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Site internet de l’Association d’études fouriéristes et des Cahiers Charles Fourier

Dupont, (Louis François) Evenor
Article mis en ligne le 3 avril 2015
dernière modification le 15 mai 2021

par Desmars, Bernard

Né le 1er janvier 1805, à Lyon (Rhône), décédé le 11 juillet 1869 à Lyon. Avoué, puis magistrat ; propagandiste des idées fouriéristes sur l’île Maurice, président de plusieurs banquets phalanstériens organisés à Port-Louis de 1847 à 1850.

Après avoir passé sa jeunesse en France, Evenor Dupont rejoint vers 1820 son père qui possède des plantations à l’île Maurice [1]. Quelques années plus tard, il part étudier le droit en Grande-Bretagne – depuis 1810, l’île est une possession anglaise – plus précisément à Edimbourg ; il rejoint ensuite la faculté de Paris où il obtient une licence de droit. De retour à Maurice, il ouvre un cabinet d’avocat à Port-Louis en 1827.

Esclavage et politique à l’île Maurice

A côté de ses activités professionnelles, E. Dupont s’engage en politique au côté de l’une des personnalités locales, l’avocat Adrien d’Épinay, qui conduit les colons mobilisés autour de deux questions : leur représentation dans un conseil ou une assemblée auprès du gouverneur nommé par Londres, et les conditions de la prochaine abolition de l’esclavage. Les colons souhaitent que cette mesure soit appliquée progressivement et surtout qu’elle soit liée à une indemnisation des propriétaires [2]. C’est la position exprimée par Evenor Dupont dans une lettre publiée par le Journal de la Société de la morale chrétienne, l’un des principaux organes abolitionnistes en France :

Ne sont-ce pas les gouvernements européens qui ont engagé les pères des planteurs actuels à s’établir dans les îles, et qui, par des lois encore existantes, ont consacré leur droit de propriété sur les hommes d’Afrique qu’on leur fournissait par cargaison comme des marchandises ? N’a-t-on pas créé des compagnies françaises, anglaises, hollandaises pour exploiter le monopole de la traite ? Des maisons européennes ne possèdent-elles pas encore aujourd’hui les bénéfices qu’elles ont faits dans ce commerce ? Reconnaissons-le : les Gouvernements de l’Europe, agissant au nom des nations, ont fondé l’esclavage colonial ; les négociants ont vendu les nègres que les planteurs ont achetés ; tous sont coupables, tous ont profité, tous doivent contribuer à réparer le mal auquel ils ont concouru. [3]

Il souhaite éviter que l’opinion européenne ne considère les colons comme des esclavagistes sans scrupules ; aussi, il fonde la Société mauricienne de la Rédemption, qui a pour objectif le rachat des femmes esclaves :

Les colons ont contribué à cette bonne œuvre ; en peu de jours, j’ai reçu d’eux 1 500 francs et j’espère recevoir bien davantage. Vous trouverez peut-être que j’ai mal fait de borner le rachat aux femmes esclaves. Mais […] leur fécondité est la source à laquelle il faut demander des hommes libres au lieu des vils esclaves qu’elle produit maintenant.

Réclamant le soutien des « philanthropes de tous les pays et surtout des nations qui ont participé à la traite des noirs », il envoie à la Société de la morale chrétienne, dont il est membre, le prospectus de son association, qui commence par :

L’humanité nous prescrit de donner la liberté à ceux qui qui n’en jouissent pas ; mais la justice nous fait un devoir de respecter le droit sacré de propriété et les lois qui servent de bases à la société coloniale. En outre, la sûreté publique ne permet pas de songer à une émancipation soudaine qui ôterait en un moment toute espèce de frein à des milliers d’individus grossiers, sauvages et incapables de remplir les devoirs de citoyens [4].

Adrien d’Epinay fonde en 1832 Le Cernéen, premier journal de l’île Maurice, afin de défendre les intérêts des colons et de répondre aux partisans de la suppression rapide et sans compensation de l’esclavage. Evenor Dupont collabore pendant de nombreuses années à cet organe. Lors des absences d’Adrien d’Epinay, qui effectue deux longs séjours en Angleterre pour y porter les revendications des planteurs mauriciens, il est porté à la tête du mouvement des colons. Il est alors « le plus brillant orateur de notre petite île », écrit quelques années plus tard son ami Désiré Laverdant [5]. Finalement, l’émancipation des esclaves est réalisée le 1er février 1835, les propriétaires recevant une indemnisation.

Cette affaire manifeste la méfiance d’Adrien d’Epinay, d’Evenor Dupont et de leurs amis envers les autorités britanniques, et l’importance des liens affectifs qui les unissent à la France dont ils suivent l’actualité avec l’attention. En 1830, E. Dupont organise une souscription en faveur des blessés de Juillet [6].

