Bandeau
charlesfourier.fr
Slogan du site

Site internet de l’Association d’études fouriéristes et des Cahiers Charles Fourier

25-34
Le loupé de Leibniz ou les ruines des sciences incertaines
Article mis en ligne le 5 octobre 2016
dernière modification le 2 octobre 2016

par Ucciani, Louis

Les études fouriéristes ont très tôt interrogé la place de Fourier dans le champ de la philosophie. Sa place comme philosophe a été étudiée, et ses rapports à la pensée philosophique ont été analysés. Si le modèle cartésien du doute est bien repéré comme paradigme du doute absolu, il est plus étonnant que l’Harmonie selon Leibniz n’ait jamais été mise en relation avec l’harmonie selon Fourier. Or si l’on se penche sur la question, on voit se dessiner une pensée de Fourier comme rejeton de la pensée moderne telle qu’elle est structurée à partir de Descartes et Leibniz.

Fourier s’impose comme philosophe en rejetant la philosophie. Il la perçoit comme un effort théorique devenu vain, qui a délaissé sa trame constitutive orientée vers la compréhension et la transformation du monde. Faillite de la philosophie, selon Fourier : loin de son projet initial, elle se contente d’œuvrer à la gestion et à la pérennisation d’un monde qu’il s’agit de transformer radicalement. Cependant le rejet d’une philosophie qu’il envisage comme la trame théorique de la Civilisation ne laisse pas moins apparaître, dans ses propos, des moments relais où les philosophes auraient touché à un moment de vérité qu’ils n’auraient pas su exploiter. C’est par exemple Platon, Aristote, Descartes, Rousseau, ou encore Voltaire, qui apparaissent bien comme des bornes signalétiques de l’avancée de la raison, mais laissées en plan. Le moment du doute cartésien est selon Fourier central : il y repère la bonne méthode, mais en quelque sorte laissée en plan, non radicalisée. Le doute absolu, fondateur de la rationalité fouriérienne [1] en serait la forme radicale. La raison que développe Fourier dans l’écart absolu et à partir de lui est à comprendre à la fois comme un rattrapage de ce qu’auraient « loupé » Descartes et la modernité, et comme la « véritable raison » face à ce qui s’est imposé comme tel. Or si le doute absolu s’inscrit dans la lignée et le dépassement de Descartes, et cela de l’aveu même de Fourier [2], il est plus étonnant de remarquer un vide quasi total de références en ce qui concerne Leibniz et son Harmonie. En effet si la pensée de Fourier naît dans le doute absolu, elle s’achève dans l’Harmonie, si elle naît dans un modèle référable à Descartes, elle s’achève dans un autre – référable à Leibniz. En ce sens on pourrait considérer l’œuvre de Fourier comme le produit de la radicalisation des structures théoriques de la modernité que sont les concepts dégagés par Descartes, Spinoza et Leibniz.

Or, si le nom de Descartes est abondamment convoqué, celui de Leibniz l’est peu. Leibniz est connu et nommé par Fourier, mais jamais pour sa perception du multiple et de l’Harmonie, ni pour sa résolution du multiple dans l’Harmonie. La question qui se pose alors est celle-ci : Leibniz est-il un modèle « caché [3] » de Fourier, ou y a-t-il une faille radicale qui empêcherait de penser Fourier à partir de Leibniz ? Ainsi lorsque Deleuze, en ces questions, choisit Leibniz et ignore Fourier, que dit-il en négatif de Fourier ? Certes, on répondra immédiatement à cela que Leibniz c’est de la grande métaphysique, et que c’est cela qui fascine Deleuze, tandis que Fourier est bien un au-delà de la métaphysique. En cette perspective, la construction fouriérienne apparaîtrait comme une uchronie qui dévoilerait ce qui se substitue à la métaphysique, une fois l’écart absolu tenté.

