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Site internet de l’Association d’études fouriéristes et des Cahiers Charles Fourier

67-78
L’utopie théosophique
Autour des socialistes des débuts de la Société théosophique en France
Article mis en ligne le 5 octobre 2016
dernière modification le 13 octobre 2016

par Andro, Denis

Quand la Société théosophique, fondée en 1875 à New-York, s’implante en France, elle s’appuie, comme l’ont montré les historiens du mouvement occultiste, sur plusieurs réseaux (dont le spiritisme). Elle attire aussi certains néo-fouriéristes et socialistes. On interrogera cette dernière connexion, en tâchant de la réinscrire dans l’histoire du socialisme français autour de La Revue socialiste qui ouvre en 1885 ses colonnes à ce courant par l’un de ses collaborateurs, Louis Dramard.

De la Société théosophique d’Orient et d’Occident (1883-1885) à la branche Isis (1887-1888), et de l’Hermès (1888-1890) au Lotus (1890-1895), les débuts de la Société Théosophique en France sont connus par les études de Charles Blech [1], Joscelyn Godwin [2], et Marie-José Delalande [3]. Les fondateurs du mouvement, en 1875, aux États-Unis : Helena Blavatsky (1831-1891), Henry Steel Olcott (1832-1907) et William Quan Judge (1851-1896), venus à Paris en 1884 d’Inde ou d’Angleterre, y interviennent directement ou par voie épistolaire. Comme le souligne M.-J. Delalande, cette histoire présente aussi des filiations (et évidemment des ruptures) avec le courant spirite kardéciste par La Revue spirite, ou avec l’intérêt pour le bouddhisme qui apparaît, comme celui-ci, dans des milieux libres penseurs ; elle croise également – de façon plus concurrente, voire conflictuelle –, le courant d’ésotérisme chrétien qui se redéfinit à la même époque en puisant son inspiration dans l’illuminisme. Avec d’autres références occultisantes, la théosophie inspire enfin la création dans une période de redéfinition des codes esthétiques dans le champ d’influence du Symbolisme. C’est donc un véritable carrefour.

Je propose ici un éclairage indirect sur l’un des aspects de cette alchimie : une frange du socialisme français des années 1880. Plusieurs de ses représentants s’engagent dans la Société Théosophique, où ils vont jouer un rôle de premier plan : la première réunion de la branche Isis (qui sera seule reconnue par les dirigeants [4]), en juillet 1887, se tient dans le local de La Revue socialiste [5] ; elle est présidée par Louis Dramard (1848-1888), collaborateur de la revue de Benoît Malon (1841-1893) ; ce dernier, l’un des premiers ouvriers parisiens de l’Internationale puis journaliste depuis l’Empire, ne devient pas lui-même théosophe mais contribue à la diffusion de la nouvelle doctrine ; il a été élu durant la Commune ; un autre ancien élu de la Commune, Arthur Arnould (1833-1895), rejoint la théosophie, dirige en 1890 le Lotus bleu – le nouvel organe théosophique en France [6] –, et préside l’Hermès puis la loge Ananta. D’autres théosophes français encore, dans les débuts, viennent du mouvement social : Eugène Nus (1816-1894), qui avait été actif dans l’École sociétaire, René Caillé (1831-1896), issu du spiritualisme socialisant et libre penseur, ou Camille Lemaître (? -1894), collaboratrice de La Revue socialiste, et dont le conjoint est actif dans la libre pensée.

1884 : le rapprochement entre socialistes et théosophes

Pourquoi cet intérêt et cet engagement chez ces hommes et ces femmes à cette époque ? Les historiens de la Société théosophique évoquent, mais sans s’y attarder, quelques éléments de leur passé socialiste ; il peut être intéressant de poursuivre une investigation dans cette direction : comment cet engagement théosophique s’inscrit-il dans la chronologie du socialisme en France ? De leur côté, les historiens du mouvement ouvrier relèvent bien ce passage à la théosophie, mais en laissant entendre que ces hommes quittent alors l’horizon du socialisme : tel est le cas des notices consacrées à Arnould dans le Maitron [7] ou le Dictionnaire de la Commune de Bernard Noël [8]. Mais s’il y a rupture, des éléments de continuité apparaissent assez nettement dans les références du Lotus et du Lotus bleu, par leurs préoccupations et leur idéal, pour mériter d’être relevés.

