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Site internet de l’Association d’études fouriéristes et des Cahiers Charles Fourier

Alexandrian, Sarane (Lucien)
Article mis en ligne le 24 janvier 2016
dernière modification le 1er août 2017

par Desmars, Bernard

Né le 15 juin 1927 à Bagdad (mandat britannique de Mésopotamie, actuellement Irak), décédé le 11 septembre 2009 à Ivry-sur-Seine (Val-de-Marne). Écrivain, historien de l’art, critique littéraire, essayiste. Membre du mouvement surréaliste après la Seconde Guerre mondiale. Auteur de plusieurs travaux sur Fourier, principalement dans les années 1970 et 1980.

Sarane Alexandrian est le fils d’un médecin d’origine arménienne, qui, après avoir étudié à Istanbul, à Paris et à Londres, exerce à Bagdad et compte parmi ses patients le roi Fayçal 1er. Sa mère est française. Prénommé Lucien à sa naissance, il est appelé sarane (prince) par sa nourrice indienne, surnom dont il va faire son prénom [1]. Atteint de la poliomyélite, il est envoyé très jeune en France chez sa grand-mère maternelle. Il fait ses études à Paris, puis à Limoges après la déclaration de guerre en 1939.

Sarane Alexandrian

De retour à Paris après la Libération, il fait des études d’histoire de l’art à l’École du Louvre et de psychologie à la Sorbonne. D’une très grande curiosité intellectuelle et attiré par les avant-gardes littéraires et artistiques, il rencontre André Breton et participe aux activités du mouvement surréaliste au lendemain de la Seconde Guerre mondiale. Il contribue à l’organisation de l’Exposition internationale du surréalisme, en 1947. L’année suivante, il est l’un des fondateurs de la revue Néon. Il rencontre la peintre Madeleine Novarina, qu’il épouse en 1959. S’il s’éloigne assez tôt de Breton, il reste cependant très fortement et très durablement marqué par le surréalisme sur lequel il publie plusieurs ouvrages.

Dans les décennies suivantes, il est critique d’art à L’Œil, puis à Arts et Connaissance des Arts, ainsi que critique littéraire à L’Express, de 1975 à 1979. Il publie plusieurs romans, parmi lesquels Les Terres fortunées du songe (1980) dont l’action se situe dans un monde futur, dans le cadre d’une société utopique, la Gondwanie. Il écrit aussi sur la psychanalyse et l’histoire de l’art. Il est également l’auteur d’essais sur ce qu’il nomme dans son autobiographie les « grands systèmes émancipateurs » : la littérature érotique, la philosophie occulte et le « socialisme romantique » [2].

Textes d’Alexandrian sur le fouriérisme

L’intérêt de Sarane Alexandrian pour le socialisme semble précoce : vers 1948, il déclare : « je suis saint-simonien » ; il recopie alors des textes d’Enfantin conservés à la Bibliothèque de l’Arsenal [3]. Mais à la fin des années 1970 et dans les années 1980, c’est à la doctrine phalanstérienne qu’il s’intéresse, devenant « un fouriériste convaincu » [4]. Il lui consacre un premier travail, « Charles Fourier et la polygamie » dans un livre intitulé Les Libérateurs de l’amour (1977) [5]. Charles Fourier y voisine avec Restif de la Bretonne, Sade, Choderlos de Laclos, Enfantin, Breton, Bataille…

En 1979, S. Alexandrian publie Le Socialisme romantique, dans lequel il présente successivement les biographies et les doctrines de Saint-Simon, Fourier, Cabet et Leroux, ainsi que les mouvements saint-simonien et fouriériste ; il propose également des études sur le féminisme et sur les sociétés secrètes ; un chapitre sur « Auguste Comte et la fin du socialisme romantique » clôt l’ouvrage [6]. Enfin, trois autres textes, plus brefs, s’intéressent au seul fouriérisme : en mai 1986, à l’occasion d’un colloque sur « les socialismes français, 1796-1866 » organisé à l’École normale supérieure, S. Alexandrian présente une communication sur « [l’]actualité de Fourier », publiée ensuite dans Quaderno filosofico [7]. En octobre de la même année, il intervient sur la passion amoureuse, à l’occasion d’un colloque réuni à l’université de Lecce (Italie) [8]. Enfin, en 2005, dans le premier numéro d’une nouvelle série de la revue Supérieur inconnu, il reprend son texte de 1986 sur « [l’]actualité de Fourier » auquel il apporte quelques compléments, références et illustrations [9].

