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35-56
L’économie politique selon Charles Fourier
Economie de l’abondance et théorie de l’exception
Article mis en ligne le 5 octobre 2016
dernière modification le 13 octobre 2016

par Fukushima, Tomomi

Cet article recense à la fois la contribution de Charles Fourier à l’histoire de la science économique et l’influence de la discipline sur lui. Pour Fourier, la revendication d’un droit au travail est doublée avec humour d’une revendication pour le droit au vol. Son minimum social comprend la garantie de l’amour. Enfin, sa théorie économique peut être qualifiée d’économie de l’abondance, selon laquelle la rareté se réfère à l’intensité des passions.

L’historien japonais de la pensée économique Sizukazu Yoshida écrit dans un ouvrage où il réhabilite la pensée de Henri de Saint-Simon que ce dernier n’a développé aucun système économique [1]. En revanche, selon le professeur Yoshida, il a construit ses idées en s’affrontant aux systèmes d’économie politique d’Adam Smith et de J.-B. Say ; il a donc « dépassé le cadre de l’école classique de l’économie [2] ». À l’instar de cette orientation, pourrait-on problématiser sur « Charles Fourier et l’économie » ? Fourier a voulu comme Saint-Simon une réorganisation de la société et un renouvellement de la vision de la société et de l’univers avec comme point de départ une critique de la Révolution française. Tous deux ont trouvé les disciples dans les dernières années de leur vie et après leur mort, de sorte que le mouvement saint-simonien et le mouvement fouriériste étaient en rivalité dans les années 1830. Et il y a eu dans les deux cas un grand écart entre leurs propres idées et celles de leurs disciples. Le professeur Yoshida repère chez Saint-Simon la prépondérance de l’intérêt politique sur la pensée économique. Pourrait-on dire aussi à propos de Fourier qu’il n’avait aucune idée digne d’être qualifiée d’économique dans l’acception courante du terme, mais qu’il dépassait le cadre de la science économique ? Si oui, sous quelle forme ? Telle est la question qui se pose ici.

Traditionnellement, Fourier a été considéré comme un socialiste promoteur des coopératives de production, principalement agricoles et manufacturières, seul remède à tous maux sociaux. Cette interprétation est fondée sur une compréhension partielle de sa pensée. Fourier n’est non plus promoteur de la vie communale, champêtre et collective. Dans ce qui suit, nous allons débrouiller quelques images anciennes sur Fourier, puis examiner le sens que Fourier donne à l’économie.

L’économiste Fourier ?

La place tenue par Fourier dans l’histoire des systèmes économiques n’est pas insignifiante. Il a trouvé une certaine audience de son vivant, dans la première moitié du XIXe siècle ; il était alors perçu comme un esprit de système singulier, comme un promoteur d’une conception totalisante du monde. Mais l’accent n’était pas mis sur sa théorie économique. Entre les dernières années de la vie de Fourier et le milieu du dix-neuvième siècle, le fouriérisme s’est affirmé comme mouvement social ou école politique en érigeant la théorie de son fondateur en plan de réforme sociale. L’appel fouriériste en faveur de communautés d’une certaine envergure contre la domination oligopolistique des capitaux financiers est plutôt politique qu’économique, même s’il s’y trouve une critique du commerce et une proposition de réforme du système distributif. Dans Études sur les réformateurs contemporains ou socialistes modernes (1840), le critique social Louis Reybaud (1799-1879) a abordé successivement Saint-Simon, Fourier et Robert Owen et il a assimilé Fourier à un réformateur ou promoteur de l’utopie sociale. Beaucoup plus tard, Friedrich Engels l’a rangé au nombre des socialistes dans Socialisme utopique et socialisme scientifique [3].

Il n’en est pas moins vrai que certaines recherches majeures sur l’économie politique placent Fourier parmi les économistes. Les Principles of Political Economy de John Stuart Mill et L’Histoire des doctrines économiques de Charles Gide et Charles Rist ont été beaucoup lus, même au Japon grâce à diverses traductions. C’est probablement ce qui a fourni de la matière aux œuvres où il est question de Fourier dans l’histoire des idées économiques. Dans la plupart des cas, l’interprétation « économique » manque cependant de perspicacité, soit parce que certains textes de Fourier ont été interprétés de façon partielle, soit par une tendance à l’extrapolation. L’accumulation de ces interprétations a permis de fixer l’idée qu’on a de Fourier. Pour en changer et pour dissiper les malentendus, il est utile de signaler les principaux contresens commis.

L’Angleterre a très vite présenté Fourier comme économiste. En 1828, la London Co-operative Society a publié en brochure une traduction de Fourier. Le traducteur anonyme a intitulé cette brochure Political Economy made easy [4]. Il s’agissait pourtant de textes de théorie de l’histoire ; malgré son titre, la brochure n’illustrait guère l’« économie politique » de Fourier.

Parmi les ouvrages d’économie politique, celui de John Stuart Mill a accueilli Fourier très favorablement. En 1849, quand Mill a publié la deuxième édition de ses Principes de l’économie politique, il a présenté dans une des parties nouvelles les idées sur la propriété de Fourier et de Saint-Simon, en soulignant une sorte de communauté entre l’économie politique et la philosophie sociale.

[Le fouriérisme] propose de faire exécuter les opérations de l’industrie par des associations composées d’environ deux mille membres, associant leur travail sur un district ayant une étendue d’environ une lieue carrée, sous la conduite de chefs choisis par eux-mêmes. Dans la répartition des produits, il est assigné d’abord un certain minimum pour la subsistance de chaque membre de la communauté, qu’il soit ou non capable de travailler. Le reste des produits est partagé dans de certaines proportions, qui doivent être déterminées à l’avance, entre les trois éléments de la production, le travail, le capital et le talent. […] Cependant les fouriéristes ont une autre ressource. Ils pensent avoir résolu le problème important et fondamental du travail attrayant. […] En particulier, ils se fondent sur un raisonnement […] qu’il n’est guère de travail, quelque pénible qu’il soit, auquel se soumettent des créatures humaines pour se procurer leur subsistance, qui dépasse en intensité celui auquel se soumettent volontiers et même avec ardeur pour leur plaisir d’autres cratures humaines, dont la subsistance est déjà assurée [5].

