La dernière guerre […] fut une tentative pour célébrer de nouvelles noces, encore inouïes, avec les puissances cosmiques. […] Ces grandes fiançailles s’accomplirent pour la première fois à l’échelle planétaire, c’est-à-dire dans l’esprit de la technique. Mais […] la technique a trahi l’humanité et a transformé la couche nuptiale en un bain de sang. [1]
Car rien n’y fait, il faut bien se l’avouer : du matérialisme de Vogt et de Boukharine on ne passe pas sans rupture (nicht bruchlos) au matérialisme anthropologique dont témoigne l’expérience des surréalistes et, avant eux, celles d’un Hebel, d’un Georg Büchner, d’un Nietzsche et d’un Rimbaud. Il demeure un reste (Es bleibt ein Rest). Le collectif, lui aussi, est corporel (leibhaft). Et la phusis qui s’y organise en technique ne peut être produite dans toute sa réalité politique et matérielle qu’au sein de cet espace d’images (Bildraum) avec lequel l’illumination profane nous familiarise. Lorsque le corps et l’espace d’images s’interpénétreront en elle si profondément que toute tension révolutionnaire se transformera en innervation du corps collectif, toute innervation corporelle du collectif en décharge révolutionnaire, alors seulement la réalité s’est dépassée aussi loin que l’exige le Manifeste communiste. [2]
C’est ici, dans le dernier paragraphe de son essai de 1929 sur le surréalisme, que Benjamin avance pour la première fois la notion de “matérialisme anthropologique” [3] et qu’il fournit les prémices de ce qu’il nommera ultérieurement la “seconde technique”. C’est dire que ces deux concepts ont partie liée. Le lieu de leur rencontre mérite qu’on s’y attarde : c’est dans le contexte d’un mouvement artistique – ou plutôt d’un mouvement qui, justement, entend faire sauter la division entre art, vie et politique – que Benjamin les introduit. [4] De même que le “matérialisme anthropologique” figure ici comme la promesse d’un “matérialisme historique” ouvert à de nouveaux horizons, la notion de “seconde technique” (zweite Technik) rejoue à de nouveaux frais la vieille opposition, tributaire de la philosophie grecque, entre phusis et techne. Ce qui est visé à travers eux, c’est un autre désenchantement du monde, une deuxième Aufklärung.
Trois éléments stylistiques sont à relever dans le passage que l’on vient de citer. Si “le style, c’est l’homme”, c’est, du même coup, son style de pensée : en l’occurrence, celle d’une philosophie, d’un monde, à venir. [5]
1. Le discours philosophique, tel que Benjamin le conçoit et le pratique, est un dis-cours au sens littéral : il va à contre-courant. [6] Un mot de Gide revient sous sa plume : “Ne jamais profiter de l’élan acquis”. [7] N’empêche que son essai sur le surréalisme tente de tirer parti du formidable élan – de la débordante “vague de rêves” [8] – déclenché par ce mouvement. C’est-à-dire, de canaliser ses énergies. [9] Sans imiter l’écriture automatique des surréalistes, l’essai qu’il leur consacre s’en inspire. Ses phrases ne s’enchaînent pas toujours selon les règles convenues – celles de la “gute Stube” [10] évacuée par les surréalistes –, mais souvent selon la logique de deux types d’“association libre” : celles de Freud (freie Assoziation) et de Marx (Verein freier Menschen). Procédant par sauts, ellipses et entrechoquements, cette “prose intégrale” [11] brûle les médiations, épouse le rythme d’une dialectique non-hégélienne et interrompt ainsi le continuum des “vainqueurs”. [12] Bref, elle s’illustre elle-même. Malheur, donc, au commentateur qui tenterait d’en tirer des synthèses autres que celles, violentes et provisoires, qu’elles pratiquent elles-mêmes. Il lui est pourtant difficile de faire autrement.
2. Dans les dernières pages de cet essai, Benjamin lance deux notions – ou images conceptuelles (Denkbilder) – étroitement liées à celles de “matérialisme anthropologique” et de “seconde nature” : “espace d’images” (Bildraum) et “espace de corps” (Leibraum). Selon la deuxième phrase de ce dernier paragraphe, cet espace s’ouvre seulement dans certaines conditions : non pas, comme chez Proust, au gré des hasards sensoriels de l’expérience individuelle, mais au coeur de l’action collective. Mais ce qui ouvre cet espace ici, sur cette page, c’est la prose de Benjamin, qui, ici encore, fait ce qu’elle dit. Son inspiration viendrait ainsi de celle – de l’action – qu’elle chante. En ce sens, on pourrait parler d’une poésie de la poesis.¬ Là, par exemple, où l’interpénétration des images et des corps est dite être si profonde que “toute tension révolutionnaire se transformera en innervation du corps collectif, toute innervation corporelle du collectif en décharge révolutionnaire” [13]. Deux tendances contradictoires semblent se confondre dans ce fragment de phrase : une variation expérimentale du propos (Spielraum) et sa répétition rythmée, quasi incantatoire, comme venue du fond des âges (Leibraum). Expérience, donc, dans les deux sens du terme. Ex-périence aussi au sens d’une ex-tase qui sort l’individu de ses limites. Tenir ensemble les forces extatiques du cosmos ancien et les progrès foudroyants de la technique moderne, telle fut, on y reviendra, la gageure de “Vers le Planétarium”.
