondaire et professionnel » [63]. Deux ans plus tard le ministre de l’Instruction publique lui confie la mission « d’aller étudier en Suisse l’organisation des écoles professionnelles d’enseignement primaire [64].

Sans doute éprouve-t-il ensuite des difficultés financières. L’arrivée des républicains au pouvoir lui permet de bénéficier de faveurs ministérielles. En 1879, Jules Ferry le charge de « l’analyse et du classement des documents réunis par les soins des recteurs sur l’histoire de l’instruction primaire en France » pour le Musée pédagogique [65] ; dans le cadre de cette mission, il est nommé en juillet 1881 bibliothécaire adjoint de cet établissement [66]. Il reçoit aussi des « indemnités littéraires », sans que cela corresponde nécessairement à des travaux. En janvier 1882, Paul Bert, ministre de l’Instruction publique, lui accorde une indemnité annuelle de 1 800 francs prise sur le budget « encouragements aux sciences et aux lettres » [67]. En 1883, il est fait officier d’académie (son épouse a déjà reçu cette distinction en 1880) [68]. Dans l’été 1883, il obtient de Jules Ferry une allocation de 500 francs afin de prendre des vacances au bord de la mer [69].

Il collabore à partir de 1881 à La Finance nouvelle, une feuille boursière et hebdomadaire dont la direction est assurée par un sympathisant fouriériste, Joseph Spiess (ou Spiess) et qui accueille depuis plusieurs années des articles de Charles Pellarin et de plusieurs de ses condisciples. D’abord sous son nom, puis celui de Thrasybule, il publie des articles concernant l’économie sociale. Il en profite pour faire l’éloge de Fourier :

On s’est assez moqué des utopistes. Ah ! qu’ils étaient pourtant bien plus amusants, bien plus consolants surtout, dans leurs systèmes ! Je prends Charles Fourier, le plus bafoué de tous, peut-être. – Cher grand génie ! [70]

Il dénonce « le socialisme intégral » de caractère révolutionnaire et d’origine allemande qui « se résume en un cri : guerre à la bourgeoisie ! guerre au capital ! » ; il lui oppose le « socialisme scientifique », c’est-à-dire la science sociale de Fourier [71].

Le seul problème à résoudre est celui-ci : établir e supprimer les éléments de la production ne manque-t-il pas quelque chose ? le Capital, le Travail et le Talent, des rapports justes et fraternels, capables d’accroître dans une grande proportion la richesse publique et d’en étendre équitablement l’augmentation sur toutes les têtes [72].

Il critique le « parasitisme commercial », et propose la création d’« une agence de commerce véridique » qui résoudra « nombre de problèmes réputés insolubles à commencer celui de l’abolition de la misère » [73]. Il expose la notion de « travail attrayant », varié et associé [74]. Une catastrophe ferroviaire en Russie lui semble être la conséquence de la mauvaise organisation sociale. Aussi, « l’association est seule vraie » et « il faut enfin en venir à faire le phalanstère » [75].

Source : Recueil. Portrait d’écrivains et hommes de lettres, tome 7 (Gallica)
Dans la commune de Charles Fourier, tout se passe librement [...] tandis qu’avec vos docteurs allemands, il faut que tout soit soumis au caporalisme prussien.

Il y a d’ailleurs trop de haines, trop de violence dans les écrits de vos maîtres. Les Karl Marx, les Lassalle, les Schaeffle et leurs disciples ne feront jamais de nombreux prosélytes dans ce pays de France, qui, s’il est le pays de l’égalité, est aussi celui de la fraternité [76].

Dans une longue série d’articles, généralement publiés sous le titre « Idées d’avenir », il décrit longuement « l’association industrielle agricole » [77].

Son décès, provoqué par « un rhumatisme au cœur » est mentionné dans la Revue du mouvement social, l’organe fouriériste dirigé par Charles Limousin ; une brève nécrologie y rappelle sa collaboration à La Démocratie pacifique et surtout son investissement en faveur de l’instruction [78].

La Finance nouvelle rappelle les articles publiés dans ses colonnes, en écrivant curieusement qu’il y « présentait la science économique sous une forme humoristique » [79]. Elle publie aussi le récit de ses obsèques civiles, auxquelles assistent notamment le photographe Nadar et plusieurs hommes de lettres dont son condisciple et ancien collaborateur Antony Méray de La Démocratie pacifique et de la Revue moderne [80].