Comment, ainsi, Arnould et Dramard se rapprochent-ils de la théosophie ? Si l’on en croit Gérard Encausse (1865-1916) – du reste exclu en 1890 – il est sollicité, en 1888, par un homme qui, « ardent matérialiste, sentait ses idées se transformer depuis quelque temps sous l’influence de phénomènes étranges. Il désirait étudier l’occultisme. Je mis mon faible acquis à la disposition du nouveau venu, dont l’amitié avec notre maître Eugène Nus facilita singulièrement les progrès, et, en moins d’une année, Arthur Arnould (c’était le nom du néophyte) était déjà fort avancé dans les études ésotériques [9] ». Sa rencontre avec la théosophie interviendrait en fait en 1884, lors de la venue d’Helena Blavatsky chez Lady Caithness [10] ; cependant Encausse donne des indications sur une quête d’Arnould vers l’occultisme – peut-être en lien avec la mort de sa femme en 1886 [11]. Matérialisme et spiritualisme apparaissent moins étanches, dans l’esprit de certains hommes de cette époque, qu’on ne peut le penser. Il a été proche d’Eugène Nus ; l’ancien directeur, en 1872, du Bulletin du mouvement social, intéressé par le spiritisme et l’ésotérisme, participe à l’Isis [12]. Les idées théosophiques essaiment dans un milieu d’écrivains et de publicistes, souvent anciens opposants à l’Empire et parfois socialisants, qui fréquentent des salons comme ceux de Lady Caithness ou de Juliette Adam [13]. S’y croisent hommes de lettres opposants, artistes, et parfois spirites et magnétiseurs. Quant à Dramard, le traité panthéiste de Poe Eurêka, après Zanoni de Bulwer Lytton, lui suggère pour La Revue socialiste une étude de « la cosmogonie dans le but de rattacher scientifiquement aux lois cosmiques primordiales l’idée de solidarité universelle et de progrès pour l’union de plus en plus large avec l’univers, comme base de la morale humaine [14] ». Malon – qui fréquente le salon de Lady Caithness – fait part à Dramard de l’existence de la Société Théosophique [15]. La logique du rapprochement apparaît ici distincte : la préoccupation paraît d’ordre philosophique ou, mieux, moral. Il convient de souligner cet aspect : Malon rédige en 1885 pour La Revue socialiste « la Morale sociale », étude sur les religions et les philosophies – antiques et orientales notamment [16]. Il fait allusion à la théosophie et à ses discussions avec un théosophe indien de passage à Paris [17].

Les idées du mouvement théosophique se diffusent bien, chez les socialistes, à travers la revue de Malon : dès la seconde livraison figurent des références à l’ésotérisme – les ouvrages de Saint-Yves d’Alveydre (1842-1909) sont mentionnés [18] ; en juin, Dramard publie « l’occultisme à Paris », où il indique l’existence « depuis quelque temps à Paris d’une branche de la société théosophique d’Orient et d’Occident » et introduit, pour annoncer une future étude dans ces colonnes, l’idée d’« un rapprochement entre les aspirations des masses européennes et celles d’une race d’élite, vivant à l’autre bout du monde » [19]. En août et septembre il donne en effet un long exposé sur « la doctrine ésotérique [20] ». Au même moment La Revue moderne publie son exposé des idées théosophiques [21]. De toute évidence, il fait œuvre de propagande pour cette nouvelle doctrine. Elle amène des sympathies, ainsi à travers un groupe de libre-penseurs de l’Yonne où Jules Lemaître est actif [22]. Sa femme Camille, qui dans La Revue socialiste dénonce l’exploitation des orphelines dans les ouvroirs tenus par les religieuses, ces « gardes-chiourme en cornette », « anthropophages » [23], est alors la destinataire de lettres de Dramard [24].

Sociabilités littéraires, préoccupations morales ou philosophiques de certains socialistes, occultisme s’entremêlent alors étroitement, même si Dramard entendra avoir contribué avec l’Isis à une nouvelle « théosophie française, son émancipation des coteries, des salons et des boudoirs, et son évolution à travers les masses profondes du peuple émancipateur par excellence [25] ».

