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Site internet de l’Association d’études fouriéristes et des Cahiers Charles Fourier

53-72
Marie-Louise Gagneur : la force de l’idée
Article mis en ligne le 7 octobre 2016
dernière modification le 8 octobre 2016

par Beach, Cecilia

Cecilia Beach étudie la vie et l’oeuvre d’une romancière socialiste du XIXe siècle, Marie-Louise Gagneur (1832-1902). Fouriériste, féministe, libre-penseuse et pacifiste, Gagneur est auteure d’une trentaine d’œuvres de fiction et d’essais politiques publiés entre 1859 et 1901. Connue surtout pour ses opinions fortement anticléricales exprimées dans les romans comme La Croisade noire (1864), Marie-Louise Gagneur abordait une variété de thèmes sociaux et politiques dans ses oeuvres littéraires. Dans le roman féministe Le Calvaire des femmes (1863), par exemple, elle fait une critique de la condition des femmes en France, notamment de l’exploitation et de la misère des femmes de classes laborieuses, alors que Chair à Canon (1872), publié immédiatement après la Commune, est une dénonciation virulente de la guerre. Dans cet article, C. Beach analyse l’œuvre romanesque de Gagneur autour de trois grands thèmes — l’anticléricalisme, le féminisme, et la guerre — en soulignant aussi l’importance des idées fouriéristes dans tous les écrits de cette auteure qui croyait fortement au pouvoir transformateur de la littérature.

Fouriériste, féministe, libre-penseuse et pacifiste, Marie-Louise Gagneur s’est servie de sa plume pendant plus de quarante ans pour propager et défendre ses idées. Auteure d’une trentaine d’œuvres de fiction et d’essais politiques, elle croyait fortement au pouvoir transformateur de la production intellectuelle à laquelle elle a contribué : « La transformation peut donc se produire aujourd’hui sans secousse, sans révolution, par la seule FORCE DE L’IDÉE » (Droit au bonheur, p. 12). Marie-Louise Gagneur est née en 1832 dans le Jura où elle a grandi dans un milieu fouriériste. Sa mère, Césarine Mignerot, convertie au fouriérisme par Wladimir Gagneur, futur mari de sa fille, avait participé au début des années 1840 au Phalanstère de Cîteaux établi dans une ancienne abbaye en Côte-d’Or . Son père, le sieur Mignerot, propriétaire et vigneron de Ménétru-le-Vignoble, appréciait également les principes de l’École sociétaire . Éduquée pourtant comme beaucoup de jeunes filles bourgeoises de l’époque chez les Compagnes de Jésus, Marie-Louise s’est révoltée contre les principes religieux de cette communauté de femmes observant la règle d’Ignace de Loyola . À dix-huit ans, elle est partie à Londres où elle a écrit une brochure sur le paupérisme londonien qui a attiré l’attention du militant fouriériste Wladimir Gagneur, avocat, journaliste et auteur d’études politiques et économiques, notamment sur les coopératives agricoles , qu’elle épousera en 1856 . Leur fille Marie Louise Henriette Marguerite, qui deviendra la sculptrice connue sous le nom de Syamour, est née l’année d’après . Loin d’entraver le développement intellectuel de sa jeune femme, Wladimir l’a soutenue tout au long de sa carrière . Partageant sa vie entre Paris et Bréry dans le Jura, Marie-Louise Gagneur semble avoir vécu une vie assez tranquille et très industrieuse. Dans cette étude, nous suivrons le cours de sa vie à travers ses œuvres. Après une présentation de ses premières publications, nous analyserons son œuvre autour de trois grands thèmes — l’anticléricalisme, le féminisme, et la guerre — en soulignant aussi l’importance des idées fouriéristes dans tous ses écrits.

Premières œuvres

Dès sa première publication, une nouvelle intitulée « Expiation », publiée en feuilleton dans Le Siècle en mars 1859, Gagneur insère de nombreuses critiques de la société et propose des solutions fouriéristes. Un homme malheureux, marié « sans amour et pour satisfaire aux convenances de famille » (4 mars), tue sa femme dans un état de somnambulisme. Bien que son médecin le croie plus ou moins innocent dans la mesure où il s’agit d’un « meurtre involontaire » (5 mars), il convainc pourtant le comte d’expier son crime en consacrant sa fortune aux bonnes œuvres laïques afin de soulager sa propre conscience et de rassurer la femme qu’il aime. Critiquant l’insuffisance de l’aumône « accidentelle », le docteur l’encourage à créer une solution plus durable à la misère, une sorte de phalanstère :

[…] un établissement qui était à la fois de la ferme agricole, de la manufacture, de l’école et de l’hospice. C’est là que M. de Montbarrey et le docteur Charrière envoyèrent désormais les malheureux qu’ils arrachaient chaque jour à la misère ou à la mort, au lieu de les rejeter sur le pavé sans pain et sans asile. Les vieillards y recevaient les soins exigés par leur âge ou leurs infirmités, et les enfans [sic] une éducation qui développait leurs forces physiques, déterminait leurs vocations industrielles ou agricoles, et élevait leur nature morale. (6 mars)

Tout rentre en harmonie pour le comte qui retrouve « le bonheur, l’amour et le désir de vivre » (6 mars) grâce à ce remède social.