3. L’extrait que l’on vient de commenter fait partie d’une phrase qui esquisse un potentiel et un programme. Celui-ci ne pourra donc se réaliser qu’à l’avenir. D’où les temps choisis par le traducteur : “Lorsque le corps et l’espace d’images s’interpénétreront en elle si profondément que toute tension révolutionnaire se transformera […], alors seulement la réalité sera parvenue (…)”. Or ce choix de temps régularise ceux de l’original. Là où la traduction met deux futurs (dans la proposition subordonnée de temps) et (dans la proposition principale) un futur antérieur, l’original avait placé deux présents (sich durchdringen, werden) et un passé composé (hat sich übertroffen). Aussi inhabituel en allemand qu’il l’aurait été en français, ce choix de temps induit un certain effet d’aliénation. Tout se passe comme si, le temps d’un temps, l’avenir s’était déjà passé. [14] Comme si l’attente s’était dépassée vers le futur qu’elle appelle de ses vœux. Et pourtant il ne s’agit nullement d’un vœu pieux, voire d’un mirage hallucinatoire, mais d’une de ces “illuminations profanes” dont “l’espace d’images et des corps” figure ici comme le terrain privilégié. [15] Ces illuminations sont aussi courtes que l’attente est longue. Si “celui qui attend” (der Wartende) compte parmi les illuminés pour lesquels l’essai sur le surréalisme prend fait et cause [16], c’est qu’il participe déjà à ce qu’il attend et le réalise dès maintenant sur le mode fugitif du symbole. [17]
Revenons à l’idée d’un “matérialisme anthropologique”. Marx avait forgé le terme “matérialisme historique” (et “scientifique”) contre le matérialisme atomique des Anciens, le matérialisme mécanique d’un Hobbes, le matérialisme utopique d’un Fourier, et le matérialisme contemplatif d’un Feuerbach. [18] Benjamin, lui, lance l’idée d’un matérialisme anthropologique [19] pour mieux le démarquer du matérialisme métaphysique de Vogt et de Boukharine, chez lesquels le matérialisme historique, devenu une métaphysique d’Etat, est redevenu un matérialisme mécanique (qu’on appellera “diamat”), voire idéaliste. [20] Ce qui manque à un tel matérialisme méta-physique est, précisément, la dimension de la physis, individuelle ou collective. Dimension hautement – mais non pas bassement – matérialiste : d’où le choix, ici, du mot Leib, et non pas Körper. Comme l’indique la référence au Manifeste Communiste [21], le matérialisme anthropologique ne se pose nullement en opposition ici au matérialisme historique (ou au “matérialisme politique” évoqué dans le même paragraphe). Tout en voulant élargir ses horizons, il se place sous l’autorité de celui-ci. C’est du matérialisme historique, et non pas d’un matérialisme métaphysique, que l’on peut passer à un matérialisme anthropologique.
Benjamin évoquait auprès de Scholem le “fonds contradictoire” de sa pensée. Comme plus tard les thèses Sur le concept d’histoire, l’essai sur le surréalisme cherche à réunir des concepts, des noms et des mouvements jusque-là inconciliables sur le plan historico-politique. Autant d’éléments épars ou éclatés qui seraient destinés à faire cause commune. Dans l’essai sur le surréalisme, il s’agit de faire travailler – et jouer – ensemble jeu et travail, ivresse et discipline, révolution et révolte, matérialisme historique et anarchisme ; dans les thèses sur l’histoire, de faire collaborer matérialisme historique et théologie. Non moins hétérogène est la liste des auteurs cités ici comme témoins pour la cause : Hebel, Büchner, Marx, Nietzsche, Rimbaud [22] et les surréalistes, entre autres. L’“exigence” du Manifeste Communiste reste ; mais une nouvelle constellation historique dicte une nouvelle stratégie. Marx s’était vu contraint de définir la cause commune par toute une série d’oppositions et d’exclusions. [23] Si les mêmes raisons politiques obligent Benjamin à son tour à démarquer le matérialisme historique d’un matérialisme vulgaire, d’un anarchisme enfantin et d’une social-démocratie corrompue, il le redéfinit en même temps par toute une série d’inclusions.
“Le critique”, écrit-il, “est stratège dans le combat pour la littérature (Literaturkampf)”. [24] Un des éléments de cette stratégie consiste à ne pas laisser à l’ennemi le monopole des ressources précieuses. [25] D’où le mot d’ordre de l’essai sur le surréalisme : “gagner les forces de l’ivresse (die Kräfte des Rauschs) pour la révolution” [26]. Autrement dit : ne pas abandonner ces forces au nazisme, comme le libéralisme bourgeois croit pouvoir et devoir le faire, mais les orienter vers ladite “génératrice” (Kraftstation). Pas d’acte révolutionnaire, écrit ici Benjamin, sans un moment d’ivresse anarchique. La révolution serait là pour contenir ses propres forces. A l’aliénation collective qui prive les individus privés du collectif et les rend ainsi littéralement idiots, Benjamin oppose une tout autre aliénation comme élément inaliénable, anthropologique, du véritable matérialisme historique : l’expérience extatique du collectif. Expérience qui se perd en Occident, et sur laquelle nous renseignent les anthropologues. [27]
Deux autres alliances inédites sont invoquées dans le dernier paragraphe de l’essai sur le surréalisme. D’abord, celle du matérialisme politique et de la créature physique. Ensuite, une interpénétration de la phusis et de la techne, celle-ci devenant la physei – la deuxième nature – de celle-là, devenue à son tour corps collectif.
Il en résulte l’innervation [28] et la décharge des tensions collectives dans un espace d’images et de corps. Cet espace ne “s’ouvre” qu’aux rares moments où se fait jour une “faille” dans le continuum de l’histoire. [29] Un “véritable” état d’exception [30] suspend alors l’autre – la catastrophe de tous les jours, le fait que “les choses continuent à « aller ainsi »”. [31] Le géant endormi s’éveille, ne fût-ce qu’un instant, l’ordre dominant se défait. [32] D’où le “désordre” de l’espace ouvert par cette brèche. [33] Espace qui “ne peut plus être exploré sur le mode de la contemplation.” [34] C’est un “agir” (ein Handeln) qui génère ses images, qu’il “dévore” dès qu’il les “expulse”. [35] Bref, les images produites par “l’inconscient du collectif” [36] n’ont presque rien en commun avec les “archétypes” intemporels de “l’inconscient collectif” de Jung.