Arrêtons-nous sur l’aspect philosophique. Il est l’indice d’une préoccupation forte du courant socialiste qu’incarne Malon, distincte de la morale républicaine favorable aux nantis, mais également d’autres courants socialistes. Il convient de la réinscrire dans l’histoire du mouvement ouvrier et de ses tendances. Dans l’hommage qu’il rend à son ami, Malon précise l’esprit dans lequel est fondée La Revue socialiste en 1880 : « Nous nous dîmes dès lors que le socialisme renaissant ne devait pas, par une réaction exagérée contre l’ancien socialisme utopique, se limiter aux questions purement économiques et qu’il devait se préoccuper de toutes les grandes questions philosophiques, politiques et sociales du temps présent [26]. » Une même ligne politique ou, plutôt, philosophique ou même métaphysique, est évoquée par Dramard en mars 1887 dans Le Lotus  : avec Lassalle, Marx, Engels, « on oublia les grandes lois d’ordre général, précédemment formulées par les Fourier, les Cabet, les Saint-Simon [27] ». Contribuer à des études socialistes, donc, mais dans un horizon qui ne rompt pas entièrement avec l’utopie. Pourquoi cette référence ?

La première moitié des années 1880 est une période de reconstruction du socialisme en France après la dispersion à travers l’Europe des militants qui ont pu échapper à la répression du mouvement communaliste, avec leur retour après l’amnistie : Malon a vécu en Suisse et en Italie, Arnould également, son ami de jeunesse Jules Vallès (1832-1885) en Angleterre, etc [28]. Arnould et Malon – de même que Vallès ou Gustave Courbet (1819-1877) – ont fait partie durant la Commune de la « minorité » opposée au centralisme du Comité de salut public instauré à l’imitation de la Révolution jacobine. Cette sensibilité fédéraliste, proudhonienne, a rapproché certains de la Fédération jurassienne ; Arnould est devenu un proche de Bakounine (1814-1876) – il sera l’un de ses exécuteurs testamentaires [29]. Dans les années 1870 il reste engagé dans le mouvement révolutionnaire, écrit une Histoire populaire et parlementaire de la Commune de Paris [30] et L’État et la Révolution [31]. Revenu d’exil, il adhère à l’Alliance socialiste républicaine, regroupant socialistes et radicaux d’extrême-gauche, qui disparaît en 1882. Il se consacre alors – comme d’autres fédérés, tel Félix Pyat (1810-1889), ou le socialiste libertaire Jules Lermina (1881-1915), lui aussi engagé dans la théosophie – à la littérature populaire. En 1882 a lieu le Congrès de Saint-Étienne où intervient la scission entre le courant de Jules Guesde (1845-1922) et celui de Paul Brousse (1844-1912), le possibilisme. Malon y figure parmi les partisans de ce dernier, comme Jean Baptiste Clément (1836-1903), Jules Joffrin (1846-1890) ou Jean Allemane (1843-1935) ; Dramard y est délégué du Cercle d’études d’Alger [32]. Mais Malon avait été auparavant proche de Jules Guesde après s’être séparé en 1876 de la Fédération jurassienne [33]. Il reprend à nouveau son indépendance, cette fois-ci vis à vis de Brousse, en 1883.

C’est donc durant cette séquence particulière (scission du mouvement ouvrier et prise d’indépendance de Malon) qu’intervient, en 1884, la rencontre avec les théosophes. En 1885 est relancée La Revue socialiste ; Dramard avait une activité politique à Alger, qui l’a conduit à porter la voix des « indigènes » au Congrès de 1882 [34]. Entre les deux grandes tendances du socialisme français, que Malon connaît pour y avoir participé, il cherche à offrir un espace (un « foyer où convergeront toutes les idées de réforme et de transformation sociale » [35]) ouvert aux différents courants ; progressivement, La Revue socialiste deviendra l’expression du socialisme indépendant. Plus que dans une période d’abandon de la politique – ce qui est peut-être vrai pour Arnould –, la rencontre avec la théosophie se fait dans un mouvement d’ouverture de ce courant socialiste à des aspects philosophiques et moraux et qui, contrairement au guesdisme, ne coupe pas le fil d’Ariane reliant les utopismes au mouvement ouvrier. C’est sans doute ainsi que l’on peut interpréter la référence que fait Dramard aux « grandes lois d’ordre général » des utopistes. Parmi ces références compte notamment celle de Fourier. La Revue socialiste publie ainsi une lettre de Godin, collaborateur de la revue [36] ; l’hommage de Malon à Dramard est du reste imprimé à Guise ; certaines contributions cherchent à articuler socialisme et utopisme [37]. Ne forçons pas le trait : la théosophie ne représente pas le passage de la Civilisation à l’Harmonie – mais elle apparaît certainement, au moins aux yeux de Dramard, comme offrant une solution entière à ses préoccupations sociales, morales, métaphysiques. En cela, elle fonctionne comme une utopie [38].