En résumé, Mill analyse le fouriérisme selon trois axes. 1° Distribution des revenus liés aux produits conformément au travail, au capital et au talent. 2° Minimum social, jouissance des biens nécessaires au moins pour la vie aisée de tous. 3° Travail non pas toujours aride, mais qui peut être attrayant. Dans cet ordre ou dans un autre, toutes les analyses sur Fourier présentes dans les histoires des idées économiques subséquentes figurent déjà dans ce court passage. Les conditions nécessaires pour atteindre les trois objectifs sont la vie coopérative sous l’angle de la production et de la consommation productive avec le rassemblement de toutes les activités humaines dans le schéma communautaire ainsi que le remplacement de tous les travaux salariés par la rémunération des dividendes par rapport à la part de travail. Bien entendu, Mill ne regarde pas Fourier comme économiste, bien qu’il lui accorde une place dans un traité d’économie. Il cherche plutôt à enrichir l’économie politique par « d’autres branches nombreuses de la philosophie sociale [6] ».

L’image d’un Fourier économiste s’est imposée à la suite des changements politiques des XIXe et XXe siècles tandis que les problèmes sociaux sont entrés dans le champ d’intervention de l’État. Dans le même temps, la tâche principale de l’économie a cessé d’être le problème de l’origine des richesses pour devenir celui de la justice et de l’efficacité de la distribution. Pour reprendre une expression de Mill, il a fallu que l’économie politique ait pour objet « une distribution meilleure et une rémunération plus large du travail », plutôt que le simple accroissement de la production [7].

En France, c’est au tournant du XIXe et du XXe siècle que Charles Gide (1847-1932) et les socialistes coopératifs ainsi que le professeur de l’économie politique au Collège de France Paul Leroy-Beaulieu (1843-1916) commencèrent à déceler dans les écrits de Fourier des intuitions économiques. Dans son Traité théorique et pratique d’économie politique, Leroy-Beaulieu affirme que l’idée de travail attrayant de Fourier est très suggestive : par la division radicale du travail et les occupations de courte durée, elle s’oppose à la « conception économique du travail » ; même si les biens utiles aux hommes peuvent être produits par le travail, il entraîne toujours de la peine, soit physique soit intellectuelle. Il impose donc, au plan économique, la maximisation du résultat par rapport à l’investissement minimisé du travail [8].

C’est toutefois chez Gide que l’intérêt pour Fourier était le plus profond. Guide théorique du mouvement coopératif qui visait à promouvoir une réforme sociale par la formation de sociétés coopératives, Gide tenait la pensée de Fourier en grande estime ; il en fit une anthologie en 1890 et il la présenta dans divers écrits et conférences [9]. Selon lui, il faut lire Fourier davantage comme auteur économique que comme auteur socialiste. L’explication détaillée de la société coopérative retient son attention. Le projet des coopératives de consommation est selon lui plus original que celui des coopératives de production [10].

Cette entrée de Fourier dans l’histoire des idées économiques semble pourtant fondée sur la mise à l’écart de la plupart de ses idées. Gide disait qu’il ne tenait aucun compte des assertions qui ne portaient pas sur les projets de coopératives de production et de consommation [11]. En un sens, le choix de Gide était plus sélectif que celui des disciples de Fourier qui avaient fait leur sélection après avoir parcouru les écrits de leur maître.

Du surcroît, si certaines des affirmations de Fourier sont susceptibles d’être approuvées au point de vue économique, il n’en est pas moins nécessaire de les analyser en relation avec l’ensemble de sa pensée, pour en comprendre la signification véritable. Dans ce qui suit, nous verrons comment Fourier contrevient aux normes « économiques », en réexaminant sa conception du « droit au travail ». Le droit au travail n’est certes pas un objet de la science économique au sens étroit ; mais elle le suppose, parce que ses objets varient en fonction du consensus social autour des droits fondamentaux des citoyens [12].

Le droit au travail et le droit au vol

Il semble que le Fourier promoteur du droit au travail a été mis en avant dans les années 1840 par les fouriéristes, qui réclamaient que le gouvernement apporte en priorité des solutions aux problèmes sociaux. C’est dans la même perspective que le socialiste viennois Anton Menger a revendiqué dans la dernière moitié du XIXe siècle le « droit au plein revenu du travail » (« Recht auf den vollen Arbeitsertrag in geschichtlicher Darstellung »). Fourier considérait certes qu’on a le droit de recevoir le prix de son travail pour gagner sa subsistance, mais sa manière d’envisager les choses était radicalement différente de la leur.

Chef de l’École sociétaire à l’époque où les fouriéristes voulaient participer à la politique d’État, Victor Considerant (1808-1893) affirme dans la brochure Théorie du droit de propriété et du droit au travail que la reconnaissance du droit au travail est le seul moyen, incontournable, pour résoudre sous le régime de la propriété privée le problème de la pauvreté de masse. Selon lui, la propriété est le droit qu’un homme a sur le « capital créé », à savoir celui qu’il a créé par son propre travail [13]. En revanche, le « capital primitif » (ou la terre) n’est naturellement pas un objet de propriété. Le droit usufruitier pour n’importe quelle terre a été jadis reconnu à tous et les sauvages ont tous le droit de chasse, de pêche, de cueillette et de pâturage. Avec la privatisation de la terre, ce droit usufruitier a été enlevé à la majorité des hommes. Par conséquent, pour compenser cette perte, il faut assurer à tous un travail qui pourra procurer une rémunération suffisante.

Le droit au travail peut être résumé, pour les socialistes de la génération de 1848 – y compris Louis Blanc et Proudhon –, en une forme d’expression économique de la dignité du travailleur. Dans le monde où le droit de propriété domine, le seul doit que les travailleurs puissent réclamer serait le droit au travail.

Il en va de même pour François Vidal (1812-1874). Fouriériste, il fut sécrétaire général de la Commission du Luxembourg créée à la suite de la révolution de Février 1848 pour discuter sur la question ouvrière. Dans la brochure intitulée Vivre en travaillant ! (mai 1848), il s’indigne de la révision radicale du projet d’ateliers nationaux proposé par la Commission : les ateliers deviendraient de simples entreprises de secours aux pauvres. Selon lui, l’homme est si « actif, sensible et intelligent » qu’il peut à la rigueur « résister à la monotonie, à la continuité du travail ». Mais il « ne résiste pas à l’inaction [14] ». C’est pourquoi les ateliers permanents doivent être créés pour fournir une occupation aux ouvriers sans travail.