Espace d’images, espace de corps, innervation, illumination profane – ces termes, qui ne sont pas sans rappeler la “terminologie mystique” des romantiques allemands [37], se regroupent dans certains écrits de Benjamin en “constellations” d’“images dialectiques”, en “instantanés” [38] qui condensent un vaste programme en un “énorme raccourci”. [39] Le fait que l’on en tient le mieux compte en lui empruntant ses propres termes ne fait qu’ajouter à la difficulté d’échapper à l’immanence de leurs renvois réciproques. S’y ajoute un autre problème de méthode, que l’on pourrait formuler de la manière suivante. En 1938, Benjamin note, à propos de La recherche du temps perdu, que les intermittences de la “mémoire involontaire” n’ont rien de fortuit, mais témoignent du caractère inéluctablement privé de l’expérience des modernes. [40] Or la recherche qui amène Benjamin à forger la terminologie avec laquelle nous sommes en train de nous débattre ici consiste à transposer à l’échelle de l’expérience collective des termes – dont, justement, la mémoire involontaire [41] – tirés de l’expérience individuelle. [42] “Le XIXe siècle”, note-t-il dans le Livre des Passages, “un espace de temps (Zeitraum), un rêve de temps (Zeit-traum), dans lequel la conscience individuelle se maintient de plus en plus dans la réflexion, tandis que la conscience collective s’enfonce dans un sommeil toujours plus profond”. [43]] Benjamin reformule ici l’éloge du flâneur fait par Baudelaire – “Il n’est pas donné à chacun de prendre un bain de multitude” [44] – de la manière suivante. Les structures “privatisantes” de la société bourgeoise sont telles qu’il n’est guère donné à l’individu d’accéder à la conscience collective. [45] D’où la difficulté intrinsèque que rencontrent ses lecteurs, en tant qu’individus privés – privés du collectif –, d’évaluer le succès de l’expérience tentée dans Le Livre des Passages. Reste, d’ailleurs, à savoir si sa terminologie ne témoigne pas de la même difficulté. Le fait qu’elle saute à pieds joints de l’individuel au collectif pourrait en être un indice.
Le projet qu’a formé Benjamin dès sa jeunesse d’écrire sa “politique” (meine “Politik”) [46]] n’a jamais abouti. Restent quelques tentatives tardives et fragmentaires de déplier le programme ébauché dans “Vers le planétarium” et repris dans le dernier paragraphe de l’essai sur le surréalisme : notamment, les pages consacrées à la “seconde technique” dans différentes versions de l’essai “L’œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique”, les deux exposés – et certaines notes éparses – du Livre des Passages, et les dernières thèses, et paralipomènes, Sur le concept d’histoire.
Cette politique se fonde sur un fait primordial – celui “que jamais ne perd de vue un historien instruit à l’école de Marx” [47] : à savoir, la lutte des classes. A partir de là, le véritable “sujet historique” [48] ne se laisse plus identifier avec les vainqueurs, dont le “cortège triomphal” [49] ne fait que perpétuer la préhistoire. Il est du coté des vaincus. Mais il n’accède à lui-même qu’aux moments où ceux-ci, quittant le cortège funèbre, tentent de prendre leur sort en main. [50] Ce sujet de l’action et, du même coup, de “la connaissance historique” [51] n’est plus un sujet au sens courant ou philosophique du terme : “Le sujet de l’histoire n’est nullement (beileibe) un sujet transcendental mais la classe combattante, opprimée, (die kämpfende unterdrückte Klasse) dans sa situation la plus exposée”. [52] Division des classes, division de l’in-dividu [53] : ce n’est qu’en fracturant le sujet bourgeois (en partis, en partisans, en pulsions partielles) que l’idée bourgeoise – “l’homme” en tant que “genre humain” – se laisse enfin réaliser. [54]
L’idée que se fait Benjamin de ce sujet collectif est celle d’un corps qui s’incorpore la technique, celle-ci étant comprise comme un ensemble d’“organes” qui prolongent ceux de la phusis. [55] Le rapport qu’entretient ce sujet au monde n’est plus d’ordre purement contemplatif ou théorique, comme l’est celui des philosophes dénoncés dans les Thèses sur Feuerbach, mais active et pratique. Se croisent ici l’homme tel que le redéfinit Marx contre les abstractions de la philosophie idéaliste – hommes au pluriel, concrets, historiques – et le corps et la terre pour lesquels Nietzsche avait pris fait et cause contre la métaphysique occidentale. Ni corps individuel ni “corps social” – métaphore organiciste qui a toujours servi à naturaliser les hiérarchies sociales en place –, ce corps de corps est aussi le strict contraire du Léviathan de Hobbes. Masse critique en puissance, il ne se soumet plus à l’Etat. Le corps collectif s’occupe lui-même de l’organisation de ses organes. Il parvient à lui-même en pratiquant l’“anarchie régulière” [56] d’une révolution permanente. [57]
Le théâtre épique, écrit Brecht, s’adresse à des intéressés “qui ne pensent pas sans motif” [58]. Marx avait conçu le prolétariat selon le même principe. Seule une classe qui ne pouvait se libérer qu’en s’abolissant en tant que classe avait intérêt à faire venir la société sans classes. [59] Dès lors, l’idée de l’humanité reposait non plus sur de beaux discours, mais sur les intérêts matériels du prolétariat, qui n’avait rien à perdre que ses chaînes. Le sempiternel conflit entre idée et intérêt n’avait plus lieu d’être. [60] Mais il restait encore à voir si ce raisonnement impeccable, voire providentiel, pouvait effectivement “prendre”. [61] Tout le problème gisait dans l’écart qui séparait une telle “algèbre de la Révolution” (Hertzen) des situations et des mentalités réelles des opprimés. [62]
La notion de corps collectif que Benjamin introduit dans le débat semble être destinée à combler cet écart. Elle naît du besoin d’identifier un sujet de l’histoire capable de répondre à “l’exigence” formulée dans le Manifeste Communiste – ceci à une époque où une grand partie du prolétariat risque désormais de passer dans le camp fasciste. [63]
Elle peut aussi être considérée comme une réponse aux apories de l’expérience dans la société bourgeoise. La thèse suivante se laisse reconstituer de certains écrits de Benjamin. Devant l’immense défi que posent les progrès techniques au vingtième siècle, seul un sujet collectif peut être le support d’une expérience digne de ce nom. [64] Car celle que fait désormais l’individu — et notamment cette phusis qu’est le “minuscule et fragile corps humain” [65] – se réduit en grande partie à une terrifiante perte d’expérience infligée par un gigantesque appareil bureaucratique et militaire. [66] D’où la nécessité de réinventer – non pas sur le plan épistémologique, mais en pratique – ses conditions de possibilité. Alors, et alors seulement, la techne pourra devenir un terrain d’essai où les deux sens du mot “expérience” se rejoindraient.