1885-1887 : Quelques convergences entre La Revue socialiste et Le Lotus

Les contributions de Dramard à La Revue socialiste concerneront l’ésotérisme tel qu’il est entendu dans cet horizon. Outre les contributions de 1885 évoquées, il donne en 1887 « La Synarchie [39] », et le compte rendu d’une conférence antivisectionniste – j’y reviendrai. Il n’est pas isolé dans la revue : Malon évoque un livre de l’abbé Rocca (1830-), qui « fait de l’Évangile ésotérique le pivot de la transformation sociale qui s’annonce, et de Jésus, le divin rédempteur de l’humanité, dont le règne terrestre va enfin commencer [40] ». Quant au compte rendu de la traduction, par Gaboriau, du Monde occulte de Sinnett, il peut être aussi de Malon. Citons-en un extrait : le thème de la régénération sociale et humaine par un ésotérisme socialiste y apparaît au premier plan :

Il s’est formé récemment une « Société Théosophique », qui continue la tradition des cabbalistes, des roses-croix et des théosophes de ces derniers siècles, associations qui ont joué un rôle si considérable sur les grandioses événements dont la France surtout a été le théâtre. Ce mouvement de régénération religieuse, scientifique et sociale se poursuit depuis plusieurs années, et semble, si l’on en croit certains symptômes encore vagues, aboutir à un résultat auquel les adeptes de l’Orient ne seraient pas étrangers. Nous ne pouvons qu’engager nos lecteurs à lire ce livre, où le blasé trouvera, du moins, un aliment complètement nouveau au milieu des éternelles redites de notre banalité contemporaine, et le romancier et le poète, des thèmes à variations multiples et non encore entendues [41].

Dans la logique de sa double appartenance, parallèlement à ces articles occultistes dans une revue socialiste, Dramard donne des articles socialistes au Lotus [42]. Les « échos du monde théosophique » du Lotus évoquant les séances de l’Isis, la publication posthume, dans Le Lotus bleu, de ses lettres à Camille Lemaître, d’autres contributions portent également maintes traces de la sensibilité socialiste des théosophes [43] ; H. Blavatsky se serait réjouie de ce rapprochement avec des socialistes [44] ; en 1894 encore, Le Lotus bleu reconnaît que « beaucoup de nos frères se disent socialistes [45] ». Cette sensibilité se retrouve en partie dans la nouvelle génération, ainsi chez Alexandra David future David-Néel (1868-1969) proche d’Elisée Reclus (1830-1905), affiliée à l’Ananta d’Arnould, ou chez le peintre Ivan Aguéli (1869-1917), inculpé en 1894, comme Félix Fénéon (1861-1944) ou Sébastien Faure (1858-1942), au Procès des Trente visant les anarchistes.

Comment, au-delà des professions de foi, cette convergence se traduit-elle alors ? On a vu l’importance de l’anticléricalisme, partagé par d’autres mouvements : francs-maçons, spirites. L’opposition à l’Église, au néo-christianisme qui investit également le champ de l’occultisme, prolonge un anticléricalisme argumenté, social, assez affirmé chez certains comme dans la lettre de Camille Lemaître sur l’enfance abandonnée captive des congrégations ; la question de l’Orient et de ses doctrines relues par la théosophie est un point discriminant dans ces positions : « Nos pires ennemis, les catholiques, les réactionnaires même, consentent à faire des études sur l’occulte, la kabbale, etc., mais ils sont tous d’accord pour proscrire l’Orient [46]. » Dramard usait déjà de ce vocabulaire pour décrire les conflits internes : « L’ennemi est dans la place, et c’est le néo-christianisme que, sous le nom de théosophie, on essaie d’implanter [47]. » « Les histoires qui ont amené la dissolution du groupe théosophique en France se rattachent à un plan de campagne cosmopolite des cléricaux contre la renaissance de la Gnose [48]. »

La question féministe est un autre point discriminant [49]. Cette société où les dirigeantes sont des femmes, mettant en cause dans leurs parcours l’image établie de mère et d’épouse, effraie des secteurs de l’Église qui participeront à une contre-offensive idéologique. Là encore, Dramard s’inscrit dans cet horizon émancipateur quand il évoque « la femme, majeure pour la prison et la guillotine, mineure pour tout le reste [50] » ; Malon eut comme compagne André Léo (1824-1900). On ne peut, à cet égard, exclure entièrement l’hypothèse, dans ces milieux, d’un activisme néo-malthusien, discret sinon clandestin – et donc ayant laissé peu de traces écrites – compte tenu de la répression. Plusieurs indices iraient en ce sens : le passé d’Annie Besant dans la propagande anticonceptionnelle, où elle évita de peu la prison [51] ; la préoccupation pour cette cause de certains anarchistes tel Paul Robin (1837-1912), ou de Marie Huot (1846-1930) proche d’acteurs de la Société théosophique et elle-même collaboratrice de La Revue socialiste. D’autres points de convergence apparaissent – ainsi dans la critique de l’école capitaliste, assez prononcée dans La Clef de la Théosophie de Blavatsky [52].