Quant à Anton Menger, socialiste autrichien, il propose dans son traité sur le Droit au plein revenu du travail (1886), de fonder le droit au travail sur le droit à la vie. Selon lui, l’obligation faite à l’État d’entretenir les citoyens incapables de travailler, prescrite depuis la Constitution française de 1793 jusqu’au Allgemeines Landrecht für die Preußischen Staaten, ne comprend pas seulement l’assistance des pauvres mais aussi l’obligation pour l’État de leur fournir une occupation. Car tous, riches et pauvres, ont le droit de pourvoir à leur subsistance par leur travail [15]. Selon lui, c’est Fourier qui a formulé le premier le droit au travail dans ce sens global. Menger a en partie raison : Fourier répète dans ses ouvrages que l’erreur la plus grande de la Révolution a été d’avoir conduit le peuple aux horreurs de la guerre et de la révolution en insistant inutilement sur les fadaises, alors que celui-ci ne voulait que l’affranchissement de la faim.

Quelle est l’impuissance de nos pactes sociaux pour fournir au pauvre subsistance décente et proportionnée à son éducation, pour lui garantir le premier des droits naturels, le droit au travail ! Par ces mots, droits naturels, je n’entends pas les chimères connues sous le nom de liberté, égalité. Le pauvre n’aspire pas si haut, il ne veut pas être l’égal des riches, il se contenterait bien de vivre à la table de leurs valets. Il consent à la soumission, à l’inégalité, aux servitudes, pourvu que vous avisiez aux moyens de le secourir quand les vicissitudes politiques l’auront privé de son industrie, réduit à la famine, à l’opprobre et au désespoir [16].

Bref, le droit au travail ne traduit que l’unique désir de survie des pauvres : il est fondé sur le droit à la vie. Pourtant la colonne vertébrale de l’analyse de Fourier disparaît si le droit au travail se formule comme chez Menger en droit de vivre en travaillant. C’est là que Fourier s’oppose aux fouriéristes : il veut dire que vivre en travaillant n’est pas respecter la dignité de l’homme, mais qu’il s’agit d’un simple faux-fuyant pour éviter le danger de faim.

La principale différence entre les idées de Menger de celles de Fourier figure dans une note de Das Recht auf den vollen Arbeitsertrag in geschichtlicher Darstellung : « Fourier unit très souvent – dit Menger – l’excentricité aux idées profondes ; là encore, il ajoute, aux droits naturels de l’homme à l’état de nature, le droit de se liguer dans une tribu, le droit de voler à l’extérieur de la tribu et le droit de vivre sans aucun souci [17]. » Fourier insiste effectivement sur la nécessité de compter parmi les droits naturels des droits plus substantiels que de « vains droits » comme celui de la liberté ou celui de l’égalité. Les sept véritables droits à revendiquer sont ceux de chasse, de pêche, de cueillette et de pâturage, ainsi que trois droits qui nous sont étrangers : le « vol extérieur nécessaire », la « ligue féodale intérieure » et l’« insouciance individuelle et collective ». Selon Fourier, faute de reconnaître tous ces droits, la « liberté et le minimum proportionnel » ne nous deviendront pas accessibles [18].

Du point de vue de Menger, pour qui le droit au travail est un droit à la garantie du travail par l’État, comment interpréter le droit au vol comme partie intégrante des droits naturels ? Ce droit répond à une logique raisonnable dans la pensée de Fourier. J’ai parlé ailleurs d’un « cheminement allant de l’ironie à l’humour » pour exprimer ses syllogismes [19]. Faute de place, je me contente de souligner qu’il n’était pas seulement prophète de la libération des désirs, mais qu’il couvrait de ridicule la forme de désirs qui ne faisaient qu’anéantir toutes les morales, pour proposer une forme affirmative de désirs qui s’adaptent et se rebellent à toutes les idées reçues.

Ce que le droit au vol exprime, c’est surtout l’ironie de Fourier vis-à-vis de ce qu’on appelle les droits naturels. Aussi impressionnantes soient-elles, les devises de liberté et d’égalité sont nulles et non avenues pour le peuple affamé. Il peut arriver que le peuple souffrant de la faim se livre au vol, de même qu’il arrive qu’il travaille en se couvrant d’ignominie. En un mot, le droit au vol est pour ceux qui n’ont pas une ressource ultime, exprimée différemment du droit au travail. « Par exemple, qu’un homme du bas peuple filou[te] […] en toute occasion, c’est besoin passionnel, c’est essor naturel de l’ambition chez un individu qui manque du nécessaire et prend sa subsistance où il peut, selon la loi naturelle » (VII, 395). Si le larcin constitue un « essor naturel », il n’y a aucune raison de l’interdire.

Il y a ici quelque ressemblance avec la pensée de Sade qui revendique lui aussi, ironiquement, le droit de voler dans Français, encore un effort si vous voulez être républicains, un fragment curieusement inséré dans sa Philosophie dans le boudoir : « Si vous faites un acte d’équité en conservant, par votre serment, les propriétés du riche, ne faites-vous pas une injustice en exigeant ce serment du “conservateur” qui n’a rien ? Quel intérêt celui-ci a-t-il à votre serment [20] ? » Le droit de propriété a été imposé arbitrairement par les propriétaires et il n’y a aucune raison de le faire respecter par ceux qui n’ont rien. Ainsi les pauvres doivent voler. Ils peuvent faire entendre aux riches, en les volant, que le droit de propriété n’est qu’injustice.

Malgré la ressemblance, Fourier ne tient pas son idée de Sade. Il souligne en effet que l’Harmonie « a la propriété de prévenir tout larcin » (IV, 16). En revendiquant le droit au vol comme un droit naturel, il exprime son opposition aux normes sociales de la Civilisation. Par là même, il énumère tous les motifs de suspension de ce droit en Harmonie [21]. Le revirement est teinté d’humour, non parce qu’il s’agit de fiction ou de fausseté, mais parce qu’il exprime la vérité au-delà de l’apparente vérité.

Considérons d’abord « le cas de vol de subsistances commis par nécessité ». On ne s’aventurera pas à cette sorte de vol en Harmonie car avec la grande motivation pour le travail et l’amélioration des moyens de production, il y aura un quadruplement de la production de biens. De plus, la garantie d’un minimum sera assurée à tous et les plus pauvres pourront vivre décemment. Ils n’auront nul besoin de voler. Et dans le « cas où un voyageur manque d’argent, ou ses vêtements sont usés, au cours de son voyage », la phalange la plus proche pourra lui faire crédit de tout ce dont il a besoin. Supposons maintenant qu’un voleur veuille vendre des objets volés. Dès lors qu’en Harmonie tout commerce se fera en communauté, les objets d’origine douteuse seront immédiatement authentifiés. Être soupçonné de vol et méprisé par ses voisins, c’est un « affront qu’un harmonien redoute plus que la mort ».