Ce programme reprend celui de Marx à de multiples égards. D’une part, l’idée d’une interpénétration de la techne et de la phusis varie le mot d’ordre des Manuscrits économico-philosophiques : humanisation de la nature, naturalisation de l’homme. D’autre part, elle repense à nouveaux frais la dialectique entre forces et rapports de production esquissée dans le Manifeste communiste et ailleurs. [67] Le capitalisme ne parvient à contenir cette dialectique – telle est la thèse qu’avance Benjamin, conscient de vivre entre deux guerres – qu’en la faisant dévier vers des guerres impérialistes. Son déblocage ne peut alors se concevoir qu’en termes d’un nouveau déchaînement conjoint des forces sociales et techniques. C’est-à-dire, d’une humanisation de la nature par le biais d’une naturalisation de la technique et, du même coup, d’une technicisation de l’homme – celle-ci étant comprise dans un tout autre sens que ces nouveaux “truchements égarants entre l’ancien et le nouveau” [68] que sont les fantasmagories fascistes et futuristes autour d’un “corps humain métallique”. [69] Inversant et transformant le motif de l’homme réduit au statut d’un “appendice de la machine” [70], Benjamin imagine une techne devenue l’organe d’une phusis universelle. [71]
Pas de transformation des forces productives, selon Marx, sans celle des rapports de production. Les impérialistes, écrit Benjamin dans “Vers le Planétarium”, voient le sens de la techne dans une domination de la nature à l’échelle planétaire ; mais ce qu’il faut dominer, ce sont les rapports de domination eux-mêmes – les rapports entre les rapports et les moyens de production, entre l’homme et la nature, entre les hommes eux-mêmes, entre parents et enfants. [72] Dominer la domination, cette formule anticipe certes la pensée écologiste de notre temps. Mais “Vers le Planétarium” est opposé à tout “raisonnement pacifiste” [73]. Il donne plutôt à penser qu’il n’y a pas de résistance politique de la part des dominés sans une certaine (contre-)violence ; mais que celle-ci se doit d’être d’un autre type que celle qu’elle combat. Ni perpétuer la vieille domination sous d’autres auspices, ni rendre prématurément les armes : l’idée qui affleure ici d’une domination anticipe ce que Benjamin nommera ultérieurement la “seconde technique”.
Comment concevoir la phusis élargie d’un sujet collectif ? “Vers le Planétarium” risque ici l’immense paradoxe d’un “corps nouveau” [74] qui communique avec le dehors, planétaire et autre, et “dans l’esprit de la technique” et dans cette “ivresse” dont les anciens avaient le secret. [75] Ivresse qui ne peut jamais avoir lieu qu’“en communauté” [76] – celle, aujourd’hui, du prolétariat, qui représente dans ce texte non seulement la seule classe capable de réaliser l’idée d’une société sans classes, mais aussi le seul sujet historique qui puisse réunir le meilleur des époques anciennes et modernes, résumant et couronnant ainsi toute l’histoire humaine. [77] A son tour, l’essai sur le surréalisme esquisse une “dialectique de l’ivresse” dans laquelle s’interpénètrent ou se compénètrent sobriété et extase. [78] Aux objections que de tels propos ne peuvent pas manquer de susciter Benjamin aurait sans doute donné la réponse qu’il fit un jour à Scholem : “Le lien philosophique, dont tu déplores l’absence entre les deux parties [de l’essai sur l’œuvre d’art], c’est la révolution qui le fera apparaître beaucoup mieux que moi-même”. [79]
Il ne s’agit pas ici de paradoxes gratuits ou isolés, mais de ce qu’il appelle le “fonds contradictoire” de sa pensée. Des figures de pensées analogues sont récurrentes dans son oeuvre. Ainsi la courte esquisse “Sur le pouvoir d’imitation” conçoit le langage humain comme ayant recueilli et liquidé les anciens pouvoirs mimétiques de la magie [80] ; et dans d’autres textes le rapport qu’entretient l’histoire à sa préhistoire est décrit en des termes similaires – à ceci près que l’histoire doit encore réaliser ce que le langage aura déjà accompli. Le schéma qui s’en dégage se laisse grossièrement résumer de la manière suivante. ”Rien de ce qui eut jamais lieu n’est à considérer comme perdu (verloren zu geben) pour l’histoire” [81] ; mais rien n’est resté inchangé ; et rien ne dit qu’il aurait dû l’être. Quant à ce qui a effectivement été perdu, il reste à déterminer si et comment il faut le remplacer. [82] Ici encore c’est au processus révolutionnaire d’opérer les refontes et de faire le tri.
Il y a d’autres raisons pour s’intéresser dans ce contexte à l’esquisse “Sur le pouvoir d’imitation”. D’une part, ses spéculations sur les origines onto- et phylogénétiques du langage appartiennent clairement à la problématique d’un “matérialisme anthropologique”. D’autre part, ce qu’elles disent du langage en général vaut non seulement, comme on vient de le suggérer, pour le projet de l’auteur, mais peut-être aussi, et au premier chef, pour son langage. C’est dans ce double sens que “Vers le Planétarium” tenterait de puiser ses forces et dans la révolution à venir et dans les pouvoirs cosmiques des anciens. [83]
Ce faisant il intervient de façon précise et intempestive dans son présent. Notamment en se démarquant de quelques-uns des discours les plus marquants, et les plus incompatibles, de l’époque. A tout obscurantisme il oppose le désenchantement du monde ; à celui-ci, les puissances du cosmos. Il sauve des restes de discours en les croisant avec leurs contraires. Regardons de plus près :
1. “Nouvelles noces, encore inouïes (neuer, nie erhörter Vermählung)”, “grandes fiançailles (Werben)” avec les “puissances cosmiques” [84] : citant des vocables qui proviennent d’un vieux fond de la langue allemande (Vermählung, Werben) au nom de ce qui ne s’est jamais entendu (unerhört), ces formules font coïncider l’exploration scientifique de l’espace post-cosmique avec l’“éros cosmogonique” d’une époque très ancienne. [85] Les “philosophes de la vie” (Nietzsche, Klages) avaient vu dans la techne une menace mortelle pour la vie et avaient fui vers le monde du mythe. [86] Benjamin, lui, pense vie et techne ensemble et localise la menace dans la “réception avortée” de la technique [87], nullement dans la technique elle-même, qui, une fois libérée, permettra au contraire de sortir enfin de la préhistoire. C’est sous l’emprise du capital que la technique a “transformé la couche nuptiale en un bain de sang”. [88] Image digne de Klages, mais placée ici sous le signe de Marx.