Mais la fusion théosophie-socialisme me semble particulièrement remarquable dans le thème de la cause animale. Cette question est en effet portée par La Revue socialiste comme par Le Lotus. Elle occupe une place réelle dans les préoccupations et l’activisme de républicains d’extrême-gauche, socialistes et anarchistes, de Victor Hugo à Louise Michel, dans l’opposition aux spectacles tauromachiques importés par l’Empire, et également dans la contestation de la vivisection. Malon, qui évoque la question des rapports avec les animaux dans La Morale sociale, ouvre ses colonnes à Marie Huot pour « Le droit des animaux [53] » et pour d’autres contributions [54] ; l’activisme de celle-ci est évoquée tant par Dramard que par René Caillé, dans La Revue socialiste et Le Lotus bleu [55]. Marie Huot et d’autres opposants aux spectacles tauromachiques tiennent ainsi, le 11 décembre 1886 salle Favier, un meeting important auquel participent Félix Pyat, Louise Michel et le docteur Castelnau : « on y a flétri les importateurs des sanguinaires amusements de la décadence romaine [56] ».

La question animale apparaît transversale – éthique, philosophique, scientifique – aux préoccupations socialistes et théosophiques. D’un côté, elle touche étroitement les relectures, par des révolutionnaires comme Dramard dans Transformisme et socialisme [57] mais aussi Kropotkine [58], des thèses darwiniennes ; pour eux, à l’encontre des tenants du darwinisme social, les mammifères supérieurs s’organisent grâce à des principes de solidarité ou d’entraide – l’humanité elle-même évolue grâce à ceux-ci ; d’un autre côté, la théosophie souligne, sur un plan autant cosmogonique que philosophique, l’unité du vivant, renforcée par l’idée de la réincarnation ; les deux théories insistent sur la capacité sensible et donc souffrante des animaux. Cette logique conduit une partie des théosophes au végétarisme – là encore point de convergence possible avec certains anarchistes comme Elisée Reclus. S’esquisse ainsi une anthropologie où la société humaine serait réconciliée avec le restant du vivant et de l’univers. La théosophie redouble donc ces thèses – en les entraînant dans sa propre galaxie d’idées.

Les opposants à ces idées nouvelles qui cherchent à se frayer un chemin en pleine crise boulangiste, ne s’y trompent pas : la conférence faite le 7 août 1887, place Saint-Germain-l’Auxerrois, par Marie Huot et sa Ligue populaire contre la vivisection proche des milieux révolutionnaires, qui débute par la lecture de « sentences de Lao Tseu » en présence de « trois mandarins chinois », est couverte par les huées et sifflets de « souteneurs de la torture », qui scandent :

C’est Boulange, Boulange, Boulange,
C’est Boulanger qu’il nous faut !
Oh ! ooh ! ooh ! ooh ! [59]

Conclusion : l’horizon de l’utopie

L’œuvre de Max Weber invite à interroger les formes sociales comme les religions à travers le « type d’hommes » (Menschentyp) qu’elles façonnent [60]. Un aperçu des liens entre socialisme et début du mouvement théosophique en France permet de repérer, parmi ses acteurs, un « type d’hommes » (et de femmes) venus d’un socialisme (ré)ouvert aux utopismes – notamment dans le rayonnement tardif du fouriérisme – dans la première moitié des années 1880. Arnould, Dramard, Nus, Caillé, Camille Lemaître et d’autres (et dans une certaine mesure Malon), par leurs engagements dans le mouvement ouvrier, la Commune et un socialisme philosophique et moral, et par leurs convictions, possèdent des « qualités » – pour aller vite, une disposition envers un principe d’espérance dans un horizon collectif – qu’ils paraissent avoir transférées à la théosophie comprise comme réalisation d’aspirations tout à la fois métaphysiques, morales, sociales. Certains se désoleront que l’utopisme ait ainsi rencontré une religiosité, mais le vent de l’utopie, comme l’Esprit, souffle où il veut (et où il peut) : « En avant et courage ! car la Voie est aujourd’hui retrouvée, non pas pour ramener l’humanité en arrière, mais pour faciliter son ascension éternelle vers l’Idéal absolu [61]. »