La façon qu’à qu’a Alexandrian d’aborder le fouriérisme est tout à fait singulière, à la fin du XXe siècle. Extérieur au champ universitaire, il s’affranchit assez largement des règles du travail scientifique. Son intervention au colloque de l’École normale supérieure de 1986 se présente moins comme une analyse de la théorie sociétaire que comme « un éloge de Fourier et des fouriéristes » [10]. Il dédaigne également les principes de l’érudition historique et fournit peu d’indications sur l’origine de ses informations. Sa communication sur « [l’]actualité de Fourier » se réfère à quelques-uns des ouvrages de Fourier, de ses disciples ou de quelques commentateurs, mais ne fait que mentionner leur titre, aucune note ne venant préciser les passages auxquels il est fait référence et les pages dont sont issues les citations (c’est d’ailleurs la seule communication issue de ce colloque à n’avoir aucune note de bas de page dans le volume publié Quaderno filosofico).

Fourier selon Alexandrian

Dans ses différents textes, Sarane Alexandrian insiste tout d’abord sur l’originalité, voire l’excentricité de Fourier, et sur son refus des conformismes et des conventions. Mais en même temps, il refuse l’adjectif « utopique » fréquemment appliqué aux socialismes du premier dix-neuvième siècle : si Fourier et d’autres ont pu recourir au « genre utopique », il s’agit uniquement d’un procédé littéraire destiné à faciliter l’exposition de leur projet social. Mais le « penchant romanesque [de Fourier] pour les visions d’avenir » et ses « tableaux poétiques, satiriques, comiques même […] ne doivent pas nous faire oublier qu’il a été l’instigateur d’une science nouvelle, révélant la mécanique des passions et l’art des associations humaines » [11].

Pas plus qu’il n’est un utopiste, Fourier ne peut être « réduit » à ses qualités littéraires et poétiques. Dans Les libérateurs de l’amour, Alexandrian s’en prend à l’approche proposée par Barthes, dans Sade, Fourier, Loyola, paru en 1971 :

une tendance récente, due à Roland Barthes, le [Fourier] présente comme un littérateur, auteur d’une « combinatoire ». Non, Fourier est un économiste, qui visait passionnément à l’application pratique de ses découvertes […] N’en déplaise à des exégètes surestimant la linguistique, le mérite de Fourier, quelles que soient ses trouvailles fulgurantes dans le domaine de l’analogie, est au-delà de la littérature [12].

Autre principe posé par Alexandrian : l’œuvre de Fourier doit être appréhendée dans sa totalité. A la différence des disciples du XIXe siècle et du début du siècle suivant, qui écartent certains textes pouvant heurter la morale ou le rationalisme de leurs contemporains, il prend « tout Fourier », aussi bien celui qui écrit sur les « antilions » et les « antibaleines », ou sur le « nouveau monde amoureux », que celui qui réfléchit à la réforme du commerce ou à l’architecture phalanstérienne.

Si Fourier, on l’a vu, doit être considéré comme un « économiste », c’est une erreur « de réduire son système à l’idée de l’association coopérative » [13].

Il faut puiser largement dans son œuvre, savoir reconnaître le bien-fondé de ses observations sur l’amour. Il a prédit avant tout le monde le percement de l’isthme de Suez et du canal de Panama, la naissance de sciences comme la climatologie et l’agronomie : on verra sans doute un jour qu’il a entrevu le développement sexuel de l’humanité. Qui oserait prétendre qu’au XXIIe et au XXIIIe siècle les unions amoureuses n’auront pas une complexité plus grande qu’aujourd’hui ? [14]

Quant à la cosmogonie si déroutante de Fourier,

c’est la partie la plus grandiose et la plus incomprise de l’œuvre de Fourier ; ses disciples l’ont écartée parce qu’elle donnait prise à des plaisanteries. Aujourd’hui où les successeurs d’Einstein ont fondé la Gnose de Princeton, où l’astrophysicien Hoyle a placé le berceau de la vie dans la nébuleuse d’Orion, où les savants soviétiques de l’observatoire de Burakan professent une théorie de l’univers en explosion pour corriger celle de l’univers en expansion de Friedmann et d’Eddington, ses inductions échappent au décri [15].