2. La dialectique, écrit Hegel, “entre dans la force de l’ennemi”. Pour Benjamin il s’agit de reconquérir les forces que l’ennemi a détournées pour la révolution. Par exemple, de ne pas laisser à quelque Lebensphilosophie que ce soit l’exploitation de la “vie”. La dernière phrase de “Vers le Planétarium” affirme : “Le vivant ne surmonte le vertige de l’anéantissement que dans l’ivresse de la procréation”. [89] Trois ans plus tard, Le malaise dans la civilisation clôt ainsi : “Et maintenant il faut s’attendre à ce que l’autre des deux « puissances célestes », l’Eros éternel, fasse un effort pour s’affirmer contre son adversaire tout aussi immortel” [à savoir, Thanatos : la “pulsion d’agression et d’auto-anéantissement]”. [90] Le parallèle ne fait qu’accentuer l’écart. C’est celui entre une façon de dire et un dire. La phrase de Freud fait un usage éclairé, et en ce sens allégorique, de la mythologie ; celle de Benjamin, performe les forces qu’il décrit. Eros en acte, cette parole dit son dire une fois pour toutes. Freud, par contre, ajoute une retouche un an plus tard : “Mais qui peut présumer du succès et de l’issue ?” Sans en présumer, l’envoi de “Vers le Planétarium” jette les forces de la poesis dans la balance.
3. Sa stratégie est néanmoins “freudienne” en ceci qu’elle tente de conjurer un “retour du refoulé”. Refouler l’exigence immémoriale, anthropologique, du corps collectif – exigence non moins catégorique que l’impératif moral –, c’est provoquer sa vengeance : tel est le diagnostic que porte le passage cité en exergue au présent essai sur la Première Guerre et la montée du fascisme. [91] A ces expériences techno-physiques dévoyées, qui trouveront leur répondant littéraire chez Jünger [92] et Marinetti [93], “Vers le Planétarium” oppose une autre. Non pas cependant dans un esprit d’opposition critique, mais en tant qu’affirmation nihiliste. Celle-ci – qui porte, entre autres, le nom de Nietzsche – ne devant pas être laissée, elle non plus, au camp adverse.
Dominer la domination… Treize ans plus tard, le propos de “Vers le Planétarium” sera renouvelé sous d’autres auspices dans les thèses Sur le concept d’histoire. Surtout dans la onzième, qui montre à quel point le discours dominant de la domination a contaminé celui des dominés. A l’idée-maîtresse de Marx – l’exploitation d’une classe par une autre – un marxisme vulgaire a substitué celle d’une exploitation (pseudo-) collective de la nature. Au lieu d’envisager leur libération conjointe, la social-démocratie a hypostasié le travail et fétichisé la technique, réduisant la nature par là à une matière première et le genre humain à une vaste société à responsabilité limitée. [94] Le correctif à ce socialisme capitaliste – qui, ayant gagné la bataille à gauche, est en train de reculer aujourd’hui devant une nouvelle vague de capitalisme sauvage – se trouve, selon Benjamin, dans le socialisme utopique d’avant 1848, notamment celui de Fourier :
Si le travail social était bien ordonné, selon Fourier, on verrait quatre Lunes éclairer la nuit terrestre, les glaces se retirer des pôles, l’eau de mer s’adoucir, les bêtes fauves se mettre au service de l’homme. Tout cela illustre une forme de travail qui, loin d’exploiter la nature, est en mesure de l’accoucher des créations possibles qui sommeillent en son sein. [95]
Cette dernière image, qui esquisse l’horizon dans lequel de nouveaux accouplages entre phusis et techne deviennent possibles, varie celle sur laquelle se termine, treize ans auparavant, “Vers le Planétarium”. Mais le ton, le registre et les alliés ont considérablement changé. On n’est pas ici dans l’extase de la procréation (Zeugung), mais dans l’extravagance des créations (Schöpfungen). La parole n’est plus à ceux qui “vivent des forces du cosmos”, mais à une science libre et inventive, une Aufklärung matérialiste [96], et une “seconde technique”, seule capable de réparer les ravages de la première. Ici encore le matérialisme anthropologique accueille des discours hétérogènes, et même contradictoires, sans tenter de les homogénéiser.
A la fin des années vingt, Benjamin oppose une ivresse à une autre. En 1940, il confronte les “fantastiques imaginations” (Phantastereien) de Fourier (et le “surprenant bon sens” [97] qu’elles révèlent) aux “fantasmagories” du capitalisme avancé (et à son usurpation du bon sens). Un an plus tôt, la conclusion du deuxième exposé du Livre des Passages s’attarde sur la “dernière fantasmagorie” du XIXe siècle, L’Eternité par les Astres (1872) – une “hypothèse astronomique” méditée par Auguste Blanqui depuis sa dernière prison. Si toutes les fantasmagories du siècle représentent des “truchements égarants de l’ancien et du nouveau” [98], celle-ci en est, selon Benjamin, le nec plus ultra. Il voit dans ces “réflexions ingénues d’un autodidacte” le vieux mythe de l’éternel retour habillé en vêtements neufs et dans celui-ci le paroxysme révélateur des grands mythes du siècle. Notamment celui qu’il prenait pour sa réalité et sa norme : la croyance au progrès. [99] Mais la spéculation de Blanqui va jusqu’au bout d’elle-même. En ruinant de la sorte une grande idée révolutionnaire qui a été pervertie entre-temps en une idéologie de classe, elle scelle en même temps l’échec de tous ses propres efforts pour forcer le passage du seul progrès qui en aurait été un : la révolution. Les révolutions des astres annulent ici toute révolution sur terre. A ceci près que cette capitulation inconditionnelle devant les (supposées) lois physiques de l’univers se donne aussi à lire comme une continuation de la lutte clandestine par des voies encore plus secrètes. Grâce à la radicalité même de son revirement, le testament de Blanqui ne renie finalement rien de son passé révolutionnaire. Si sa soumission finale inflige “un cruel démenti” à son “élan révolutionnaire”, elle recèle aussi, et par une ironie qui échappe sans doute à son auteur, un “réquisitoire effrayant” [100] contre le siècle. “Hypocrite lecteur, mon semblable, mon frère”, disait Baudelaire. Le message crypté qu’adresse Blanqui à ses contemporains est celui-ci : vous ne faites, vous aussi, que tourner en rond en vous soumettant, vous aussi, à des lois prétendument immuables. Bref, l’idée de l’éternel retour est l’envers et la vérité de la croyance au progrès. [101]
L’historien matérialiste, écrit Benjamin, sait “attiser dans le passé l’étincelle de l’espérance”. [102] Sa lecture de Blanqui attise cette étincelle à l’endroit même où elle semble s’éteindre. Dans cet éclairage, l’aveu d’échec du grand insurgé éclaire en retour l’échec et l’enfermement non avoués de l’époque tout entière. S’enfermant contre son autre, elle bloque par tous les moyens la dialectique historique qu’elle a elle-même libérée. “Le siècle n’a pas su répondre aux nouvelles virtualités techniques par un ordre social nouveau.” [103]
Ce dernier mot du Livre des Passages résume tout son enjeu. Ecrire “l’histoire primitive” (Urgeschichte) du dix-neuvième siècle, c’était faire l’archéologie de la crise actuelle – celle de l’entre-deux-guerres. Quatre-vingts ans plus tard, cette archéologie est devenue elle-même un objet quasi archéologique, enseveli par les progrès d’une tempête qui continue à amonceler “ruines sur ruines”. [104] Là gît cependant toute son actualité. Les sombres analyses que l’on vient d’esquisser ici restent actuelles dans la mesure où le nouveau siècle ne sait toujours pas répondre aux virtualités de la technique par un ordre social nouveau.
