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Site internet de l’Association d’études fouriéristes et des Cahiers Charles Fourier

89-92
Quarante ans après : retour sur PETITFILS (Jean-Christian), La Vie quotidienne des communautés utopistes du XIXe siècle, Paris, Hachette, 1972
Article mis en ligne le 8 mars 2012

par Guillaume, Chantal

Ce livre nous a intéressé parce qu’il traite des utopies en actes, des utopies appliquées, il est un voyage au centre des expérimentations du XIXe siècle. Jean-Christian Petitfils dit avoir dénombré 137 communautés de 1825 à 1914, surtout installées dans les continents de l’imaginaire, l’Amérique du Nord et l’Amérique du Sud. Fonder une autre communauté de vie, de travail présuppose de s’établir sur une terre de pionniers pour conduire une aventure en rupture. L’auteur distingue trois types de colonies : celles qu’il dénomme communistes et socialistes (Robert Owen et Etienne Cabet), les communautés fouriéristes et enfin les communautés anarchistes dont le modèle est la Cécilia au Brésil. L’auteur précise que c’est entre 1841 et 1845 que se créent le plus grand nombre de communautés, et quelques expériences qui ont duré : Le North American Phalanx de 1843 à 1856, Hopedale dans le Massachussets dura 17 ou 18 ans mais était fondée sur des bases religieuses. Citons aussi Brook Farm qui tient plus de la secte religieuse (transcendantalisme) que de l’expérience sociétaire, Oneida dans l’État de New-York de 1848 à 1880. La plupart des expériences n’excédèrent pas quelques mois. Elles n’atteignirent jamais le nombre d’individus préconisé par Fourier (1620). Il apparaît difficile de réconcilier l’imaginaire et le concret, la voie expérimentale est semée d’embûches, elle n’est jamais application de la révolution souhaitée des mœurs. La liberté en amour réalisée (la Cécilia et Oneida) ne convainc guère. À partir d’une documentation historique abondante, Jean-Christian Petitfils dresse un tableau critique voire négatif de la vie quotidienne de ces communautés.

Les communautés icariennes connaissent des scissions et des conflits internes insurmontables. Cabet lui même dirige ses ouailles comme un maître de pensionnat. Il met en place un système bureaucratique et centralisé, faisant preuve d’un paternalisme autoritaire outrancier. On serait tenté d’affirmer que cette dérive autoritaire était inscrite dans la théorie. À l’opposé La Cecilia en instituant une communauté sans chef et sans contrainte, génère en son sein grogne, rivalités et conflits. Quant aux expériences fouriéristes elles se caractérisent selon l’auteur par une organisation du travail défaillante du fait même de l’application des principes fouriéristes. L’organisation en séries rarement appliquée, la passion papillonne au travail créent des paresseux, des parasites, des « non productifs ». Le tableau est délibérément polémique, on pourrait dire exagéré, l’auteur remarque d’ailleurs que les expérimentateurs de ces communautés se lancent après un échec dans une nouvelle aventure de ce type ! Arthur Young, Arthur de Bonnard, c’est vrai, répétèrent leurs expériences au risque même de se ruiner pour le premier. Comme si la vie sociale « normale » devenait impossible pour ces pionniers d’une autre façon de faire société.

