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Site internet de l’Association d’études fouriéristes et des Cahiers Charles Fourier

79-88
Quelques expérimentations fouriéristes et libertaires latino-américaines
Article mis en ligne le 8 mars 2012

par Antony, Michel

Vous trouverez ci-dessous un exposé sans doute incomplet et modifiable des utopies fouriéristes et libertaires d’Amérique latine, qui font partie de mon chapitre VII. Essais utopiques libertaires de « petite » dimension (3 - Quelques essais communautaires par aires géographiques ou période historiques, f. - Quelques traces libertaires dans les expérimentations utopiques latino-américaines) [1]. J’attends vos critiques et enrichissements. Merci.

Dans ce vaste territoire dont le qualificatif « latinoamericano » est sans doute dû à la plume de l’utopiste chilien Francisco Bilbao Barquin (Iniciativa de América : idea de un Congreso Federal de las Repúblicas - 1856) [2], les idées et les expérimentations ou colonies sont multiples, mais la plupart semblent de nature religieuse ou sectaire. Ainsi dès l’origine de la colonisation européenne apparaissent des idées plus ou moins généreuses de regroupements communautaires, comme les « Hospitales » de Vasco de Quiroga (1471-1565) au Mexique (Michoacán - par exemple le « pueblo-hospital de Santa Fe de la Laguna ») ou les « Misiones de la Vera Paz » de Bartolomé de Las Casas (1484-1566), voire les « Reducciones » des Jésuites en Amérique du Sud (pour les Guaraní du Paraguay surtout - XVIIe-XVIIIe siècles). Le pire apparaît parfois dans les projets de « travaux forcés » d’un Joan Lluis Vives (1492-1540) exprimés dans son De subventione pauperum qui eut un certain écho en Amérique [3].

« Nuestra América », comme le rappellent bien des penseurs d’Amérique latine, est à la fois moyen de condamner par comparaison les mauvaises conditions de la vieille Europe, de réhabiliter l’utopie pour les conquérants européens, et de s’emparer d’autres sources pour de nouvelles utopies et expérimentation. Dès la Renaissance : « le sol de Notre Amérique [...] une terre qui débute comme utopie “pour d’autres”, et d’où surgit des utopies “pour nous-mêmes” [4] » écrit Arturo Andrés Roig. Dès le début du XVIe siècle, Amerigo Vespucci (Améric Vespuce 1454-1512), en s’adressant aux Médicis, fonde l’Amérique nouvelle comme terre quasiment libertaire, puisque pour lui les habitants de ce nouveau monde « n’ont ni roi ni seigneur, et n’obéissent à personne ; ils vivent en totale liberté ».

Les grands personnages de l’histoire latino-américaine vont accentuer ces traits. En fin du XVIIIe et au début du XIXe siècle, Simón Bolivar (Simón José Antonio de la Santísima Trinidad Bolivar y Palacios 1783-1830) serait lié au couple mixte Mariano Tristan y Moscoso (péruvien) et Thérèse Laisné (française) dont la fille Flora Tristan (1803-1844) va devenir célèbre dans le monde du socialisme utopique. Un autre de ses amis, le général brésilien José Ignacio Abreu y Lima (1794-1869) est aussi lié aux penseurs sociaux, dont il fut un des premiers analystes pour le continent américain (cf. notamment A Cartilha do Povo en 1849 et O Socialismo en 1855). Enfin le « maître » de Bolivar, Simón Rodriguez (1769-1853), semble lui aussi avoir été très au fait des premiers exposés socialistes : il aurait créé une des premières sociétés de secours mutuel en Équateur à Ibarra. Les liaisons sont donc multiples. Ce monde pensé de manière idyllique confirme ainsi les espoirs et incitent à les réaliser [5]. Les tentatives vont se multiplier. Pour le XIXe siècle, Pierre-Luc Abramson recense une douzaine de vraies communautés « sociales », dont la plus célèbre pour l’anarchisme est la Cecilia au Brésil (analysée de manière détaillée dans un autre chapitre). Les autres, hormis des liens avec le socialisme utopique, ont peu à voir avec l’utopie fouriériste, libertaire ou anarchiste.