Alexandrian lit donc les œuvres de Fourier, non comme « une curiosité littéraire » ou un objet historique, mais comme un projet nous parlant du monde présent et à venir. « Fourier voit loin, et ce sont les esprits terre-à-terre qui s’effarent de sa vision » [16]. C’est un « prophète » [17] qui, dès le premier tiers du XIXe siècle, parle d’aujourd’hui et de demain. « Son œuvre […] apporte des solutions à divers problèmes que l’on se pose aujourd’hui » [18]. Déjà, une partie ses anticipations se sont réalisées et « la société moderne est fouriériste sans le savoir » [19]. Ainsi,

[…] le SMIC est une des inventions de Fourier, dont il a donné une législation précise […]
L’Organisation des Nations Unies, O.N.U., est une institution plusieurs fois réclamée par Fourier et décrite en 1838 par son héritier spirituel, Victor Considerant au premier tome de son livre Destinée sociale. Mais l’O.N.U. actuelle n’a que la moitié des pouvoirs que lui attribuait Fourier pour maintenir la paix perpétuelle et assurer la gestion écologique du globe […]
C’est également Fourier qui a proposé en 1833, dans une lettre ouverte aux Rothschild, de fonder l’État d’Israël […] Tout le monde s’est moqué de lui sans exception, le traitant de fou et d’utopiste. Et en 1948, non seulement l’État d’Israël a été fondé comme il le prévoyait, mais encore ses kibboutz furent organisés selon les principes de l’association domestique agricole.
Le féminisme, en ce qu’il a de plus constructif, émane des théories de Fourier sur la libération des femmes. Il a revendiqué pour elles le droit de faire les mêmes études que les hommes, d’accéder à tous les métiers et à tous les honneurs, ce qui leur était interdit. […] Quand une mère de famille qui travaille met son enfant à la crèche, elle le doit à Fourier […]
C’est aussi à cause de Fourier que les Françaises votent, en ce sens qu’il inspira le premier acte parlementaire en faveur de leur émancipation politique [20]. […]
Fourier a encore été le précurseur, et quasiment le fondateur de l’écologie ; sa Théorie de l’Unité Universelle est un répertoire complet d’anticipations de ce genre. Il a tracé un plan détaillé de régionalisation de la France, avec dans chaque région des banques rurales, des chambres de commerce et de l’industrie […] [21].

Ou encore,

La pilule contraceptive d’aujourd’hui est une invention gastrosophique, puisque Fourier définissait la gastrosophie comme « une médecine du goût », c’est-à-dire un régime alimentaire modifiant la physiologie humaine. Quant à la « gymnastique intégrale », c’est une sorte de yoga entraînant l’homme à la maîtrise de ses réflexes [22].

Enfin, Alexandrian met en relation Fourier et d’autres écrivains, philosophes, économistes, scientifiques…, parfois pour montrer l’influence du premier sur les seconds et l’admiration des seconds pour le premier, parfois pour souligner leur communauté d’idées, et de façon générale, pour conforter le statut intellectuel de l’auteur du Nouveau monde industriel et sociétaire. Il s’agit de montrer que Fourier, quelle que soit sa singularité profonde, fait partie des grands penseurs du monde moderne, qu’il est même « l’un des plus grands génies de l’humanité, l’homme qui a précédé Marx et qui lui survivra » [23]. Son œuvre devrait être davantage lue et méditée par nos contemporains.

Tout Français qui n’aime pas Fourier est un anormal : en effet, cet homme vif, têtu, spirituel, galant, frondeur, fin connaisseur des plaisirs de la table et du lit, incarne à la perfection le type national. Tout socialiste qui ne considère pas la Théorie de l’unité universelle comme la Bible du socialisme, le livre majeur que nul n’a été capable de dépasser, est un ignorant ou un sectaire borné. […] Enfin, tout individu, de quelque nationalité, de quelque bord qu’il soit, qui n’a jamais lu une page de Fourier en tressaillant d’aise, est un marmiteux idiot qu’il faut plaindre. On ne peut qu’être indigné de constater aujourd’hui l’absence d’un parti politique se réclamant de Fourier. Le travail sournois d’annexion ou de sape que font certains autour de cette œuvre splendide – marxistes, professeurs, critiques s’acharnant à la traiter en curiosité archéologique – cache son éternelle valeur active.
[…]
Maître, je suis sûr que ton heure viendra. Ton système est trop grandiose pour nos tristes contemporains, esclaves d’ambitions abjectes. Tu donnes le vertige aux médiocres. Mais au XXIe siècle, l’humanité en aura assez des horribles idoles adorées par le XXe siècle ; elle aura un jour envie de connaître l’harmonie sur terre, et devra bien accepter les leçons de celui qui en a si magistralement montré les moyens ! [24]

Réceptions critiques

Tout cela ne va pas sans quelques anachronismes ou rapprochements un peu hasardeux – mais parfois féconds – ni même sans quelques inexactitudes chronologiques ou sans approximations factuelles [25]. Certaines des affirmations, on l’a déjà dit, sont d’autant plus difficiles à vérifier, qu’elles ne s’appuient pas sur des renvois précis aux œuvres de Fourier et de ses disciples, ou aux archives sociétaires.

