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Site internet de l’Association d’études fouriéristes et des Cahiers Charles Fourier

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Parcours dans un ouvrage récent : FREMEAUX (Isabelle) et JORDAN (John), Les sentiers de l’utopie, Paris, La Découverte-Zones, 2011, 320 p.
Article mis en ligne le 8 mars 2012

par Antony, Michel

Cet ouvrage mixte (livre et DVD) est une analyse libertaire des utopies concrètes et des expérimentations libertaires, autogérées et antihiérarchiques. Le titre évoque l’ouvrage fondamental du libertaire pro-kibbutzim Martin Buber : Paths in Utopia. Les auteurs développent l’idée réactualisée d’action directe ou de DIY - Do It Yourself, qui permet, en réalisant des microcommunautés souvent temporaires, d’appliquer et de valider des principes organisationnels antiautoritaires, tout en agissant contre un système étatique et capitaliste dominant : tout à la fois création et résistance, comme ils l’écrivent. Pour eux, l’utopie d’aujourd’hui s’exprime dans la Nowtopia, ou l’Ici-topie, et la multiplication de ces brèches ici et maintenant, parfois acceptant d’être temporaires comme les TAZ, et qui ont tout intérêt à se lier « horizontalement » comme des réseaux ou « archipels » (terme repris de Longo Maï), et s’étendre dans tous les domaines.

Le premier chapitre traite d’un exemple célèbre du Réseau Camp Climat né en 2008 [1] : la réalisation d’un vaste squat temporaire autogéré en plein champ en 2009 contre l’extension de l’aéroport d’Heathrow, proche de Londres. Le mouvement réussit la gageure d’y impliquer les populations locales. David y triomphe de Goliath, la force de l’imagination et l’implication militante l’emportent sur les multinationales et le ministère des transports. Leur deuxième exemple valorise une tentative britannique de très petite taille de vie communautaire conforme aux principes libertaires et à ceux de la permaculture : Landmatters (dans le South Devon) ; l’utilisation de techniques douces et d’un habitat non destructeur composé essentiellement de branchages (les « benders ») permet de contrer les lois rigides britanniques sur les nouveaux habitats périurbains. L’exemple offre une version revue et rationalisée des familles élargies de l’époque hippie des sixties et seventies. L’écologie scientifique utilisant les technologies les plus modernes est passée par là.

En Espagne, les auteurs visitent une école anarchiste célèbre (et assumée comme telle) de Mérida en Estrémadure : Paideia ; une commune rurale andalouse pratiquant l’occupation des terres, ainsi qu’une forme de communalisme et d’autogestion : Marinadela ; et un squat catalan autogéré de Barcelone qui se rattache à l’agro-écologie : Can Masdeu. Entre des enseignants-camarades, des agriculteurs en coopératives, et des jardins autogérés, c’est sous des formes très diverses le rappel de ce que nous apporte l’Espagne dans la pratique des alternatives. Durant le « bref été de l’anarchie » (Enzensberger) de 1936, les collectivités libertaires espagnoles furent le plus grand mouvement autogestionnaire tenté de notre monde contemporain. Paideia mérite une analyse à part dans le monde des uto-pédagogies, car à la différence de pédagogies libertaires du laissez-faire (comme la célébrissime Summerhill), celle-ci est parfois directive. Cette autoritarisme anarchiste est surprenant mais repose sur l’idée juste que ne rien régler laisse le champ libre à l’échec psychologique et pédagogique, et surtout empêche de jeunes esprits de devenir réellement autonomes en connaissance de cause [2].

En France, la Commune libre de La Vieille Valette (dans les Cévennes non loin d’Alès) semble proche du mouvement anarcho-punk, et des artistes néo-ruraux autonomes, notamment avec le concept sympathique « d’articulteurs ». Dans la Montagne Noire minervoise, Cravirola tente de se servir de structures libérales légales pour proposer une alternative libertaire économiquement viable, reposant essentiellement sur l’élevage. À Limans le premier village communautaire du réseau Longo-Maï (fondé à l’été 1973) [3] s’étend sur près de 300 hectares ; plus de 100 personnes y travaillent. Entre coopérative agro-alimentaire et milieu libre autogéré, nous disposons d’un exemple étonnant qui mêle pensée post-soixante-huitarde et positions libertaires. Ce réseau (ou « archipel ») d’une douzaine de centres coopératifs surtout européens (plus un au Costa Rica) très unis est connu également pour son ouverture et son réel succès économique, ne serait-ce que dans le domaine des filatures.

Après un court passage dans des centres sociaux autogérés d’Italie, dont le fameux squat Leoncavallo de Milan, les auteurs s’arrêtent dans l’ex-Yougoslavie, et évoquent les premières occupations d’usine et les tentatives partielles de reprise autogestionnaire à Zrenjanin (notamment l’usine pharmaceutique de Jugoremedija). De l’ancienne « autogestion » yougoslave de l’époque titiste, qui était en fait une expérience de cogestion étatique, il reste un fort esprit d’autonomie qui ne demande qu’à revivre. En Allemagne, c’est l’utopie sexuelle, entre soufisme, Freud et Reich, et sans doute Charles Fourier, qui permet de riches développements sur diverses communautés : Bauhütte en Forêt Noire, Tamara au Portugal et le centre du ZEGG - Zentrum für Experimentelle Gesellschats Gestaltung à Belzig en ex-RDA. Composite et papillonne sont à l‘honneur, sans que forcément l‘héritage fouriériste soit revendiqué. Le voyage s‘achève dans la mythique Christiana à Copenhague, le plus vaste et un des plus anciens squats d‘Europe, antiautoritaire et autogestionnaire, et confronté à un pouvoir danois dualiste qui soutient (assistance, droit aux alternatives sociales...) et qui cherche à récupérer et détruire (au nom de la spéculation immobilière et de la réduction des cultures marginales et contestataires, et au nom d‘une moralité qui redevient rigide dans ce pays, par exemple vis-à-vis de la tolérance à propos des drogues douces).

Les deux auteurs nous offrent un extraordinaire voyage dans les utopies concrètes, dans les laboratoires ou ateliers alternatifs. L‘extrême variété des milieux libres, colonies ou phalanstères visités aide à mettre en avant la richesse étonnante et trop méconnue des alternatives actuelles, et surtout autorise à revoir l‘utopie. Elle n‘est plus un concept figé, aux formes normatives rigides et autoritaires, mais bien une nébuleuse libertaire et profondément antiautoritaire, qui place au premier plan l‘imagination libre, le respect et la dignité des membres individuels et collectifs, et la volonté de démocratie directe sous forme plus ou moins proche de l‘autogestion, cette dernière n‘apparaissant plus comme « la dernière des utopie [4] ». Les nouveaux mouvements sociaux ont revivifié l’antique utopie libertaire, en redécouvrant et aménageant sous d’autres formes le fédéralisme, l’entraide et l’autonomie.

En cohérence avec leurs idées, Isabelle et John décident désormais de vivre à leur tour de manière communautaire, et abandonnent leur appartement londonien [5], leurs droits d’auteurs devant permettre d’aider à s’installer dans un nouveau milieu libre. Ce livre facile à lire, très intéressant par les questions soulevées, sans a priori idéologique est une des plus belles publications sur l’utopie vécue de ces dernières années. Vous trouverez sur le site que je mets à jour divers compléments sur toutes ces initiatives [6].