Mais certains ne dérobent-ils pas « par caractère » ce dont ils n’ont aucun besoin ? Voilà la dernière hypothèse de Fourier. En fait, il est prévu que chaque membre de la communauté prévienne, par des mises en garde, la kleptomanie. Si ces individus sont pointés du doigt avec sévérité, ils seront obligés de changer. Cela suffit-il ? Si le larcin est commis par inclination, comme s’il s’agissait d’un besoin irrépressible, n’est-il pas impossible de s’abstenir, aussi puissant que soit le sens de l’honneur ? Le vol par caractère n’est pas pour Fourier un besoin naturel.

Mais qu’un millionnaire bien pourvu de tout le superflu ait la frénésie de voler des bagatelles comme une volaille, une bougie, un verre, et dont il n’a nul besoin, c’est manie de voler et non pas besoin de voler, ce n’est plus essor d’ambition, mais écart d’ambition qui prête au ridicule » (VII, 395).

Ainsi le prétendu vol par caractère n’est-il selon Fourier que le résultat d’un écart d’ambition ou, pour reprendre l’expression consacrée, le « contre-essor » de l’ambition n’est pas essentiellement naturel. De même que la passion a un double mouvement direct et inverse, quelque obstacle a retenu le flux de l’ambition de ce millionnaire qui a alors pris une forme inverse, cette manie de voler. Il suffirait donc de retrouver son objet d’ambition originel pour pouvoir remédier à sa manie de voler.

La garantie du minimum social, la mise en valeur du sens de l’honneur et la sanction du droit au travail éradiqueront le vol. En Civilisation, le travail n’est qu’un « triste véhicule d’échapper à la famine » (IV, 500). Fourier décrit par contraste l’Harmonie où le peuple sera assuré de « tout son nécessaire annuel, en nourriture, vêtement et logement ». Il n’aura aucun besoin de « s’arriérer ni s’endetter » ; sans souci de subsistance, il n’ira pas « dépenser au cabaret » ou « aux loteries le fruit de son travail » (cf. IV, 518 sq.) De surcroît, les travailleurs harmoniens étant considérés comme commanditaires, quel que soit le montant que chacun verse, ils ne receveront pas leur rémunération sous forme de salaire, mais sous forme de dividende.

Le minimum social et le travail attrayant

Le minimum social proposé par Fourier garantit-il une rémunération minimale pour le travail, un équivalent de salaire minimum ? Ou bien tout le monde est-il assuré de recevoir une allocation minimale, qu’il ait travaillé ou non ? La question n’a pas abordée de front car le projet de Fourier suppose une condition sociale dans laquelle tout le monde désire travailler dans un monde où chacun est complètement libre de ne pas travailler. Au vrai, l’Harmonie n’exige jamais de faire savoir si l’on a la volonté de travailler ou non. Mais Fourier ne parle guère de ceux que la maladie, l’âge ou d’autres circonstances inéluctables empêchent de travailler.

C’est autour de cette lacune que tournent les mises en parallèle de la pensée de Fourier avec la conception de basic income. Le basic income consiste généralement dans l’allocation universelle et uniforme du revenu minimum garanti par l’État à chaque individu sans contrôle de ses ressources ni de sa volonté de travailler [22]. Il existe une recherche, inspirée de J.-S. Mill, qui voit dans l’idée du minimum social une préfiguration du basic income. De l’avis dominant, cependant, la différence n’est pas négligeable : chez Fourier le minimum social n’est envisageable qu’en Harmonie [23].

En ce qui concerne Fourier, les chercheurs de basic income tombent dans la même ornière que précédemment. Charles Gide, militant du socialisme coopératif au tournant des XIXe et XXe siècles, voyait en Fourier, comme nous l’avons vu, son précurseur théorique. Selon un autre auteur, au contraire, le mouvement coopératif « trempe et baigne dans la société actuelle » en relation avec la réforme sociale alors que le projet de Fourier « entend créer un monde nouveau » [24]. Que ce soit avec le mouvement coopératif ou avec le basic income, la mise en parallèle avec les idées de Fourier n’a semble-t-il pas eu de résultats probants. En se demandant si Fourier était un précurseur, chacun ne fait que se demander ce qu’est le mouvement coopératif ou ce qu’est le basic income. Cela apporte peu à l’histoire des recherches sur Fourier.

Il est d’autant plus difficule de tenir Fourier pour un classique de la science économique que ses ouvrages sont truffés de réticences et d’ambiguïtés. Le principe de distribution qu’il a maintes fois affirmé depuis la Théorie des quatre mouvements est une répartition des revenus sous forme de dividendes en fonction des contributions du travail, du capital et du talent. Mais Fourier ne précise jamais ce qu’est le talent. Charles Gide l’identifie avec une contribution apportée à la « direction » ou au « commandement », de sorte que la distribution liée au talent signifie une rénumération pour les chefs de chaque groupe de travail [25]. Faute de référence à des textes de Fourier, cette interprétation est douteuse.

On trouve la même ambiguïté en ce qui concerne le capital. Fourier considère que pour commencer l’Harmonie il faut d’abord créer une seule communauté nommée Phalange ou Tourbillon. Les fonds nécessaires pour sa construction pourront être rassemblés soit par l’accumulation des petites sommes d’argent des participants, soit par un capitaliste opulent et extérieur à la communauté – s’il en existe. Dans ce dernier cas le capitaliste ne recevra que le dividende correspondant au capital qu’il aura investi ; sinon, le dividende sera lié à d’autres sortes de contribution. Quand une communauté sera créée, sa réussite éclatante suscitera immédiatement de si nombreuses imitations que le globe entier sera finalement couvert de communautés. L’Harmonie est un monde où chacun mènera sa vie au sein d’une communauté. Dans ces conditions, combien de parts restera-t-il pour un individu qui voudrait investir un capital dans un pareil monde ?

Assurément, beaucoup de textes de Fourier sont ambigus et méritent interprétation. Mais certains, semble-t-il, peuvent donner aux économistes des leçons précieuses. Ses idées sur le « travail attrayant » en sont l’exemple : on verra un peu plus loin qu’il propose une suite de méthodes pour rendre attrayant le travail si dégoûtant en civilisation.