Judith Schlanger, dans « Bonheur et musique chez Fourier », aborde la question de l’Harmonie et tente une évaluation de l’élaboration de Fourier : « S’il fallait dire que Fourier est fou, ce ne serait pas, me semble-t-il, pour la bizarrerie de certaines de ses prophéties. Ce serait d’abord pour avoir cru qu’une problématique humaine pouvait être résolue par une théorie de l’Harpège généralisé [4]. » C’est, en fait, ce dépassement esthétique de la métaphysique qu’elle relève. Rappelons quelques jalons de sa démonstration. L’essentiel tient dans le renversement de la métaphysique première telle qu’elle est formulée ou imagée par Platon. Reprenant la métaphore du tisserand telle qu’elle apparaît dans Le Politique, Judith Schlanger montre que si on l’applique à Fourier, c’est « à un tissu sans tisserand » qu’on aboutit. Si, chez Platon, « l’art royal harmonise les âmes », par et dans la connaissance de la vérité, chez Fourier « tout se fait de soi, selon des liens et des lois harmoniques », sans qu’il y ait besoin d’activer une volonté royale ou un accord de l’âme à la vérité. Cela conduit à un renversement de la logique politique où, alors que « les souverains essaient chaque jour des innovations administratives, les philosophes proposent chaque jour de nouveaux systèmes politiques et moraux », Fourier n’envisage une amélioration de la société que par « des opérations domestiques et industrielles ».

C’est, certes sur ce registre, que se liront les textes préparatoires au Nouveau Monde industriel et sociétaire. Fourier y opère un déplacement théorique (écart absolu) où il tente de montrer que les paramètres de véracité en Civilisation n’opèrent plus de même, une fois l’écart accompli. S’impose un bouleversement des valeurs où ce qui prime en Civilisation devient secondaire en Harmonie. C’est ainsi, par exemple, que Fourier nous entretient sur la supériorité de la fleur sur le fruit, ou de l’opéra sur la boulange : « Cependant, diront les civilisés, on peut se passer d’opéra et non de boulangers ni de meuniers. L’objection est juste quant à l’ordre civilisé, qui n’est pas susceptible d’attraction industrielle [5]. » Cette attraction industrielle qui, nous dit Fourier, fait, par exemple de l’opéra un moteur d’éducation essentiel à la dextérité, opère un renversement de valeurs. Fourier comprend que la Civilisation tient le monde par le ventre, que sa gestion de l’économie agricole – peut-être tout simplement que l’agricole soit devenu une économie – assied un pouvoir sur une gestion du manque. Or le manque, et c’est une constante dans la dénonciation que développe Fourier, est le signe d’une dysharmonie et révèle une rupture, que généralise la Civilisation, entre le beau et le bon : « Dans nos cultures et ateliers civilisés et notre vie champêtre, tout s’éloigne du bon et du beau, relégués jusqu’à présent dans les rêves poétiques [6]. »

Que l’on soit dans le jugement des fleurs, celui de l’opéra, ou donc dans celui de la logique agricole, la notion porteuse et centrale est celle qui structure l’harmonie, à savoir la beauté. En cela la logique esthétique (de recherche du beau) prime sur la pure pragmatique de l’efficacité. Et quand Fourier devient militant, avant la lettre, de l’écologie, c’est sur une rupture d’équilibre entre le beau et le bon qu’il étaye son constat. C’est à partir de la destruction de l’équilibre du donné sur le mode du « ravage », que se pense le déséquilibre sur lequel se construit l’ordre civilisé [7], dont la vérité s’énonce : « Le mal va croissant [8]. »

La Civilisation apparaît comme ce moment du mensonge où « faire en tout sens le contraire de ce qu’elle enseigne ; indiquer le bien désirable, et favoriser, par le fait, les progrès du mal [9] » est la ligne de force, là où la Sauvagerie savait gérer ce qui lui échoyait, là où l’Harmonie saura combiner le disparate.

Certes l’Harmonie, comme moment de la réconciliation construite du bon et du beau, est à la fois le moment réparateur du « ravage » civilisationnel et le sens et le but de l’humain. Silberling, dans l’entrée Harmonie de son Dictionnaire rappelle que « toutes les harmonies de la nature sont régies par la série mathématique » et que « rien n’est dû au hasard » [10]. Résumant en cela Fourier, il référence deux occurrences où l’Harmonie comme projet s’élèvera sur « les ruines des sciences incertaines [11] ». Ce que la philosophie inscrit comme perspective harmonique se déroule selon les lois de l’imagination, alors que la visée juste, selon Fourier, supplante cette imagination par l’attraction. En ce sens l’Harmonie ne relève pas d’une construction de type intellectuel mais de lois internes à l’humain et au monde. Là où l’imagination transfigure poétiquement le réel, la logique de l’attraction l’expérimente. Il y a, chez Fourier, cette idée que l’attraction, qui trouve son expérience extrême – du moins pour l’individu – dans la passion amoureuse et ses extensions poétiques, est le moment de vérité concrète, de ce vers quoi se perd la poésie issue de l’imagination. En quelque sorte, le monde de Fourier comme moment de la réalisation rend caduques les formes qui appellent cette réalisation en Civilisation, comme la philosophie, la poésie, mais aussi, « la subversion [12] », ou encore les pratiques amoureuses « cachées ». Ces formes-là pâtissent d’avoir abandonné l’observation pour le rêve. La science fouriérienne vise à désengluer les mécanismes de pensée orientés dans et par le canal de l’imagination qui conduisent à un futur « rêvé », pour orienter l’esprit vers les signes des harmoniques étouffés qui révèlent un passé ignoré. Fourier invite à utiliser la science d’observation qu’est l’analogie, pour opérer un transfert où ce qui s’observe d’harmonie dans la nature, devient la trame l’action. Contre la transgression et la subversion, qu’il perçoit comme des modes d’action dysharmoniques relevant de l’imagination, il développe une distinction entre les deux genres de passions que sont l’harmonique et le subversif orientant ainsi la logique de l’action comme « récurrence directe vers le but » dans le mode harmonique ou comme « récurrence inversée vers le but » dans le mode subversif.