Il est cependant possible de noter quelques traces fouriéristes ou libertaires dans les essais suivants, présentés de manière chronologique :

Les tentatives fouriéristes du coopérativiste lyonnais Michel-Marie Derrion (1803-1850) et de son compagnon, le docteur Benoît-Jules Mure (1809-1858) ne présentent pratiquement pas d’aspect libertaire. Les deux « phalanstères » établis dans la région de Santa Catarina dans le Brésil méridional dès 1841 (Falansterio de Oliveira, et Falansterio del Palmitar ou Unión Industrial del Sahy) ont une vie brève (environ 3 ans pour le premier, et environ 6 ans pour le second) et malgré quelques idéaux en faveur de la liberté et quelques rares velléités de démocratie directe, sont très éloignés des idéaux anarchistes. L’ouvrage de Louise Bachelet évoque les phalanstères brésiliens en 1842 [6].

Rien ne permet d’indiquer que les deux phalanstères au Mexique en 1850 sont marqués par l’idéologie libertaire : il s’agit de la Sociedad comunista menée par Juan de la Rosa Bravo dans l’État de Veracruz à Tesechoacán, et du Falansterio El Esfuerzo de José María Chavez à Aguascalientes. Le terme de phalanstère est cependant notable. Vers 1850 au Chili est cité l’existence d’un Falansterio à Chillán, petite cité du sud. En 1853, au Pérou, la Colonia Los Buenos Amigos est présentée par Charles Gide comme « socialiste ou anarchiste [7] », ce qui reste bien vague.

Entre 1855 et 1857, le futur géographe anarchiste Élisée Reclus (1830-1905) tente de réaliser une communauté agraire (fruits, café...) en Nouvelle Grenade (actuelle Colombie). Bien qu’il ait affirmé une éthique anarchiste dans un manuscrit de 1851, il n’est pas encore militant anarchiste. Son projet est donc un peu ambigu, mêlant pensée saint-simonienne [8], idées de colonisation de peuplement et intégration rêvée des autochtones. En 1857 le français et ancien « quarante-huitard » Alexis Peyret (1826-1902) lance la Colonia San José sur les terres du général De Urquiza (province Entre Rios, vers Montevideo et Buenos Aires, en Argentine). Elle aurait de légères caractéristiques proches du mutuellisme proudhonien lors de son lancement. Vers 1865 Plotino Rhodakanaty (né vers 1828), introducteur du fouriérisme et du proudhonisme au Mexique, fonde l’école de Chalco, la Escuela de la razón y del socialismo. C’est la première vraie communauté utopique explicitement libertaire (cf. mon analyse détaillée dans le chapitre sur les mouvements utopiques mexicains). En Argentine à Buenos Aires, quelques compagnons autour du belge Gérard Germbou tentent une colonie vers 1884-1885.

De 1886 à 1894, Albert Kimsey Owen (1848-1916 env.) fonde à Topolobampo dans le Sinaloa (Mexique) la « Métropole socialiste d’Occident » qu’il présente comme « une colonie modèle industrielle et agricole ». S’il a su attirer l’attention de l’historien anarchiste autrichien Max Nettlau qui est un des premiers à s’y intéresser, et s’il obtient l’appui des anarchistes francophones de La Révolte, sa communauté n’a en fait rien à voir avec l’anarchisme. C’est au contraire un mélange de saint-simonisme, de capitalisme, de colonisation de peuplement (près d’un millier de colons) avec quelques références socialistes. Owen ne dérange donc pas le capitalisme et l’autocratie mexicaine puisqu’en 1881 il obtient une concession de 99 ans pour établir ville et liaisons ferroviaires [9]. On peut cependant trouver dans ses projets une forme de néo-fouriérisme, notamment avec l’appui de la romancière Marie Howland (célèbre pour son roman Papa’s Own Girl de 1874). Marie est responsable des aspects éducatifs dans la communauté, mais les projets ne sont pas menés à terme. L’ouvrage d’Owen Integral Co-operation : Its Practical Application, de 1885, doit sans doute beaucoup à la romancière et donc à Fourier (travail attrayant, émancipation féminine...) [10]. Des proximités fortes sont notables entre l’essai d’Owen et de grandes œuvres libertaires, comme avec l’utopie morrisienne de News from Nowhere. Sa renommée doit être à l’époque suffisamment grande pour qu’Ebenezer Howard (1850-1928) critique l’expérimentation, la jugeant trop collectiviste, alors que son projet de cité-jardin mise autant sur collectivisme que sur individualisme [11]. De même l’œuvre utopique de l’anarchiste franco-argentin Pierre Quiroule (de son vrai nom Alexandre Falconnet) La ciudad anarquista americana de 1914 s’inspire largement des écrits d’Owen (qui n’a aucun lien avec le socialiste utopique britannique de même nom) [12].