Si ses idées sur le travail sont si originales, c’est qu’il les intègre dans le schéma général de la théorie des passions. Sa pensée tend vers l’utilité et le plaisir, que la satisfaction des douze grandes branches passionnelles peut seule accomplir. Les cinq premières passions visent à combler les cinq sens ; les quatre suivantes concernent les désirs pour autrui – amitié, ambition (honneur), amour et paternité (famille) – ; les trois dernières – les plus originales – inclinent à agir selon une règle déterminée dans la formation des groupes et dans le projet de vie. Il s’agit de la composite, de la cabaliste (la rivalité) et de la papillonne (l’alternante).

Vivre dans le luxe c’est une exigence passionnelle, car cela donnera satisfaction aux cinq sens. Sur ce point, l’argent est en Civilisation une condition nécessaire pour la vie passionnelle : « en vain aurait-on bon estomac et brillant appétit si l’on manque d’un écu pour dîner », et « on vous refusera la porte de l’Opéra et du concert si vous manquez d’argent » (I, 77). Il n’en est pas moins vrai, selon Fourier, qu’un travail pour lequel on doit payer de l’argent sous forme de rémunération se classe au dernier rang parmi toutes les sortes de travail.

Dans Le Nouveau monde industriel et sociétaire, Fourier distingue trois catégories de travail (VI, 91-95) : le travail à « attraction directe ou convergente » ; le travail à attraction « indirecte ou mixte » ; le travail à « attraction inverse ou divergente et faussée ». Par attraction directe on entend un plaisir qui naît de l’objet même : l’agriculture et l’élevage guidés par l’intérêt pour les récoltes et le bétail sont des travaux à attraction directe. Au contraire, l’objet en soi ne procure pas un grand plaisir dans le travail à attraction indirecte, mais on peut y trouver une source de plaisir : le naturaliste s’intéresse à des reptiles dégoûtants et à des plantes vénéneuses, objets sans attrait en soi, par amour pour la science. Dépourvus de stimulation pécuniaire, ces deux sortes de travaux exercent une attraction. Il n’en va pas de même pour le travail à attraction inverse, celui qu’on exerce en Civilisation « par besoin, vénalité, considérations morales » et qui ne procure aucun plaisir. Fourier voit une manifestation exemplaire de l’attraction indirecte dans la conduite de mineurs liégeois après un accident.

On en vit un bel effet à Liège, il y a quelques années, lorsque 80 ouvriers de la mine Beaujonc furent enfermés par les eaux. Leurs compagnons électrisés par l’amitié travaillaient avec une ardeur surnaturelle et s’offensaient de l’offre de récompense pécuniaire. Ils furent, pour dégager leurs camarades ensevelis, des prodiges d’industrie […]. Des gens de l’art assuraient que, par salaire, on n’aurait pas obtenu ce travail en vingt jours. (IV, 374)

L’excavation qui exige de grands efforts doit être généralement qualifiée de travail à attraction inverse. Pourtant, par et avec le désir de sauver les camarades (l’amitié) et par l’émulation (cabaliste) qui incite à se montrer le plus actif dans le sauvetage, l’exécution entre dans la logique d’attraction indirecte ; personne, par conséquent, n’ose réclamer une reconnaissance d’ordre pécuniaire.

Les exemples pris par Fourier de transformation d’un travail dégoûtant en un travail attrayant sont d’autant plus parlants pour nous qu’en Civilisation aussi cette sorte de métamorphose du quotidien peut advenir. Le travail attrayant ne se réalisera donc pas seulement dans cet ordre étranger à nous qu’est l’Harmonie. La théorie du travail attrayant est l’art de produire systématiquement ces transformations par l’engrènement de diverses passions.

L’Harmonie imaginée par Fourier est un monde où chacun vit, dans des organisations d’environ 1 600 personnes, en symbiose pour la production, la consommation et tous les autres aspects de la vie. L’engrènement des passions permet de mener joyeuse vie. En Harmonie, un lien étroit et profond s’établit entre les caractères, mais sans assujettissement : on trouve aisément divers engrenages convenables. D’où une productivité accrue et une qualité de vie meilleure. Fourier ne se fonde pas sur les explications psychologiques mais sur le principe ontologique de l’engrènement des passions. Quant aux caractères uniques au monde (« les caractères rares »), qui n’existent qu’en nombre infinitésimal, ils ne trouvent en règle générale pas de caractères avec lesquels ils pourraient entrer dans un engrenage convenable. Alors ils voyagent. Au sommet de l’âge harmonique, le globe entier sera couvert de pareilles communautés, il sera possible de faire connaissance en voyage avec ceux qui se trouvent dans d’autres communautés.

Dans ces conditions la sphère d’activité des passions ne se limitera pas à la sphère du travail. Selon Fourier, c’est surtout dans les domaines de la nourriture et du sexe que les passions s’épanouissent le mieux. Or les questions du travail et de l’amour correspondent, dans la vie sociale, aux questions de la nourriture et du sexe. L’« hypertact ou copulation » est un « lien mineur qui s’allie à l’amour, cardinale hypermineure », de même que l’« hypergoût ou manducation » est un « lien majeur qui s’allie à l’ambition, cardinale hypermajeure ». Pour ne pas dérégler le mécanisme social tout entier, « la législation et l’ordre social doivent assigner un minimum » à tous, pour la nourriture comme pour l’amour (VII, 440). Par conséquent, procurer de l’amour à ceux qui n’en ont pas représente, selon Fourier, un objet politique aussi important que reconnaître le droit au travail (et le droit au vol).

L’économie politique de l’abondance

Que dit Fourier de l’économie politique et des économistes ? Déjà en 1808, dans son premier livre (Théorie des quatre mouvements), il évoque les économistes, « trop décharnés et prêchant trop crument l’amour des richesses ». Selon lui « c’est une science qui ne parle qu’à la bourse » (I, 198). Dans un manuscrit sans doute écrit en 1817, il écrit aussi que « la victoire que les économistes ont remportée chez les moralistes » a causé l’exubérance de « l’amour des richesses et du trafic » (VII, 449) [26].