Pourquoi ces expériences sociétaires échouent-elles, pourquoi périssent-elles très vite, trop vite ? Ces questions sont posées par les sceptiques voire les opposants à ces propositions jugées utopistes mais les partisans aussi veulent comprendre les causes des échecs. Questions et réponses qui ont leur pertinence car ces expérimentations ont vocation à être des tests en modèle réduit d’une théorie socialiste, sociétaire prétendument fondée et vraie. L’application réussie aurait pour finalité de valider la vérité d’un modèle théorique. Les échecs tendraient à démontrer que la « réforme par le bas » n’a pas de réalité, pas d’avenir. Ni réforme, ni révolution, l’expérimentation devrait pour être crédible s’auto-valider, s’auto-instituer comme solution possible et viable aux méfaits de la société injuste. L’auteur note d’ailleurs sans en tirer toutes les conclusions qui s’imposeraient que la multiplication des expériences au milieu du XIXe siècle s’explique par la grande misère des travailleurs prêts à tout tenter pour sortir de cette situation. Quand le système industriel montre ses tares, il devient envisageable de tenter l’impossible. De même, il nous semble que les limites et les impasses de la mondialisation économique pourraient fonder d’autres aventures sociales. Yona Friedmann dans son étude sur les communautés utopistes les définissait comme des médications aux maux de la société. La crise écologique actuelle invite à instituer d’autres réseaux de production et de consommation qui reposerait sur cette hypothèse que producteurs et consommateurs peuvent faire alliance pour sortir d’une logique économique opposée à des valeurs à défendre. Les projets utopistes même transformés en rêves éveillés deviennent des moyens efficaces pour combattre l’injustice, l’aliénation. Comme le note Michel Lallement dans son ouvrage sur Godin et le familistère de Guise l’utopie est un discours à vertu performative, c’est une langue qui sert à agencer autrement la vie des hommes et des femmes.

Il est vrai que certaines expériences furent des désastres financiers et humains ; pour Réunion au Texas, Jean-Baptiste Godin sacrifia lui-même une grosse somme d’argent. Chercher les causes des dissolutions de ces communautés, c’est n’être pas condamné à répéter les écueils, les errements de ces tentatives.

Les causes externes des échecs exposées par Petitfils sont les plus faciles à intégrer : causes naturelles (maladies, incendies, mauvaise qualité de la terre), causes politiques (révolution, violences, brigandage) et enfin, une cause extérieure troublante, l’hostilité des habitants, les rumeurs calomnieuses qui détruisent la crédibilité de l’expérience. L’auteur cite l’exemple de la communauté anarchiste d’Aiglemont dans les Ardennes au début du XIXe siècle. Les causes internes sont plus inquiétantes car elles remettent en question les fondements et principes de l’association, les fragilisent. Ainsi l’administration démocratique de ces communautés produit de l’inefficacité, de l’inertie. Règlements nombreux, complexité des circuits de décision rendent l’autorité impuissante et, plus gravement, centralisation ou décentralisation aboutissent au même résultat. J.‑C. Petitfils prétend que ce fut le cas des communautés icariennes. Ce constat demanderait à être approfondi et manque d’assise analytique. Cette critique n’est pas rédhibitoire car l’autogestion et la démocratie sociale ont aussi fait leurs preuves dans certaines entreprises coopératives.

Mais plus fondamentalement, il montre que les conflits de pouvoir, les rivalités menacent l’équilibre sociétaire. L’auteur n’intègre pas les analyses de Fourier qui ne sont peut-être pas vraies au sens épistémologique du terme mais qui ne nient pas les passions humaines, les rapports d’intrigue et les discords. Et même plus, c’est en laissant s’exprimer la passion cabaliste, d’intrigue, d’émulation et de concurrence alliée à la composite, plaisir des sens, et la papillonne que disparaissent les conflits. La participation à différentes séries dans la communauté phalanstérienne stimule les contrastes, les ressorts d’émulation pour accroître l’ardeur au travail et la « productivité ». Les discordes en ce sens opposent autant qu’elles rassemblent dans une série donnée. Pour Fourier l’esprit corporatif simple reproduit les tares de la famille, le repli sur soi, l’égoïsme vicieux, au contraire l’esprit corporatif composé invite à participer à un grand nombre de travaux, de corporations qui sont autant d’occasion de se dépouiller de sa cupidité, de l’esprit d’usurpation et de privilégier ce que Fourier nomme l’égoïsme collectif. Le Nous dans l’essor composé identifie le bien de l’individu avec celui de la collectivité. Petitfils a tendance à essentialiser l’égoïsme ou l’intérêt privé qui s’opposerait toujours à l’intérêt général. Il est vrai qu’il y aurait une certaine naïveté à penser que l’associationnisme garantit la priorité donnée à l’intérêt commun. L’association implique une prise en compte des contrastes d’intérêts. Ces expérimentations ont-elles exploré tous les possibles en matière d’organisation ?