La crise écologique en est une des conséquences, parmi d’autres moins spectaculaires. Comment lui faire face ? Rappelons d’abord ceci : les derniers écrits de Benjamin dénoncent les effets pervers d’un détournement des concepts d’exploitation (celle de la nature par l’homme se substituant à celle d’une classe par une autre) et de progrès (ceux de la technique se substituant à ceux de la société). Or les politiques “vertes” d’aujourd’hui recourent, elles aussi, à des solutions de substitution, souvent moins par conviction que parce que celles-ci sont les seules qui ont des chances d’être mises en oeuvre. Reste la question : ces quelques mesures vont-elles pouvoir suffire ou constituent-elles des soins palliatifs ? L’avenir le dira.
En attendant, on peut extrapoler l’avertissement suivant des diagnostics que firent Marx et Benjamin à partir de leurs époques respectives. Le capitalisme sait certes exploiter ses maux, mais il ne saurait les guérir. [105] Désormais global et plus déchaîné que jamais, il est basé, aujourd’hui comme naguère, sur l’exploitation des hommes et de la nature. Dans le cadre de cette économie, aucun remède durable ne peut être trouvé aux ravages qui lui sont inhérents. La crise écologique découle d’un système de production qui vit de ses crises, Jusqu’ici il a certes trouvé les moyens de ne pas en mourir. [106]] Mais au prix de combien d’autres morts ? Des charniers de toutes sortes appartiennent à ses coûts d’exploitation, mais ce n’est pas lui qui les paye. C’est pour cette raison que Benjamin fait rimer “progrès” et “catastrophe” [107] et nomme “ce que nous appelons le progrès” – ou que nous appelions ainsi avant que ce vocable ne passe, lui aussi, à la trappe – une “tempête” qui vient de loin et laisse derrière elle un “monceau de ruines”. [108]
Tout cela, l’inconscient collectif ne veut pas trop le savoir, mais il le sait quand même. D’où l’abondance de scénarios-catastrophe, au cinéma et ailleurs, destinés à purger nos peurs. Mais la fantasmagorie la plus tranquillisante, la plus dépressive, et la plus sournoise est celle que nous appelons “le réalisme” (alias le “positivisme” du dix-neuvième siècle [109], alias “la fin des idéologies” de la deuxième moitié du vingtième). Cette “raison cynique” (Sloterdijk), qui qualifie de fantasmagorique toute autre position que la sienne, notamment celle qui prend la sienne au mot, n’est en fait que la caricature fantasmagorique de tout véritable désenchantement. Le réalisme bourgeois qui, selon le Manifeste Communiste, noie toutes les illusions féodales dans “l’eau glaciale du calcul économique” est celui d’une classe qui, selon le même texte, “crée un monde à son image” et qui, ne s’ouvrant au monde que pour le réduire à elle-même, bascule déjà dans la fantasmagorie. [110] Sans la résistance de l’autre, le réalisme finit par perdre contact avec le réel, la conscience s’enferme dans sa propre immanence, le monde devient un vaste intérieur – un Weltinnenraum. [111] Aussi réel que fantasmagorique, un tel espace-rêve-temps (Zeit(t)raum) “homogène et vide” [112] n’a de place pour un espace de corps et d’images (Leibraum, Bildraum) que sous des formes subalternes et parodiques. [113]
Cette civilisation désormais mondialisée se sait mortelle. [114] Mais elle ne sait apparemment pas interrompre son exploitation sauvage de la planète et d’elle-même. “C’est à elle-même”, écrivait Benjamin en 1935, qu’une humanité aliénée à elle-même “s’offre en spectacle” [115] – celui de se voir errer d’une guerre à l’autre. Ce spectacle reste, aujourd’hui encore, celui de son impuissance devant le déchaînement de ses propres forces. Ne sachant pas où l’emporte la tempête, elle se cramponne à un statu quo qui n’est autre chose que cette tempête. [116] Selon les Manifestes communistes et surréalistes, la réalité exigeait d’être surpassée. [117] Tout se passe comme si entre-temps cette exigence avait échoué elle aussi sur le monceau de ruines que la tempête laisse derrière elle. Un monopole planétaire est en train de s’établir, son auto-propagande bat son plein, aucune concurrence sauf la sienne, aucun autre Dieu n’est toléré. Dans ces circonstances, les habitants de la tempête, comme naguère ceux de la caverne, la prennent pour la seule réalité possible. Benjamin appelait cette croyance sans croyance “le capitalisme comme religion”. [118]
Irving Wohlfarth a étudié à Cambridge, Yale et Francfort ; il a enseigné le français et la littérature comparée aux États-Unis, ainsi que la littérature allemande en France. Il a publié différents travaux sur Baudelaire, Kafka, Adorno, et surtout Benjamin. Deux recueils d’articles sont à paraître : Männer aus der Fremde. Essays zum deutsch-jüdischen Parnas et No Man’s Land. Essays on Walter Benjamin. Le présent article fait partie d’un livre à venir sur la politique de Benjamin.
[1] SU, p. 241-242.
