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PONCIONI Claudia : Ponts et idées. Louis-Léger Vauthier, un ingénieur fouriériste au Brésil. Pernambouc, 1840-1846 (2009)
Paris, Houdiard, 2009, 491 p.
Article mis en ligne le 5 janvier 2011

par Martinière, Guy

Voici enfin publié en France le premier ouvrage sur l’ingénieur Louis-Léger Vauthier (1815-1901). Il est dû à Claudia Poncioni. Au Brésil, la figure de « l’ingénieur français » est bien connue : elle a été portée par Gilberto Freyre (1900-1987) qui publia en 1940, à l’occasion du 100e anniversaire de l’arrivée de Vauthier à Recife, deux ouvrages majeurs : un essai, Um engenheiro francês no Brasil, préfacé par Paul Arbousse-Bastide (Rio, Livraria José Olympio editora, coll. « Documentos brasileiros » n°26), et le texte en langue portuguaise du Diario intimo do engenheiro Vauthier, 1840-1846, (Rio, Serviço do Patrimônio Histórico e Artístico Nacional do Ministerio da Educaçaõ e Saúde) édition abondamment pourvue d’un ample appareil critique. Trois ans plus tard était publiée l’édition en portugais et annotée de quatre lettres sur les « maisons d’habitation au Brésil », lettres qui avaient fait l’objet d’une série de publications en 1853 en France dans la Revue générale de l’architecture et des travaux publics (Rio, Revista de Serviço do Patrimônio Histórico e Artístico Nacional). Ces trois publications donnèrent matière à de nombreux commentaires et articles critiques, alimentant bien des débats sur la spécificité de la civilisation brésilienne. N’avaient-elles pas été éditées à la suite de la diffusion dans les années 1930 de deux travaux majeurs de Gilberto Freyre, Casa-Grande e Senzala (1933) et Sobrados e Mucambos (1936) ? Vingt ans plus tard, en 1960, tous les ouvrages de Gilberto Freyre relatifs à Vauthier furent réédités en deux gros volumes. La maison d’édition José Olympio, qui avait déjà assuré la publication de l’essai sur « l’ingénieur français », avait pris en charge les autres travaux de traduction et d’annotations critiques publiés en 1940 et 1943 par le très officiel Serviço do Patrimônio Histórico e Artístico Nacional. Elle avait aussi enrichi le texte de Gilberto Freyre. N’avait-elle pas proposé, notamment, la publication d’une 2e préface de près de 165 pages à la réédition de « l’ingénieur français » ? Bref, l’édition en deux volumes de 1960 dépassait allègrement les 900 pages imprimées et le destin brésilien de Vauthier se trouvait bien consacré. Qu’en était-il en France ? La réponse de Claudia Poncioni est sans appel : « Personne, en France, ne connaît Louis-Léger Vauthier ». Dans le travail qui nous est livré aujourd’hui, il ne faut pas « s’étonner que ce livre vienne du Brésil pour paraître en France » (p. 7). Le titre de l’ouvrage « Ponts et idées » est emprunté aux annotations de Gilberto Freyre. Et l’opportunité de la date de publication, 2009, est significative. Elle est liée à l’une des nombreuses manifestations de l’Année de la France au Brésil. Car le livre résulte d’une coopération scientifique entre la France et le Brésil, tandis que la « matière grise » à la source des travaux accomplis est davantage brésilienne que française.

Claudia Poncioni, d’origine brésilienne, docteur en études du monde lusophone de la Sorbonne et agrégée de portugais, est actuellement enseignant-chercheur à l’Université de Paris Ouest-Nanterre la Défense. Elle a commencé à travailler sur Vauthier en 2004. Elle a constitué une équipe de chercheurs français pour réaliser cet ouvrage : Georges Orsoni, chercheur associé à un laboratoire de recherche de l’Université de Rennes 2, et Guillaume Saquet, documentaliste à l’Ecole nationale des Ponts et Chaussées d’où a été issu Louis-Léger Vauthier. Elle a travaillé au Brésil, notamment avec un spécialiste de littérature brésilienne, Antonio Dimas, professeur à l’Université de Saõ Paulo (USP), qui dirige actuellement des projets de recherche sur Gilberto Freyre, et avec deux historiennes brésiliennes, Virgínia Pontual, professeur à l’Université Fédérale de Pernambouc (UFPE) et spécialiste d’histoire urbaine dont les travaux sur Recife font autorité, et Rita de Cássia Araújo, directrice du service de la documentation de la Fundaçaõ Joaquim Nabuco (Fundaj). Un colloque international pluridisciplinaire a été accueilli à Recife par la Fundaj les 19-22 octobre 2009, dont le thème, « Pontes e ideias. Louis-Léger Vauthier engenheiro francês no Brasil », faisait explicitement référence aux travaux de Gilberto Freyre et de Claudia Poncioni. Ce colloque a rassemblé près d’une quarantaine de chercheurs et a prouvé à quel point, au Brésil mais aussi en France, les recherches sur « l’ingénieur français » sont désormais d’actualité. Antonio Dimas et Virgínia Pontual ont apporté leur contribution à l’ouvrage de Claudia Poncioni, le premier avec un texte remarquable sur « Vauthier lu par un Brésilien » (p. 17-28), la deuxième avec une excellente synthèse sur « le monde privé d’un journal et la ville de Recife » (p. 29-40).