De façon plus générale, par son activité dans le combat des colons et par ses articles dans Le Cernéen, Evenor Dupont est désormais une des personnalités publiques de Port-Louis. En 1835-1836, il rejoint la Société d’histoire naturelle de l’île Maurice, future Société royale des sciences et des arts. [7]

L’engagement fouriériste

Si on ne peut préciser exactement le moment où Evenor Dupont se rallie au fouriérisme, il lui manifeste déjà sa sympathie dans la seconde moitié des années 1830. A ce moment, Désiré Laverdant, originaire de Maurice, mais installé en France depuis de nombreuses années, revient dans son île natale ; il met en place une salle d’asile appliquant certains principes fouriéristes auprès d’enfants des anciens esclaves. L’expérience dure peu, en raison, écrit-il, des réticences des parents, de l’absence de soutien des autorités et de l’indifférence de la plupart des colons, à l’exception toutefois d’Evenor Dupont, d’Adrien d’Epinay et de quelques autres qui apportent leur contribution financière [8]. Laverdant fait connaître le fouriérisme à son ami :

Evenor Dupont se lança, sur la haute mer, à la recherche de l’idéal social et de l’île Utopia. Je le pilotais, parmi les rescifs [sic], vers les plages du Phalanstère [9].

Dupont abandonne passagèrement le barreau pour la magistrature où il occupe le poste de substitut ; il est nommé membre du Conseil de gouvernement en 1842. Mais il quitte l’île Maurice pour la France en raison des problèmes de santé de son épouse, Eudoxie Pons, qui décède à Toulouse en octobre 1843. Il reste en Europe en 1844 et 1845 ; il voyage en différents lieux du continent ; il fréquente le centre parisien de l’École sociétaire et participe aux « soirées phalanstériennes des mercredis dans les salons de La Démocratie pacifique [10]. Il revient « à Maurice imbu de fouriérisme » [11], même s’il a déjà pu connaître la théorie sociétaire grâce à Laverdant [12].

En juin 1846, il se marie avec Sophie Boucher de Boucherville ; il reprend sa profession d’avocat et poursuit ses activités politiques en faveur de l’institution d’assemblées électives dans la colonie britannique ; surtout, entre 1846 et 1851, il est le véritable animateur du groupe fouriériste de Port-Louis et ne ménage pas ses efforts pour propager les idées sociétaires dans l’île. Dans les colonnes du Cernéen, dans une série d’articles signés « l’Ami du Progrès » et « l’Homme d’affaires », il signale les ressources offertes par l’association pour essayer de dépasser les difficultés que connaît alors l’industrie sucrière. Il fait également la promotion, dans le même journal, des projets éducatifs inspirés par les idées fouriéristes : en octobre 1846, La Démocratie pacifique, reprenant une information parue dans Le Cernéen « annonce la création d’une maison d’éducation établie sous ce titre : L’Ecole attrayante ».

Les élèves de cette école, au lieu d’être enfermés dans ces chambres qui sont pour eux une espèce de prison, sont instruits dans une cour vaste et ombragée, en se jouant [sic] et sans l’emploi d’aucun des moyens de rigueur auxquels on se croit obligé d’avoir recours dans les établissements ordinaires d’instruction publique [13].

En avril 1848, toujours sous la signature de « l’Ami du Progrès », il déclare :

Je suis phalanstérien dans l’âme et j’ai déjà puisé dans les livres de l’École sociétaire assez de lumière pour voir par moi-même que la pauvre civilisation va se démantibulant en détail [14].

Il s’efforce d’obtenir des abonnés pour les publications sociétaires ainsi que des soutiens financiers pour l’École. Son dévouement à la cause est exemplaire, écrit le Bulletin phalanstérien, l’organe adressé aux membres du mouvement fouriériste  :

Notre ami Evenor Dupont, à Maurice, malgré des occupations considérables, a récolté en peu de mois 250 abonnements de huitaine, à lui tout seul, et dans un pays où les journaux de France n’arrivent qu’irrégulièrement, par paquets et souvent 6, 8 ou 10 mois après l’expédition ! Dupont a fait, en outre, 12 Renteurs et il trouve le temps d’écrire à chaque instant des articles phalanstériens ou à tendance dans Le Cernéen. Il n’y a pas de plus bel exemple de zèle intelligent et de succès dans nos annales de la Propagation [15].