Or, dans cette perspective, l’harmonie n’est pas le modèle projeté d’un monde à construire mais un déjà-là sous forme de trace ou de trame que l’homme a rompu et qu’il s’agirait de ré-accrocher. Certes, Fourier s’inscrit en cela dans la longue tradition qui unit religions et philosophies, à savoir celle qui s’écrit autour de la chute, du sens perdu et du repérage de ses traces. Alors, tant Jésus (qui a su révéler la voie du salut des âmes [13]), que Socrate (et son espoir de voir un jour descendre la lumière [14]), tant la Genèse que le Timée, sont les socles de la construction occidentale, sur lesquels se greffe tout naturellement l’axe de décryptage mis en place par Fourier. Et donc, entre le moment perdu et celui à construire, Paradis perdu et Cité de Dieu, Atlantide et République, l’effort philosophique trace les lignes d’arpentage. Fourier, de ce point de vue, s’arrime bien à la tradition philosophique. Et, alors qu’il introduit les bases de son système, en ne mâchant guère ses mots à l’encontre des philosophes [15], c’est néanmoins dans leur sillage qu’il se pose et avoue suivre peut-être le seul des philosophes qui eût été capable de faire glisser la philosophie du statut de science incertaine à celui de science véritable, à savoir donc Leibniz : « Je continue sur la filiation des nouvelles sciences. Je reconnus bientôt que les lois de l’attraction passionnée étaient en tout point conformes à celles de l’attraction matérielle, expliquées par Newton et Leibniz [16]. » Ne s’embarrassant pas de la polémique sur la priorité de la découverte du calcul infinétisimal qui enflamma les relations Newton-Leibniz, tout en notant, cependant, que « l’esprit de controverse qui a perdu Leibniz et tant d’autres beaux génies [17] », est un travers de la Civilisation, Fourier inscrit sa découverte fondamentale dans la lignée philosophique de Leibniz. Il n’en remarque cependant pas moins, que, bien qu’issue d’une lignée prestigieuse, sa propre découverte souffre d’une réception plutôt défaillante :

Si c’était Newton, ou l’un de ses rivaux, de ses continuateurs, comme Leibniz, Laplace, qui annonçait la théorie de l’attraction passionnelle, tout lui sourirait ; chacun verrait dès ce titre une extension très naturelle de ses découvertes sur l’Attraction matérielle, une conséquence de l’Unité de l’univers en vertu de laquelle tout principe d’harmonie matérielle doit être applicable à la théorie passionnelle ou sociale, et sur cette annonce, faite par un Newton ou autre personnage en crédit, toute la séquelle des critiques applaudirait d’avance ; on chanterait sa victoire avant qu’il fut entré en lice [18].

Face à cela, lui, Fourier, « inconnu », « paria scientifique », « intrus », ne reçoit que « les anathèmes de la cabale » [19].

On retiendra de cette passe la double considération qui anime Fourier, tout d’abord celle d’un esprit de système qui voudrait qu’il y ait une unité des savoirs. Ce que les sciences ont mis au jour se présente comme un morcellement, où les moments de vérité n’atteignent pas leur plénitude effective, que seule la vision de système saura leur conférer. Contemporain de Hegel, Fourier pose comme ce dernier cette unité de système, et il pourrait être perçu comme appartenant à un moment de la pensée aujourd’hui dépassé. Sa contemporanéité serait, alors, un moment de nostalgie de la pensée. Sur un autre versant l’idée de la mainmise des institutions sur le savoir, anticipe – tout comme chez son autre contemporain, Schopenhauer – la vision du savoir saisi dans des logiques de pouvoir. En cela il serait l’instigateur de l’épistémologie politique [20].