C’est d’ailleurs un reproche que font plusieurs historiens à l’auteur du Socialisme romantique [26]. Cet ouvrage fait l’objet à sa sortie de quelques commentaires peu amènes. Jacques Valette, qui a soutenu quelques années plus tôt une volumineuse thèse d’État sur le fouriériste Jules Duval, est sans doute le plus sévère [27]. Il critique l’ouvrage de façon globale, n’y voyant

qu’une addition de biographies de quelques auteurs, nourries de détails connus. Les chapitres sur les sociétés secrètes et le féminisme donnent l’impression lassante du déjà lu. Quant aux hypothèses générales de l’auteur, elles n’emportent guère l’adhésion.

Pour J. Valette l’utopie dans la première moitié du XIXe siècle ne peut être ramenée à un « genre littéraire » utilisé par commodité par les socialistes : « il y eut une attitude collective utopique, propre à toute une génération, celle qui arrivait à l’âge adulte vers 1830 ». La critique porte aussi plus particulièrement sur les passages concernant Fourier et le mouvement fouriériste, les sources intellectuelles du fouriérisme, les réseaux sociétaires, la place des dissidents [28]… Cependant, quel que soit l’accueil qui lui est fait, Le Socialisme romantique est présent dans la plupart des bibliographies proposées par les auteurs écrivant sur le socialisme du premier XIXe siècle.

Sarane Alexandrian fleurissant la tombe de Charles Fourier, cimetière Montmartre
(Photographie de Marc Kober, publiée dans Supérieur inconnu, n°1, janvier-juin 2005.)

En 2005, S. Alexandrian affirme que « Le Socialisme romantique a heurté en France tant de préjugés que le Seuil renonça à le rééditer » [29]. Même s’il participe en 1986 à deux colloques universitaires – Jean-Claude Dubos, dans les Cahiers Charles Fourier, rend compte de son intervention à celui organisée à l’École normale supérieure [30] – il reste en marge des recherches scientifiques sur les socialismes. Cette « démarche individuelle » [31] est revendiquée et doublée d’une critique du monde académique :

À l’érudition qui tue des embaumeurs universitaires j’entends substituer l’érudition qui vivifie, réparant des injustices, filtrant les valeurs du passé en fonction du présent et de l’avenir [32].

L’écrivain dégagé

En 1990, S. Alexandrian publie son autobiographie, L’Aventure en soi. Il arrête le récit de sa vie au début des années 1970 ; on n’y trouve donc rien sur les raisons pour lesquelles il s’est particulièrement intéressé à Fourier à la fin de la décennie.

Ce livre est « l’autoportrait fidèle d’un libre-penseur, mais également un témoignage important en raison de ses nombreuses révélations sur l’avant-garde artistique de la seconde moitié du XXe siècle », écrit Christophe Dauphin. Il permet aussi à S. Alexandrian d’exposer sa « théorie du dégagement » :

Je crois que le plus haut idéal de la littérature est l’écrivain dégagé, c’est-à-dire affranchi des prétentions qu’ont tous les arrivistes ligotés dans leurs intérêts de parti ou de classe, tous les fanatiques esclaves d’une opinion politique ou d’une croyance religieuse. Seul l’écrivain dégagé, véritable chevalier du verbe, a ces impertinences de grand ton, ces phrases en coups de cravache, de l’homme qui ne craint rien ni personne, et se soucie moins de l’effet de ses propos sur la galerie que de l’élan de son âme vers la vérité. Il n’hésite pas à aller à contre-courant de la mode, à défier le goût du jour, touchant à tout sans entraves et voyant tout sans œillères, tour à tour goguenard, poétique, agressif, érudit, inspiré [33].

Son épouse, Madeleine Novarina, décède en 1991. S. Alexandrian lui consacre un ouvrage, publié l’année suivante. En 1995, il fonde une revue d’avant-garde, Supérieur inconnu, avec Alain Jouffroy et Jean-Dominique Rey, dont la parution, suspendue en 2001, reprend en 2005. Il continue à écrire sur l’art, la sexualité et la littérature, jusqu’à son décès en 2009.


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Les sectes suffisent à elles seules à guider la politique humaine dans le labyrinthe des passions
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