Un premier banquet commémorant la naissance de Fourier est organisé le 7 avril 1847 ; le compte rendu ne mentionne pas les noms des personnes présentes. Mais lors des banquets suivants (1848, 1849 et 1850), c’est Evenor Dupont qui préside la fête ; en 1848, il rappelle quelques éléments de la biographie de Fourier et expose les principes de la Science sociale « découverte par lui et destinée à faire le bonheur de l’humanité » ; en 1849, il adresse un toast à Fourier, le « père de l’association » ; il reprend le même thème en 1850 [16].

Il écrit désormais dans Le Mauricien, le journal le plus engagé dans la cause sociétaire sous la direction d’Eugène Leclézio ; il rédige en particulier une série de « lettres » signées « Un phalanstérien » et publiées entre le 17 janvier et le 13 mars 1848 [17]. Dans ces textes, il fait le récit d’une excursion qui l’a mené sur différents points de l’île entre le 6 et le 14 janvier. Les problèmes sociaux, les difficultés économiques et les négligences administratives qu’il observe sont imputés à la Civilisation. Il indique aussi tous les avantages qu’apporteraient la science sociale et l’organisation associative. Passant devant des casernes, il annonce qu’

un jour, les armées destructives seront remplacées par les armées productives [qui] fertiliseront les déserts, endigueront les fleuves, perceront les isthmes, reboiseront les montagnes [18].

Il s’arrête chez des amis ; les uns sont déjà fouriéristes comme Ernest d’Unienville qui l’accompagne sur une partie de son chemin, ou comme Alphonse d’Unienville qui l’héberge dans sa maison ; il s’efforce de convaincre les autres de la validité de la solution phalanstérienne. Deux « banquets phalanstériens » sont organisés en son honneur, à Savanne et au Grand-Port. Quelques toasts sont portés à Fourier et à l’École sociétaire. Avec l’aide de plusieurs condisciples (notamment Ernest d’Unienville et Paul Charmoy d’Emmerez), Dupont doit faire face aux critiques de quelques convives d’abord peu convaincus par la théorie sociétaire ; aussi le repas est-il suivi d’« exposition de la science sociale » ou de « la Science de l’Association » [19]. A lire ses lettres, Dupont parvient à chaque fois à vaincre les réticences de ses auditeurs ou au moins à les convaincre d’approfondir leur connaissance de la théorie sociétaire. Au banquet du Grand-Port, il doit affronter deux contradicteurs d’abord très hostiles au fouriérisme :

l’un d’eux, planteur au Grand-Port, emporta un volume de Fourier, pour l’étudier sérieusement ; l’autre, habitant du Port-Louis, promit de venir achever sa conversion aux conférences du mercredi soir. Le reste des convives s’engagea fermement à propager la doctrine du bonheur, dans ce quartier du Grand-Port, et prit la résolution d’avoir un nombreux banquet phalanstérien à Mahébourg en mai 1848 [20].

Le fouriérisme faisant l’objet de vives attaques de la part du clergé catholique, il prononce à Port-Louis plusieurs conférences sur la science sociale en juin et juillet 1848. Elles ont lieu, comme les banquets du 7 avril, à la loge maçonnique de la Triple Espérance, dont Dupont est lui-même membre. Comme certains fouriéristes de métropole, Dupont s’intéresse au magnétisme ; il fait partie de la Société magnétologique de Port-Louis, fondée à la fin 1845 ; il appartient même au bureau de l’association [21].

Economie et politique

Au milieu du siècle, les milieux dirigeants de l’île s’interrogent sur l’organisation et l’avenir de l’économie mauricienne. En 1847, Evenor Dupont demande la fondation d’une école d’agriculture, en vain. En tant que président de la Société séricicole, il mène entre 1849 et 1853 une campagne en faveur de l’introduction de l’industrie de la soie, afin de diversifier les ressources de l’île. Il est par ailleurs directement intéressé à la question de l’économie sucrière, étant lui-même copropriétaire d’une sucrerie.

L’activité du groupe fouriériste décline nettement à partir du printemps 1850, puis disparaît ou en tout cas ne suscite plus d’article dans la presse locale. Dupont semble désormais se consacrer à ses activités professionnelles, à ses combats politiques et thésophiques (selon Laverdant, « notre Evenor, affamé du ciel et des biens invisibles, se laissait ravir, parmi les nuages de Swédenborg, vers la céleste Jérusalem nouvelle » [22]). En 1850, lors des premières élections municipales, il est élu conseiller à Port-Louis. L’année suivante, il rejoint la magistrature, occupant successivement plusieurs postes jusqu’en 1862 ; il retourne alors au barreau pendant quelques années, avant de retrouver un poste de magistrat, à Moka. Il occupe cette fonction jusqu’à son décès qui a lieu au cours d’un voyage en France, dans un hôtel à Lyon.