Entre ces deux temps de la pensée, Leibniz apparaît bien comme central ; lui qui est à combattre comme représentant de l’institution philosophique, et lui qui, néanmoins, posait les principes du système de l’Harmonie.

Or si Fourier n’aborde qu’allusivement cette antériorité, on peut penser qu’il en connaissait les grandes lignes. Si la référence à la Théodicée n’apparaît pas, il mentionne la monade. Pour le reste, c’est en tant que grand esprit et innovateur dans le champ de l’attraction matérielle qu’il s’y réfère. Pourtant il y a bien chez Leibniz une antériorité qu’il est étonnant de voir tue par Fourier. Car si Leibniz est bien le co-inventeur de l’attraction matérielle, il a aussi envisagé son déplacement, certes non pas explicitement dans une sphère passionnelle, mais bien dans celle de l’âme. Deleuze note ce moment du passage de la physique à l’âme comme un moment d’appel de cohérence : « La nécessité d’un autre étage s’affirme donc partout, proprement métaphysique. C’est l’âme même qui constitue l’autre étage ou l’intérieur d’en haut. Même par la physique, nous passons des replis matériels extrinsèques à des plis intérieurs animés, spontanés [21]. » Par delà la teneur globale de cet extrait qui renvoie à la thèse du pli et du baroque développée par Deleuze, on voit ici se dessiner une question que pose précisément Fourier : le glissement d’une théorie de la matière (la physique) à celle des passions (chez Leibniz, l’âme et la métaphysique). Dans ce passage où, selon Deleuze, « le théâtre des matières fait place à celui des esprits, ou de Dieu [22] », se noue ce qui peut être lu, dans l’optique fouriériste, comme le loupé de Leibniz. Et cela tiendrait non pas au renvoi leibnizien à la divinité, mais à l’outil même de la compréhension et de la restitution, à savoir la raison. Finalement ce qui exclut pour Fourier Leibniz du champ de référence en la matière serait de n’avoir pas su orienter l’âme vers son contenu passionnel [23] et de n’avoir pas su, donc, en définir la rationalité propre. Sur un autre point, et en corollaire, c’est la question de la destinée qui est posée. Pour Leibniz, dans la lecture deleuzienne, se joue une destinée individuelle :

Mais, c’est là tout le problème, qu’arrive-t-il aux corps destinés, dès la semence d’Adam qui les enveloppe, à devenir des corps humains ? On dirait juridiquement qu’ils portent en germe « une sorte d’acte scellé » qui marque leur destin. Et quand l’heure vient pour eux de déplier leurs parties, d’atteindre au degré de développement organique propre à l’homme, ou de former des plis cérébraux, leur âme animale devient en même temps raisonnable, en gagnant un degré d’unité supérieur [esprit] [24].

Cette primauté de l’âme raisonnable qui situe Leibniz dans les questionnements propres à l’être-sujet est étrangère à Fourier, pour qui l’être-sujet se dissout dans le devenir et l’épanouissement collectif. Il n’y a pas chez lui de primauté de la raison, mais de la passion. Et chaque individu est principalement un pôle traversé par les passions. Comme tel, il est par définition un non sujet. L’être-sujet (si tant est que l’on puisse utiliser le terme chez Fourier), est celui qui, refusant la sujetion propre à la Civilisation (soumission de la passion à la raison), peut entrer dans la logique de la reconnaissance et de l’acceptation de la domination passionnelle.

C’est sur ces deux thèmes que la séparation d’avec Leibniz est fondamentale. Et pourtant Leibniz est le théoricien de la multiplicité fondue dans l’harmonie, au même titre que Fourier ! On doit même lui attribuer l’utilisation du terme d’utopie, finalement dans un sens guère éloigné de ce qu’en usera Fourier. Il est en effet dit dans la Théodicée : « Il est vrai qu’on peut s’imaginer des mondes possibles sans pêchés ni malheurs, et on pourrait faire comme des romans, des utopies, des Sévarambes ; mais ces mêmes mondes seraient d’ailleurs fort inférieurs en bien au nôtre [25]. »

D’une certaine façon, c’est aussi une théodicée comme justification du projet divin que réalise Fourier. Rappelons, par exemple, ce passage où Fourier dégage les spécificités de la Création, de l’Ecriture et de sa théorie :