Il serait d’ailleurs intéressant d’intégrer dans nos analyses les travaux des sociologues anti-utilitaristes qui questionnent les buts complexes de l’action en récusant les théories qui font de l’intérêt privé le but naturel et exclusif de toute action. Ils montrent que les pratiques du don et contre-don satisfont simultanément l’intérêt et l’échange, la réciprocité bien comprise. Dans des situations mixtes, on peut concevoir que la générosité, le don rapportent autant que le seul intérêt privé. Alain Caillé dans sa théorie anti-utilitariste de l’action montre qu’un enchevêtrement de mobiles contraires définit l’action : amour de soi et altruisme, intérêt particulier et générosité. Ce qui nous fait retrouver la pensée de Fourier et sa capacité à penser en mode composé, et non pas en mode simple, qui annulerait l’égoïsme commun. La greffe des passions peut instituer l’harmonie des contraires.

Petitfils insiste sur le manque de fraternité sociale, de solidarité, obstacle à la réussite de ces expérimentations associatives. Il ne livre pas les clés d’une analyse psycho-sociologique pour comprendre cet état de fait. Il note trop rapidement que le maintien de la propriété privée dans ces expériences constitue une barrière supplémentaire à la réalisation de l’harmonie communautaire. Ce qui maintient la solidité du communautaire ne peut être réduit à la collectivisation des biens. Les communautés religieuses ont ainsi démontré, selon Jean-Christian Petitfils leur capacité à maintenir l’harmonie et la cohésion. Ce qui tendrait à prouver que ce qui fait lien dépasse l’intérêt matériel.

La réussite de l’association n’est pas donnée spontanément, elle exige au contraire une culture préparatoire, une réforme dans les conduites et même comme une espèce de métaphysique des buts. Petitfils concède que les expériences communautaires du XIXe sont des solutions de survie dans des contrées lointaines, sur des terres hostiles, faisant rêver des hommes et des femmes peu préparés, peu instruits. Robert Owen après l’échec de New Harmony fit aussi ce même constat en regrettant aussi le manque de sélection, de cooptation des candidats. Petitfils ajoute que souvent dans ce rêve communautaire, les femmes subissaient sans être partie prenante de l’expérience. Michel Lallement dans sa présentation du familistère de Guise montre lui aussi que les moins instruits et qualifiés, ouvriers et femmes, ne s’impliquèrent pas dans les réformes proposées par Godin pour promouvoir la démocratie industrielle. Ils ne participèrent pas aux groupes et unions de groupes fondés sur les affinités, les compétences communes, ayant pour finalité de leurs donner un pouvoir de décision effectif. Ils se défièrent de la volonté de Godin de les associer à la propriété collective de l’entreprise, soupçonnant le capitaine d’industrie d’intention peu louable.

Enfin Petitfils montre que la pluralité, la multiplicité des participants à ces communautés ne fut pas un facteur d’unitéisme mais au contraire de désagrégation sociale. Selon lui, les paresseux, les citadins ignorants des choses de la terre, les bavards et les idéologues contribuèrent peu à la réussite des entreprises communautaires. Ce qui est même le plus flagrant, c’est l’inadéquation entre le travail pour lequel un individu est requis et sa formation antérieure. À New Harmony, sur 800 ou 900 membres seulement 137 sont de réels travailleurs. On pourrait ajouter qu’à Cîteaux, on embauchait des paysans de la région pour un coût élevé pour nourrir les sociétaires peu enclins aux travaux agricoles. L’inefficacité, l’improductivité, l’absence d’esprit associationniste sont des obstacles à la réalisabilité des expériences communautaires. Il est légitime de penser que l’autosuffisance alimentaire exige une adaptation aux réalités du travail agricole. À Cîteaux, on a passé plus de temps à faire la fête qu’à travailler la terre. Aujourd’hui dans la pensée de la catastrophe écologique, l’agriculture constitue le vecteur essentiel de l’association. Lorsque Fourier pensait l’unité dans la multiplicité des êtres, des fonctions, il n’ignorait pas et même privilégiait l’agriculture.

Si l’utopie est une langue, il faut l’enrichir, la faire évoluer et l’adapter, si l’on pense qu’il demeure utile voire nécessaire d’agencer autrement la vie des femmes et des hommes.