Au Brésil, une première tentative communautaire purement anarchiste est fondée par des italiens dans l’État de São Paulo : la Comunità di Ceramisti [13]. Ouverte sur le voisinage, elle offre son savoir faire, sa culture, ses formations... et semble bien intégrée. En 1888, la Colonia Cecilia au Brésil est la plus célèbre manifestation utopique anarchiste, d’autant qu’une des cellules de cette communauté s’est appelée vers 1893 Anarchia. Elle est sans doute la plus connue et la plus analysée. Elle nécessite donc une étude spécifique (cf. chapitre ultérieur). Toujours dans les années 1880, une tentative de Communauté anarchiste est menée au Brésil, avec le belge Jules Moineau, qui impliqué pour terrorisme en 1892, devient connu avec sa belle défense au procès de Liège [14]. Encore au Brésil en 1888, la colonie Cosmos de Guararema (province de São Paulo, entre Mojidas Cruzes et Jacarei) fondée par l’italien Arturo Campagnoli ou Campagnolli (mort vers 1944 à São Paulo) dans une vieille fazenda, est nettement influencée par les libertaires [15]. Elle compte des anarchistes italiens principalement, mais également des russes, français et espagnols. Le frère d’Arturo, Luciano, clandestin, semble être passé dans cette communauté qui dure jusque dans les années 1930. Luciano est noté comme un des journalistes de Lucha obrera de São Paulo vers 1908. Arturo semble être un hôte irrégulier de Cosmos puisqu’on le retrouverait au Royaume Uni animant La Sciopero generale - La Grève générale (Londres, n° 1, 18 mars à n° 3, 2 juin 1902) dont les rédacteurs étaient Carlo Frigerio et Silvio Corio. Mais il revient toujours, et tient un rôle entre enseignant et guérisseur, notamment pour les voisins et les indigènes démunis qui entourent la colonie [16]. Entre 1928 et 1933 séjourne à Guararema la féministe anarchiste María Lacerda de Moura (1887-1945), ce qui tend à prouver que la communauté dure longtemps. Elle s’achèverait avec la dictature de Getúlio Vargas (Estado Novo 1937-1945). Pour rester au Brésil dans la même période (?), il faudrait noter l’existence d’autres tentatives peu identifiées comme celle de Santa Catarina (surtout menée par des Américains du Nord) [17].

Dans la Nueva Australia et dans son appendice, la Colonia Cosme, lancées par William Lane (1861-1917) au Paraguay dès 1893-1896, quelques participants issus du mouvement ouvrier australien ont été influencés par l’anarchisme. Quelques pratiques et propositions peuvent apparaître libertaires, mais l’autocratie de Lane et les conflits internes enlèvent toute substance anarchisante à ces expériences, pourtant souvent citées dans la presse anarchiste de l’époque, et même parfois soutenues. Il s’agirait plutôt d’une tentative coopérative. Au Paraguay en fin du XIXe siècle, le père anarchisant de Jorge Luis Borges, Jorge Guillermo Borges (1874-1938), et son ami plus ou moins libertaire Macedonio Fernandez (1874-1952) « auraient tenté de fonder une commune libertaire dans une île paraguayenne [18] ». Ils auraient l’appui de José Ingenieros (1877-1925) et de l’utopiste Julio Molina y Vedia (1874-1973).