L’Ecriture, en nous disant la vérité sur le malheur attaché au travail actuel, n’a point dit que cette punition ne dût finir un jour et que l’homme ne pût revenir au bonheur dont il jouissait primitivement. Pour se fortifier dans cet espoir, il faut méditer sur la thèse du destin dualisé ; sur celle des attractions proportionnelles aux destinées ; puis sur l’évidence de contre-destin [26] […]

Ces moments de croisements possibles peuvent être sans doute multipliés, mais dans tous les cas, ils conduisent à leur irréductibilité, à ce qui se ramène au trinôme théorique Raison/Passions/Âme. Pour Leibniz l’âme, ou âme ordinaire, recouvre deux niveaux d’approche, les âmes proprement dites et les esprits [27]. C’est par l’esprit que se noue le contact avec Dieu et donc la lecture du plan divin [28]. Boutroux, dans son désormais classique commentaire de la Monadologie, notait la chose suivante :

Leibniz applique ici son principe de continuité aux rapports du naturel avec le surnaturel, et trouve le moyen de réconcilier la nature et la grâce en remontant au principe suprême de l’une et de l’autre. Bien que nous lisions ici que l’harmonie de la nature et de la grâce est autre que l’harmonie des causes efficientes et des causes finales, il n’en reste pas moins, selon les propres expressions du philosophe, qu’il y a analogie entre ces deux harmonies [29].

Cette connexion des deux harmonies leibniziennes, repérables par la méthode analogique, est bien sûr, à bien des égards, anticipatrice des développements de Fourier. Chez lui, de même, l’harmonie est en résonance avec celle de la divinité (« les louanges de Dieu s’entremêleront à tous leurs plaisirs [30] »). Et face à l’harmonie leibnizienne qui « fait que les choses conduisent à la grâce par les voies mêmes de la nature [31] », celle de Fourier ne peut apparaître que comme une réplique.

La différence serait à voir dans ce que l’un et l’autre appellent nature. Essentiellement parcourue par les passions, chez Fourier, sa réalisation dans l’Harmonie conduit à une création nouvelle de passions (« de là naîtront deux passions bien inconnues parmi nous : l’enthousiasme pour Dieu, autour d’un si bel ordre social, et la philanthropie amour de tout le genre humain [32] ») qui régénère sans cesse l’Harmonie. Cette logique des passions n’est pas au cœur de la problématisation leibnizienne ; cependant, on la retrouve comme en germe dans ce qu’il nomme l’appétition :

L’action du principe interne qui fait le changement ou le passage d’une perception à une autre, peut être appelé Appétition ; il est vrai que l’appétit ne saurait toujours parvenir entièrement à toute la perception, où il tend, mais il en obtient toujours quelque chose, et parvient à des perceptions nouvelles [33].

Sans doute l’incomplétude propre à l’appétition leibnizienne est-elle au cœur de la différence, quand la passion fouriérienne atteint sa plénitude.

C’est là que se distribue l’idée même du projet chez Leibniz : retrouver, par la science et la morale, quelque chose de la faculté divine [34], en établissant une hiérarchie renvoyant la passion à un étage inférieur. Chez Fourier, la faculté divine offerte en partage à l’humain passe par la science et la passion. En ce sens, ce à quoi ouvre la discussion possible entre Leibniz et Fourier interroge la valeur de la morale. Structuration de l’architectonique divine chez Leibniz, elle est l’illusion ou le mensonge propre à la Civilisation pour Fourier.

Ces quelques notes interrogent une relation cachée, peu travaillée – si ce n’est pas du tout – par les philosophes. L’enjeu n’est pas tant de déterminer si Leibniz est le support théorique de l’Attraction passionnelle que de se repérer dans la trame souterraine de l’évolution de la pensée. En ce sens, que l’on soit chez Fourier ou chez Leibniz, l’harmonie comme trame de la pensée est envisageable dans la dimension de l’appétition ou de la passion. Or celles-là, canaux vers la réalisation de ce qui est comme perdu, s’appuient dans un équilibrage du beau et du vrai. Quand Deleuze analyse l’œuvre de Leibniz sous le prisme du baroque, c’est dans cette perspective qu’il s’inscrit. Sur le versant fouriérien, c’est bien, selon l’angle qu’a pu ouvrir Judith Schlanger, du côté d’une esthétique, qu’on peut s’engager, avec les pistes balisées, notamment autour de l’Opéra.