L’ouvrage offre aux lecteurs français, dans sa première partie, la version française originale et intégrale du « Journal personnel de Louis-Léger Vauthier » (p. 47-197). Le manuscrit en a été acquis par hasard à Paris en 1937 par Paulo Prado, qui l’offrit à son ami Gilberto Freyre. Constatant tout son intérêt, Gilberto Freyre confia le manuscrit au directeur du Service du Patrimoine historique et artistique national créé la même année, Rodrigo Melo Franco de Andrade (1898-1963). Ce dernier demanda à Vera Melo Franco de Andrade de le traduire en portugais afin de permettre à Gilberto Freyre de la commenter. C’est bien la version française originale de ce journal que Claudia Poncioni a fini par retrouver aux archives de l’Instituto do Patrimônio Histórico e Artístico Nacional (IPHAN) en 2007. Il s’agit donc de sa première édition française. Claudia Poncioni ajoute à la première partie de son livre, intitulée « Le Brésil vu par Louis-Léger Vauthier », la réédition des quatre lettres sur les « Maisons d’habitation au Brésil » que l’ingénieur français a envoyées à son ami César Daly, le directeur de la Revue générale d’architecture et des travaux publics, publiées en 1853 et qui avaient fait l’objet de la traduction portugaise, toujours par Vera Melo Franco de Andrade, en 1943.

La deuxième partie de l’ouvrage tourne « autour de Louis-Léger Vauthier ». Elle reflète bien l’apport de l’auteur à la connaissance de son personnage. Claudia Poncioni soumet d’abord une très belle « esquisse biographique » de Vauthier qui la conduit à décrire sa formation d’ingénieur, de l’Ecole Polytechnique à l’Ecole des Ponts et Chaussées, ses réalisations à Recife de 1840 à 1846 et ses relations avec le président de la Province du Pernambouc, Francisco de Rego Barros, l’évolution de sa carrière et ses activités après son retour en France, de 1846 à sa mort en 1901. Elle complète sa biographie par deux contributions, l’une sur sa famille, l’autre sur son maître à penser (« Fourier et le fouriérisme »). Ces deux contributions aident à mieux comprendre la psychologie du personnage, aussi bien par rapport à ses parents et notamment son père, lui aussi ingénieur, que par rapport à sa femme, Elisa, qu’il épousa à Recife le 6 novembre 1844, à son retour de Florence. Elles aident à comprendre aussi comment Vauthier se trouva imprégné des idées de Fourier, ce qui explique sa participation à la rédaction du journal O Progresso puis, après son retour en France, ses engagements politiques. Il fut élu député républicain du Cher en 1848 puis, farouche opposant au Prince-Président Louis-Napoléon Bonaparte, il se retrouva emprisonné jusqu’en 1854 et rayé du corps des ingénieurs des Ponts et Chaussées en novembre 1849. Ces pages nous laissent espérer un futur travail de biographie de Vauthier. Claudia Poncioni ajoute à cette partie une bibliographie des travaux de l’ingénieur, réalisée avec Guillaume Saquet, qui fait apparaître une oeuvre considérable de 170 publications.

La troisième partie de l’ouvrage nous conduit vers « Gilberto Freyre, lecteur de Vauthier ». Claudia Poncioni nous permet de lire la traduction française de différentes préfaces et notes que Freyre a rédigées pour l’édition de 1960 du journal et des lettres sur « les maisons d’habitation au Brésil ». Outre l’apport que cette traduction consacre à la connaissance de l’environnement des récits de Vauthier grâce aux annotations de Freyre, Claudia Poncioni nous livre avec précision la grande diversité de son érudition. Elle complète, par exemple, sa traduction des 105 notes consacrées par Freyre à son édition du journal par un ensemble personnel de 415 notes. Un tel complément nous permet de mieux comprendre le réseau d’informations et de relations dans lequel Vauthier a pu se trouver immergé, tant au Brésil qu’en France.

L’ouvrage de Claudia Poncioni, on l’a compris, est une belle réussite. Son apport scientifique est naturellement complété par une chronologie, un glossaire très utile pour le lecteur français, une bibliographie générale et une iconographie, ainsi, bien sûr, qu’un très précieux index des noms cités. Il permet aux lecteurs français de découvrir ainsi la richesse et la variété de l’œuvre que l’ingénieur français consacre au Pernambouc. Il permet aussi aux lecteurs brésiliens de constater, qu’en plus de l’interprétation remarquable dessinée par Gilberto Freyre, un nouveau travail de recherche peut révéler bien des connaissances sur ce XIXe siècle où les relations entre le Brésil et la France furent si fécondes. N’est-ce pas là un excellent exemple de cette coopération que les communautés scientifiques de nos deux pays sont en train de construire aujourd’hui ?