En Argentine, une tentative du Grupo Colonizator Tierra y Libertad de Buenos Aires et de Rosario est connue en 1902. Le groupe aurait acquis 500 hectares pour une « colonie agro-industrielle ». Il fait suite à un essai infructueux vers Santa Fe (San Juan) de 1901. En Argentine, « au début du XXe siècle » (?), des « colonies » libertaires, souvent liées au mouvement anarchiste juif, apparaissent dans différentes régions : Mauricio dans la province de Buenos Aires, Narcisse Leven dans la Pampa, Moises-Ville à Entre-Rios et Charata dans le Chaco [19]. Ces colonies sont sans doute assez tardives et certaines ont une longue vie. La famille Kreichmar qui arrive en Argentine en 1909 depuis la Bessarabie, s’installe dans la Narcisse Leven connue pour sa bibliothèque ouverte en 1915 et pour ses livres souvent issus du Fonds éditorial Kropotkine de New York. La Charata ouvre également une bibliothèque en 1930 qui porte le nom de l’anarchiste déporté en 1910 Léon Jazanovich.

Au Chili la « Colonia comunista » surgit en 1903 dans les environs du Cerro San Cristóbal de la capitale Santiago (Calle Pío Nono) [20]. Elle compte plusieurs dizaines de membres, dont des noms célèbres de l’anarchisme chilien, souvent liés au mouvement ouvrier (Alejandro Escobar Carvallo ou Vicente Saavedra) et quelques étrangers dont les français Achille (Aquiles) Lemire, Francis (Francisco) Roberts et Alphonse (Alfonso) Renoir ou Renau. Des jeunes artistes s’y intègrent. La composition repose donc principalement sur « artisans, intellectuels et poètes [21] ». La vie communautaire, proche de la nature, souvent végétarienne, anti-alcool et anti-tabac, développe de multiples activités culturelles et édite La Protesta Humana dirigée par Escobar. Le journal paraît grâce à l’étonnant soutien de nombreuses personnes aisées qui n’ont rien à voir avec l’anarchisme. Le naturisme y est pratiqué, mais au sens de proximité avec la nature et avec une nourriture saine. La vie est austère mais non spartiate reconnaît à plus de 40 ans de distance Benito Rebolledo, un de ses membres [22]. Cette colonie chilienne, et celles qui suivent, auraient été assez libérées et post-fouriéristes sur le plan de l’amour libre à tous les sens du terme, d’après les souvenirs de l’écrivain Fernando Santivan [23]. Dans une grande maison (louée en commun) chacun dispose d’un lieu personnel pour vivre à sa guise, à côté de pièces collectives, notamment pour la cuisine. Les familles sont nombreuses et donc assez indépendantes. L’unité est surtout morale et idéologique, beaucoup des membres étant animés d’un amour quasi mystique de l’humanité, ironise Rebolledo. En 1905 au Chili, une Colonie communiste anarchiste et naturiste tente sa chance vers San Felipe ; on ignore sa composition et elle n’est pas citée par Sergio Grez Toso ; est-ce la même que la précédente ?