Fourier a trois cibles principales : les philosophes qu’il considère comme moteurs de la Révolution française, les théologiens qui n’exigent que la répression des passions, les moralistes qui font accroire que le faux est vrai. Il est moins fréquent qu’il parle des économistes. Ses quelques commentaires sont la plupart du temps soit des critiques où les économistes sont mis en parallèle avec les protecteurs des maux commerciaux, soit des railleries qui les identifient avec les faux théoriciens ignorant les moyens d’améliorer la situation. Ainsi, dans un manuscrit écrit vraisemblablement en 1804, il se réfère au Traité d’économie politique de Jean-Baptiste Say publié l’année précédente, en attribuant la critique des corporations dudit ouvrage à « un théoricien qui voit le mal de son cabinet et non de près » (XI-1, 58). De même, dans un manuscrit écrit sans doute en 1813, il écrit à propos de François Quesnay et des physiocrates : ils étaient « dans [sic] la route du bien » car ils voulaient « subordonner tout le mécanisme industriel aux convenances de l’agriculture » et « [tendre] à subordonner le commerce à l’agriculture », mais ils ont eu le vice de « [considérer] trop peu les manufactures ». Selon Fourier les manufactures ont une partie productive et une partie mercantile, et il faut réprimer la seconde en favorisant la première (XI-1, 158). Puis, dans la Fausse industrie (1835), il critique la thèse de Robert Malthus selon laquelle « deux vices, l’exubérance de population et l’exiguité de produit, […] engendrent la pauvreté ». Cette thèse est selon lui semblable à celle qu’il développe lui-même dans la Théorie des quatre mouvements, mais Malthus n’a pensé, contrairement à lui, aucun moyen de régler le problème de la pauvreté ; il a simplement « résolu le problème en sens négatif » (VIII, 409). La première édition de la traduction française de l’Essay on the Principle of Population est sortie en 1809, un an après la publication de la Théorie des quatre mouvements.

Il est très peu probable que Fourier ait lu les économistes en profondeur. Au début de XXe siècle, Hubert Bourgin examine s’il existait des « origines » pour la pensée de Fourier, et conclut que la plupart de ses connaissances ont été puisées des sources indirectes (conversations, comptes rendus des journaux, etc.) Selon Bourgin, quelques auteurs proposant une réforme rurale seraient seuls en relation directe avec le projet de Fourier. Les auteurs des textes cités par Bourgin sont – à l’exception de François de Neufchâteau, ministre de l’Intérieur du gouvernement révolutionnaire, auteur d’un ouvrage sur l’administration agricole – des inconnus ou presque. Fourier a commenté quelques économistes dans ses ouvrages des dernières années, mais uniquement comme prétexte pour défendre ses propres idées. Aucune lecture n’a d’après Bourgin exercé une influence sérieuse sur sa théorie [27]. Bourgin est aujourd’hui critiqué pour avoir défini trop étroitement la notion d’« origines » ; il n’en reste pas moins que Fourier ne prête pas une attention sérieuse aux ouvrages des économistes. Dans la petite critique sur Say citée ci-dessus, Fourier ne mobilise que certains textes fragmentaires ; il n’a sans doute pas lu la totalité de l’ouvrage. De même, il semble que les commentaires sur Quesnay ou Malthus sont fondés sur les connaissances de seconde main probablement tirées de certains comptes rendus.

Pour les lecteurs d’aujourd’hui, les critiques adressées par Fourier aux doctrines économiques de l’époque ont moins d’intérêt que son positionnement aux antipodes des suppositions fondementales d’une science économique alors en voie d’élaboration théorique. Par exemple, Fourier n’hésite pas à affirmer que l’Harmonie fera tant progresser la productivité que les rendements feront craindre une surproduction sans accroissement de la consommation.

[Les harmoniens] seront obligés de consommer quatre à cinq fois plus que nos peuples actuels. On n’atteindra ce but qu’à force de raffinements gastronomiques. […] Sans cette précaution l’on tomberait presque chaque année dans l’inconvénient de la surabondance et l’on serait obligé de jeter aux égouts une grande quantité de produits qui ne pourraient pas être vendus » (VII, 21).

Fourier garantit aussi la multiplicité des relations humaines. À la Civilisation il oppose l’Harmonie où il ne sera plus question de « la jeunesse qui ne voit en [les vieillards] aucune pâture pour les sens » tandis que les vieux pourront trouver en surabondance des aspirants « qui désirent l’amour avec eux ». Par conséquent, « la vieillesse recueille les plaisirs les plus délicats et les plus variés » (VII, 109).

Certes, Fourier assure qu’il a découvert un moyen d’augmenter la richesse, et que cette découverte est digne d’attirer tous les regards. « Elle aura pour partisans tous ceux qui préfèrent 3 ducats à 1 ducat : bref, la théorie d’Association agricole enseigne le moyen d’obtenir en valeur réelle, un revenu de 3,000 fr. de tel domaine qui ne rend que 1,000 fr. » (III, 1). On trouve de telles assertions dans presque tous ses ouvrages et ses explications sur l’accroissement de la richesse en Harmonie sont tantôt persuasives, tantôt non.

Dans le Traité d’association domestique-agricole (ultérieurement rebaptisé Théorie de l’unité universelle), Fourier classe la richesse en trois genres : positive, négative et relative. C’est l’effet de l’accroissement de ces trois genres qui conduit à l’augmentation générale et merveilleusement immense des richesses (IV, 29 sq.) La richesse positive est procurée par l’amélioration de la productivité, dont le défrichement de terres incultes fournit un exemple. Il n’est cependant pas question de produire selon la méthode actuelle (séparément, au sein du ménage), mais collectivement ; car « on pourrait, selon la quantité de vin recueillie, réduire des deux tiers la masse de futailles, si on n’employait que de grandes cuves et des foudres ». En un mot, la richesse augmentera davantage grâce aux économies que grâce aux gains de productivité. Quant à la richesse négative, c’est une richesse gagnée « sans rien faire ». La richesse positive obtenue par la création de viviers et l’élimination d’animaux et insectes nuisibles est positive ; la richesse procurée par l’observation de la fermeture de la chasse et de la pêche est négative ; les bénéfices effectifs seront alors accrus. De même, les frais de construction des clôtures, l’emploi des gardiens, les achats des armes et munitions, d’autres dispositifs encore pour garantir la sécurité deviendront inutiles quand la société aura été débarrassée du vol (IV, 23 sq.)

Aussi triviales soient-elles en apparence, les remarques de Fourier ne sont pas absolument irrecevables, surtout à la lumière des idées de « biens publics » (Samuelson) et de « capitaux communs sociaux » (Hirofumi Uzawa). Les frais de la défense nationale ne peuvent pas être déterminés seulement par le prix des missiles et des tanks : ils sont susceptibles d’évoluer suivant les aléas du maintien de la paix. De même, les frais nécessaires pour la protection de l’environnement naturel comme les mesures anti-pollution doivent être comptés parmi les coûts d’opportunité. Les idées contenues dans la conception de la richesse négative s’orientent donc vers la science économique moderne, bien qu’elles demeurent à l’état de germe.