[2] Œ, II, “Le Surréalisme. Le dernier instantané de l’intelligentsia européenne”, p. 134. Traduction modifiée. Voici le texte original : “Denn es hilft nichts, das Eingeständnis ist fällig : Der metaphysische Materialismus Vogtscher und Bucharischer Observanz läßt sich in den anthropologischen Materialismus, wie die Erfahrung der Sürrealisten und fruher eines Hebel, Georg Büchner, Rimbaud ihn belegt, nicht bruchlos überführen. Es bleibt ein Rest. Auch das Kollektivum ist leibhaft. Und die Physis, die sich in der Technik ihm organisiert, ist nach ihrer ganzen politischen und sachlichen Wirklichkeit nur in jenem Bildraume zu erzeugen, in welchem die profane Erleuchtung uns heimisch macht. Erst wenn in ihr sich Leib und Bildraum so tief durchdringen, dass alle revolutionäre Spannung leibliche kollektive Innervation, alle leiblichen Innervationen des Kollektivs revolutionäre Entladung werden, hat die Wirklichkeit so sehr sich selbst ubertroffen, wie das kommunistische Manifest es fordert” (GS, II.1, p. 309-310).
[3] Le Livre des Passages contient un matériau foisonnant autour de ce concept. Par contre, le dossier qui lui y est consacré – “Matérialisme anthropologique, histoire des sectes” (LP, p. 805-814) – est d’un intérêt limité.
[4] On verra que ces deux notions, sans encore être nommées, sont préfigurées dans “Vers le Planétarium” (SU, p. 240-243).
[5] Cf. Œ, I, “Sur le programme de la philosophie qui vient”, p. 179-197.
[6] Selon le discours de méthode exposé dans la “Préface Epistémo-Critique” à son livre sur le drame baroque allemand, la philosophie doit renoncer au “cours ininterrompu de l’intention” (Origine du drame baroque allemand, ci-après OD, trad. S. Muller, Paris, Flammarion, 1985, p. 24). De même, selon l’essai sur le surréalisme et “L’auteur comme producteur”, la tâche qui incombe aux écrivains contemporains est d’interrompre toute “carrière artistique” (Œ, II, “Le Surréalisme. Le dernier instantané de l’intelligentsia européenne”, p. 133). Et l’historien matérialiste “se donne pour tâche de brosser l’histoire à rebrousse-poil” (Œ, III, “Sur le concept d’histoire”, p. 433).
[7] Cit. GS, IV.1, p. 501.
[8] Œ, II, “Le Surréalisme. Le dernier instantané de l’intelligentsia européenne”, p. 115.
[9] L’essai commence ainsi : “Certains courants intellectuels peuvent atteindre une pente (Gefälle) assez forte pour que le critique y installe sa génératrice (Kraftstation). […]. L’observateur allemand ne se tient pas à la source. C’est là sa chance. Il se tient dans la vallée. Il peut apprécier les énergies du mouvement” (Œ, II, “Le Surréalisme. Le dernier instantané de l’intelligentsia européenne”, p. 113-114). Dans la terminologie du Livre des Passages, ces énergies sont tributaires, à leur tour, du “mouvement social” et de “l’inconscient collectif”. Et c’est la “température” de la lutte des classes qui, selon “L’Auteur comme Producteur”, détermine l’ampleur de tout processus de refonte, politique et culturelle (Brecht, p. 136). La productivité de ladite “génératrice” (Kraftstation), que Benjamin appelle aussi sa “petite usine à écriture” (Corr., II, p. 50), dépendrait ainsi du lieu où il se place dans le champ de forces (Kraftfeld) de son époque. Mais sa “chance” tient aussi, dans le cas présent, à la distance qui l’en sépare en tant que témoin étranger.
[10] Dans la traduction française : “la « salle réservée »” (Œ, II, “Le Surréalisme. Le dernier instantané de l’intelligentsia européenne”, p. 133)
[11] Le mot “intégral” revient à deux reprises dans cet essai : le surréalisme se vit comme “la chose la plus intégrale” (Œ, II, “Le Surréalisme. Le dernier instantané de l’intelligentsia européenne”, p. 115) ; et l’espace qu’il se crée est d’une “actualité universelle et intégrale” (Ibid., 133). Ailleurs cette dernière formule décrira la “prose intégrale” qui aura brisé les “chaînes de l’écrit” dans le monde messianique (GS, I.3, p. 1238).
[12] Cf. sur la notion de “discontinuum”, cf. GS, I.3, p. 1236, 1242. Ce style abrupt et rhapsodique ne va pas sans quelques obscurités. Par exemple la phrase “Es bleibt hein Rest” (dont la traduction française “Quelque chose se perd” est inexacte). Ce “reste” serait-il un déchet du matérialisme métaphysique que le matérialisme anthropologique a intérêt à laisser tomber ? Ou au contraire quelque chose qu’il doit ramasser, tel un chiffonnier ? Peu importe. Car Benjamin vient d’écrire qu’avec “l’insulte” et le “mot d’esprit”, le “malentendu” (Œ, II, “Le Surréalisme. Le dernier instantané de l’intelligentsia européenne”, p. 133) – “dialogique”, dit-il ailleurs (Œ, II, “Kitsch onirique”, p. 9) – fait partie intégrante du désordre intégral dont il veut ici capter les énergies.
[13] Remarquons une autre singularité grammaticale dans la phrase précédente (“Und die Physis, die sich in der Technik ihm [dem Kollektivum] organisiert…”), qui varie une phrase de “Vers le Planétarium” : “Ihr [der Menschheit] organisiert in der Technik sich eine Physis […]” (GS, IV.1, p. 147) Je souligne.) Dans le premier cas, le pronom indirect (ihm) – qui est intraduisible – se réfère au collectif ; dans le deuxième, à l’humanité. C’est seulement sous leur égide que la phusis et la techne peuvent fêter leurs noces. La tournure particulière donnée à ces deux phrases (la phusis comme sujet grammatical, la disposition des pronoms et des autres substantifs, etc.) a pour effet de suspendre, ne fût-ce qu’un instant, le règne du sujet en tant qu’individu privé. Une phrase voisine fête le démémbrement de celui-ci en termes quasi-dionysiaques (Œ, II, “Le Surréalisme. Le dernier instantané de l’intelligentsia européenne”, p. 133-134).