Toujours au Chili, depuis 1903 jusqu’en 1908, on estime à 25 le nombre de « colonies tolstoïennes » [24]. En 1905 existe la « Colonia tolstoyana - Colonie tolstoïenne » autour de San Bernardo, grâce à l’aide du maire (alcade). Elle est peu ouverte sur l’extérieur, malgré les efforts du « tolstoïen » Fernando Santivan - pseudonyme de Fernando Sandibanez Puga (1886-1973) [25]. Elle ne regrouperait que des écrivains (comme Augusto d’Halmar 1882-1950) des artistes (comme le peintre Julio Ortiz de Zarate 1885-1943) et bohèmes, rapidement assez éloignés de l’enseignement de l’anarchiste chrétien russe. Il semble cependant que quelques membres font réellement vœux d’ascétisme, voire de chasteté, comme Mario Latorre. Elle accueille quelques anciens prestigieux de la Colonia comunista (Escobar, Lemire) et héberge quelques artistes connus [26]. Le traducteur de Marx et de Kropotkine Godoy Perez semble y avoir également séjourné [27]. Selon certains auteurs, il s’agit en fait de la poursuite de cette première colonie [28]. La communauté tente une vie organisationnelle libertaire, avec rotation des tâches et des responsabilités (« administración rotativa de la sociedad »). Son économie permettrait de « développer une forme d’autogestion » et de communisme libertaire pour production et consommation. La colonie tolstoïenne du Chili se poursuivrait, d’après Sergio Pereira, sous la forme d’une communauté urbaine connue sous le nom de « Los Diez » [29] ? La participation de l’ancien maire Manuel Magallanes Moure de San Bernardo semble acquise, puisque visiblement c’est sa maison qui abrite la communauté. L’intellectuel Augusto Goeminne Thomson, plus connu sous le pseudonyme (tiré d’Ibsen) Augusto d’Halmar, apparaît central. Une vision artistique et d’amour mystique semble dominer le groupe, accompagnée de quelques rituels pseudo-religieux. D’Halmar appelle d’ailleurs ses amis des « frères ».

Dès les premières années du XXe siècle, le Brésil voit surgir la Colonia d’Erebango (État de Rio Grande do Sul). Elle semble surtout animée par des Ukrainiens. En contact avec des russes, ils diffusent de nombreux textes anarchistes, dont ceux de Makhno ce qui tendrait à prouver que la colonie se poursuit dans les années 1920. Elle développe de multiples initiatives associatives, souvent russo-ukrainiennes : fédération, syndicats, associations, et touche de multiples localités : « Floresta, Erexim, Guarani, Campinas et Santo Ângelo ». Le Chili s’illustre encore par une Colonia libertaria - colonie libertaire organisée par de jeunes militants dans la région de La Frontera, vraisemblablement dans la même période, autour de 1905. Qualifiée de « marginale » [30] elle a sans doute eu peu d’impact.

Au Brésil, en 1908, la colonie de Visconde de Mauá, dite Núcleo de Mauá (Serra de Mantiqueira, État de São Paulo) regroupe des Suisses, Allemands, Autrichiens, Portugais et Espagnols... Certains d’entre eux semblent liés à l’anarchisme insurrectionnel comme les suisses Kister Adolpho et Richter, inquiétés lors d’une révolte en 1909 [31]. Elle se prolonge peut être jusqu’en 1916 [32]. Au Brésil toujours, vers 1910, l’anarchiste français Paul Marcel Berthelot (1881-1910) tenterait la création d’une communauté libertaire dans la région amazonienne. Il est surtout connu pour son engagement espérantiste, et a contribué à la rédaction d’un dictionnaire français espérantiste en 1907. Son œuvre de 1912 L’Évangile des heures publié aux Temps Nouveaux (organe anarchiste), serait de tonalité utopique [33].

À Cuba vers 1910 (?), des libertaires, influencés autant par les idées de Reclus et de Kropotkine que par celles d’Owen, achètent un terrain de plus de 100 hectares vers Guantánamo. L’animateur principal est l’anarchiste Campos. La Colonie de Monte Rus devient une sorte d’expérimentation sociale, à portée utopique, car elle vise à devenir un exemple à suivre pour propager la révolution. D’après l’anarchiste allemand Augustin Souchy (1892-1984) qui l’a visitée, elle serait encore en activité en 1948, en liens avec le MLC - Mouvement Libertaire Cubain (2e Congrès du 1er au 23 février 1948). Mais les départs et la distribution individuelle des terres la vide de son contenu initial.