Il en va autrement pour la richesse relative. Selon Fourier, elle indique la différence des prix selon les régions, ou bien la différence du coût d’entrée au théâtre selon qu’on connaît ou non le propriétaire de l’établissement. Fourier confond ici prix et valeur, et il ne tient pas compte de l’effet de l’accroissement de la production sur les prix. En ce sens, il se contente d’observations psychologiques au sens étroit, qui sont étrangères à la science économique. On le considère parfois, par sa critique du commerce et sa préférence pour un régime économique centré sur l’agriculture, comme un descendant des physiocrates, mais il est incorrect de l’étudier sous cet angle pour ce qui concerne l’accroissement de la richesse.

Ses textes sur l’accroissement de la richesse s’éclairent davantage dans leur relation avec le monde sur lequel cet accroissement ouvre. En effet, quand il parle dans les mêmes termes de l’enrichissement des relations humaines et de l’amélioration de la productivité, il déploie des perspectives nouvelles. Sur ce point, une brève remarque intuitive de Pierre Klossowski, parue en 1935 dans le programme des Cahiers de Contre-Attaque mérite d’être citée en totalité : pour la première fois l’accent y est mis sur la nécessité d’observer cette nouvelle dimension en comparaison avec le fondement du système économique :

La discipline morale d’un régime périmé est fondée sur la misère économique, qui rejette le jeu libre des passions comme le plus redoutable danger. Fourier envisageait une économie de l’abondance résultant au contraire de ce jeu libre des passions. Au moment où l’abondance est à la portée des hommes et ne leur échappe qu’en raison de leur misère morale, n’est-il pas temps d’en finir avec les estropiés et les castrats qui imposent aujourd’hui cette misère, pour ouvrir la voie à l’homme libéré de la contrainte sociale, candidat à toutes les jouissances qui lui sont dues – la voie qu’il y a un siècle a indiquée Fourier ? [28]

Selon Klossowski, Fourier n’a pas conçu une « économie de l’indigence » mais une « économie de l’abondance ». Il est connu que la théorie économique a pour objet, depuis la révolution marginale, les « biens qui sont rares ». Dans ses Eléments d’économie politique pure, ou Théorie de la richesse sociale, Léon Walras reformule l’idée de rareté de son père Auguste Walras, en définissant la richesse sociale comme « l’ensemble des choses matérielles ou immatérielles qui sont rares, c’est-à-dire qui sont à la fois utiles et limitées en quantité [29] ». C’est presque à cette époque que Gossen et Jevons ont discuté la décroissance de l’utilité. Quant à Menger, il définit les « biens » comme objets de désir à la disposition de l’homme ; parmi les biens, « les biens économiques » représentent un groupe pour lequel « la demande des hommes est plus grande que la quantité disponible pour eux » [30].

En concentrant ainsi leur attention sur l’optimisation de la distribution des biens rares, tous les systèmes économiques dominants après l’école néoclassique se sont contentés, par définition, de n’avoir pour objet qu’une seule partie de l’économie. Dans son sens le plus radical, l’économie n’englobe-elle pas tout le processus de la vie humaine ? Pour reprendre l’expression de Karl Polanyi, l’essence de la rareté induite par « le caractère logique de la relation entre moyens et fins » ramène au problème de la distribution de ce qui manque ; il ne faut donc pas la confondre avec « la signification substantielle » de l’économie – « le fait élémentaire que les hommes, comme les autres êtres vivants, ne peuvent jamais exister sans l’environnement physique qui les soutient ». Ce n’est que lorsqu’on identifie l’économie avec l’économie de marché que les deux se rejoignent [31].

Carl Menger lui-même affirme dans le debut de son Grundsätze der Volkswirthschaftslehre que les relations humaines comme l’amour et l’amitié sont susceptibles, dans certaines circonstances, d’être des biens économiques.

Même les relations d’amitié et d’amour ou les liens religieux ou autres, consistent évidemment en des actions ou non-actions d’autrui, pour nous bénéfiques. Or s’il est vrai que ces actions ou non-actions utiles sont (comme les bonnes relations de clientèle, relations d’entreprise, droits de monopole, etc.), à notre disposition, il n’y a aucune raison de ne pas leur reconnaître la qualité de biens [32] […]

Et cependant il rejette immédiatement la possibilité d’une telle interprétation. La science économique a exclu l’amour de son champ d’étude, en conformité avec les raffinements théoriques de la doctrine.

L’économie générale et la théorie de l’exception

Quel serait l’objet de l’économie politique si elle n’abordait pas la question de la distribution des biens rares ? Quand les biens seront abondants et accessibles à tous, ne sera-t-il plus besoin de calculer, et aucune doctrine économique n’aura-t-elle de raison d’être ? En vérité, Fourier ne parle pas de la consommation mais la bonne consommation. Ceux qui ont une aptitude pour la consommation sont relativement rares. Bien consommer, c’est une question d’honneur. Quand l’économie de l’abondance se manifeste sous la forme de l’économie de l’honneur, l’idée de rareté se réintroduit d’une autre manière.

Bien qu’il soit encore en état de germe, on poura trouver un exemple de l’économie de l’honneur dans un fragment du Nouveau Monde amoureux, à propos de la vente des indulgences (voir VII, 151 sq.). À rebours de Luther, Fourier l’exalte en énumérant ses avantages : « la marchandise était facile à fabriquer » ; elle était « exempte de risques d’avarie » et elle ne risquait jamais de « péricliter en magasin ». Elle doit dès lors être réintroduite en Harmonie à condition que les indulgences y soient délivrées « sur des faits d’un mérite réel » en gourmandise et en amour. L’inventeur d’« un nouveau mets qui est reconnu orthodoxe en concile omnimode ou jury du globe entier » ou celui qui fait « en amour des bonnes œuvres constatées comme l’accointance de femmes délaissées » recevront donc un brevet. À l’inverse, avoir des indigestions à cause d’« un excès de manger et de boire » sera en Harmonie un « péché gastrosophique », de même qu’« avoir refusé, désolé quelque laideron » sera un péché d’amour. Pourtant, dès que les hommes acquièrent une indulgence par quelque transaction, ils « rachètent leurs méfaits par ce moyen et rentrent en grâce ».