Dans une autre nouvelle, Trois sœurs rivales, publiée en feuilleton dans La Presse en 1861, Gagneur approfondit sa critique des conventions du mariage et de l’éducation des femmes. Elle y met en scène la rivalité effrénée entre les trois filles du baron de Charassin. Élevées ignorantes, isolées et oisives, les trois filles désirent toutes épouser Paul de Vaudrey, un jeune homme qui cherche à se marier « afin de réparer la brèche faite à sa fortune, par ses folies de jeunesse » (25 juillet). Victimes de cette éducation et d’un mariage de convenance contracté entre leur père et leur époux pour des intérêts d’argent et d’honneur, deux de ces sœurs meurent de chagrin avant la fin de la nouvelle. La troisième, plus clairvoyante et généreuse que ses sœurs, personnification du devoir et du dévouement, prend en charge l’éducation de l’enfant de Vaudrey et de sa sœur à la mort de celle-ci. Ayant conclu que la « douloureuse destinée » de ses sœurs était le résultat de leur éducation superficielle et de leur vie sédentaire, Renée décide de donner à sa pupille une éducation tout autre :

[…] je me propose de lui donner une éducation qui, en développant surtout les facultés de l’esprit, contrebalance son excessive sensibilité ; et quand elle aura quinze ou seize ans, nous habiterons une grande ville où je la produirai dans le monde, afin de le lui faire connaître tel qu’il est, et de lui épargner ainsi ces dangereuses illusions dans lesquelles on se plaît à entretenir les jeunes filles. Je pourrai alors lui laisser impunément une entière liberté dans sa conduite et dans ses affaires du cœur. Cependant je la détournerai du mariage aussi longtemps que possible, du moins jusqu’à ce qu’elle ait pu apprécier assez complètement un homme pour ne conserver aucun doute sur son caractère et sur son amour. (6 août)

Néanmoins, l’éducation seule ne suffit pas pour rendre une femme heureuse, comme le montre Hors-ligne, publiée dans Le Siècle en 1860 . Encore aurait-il fallu changer « la société ». L’action de cette nouvelle, comme celle des Trois sœurs rivales, se passe dans le Jura, région natale de Marie-Louise Gagneur. En 1840, Lons-le-Saunier, comme toutes les petites villes de province, avait les « mêmes préoccupations excessives des intérêts les plus intimes, même avidité du cancan, même aversion jalouse contre tout ce qui était grand, original, supérieur à un titre quelconque ; mêmes vanités mesquines, même oisiveté bavarde, même atmosphère d’ennui » (15 juin). Mlle de Persange est une femme « hors ligne » qui détonne dans cette société composée de fausses dévotes et de jeunes filles à marier. Ses excentricités font parler toutes les commères. Intelligente et instruite, ses connaissances sont étendues : « Parlez-lui sport ou littérature, peinture ou musique, histoire ou voyages, chimie ou philosophie, elle sait tout. Elle parle cinq ou six langues, voire même le latin ; elle a tout lu : Kant, Schilling, Pierre Leroux et Fourier, César et Montecuculli, Balzac et Eugène Sue, George Sand, etc. » (15 juin). Elle a toutes les qualités des deux sexes : de la femme, elle a « la tendresse, l’impressionnabilité nerveuse et les goûts artistiques », et de l’homme, « la décision, la fermeté du caractère et l’aptitude aux études sérieuses comme aux exercices du corps » (16 juin). Libre de ses actes et de ses opinions, Mlle de Persange est la cible des critiques acerbes de la société bien pensante de la ville ; c’est une dévergondée, une fille perdue, une honte publique. Pour comble, cette femme excentrique brave outrageusement les conventions matrimoniales ; elle veut connaître son mari avant de l’épouser :

[…] se marier, n’est-ce pas aliéner à tout jamais sa liberté et son cœur, et, pour se marier, ne faut-il pas être sûr de rencontrer une sympathie si complète de goûts, de sentimens [sic] et d’idées, qu’elle puisse durer toujours ? En France, au contraire, on s’en remet le plus souvent au hasard de décider du sort de toute la vie, et l’on ne consulte ordinairement que les convenances de fortune, de position ou de famille. […] Je veux étudier votre caractère, et vous découvrir le mien tout entier. (21 juin).

Grâce à la liberté que lui laisse son père, Mlle de Persange peut effectivement « étudier » l’homme qu’elle aime et qui l’aime, cet homme avec qui elle est parfaitement compatible grâce à « leurs harmonieuses dissemblances » (24 juin). Cependant, toutes ces qualités, cette éducation, cet amour et cette harmonie de caractère ne lui suffiront pas pour surmonter les obstacles sournois que pose