En Argentine, après 1912 (date de l’arrivée de l’anarchiste juif ukrainien Higinio Chalcoff qui en est un des fondateurs) s’établit une « colonie communautaire » sur Paranecito (île du Paraña). Il semble qu’elle dure en fait de 1926 à 1948 [34]. Elle est liée à l’ARJ - Asociación Racionalista Judía [35]. Sur une dizaine d’hectares, une douzaine de militants montent une coopérative agraire : jardin, vergers, peupleraie. Les revenus proviennent de la vente de quelques productions sur les marchés de Buenos Aires (cornichons...) et du travail en ville que conservent certains associés. Pendant la dictature d’Uruburu dans les années 1930, l’île servit aussi de refuge. En 1913, une colonie anarcho-communiste près du fleuve Paraguay échoue très rapidement.

Au Costa Rica est fondée en 1920 une étonnante « colonie individualiste » dans une zone superbe mais hostile au pied de la montagne Cangreja, sur la route entre Santiago de Puriscal et la côte (Parrita) : la communauté de Mastatal, dont le nom provient d’un arbre à latex. Nous avons désormais la chance de disposer d’un superbe ouvrage de Malcolm Menzies qui lui est consacré [36]. Parmi ses fondateurs on trouve surtout l’étonnant français réfractaire Charles Simoneau (né en 1883), qui se fait appeler le plus souvent Pedro Prat ou Pratt. Il est accompagné de Renée Baillard dite Luisa Prat avec qui il s’est lié dans son exil américain après 1915. Très vite cependant la colonie initiale laisse la place à un regroupement de fincas (propriétés agricoles) autonomes, dirigées par de farouches individualistes qui tous préfèrent l’isolement, mais qui affirment pourtant pratiquer l’appui mutuel. La majorité de ceux qui y séjournent souvent pour de courtes périodes sont européens, et notamment français comme Charles et Louise. L’anarchiste Jacques Dubois, son ami Clarin et leurs deux compagnes, y séjournent quatorze mois vers 1923. René Fontanieu n’y fait qu’une courte halte, avant d’aller rendre service à la prestigieuse communauté américaine du lac Mohegan. L’individualiste, oculiste et journaliste Raoul Léon Alphonse Odin (né en 1874) arrive en 1926-1927 après avoir décrit son voyage dans Le Semeur, journal individualiste français. Il est intéressant de noter que la communauté est soutenue un temps par Miguel Palomares (liée à la belge Léontine Van Drieu) qui publie un El sembrado - Le Semeur (du Costa Rica) de 1925 à 1929. Odin entraîne d’autres individualistes de la même eau, Marius Theureau et sa compagne, et l’écrivain Georges Vidal (né en 1903). L’illégaliste évadé de Guyane Louis Armand Rodriguez (1878-1969, utilisant au Costa Rica le pseudonyme de Leduc) fait la promotion de Mastatal dès 1932, après en avoir discuté avec E. Armand (Ernest-Lucien Juin 1872-1962), d’où l’idée de « colonie l’en dehors » (L’En-dehors et un journal individualiste libertaire et une maison d’édition). Il arrive à convaincre l’italo-suisse René Baccaglio (né en 1907). Le russe tolstoïen Nicolaï Scheierman (né en 1869) rêve de construire à Mastatal comme dans ses essais antérieurs une « Famille Humaine [37] » ; il y séjourne 2 ans vers 1935-1936. Le secteur de Mastatal est donc surtout un lieu de passages, de fixations éphémères, souvent très éphémères. Peut-être une cinquantaine de personnes sont concernées [38]. Mais Mastatal reste en contact avec l’anarchisme international, notamment avec E. Armand, qui en parle parfois dans ses périodiques. Mais ils n’ont guère de contacts autochtones, sauf avec l’intellectuel et pharmacien Elias Jimenez Rojas (1885-1945) qui apparaît comme philo-anarchiste, et avec quelques métis ou amérindiens du voisinage. Jamais apparemment ils ne se mêlèrent aux combats des libertaires ou autres socialistes du Costa Rica. D’autre part, ce qui est terrible pour des libertaires, c’est qu’ils manifestent parfois condescendance et racisme indirect vis-à-vis des indigènes ou des métis. Le nom de Granja Far Away ou Far Away Farm qui est parfois présentée comme une colonie « individualiste-associationniste », est en fait le nom que Charles et Louise donnent à leur propre finca lorsqu’ils reviennent à Mastatal en 1926. La communauté - si on peut appeler ainsi une juxtaposition de fincas peu liées entre elles - semble vivoter jusque dans les années 1940. Un des actes ultimes est la vente de Far Away Farm par les Prat en 1948.