Or « le négoce des indulgences est soumis aux mesures préservatrices du commerce à l’échelle de dépréciation en transfert ». Tout objet « représentatif, circulant et fixe en valeur intrinsèque », tels « le numéraire, les pierreries, les bijoux », ne peut pas « perdre de valeur dans les transferts ». En revanche, dans la vente des indulgences, la valeur décroît chaque fois que le transfert a été fait : « une indulgence de 144 jours n’est que de 132 au 2e propriétaire non consommant, de 120 au 3e et ainsi de suite en dégradant d’un douzième à chaque transfert ». On aperçoit là une idée comparable à la loi de la décroissance de la valeur marginale de l’École néoclassique à ceci près que, dans ce cas, une indulgence délivrée à un mérite distingué perd de sa valeur au fil des transferts. C’est à n’en point douter un aspect essentiel de l’inspiration économique de Fourier.

Il n’est pas douteux que la réception d’une indulgence peut satisfaire l’honneur en tant que passion. Or l’honneur est-il un objet à céder ? Selon Fourier, les indulgences sont délivrées à ceux qui « brûlent en sagesse gastrosophique et en vertu amoureuse ». Il y a peu de danger qu’ils tombent dans le péché ; par conséquent, ils ne peuvent presque pas faire autrement que céder leurs indulgences. S’ils acceptent de les vendre, c’est pour montrer leur « générosité ». Autrement dit, le fait même de transférer contente leur honneur. Dès lors, plutôt que de fixer le montant pécuniaire de l’honneur, la vente des indulgences constitue un échange symbolique sous une forme qui transfère l’honneur selon une valeur décroissante. L’indulgence est alors un signal de la magnanimité de la passion. Ici, le projet de Fourier ne recourt aucunement à une solution psychologique, mais il se révèle orienté, fondé sur la positivité des passions, vers une sorte d’économie générale à laquelle l’économie des honneurs donne forme.

Au sommet de ce monde se trouve la sphère où l’accumulation des richesses au sens ordinaire perd toute sa signification. À la place, c’est l’intensité des passions qui est objet rare. C’est pourquoi en Harmonie, à la place du fossé entre les pauvres et les riches (ces derniers se montrant « généreux » en faisant la charité aux premiers, qui leur expriment de la reconnaissance), il y a union entre les uns et les autres. Les épisodes fictifs décrits dans le Traité de l’association domestique-agricole montrent bien cette générosité. En voici un exemple :

Sélima et Nisus, Hylas et Zélie sont les 4 enfants pauvres du groupe. Leur industrie, surtout chez ceux de six ans, n’est pas encore de grand prix ; cependant ils obtiennent de fortes rétributions, d’après l’abandon de dividende fait par 4 sectaires opulents, qui se sont bornés au minimum de 8 fr. Le surplus est réparti, à titre d’encouragement, entre ces 4 enfants et 2 aspirants pauvres de même âge (V, 507).

De cette rétribution et de la suivante il résulte que Zélie et Hylas reçoivent chacun 24 fr. et 20 fr. au total. La somme est presque double de ce que les enfants riches du même âge recevraient. Plus grands, Sélima et Nisus reçoivent davantage. Ces abandons et ces cessions se produiront dans les diverses groupes. Par conséquent, plus on est pauvre, plus la rétribution qu’on recevra sera conséquente.

On remarquera en premier lieu que la garantie minimale décrite ici n’est plus celle qui permet de se soustraire de la faim. Le minimum n’est plus un droit mais ce que « chacun accepte par bienséance, pour ne pas s’isoler de l’association » (V, 508). Recevoir le minimum en Harmonie, c’est pour ainsi dire une condition sans laquelle ce régime ne pourrait subsister.

En second lieu, il se peut que « le surplus du minimum », accordé de droit à tout le monde soit rejeté. Fourier néglige donc sa règle de distribution en proportion du travail, du capital et du talent, élevée par lui en clef de voûte du développement industriel. « Ladite répartition n’excitera que des luttes de générosité, et jamais de sordide intérêt » (V, 402). On abandonne sa rétribution pour exprimer sa générosité [33]. Ici, la pensée de Fourier s’est-elle égarée ? On peut considérer les choses autrement : un des traits saillants de cette pensée est une théorie de l’exception qui consiste à démontrer théoriquement la contradiction du réel et de la théorie.

On voit souvent dans l’utopie une idée d’état d’exception, un mythe au-delà de la réalité ; au reflet de l’exception la réalité est éclairée pour qu’elle s’oriente vers l’utopie. Si Carl Schmitt proclame une « théorie de l’exception », c’est qu’il veut prouver la supériorité de la dictature comme mesure efficace par rapport à l’état normal et constitutionnel [34]. En ce sens ce juriste allemand rêve de suspendre l’état normal pour éterniser l’exception. La conception par Fourier de l’état d’exception est toute différente. Il s’agit d’une exception par rapport à la loi d’Harmonie. L’observance à la loi est prescrite ; toutes les conventions s’y conforment. Pourtant, paradoxalement, c’est quand on prend le parti de la transgresser que l’Harmonie se produit. La loi d’Harmonie ne prend forme en se renforçant que par des exceptions violant tout ce que la même loi reconnaît. En ce sens, Fourier propose une théorie de l’exception bien renversée [35].

De fait, réfléchissons sur notre réalité : la renonciation aux biens n’est pas inadmissible pour nous, car tout égoïste peut être touché un instant par le chagrin d’autrui. De même, comme pour deux personnes dos à dos, nos yeux ne voyant pas ce que Fourier voit, sa réalité latente nous a échappé.

Conclusion

C’est par ce que j’appelle économie de l’abondance et théorie de l’exception que Fourier dépasse la science économique. Il faut cependant ajouter que son regard sur les états d’exception a perdu en flexibilité au fur et à mesure de l’évolution de sa pensée depuis le Traité de l’association domestique-agricole jusqu’au Nouveau Monde industriel et sociétaire. Le schéma du renforcement paradoxal de l’Harmonie par les actions contrevenant aux règles d’harmonie n’est pas modifié ; dans le premier cas, la magnanimité est déployée comme une exception, et seuls les épisodes insérés entre les descriptions nous l’annoncent ; dans le second cependant, loi et exception trouvent leurs expressions théoriques en se formulant chacune en « l’accord direct par la cupidité » et « l’accord inverse par générosité » (VI, 308 sq.). C’est sans doute le résultat des efforts de Fourier, soucieux d’élaborer sa théorie. Mais la sensibilité pour la rareté des exceptions s’est à coup sûr diluée. Sa tentative de dépasser la science économique a ainsi surgi comme une vague, puis elle s’est effacée.