La Gloria Community de Cuba semble également liée à l’anarchisme individualiste en 1924. Plus tardivement (années 1920 ?), en Argentine, une « colonie agraire » dans le Gran Chaco est parfois signalée. À Saint Domingue vers 1929, après un passage par Haïti, se fixe le docteur anarchiste allemand Heinrich Goldberg (Cf. son pseudonyme Filareto Kavernido 1880-1933). Il s’installe à Arroyo Frio, près de Moca, et tente de poursuivre les expériences communautaires, d’amour libre (entre Fourier, Stirner, Nietzsche et E. Armand) et de pratiques autogestionnaires, qu’il avait déjà effectuées en Allemagne et en France (Alpes et Corse). Il dérange visiblement et est assassiné par des pistoleros le 16 mai 1933. On connaît ses périples par les articles qu’il envoie en France à l’En-dehors. Au Brésil vers 1932 existe la Colonia Varpa (ou Vapa ?), communiste-anarchiste, fixée à Assis dans l’État de São Paulo et dont les animateurs sont surtout des anarchistes immigrés d’origine balte (sans doute des Lettons). En Uruguay dans les années 1930-1940 existent des communautés plus ou moins coopératives. À Carmelo, la Cooperativa Agrícola Industrial est fondée autour d’une boulangerie (appelée Esfuerzo) par des JJLL (Jeunesses libertaires) comme Luis Alberto Gallegos dit Beto (né en 1921), et quelques militants plus anciens comme Lopez Lombardero dit Lomba. Un petit terrain est ensemencé d’avoine et s’y trouvent quelques animaux [39].

Dans le Brésil de la dictature de Getúlio Vargas, en fin des années 1930, des anarchistes quittent São Paulo pour fonder Nossa Chácara dans la cité d’Itaim. Le terme Chácara proviendrait du quichua « chacra » et désigne une petite exploitation rurale, ou une propriété urbaine dédiée surtout à l’élevage et la culture. Des militants célèbres comme Germinal Leuenroth (le fils d’Edgar) ou Virgilio Dall’Oca y participent. Le 9 novembre 1939 la Sociedade Naturista Amigos di Nosso Chácara est enregistrée officiellement. Cette communauté s’ouvre sur l’extérieur et abrite réunions clandestines et congrès du mouvement libertaire. Aída D’Albenzio et Nair Lazarine-Dall’Oca semblent être localement les chevilles ouvrières de la chácara [40]. Après la dictature militaire, la Société décide de vendre la propriété d’Itaim en avril 1964, et de s’installer dans une petite entreprise à Mogi das Cruzes. En Argentine, la coopérative libertaire Lanera regroupe des travailleurs du textile (laine) dans les années 1960. Travail en commun et partage des produits sont la règle dans ce milieu lié à l’anarchisme argentin. En Uruguay puis en Suède, la Comunidad del Sur est sans doute la plus importante expérience libertaire latino-américaine depuis la Cecilia, ce qui nécessite un chapitre à part. Toujours en Uruguay, les coopératives ont parfois des tonalités libertaires, comme celles regroupées dans la FUCVAM (Federación Uruguaya de Cooperativas de Vivienda por Ayuda Mutua). Cette fédération porte un nom fort kropotkinien. À la fin des années 1960, au Brésil, les compagnons anarchistes de A nossa chácara de São Paulo ont établi une communauté agraire. Par contre les militants du CIRA - Section du Brésil (à Rio), autour de l’italien Pietro Ferrua, n’ont fait qu’acheter du terrain qui aurait dû servir à un établissement agraire autogéré, mais la dictature empêche toute les réalisations, emprisonne et détruit les initiatives en 1969 et pousse Ferrua vers un autre exil aux États-Unis [41].