[14] Ailleurs, par un procédé complémentaire, c’est le présent qui est relégué au passé : “Le capitalisme fut (…)” – LP, [K 1a, 8]. Le style fait partie de la lutte des classes : là où le capitalisme étend son règne spatio-temporel, le temps choisi ici l’abrège.
[15] Cf. Œ, II, “Le Surréalisme. Le dernier instantané de l’intelligentsia européenne”, p. 134.
[16] Ibid., p. 131.
[17] Cf. la définition théologique que donne Benjamin du symbole comme transfiguration fugitive dans la lumière de la rédemption, de la nature déchue (OD, p. 178-79).
[18] Cf. sur le matérialisme ancien la dissertation de Marx, Différence de la philosophie de la nature chez Démocrite et Epicure ; sur le matérialisme mécanique de Hobbes, La Sainte-Famille ; sur le matérialisme utopique, Le matérialisme scientifique et utopique ; et sur le matérialisme contemplatif (der anschauende Materialismus), les Thèses sur Feuerbach. C’est Feuerbach qui a le premier forgé la notion de matérialisme anthropologique.
[19] Anthropos signifie “homme”. Le matérialisme anthropologique serait-il alors un humanisme ? Seulement, répond Benjamin, si celui-ci est “plus réel” (Œ, II, “Karl Kraus”, p. 272) que sa contrefaçon bourgeoise et s’il part du corps. Non pas certes du corps-objet (Körper) d’un matérialisme vulgaire et naturaliste, mais d’une phusis éminemment humaine, sociale, métaphysique (Leib). C’est dans le “choc” de la rencontre avec le corps-objet que Benjamin voit l’origine d’un “nihilisme anthropologique” (ou “médical”) chez Benn et Céline – LP, [K 7a, 2] et [N 8a, 1].
[20] Cette régression théorique traduit une régression historico-politique. Dans ses conversations avec Benjamin en 1938, Brecht, mimant l’Etat soviétique, annonce, d’un air rusé et contrit, “Je sais, je dois disparaître” et qualifie l’URSS de “monarchie ouvrière” – ce qui fait penser Benjamin aux jeux grotesques de la nature tel que le poisson cornu (Brecht, p. 196, 204). Une métaphysique matérialiste serait également chimérique.
[21] “L’exigence” (Forderung) du Manifeste communiste – que “la réalité se dépasse” – correspond dans d’autres textes à celle de la (seconde) technique et de la (première) nature. Loin de relever de la morale, elle serait ancrée au cœur des choses.
[22] En 1934 Benjamin note, sans commentaire, la réflexion suivante de Brecht. Marx et Lénine aurait reconnu dans “Le Bateau ivre” non pas une “promenade excentrique”, mais le vagabondage de quelqu’un qui ne supporte plus de vivre à l’intérieur des limites de sa classe. Impossible cependant d’admettre dans le modèle orthodoxe du militant prolétarien le geste d’un vagabond sans attache qui tourne le dos à la société (cit. Brecht, p. 180). Apprivoiser de telles impossibilités, telle reste néanmoins la tâche qui s’impose à ces deux émigrés diversement en marge du Parti. Leurs conversations, parfois houleuses, sont le refuge précaire d’un tel contre-modèle.
[23] Notons cependant que ses “Manuscrits économico-politiques de 1844” (qui ne furent publiés qu’en 1932) ouvrent de larges horizons et fournissent des bases solides pour un “matérialisme anthropologique”.
[24] Ainsi commence “La technique du critique en treize thèses”. (SU, p. 183-84).
[25] La question se pose dans ce contexte si le “matérialisme anthropologique” de Benjamin n’est pas une réponse, explicite ou non, au courant philosophique né quelques années auparavant : la philosophische Anthropologie.
[26] Œ, II, “Le Surréalisme. Le dernier instantané de l’intelligentsia européenne”, p. 130.
[27] Chez Benjamin, comme chez Nietzsche, ce sont surtout les anciens qui servent de contre-modèle : “Rien ne distingue davantage l’homme antique de l’homme moderne”, lit-on dans “Vers le Planétarium”, “que son abandon à une expérience cosmique que ce dernier connaît à peine. […]. C’est l’aberration menaçante des modernes que de tenir cette expérience pour quelque chose d’insignifiant qu’on peut écarter” (SU, 241, trad. modifiée). Un autre pôle de comparaison, plus “anthropologique”, est brièvement évoqué dans l’essai “Sur le programme de la philosophie qui vient”, qui se réfère à la mythologie des peuples primitifs (et aussi des fous, des malades et des médiums) pour mieux dénoncer celle des modernes telle qu’elle apparaît à travers la théorie kantienne de l’expérience (Œ, I, p. 185-186).
[28] Cf. sur la notion d’innervation, cf. Miriam Hansen, "Benjamin and Cinema : Not a One-Way Street," Critical Inquiry 25.2 (1999), p. 306-343.
[29] “Le sauvetage s’accroche à la petite faille dans la catastrophe continuelle”’ (CB, p. 242)
[30] Cf. la huitième thèse “Sur le concept d’histoire” (Œ, III, p. 433).
[31] CB, p. 242. “Interrompre le cours du monde – c’était le désir le plus profond de Baudelaire” (CB, p. 223).
[32] Cf. sur l’anarchie comme “dé-position” de l’ordre établi mon essai “Entsetzen. Walter Benjamin und die RAF", dans Die RAF und der linke Terrorismus, éd. Wolfgang Kraushaar, Hambourg, 2006, vol. I, p. 280-314.
[33] GS, I.3, p. 1243.
[34] Œ, II, “Le Surréalisme. Le dernier instantané de l’intelligentsia européenne”, p. 133.
[35] Id. Cf. l’image qui “surgit et s’évanouit pour toujours […] à l’instant du danger” (Œ, III, “Sur le concept d’histoire”, p. 430-31).
[36] Cf. LP, “Exposé de 1935”, p. 36.
[37] Cf. W. Benjamin, Le Concept de critique esthétique dans le romantisme allemand, trad. Ph. Lacoue-Labarthe - A.-M. Lang, Paris, Flammarion, 1986, p. 83.
[38] L’essai sur le surréalisme porte le sous-titre “Le dernier instantané de l’intelligentsia européenne”.
[39] Œ, III, “Sur le concept d’histoire”, p. 442.
[40] CB, p. 153-155.
[41] Cf. la note sur la “mémoire involontaire” de la “classe combattante opprimée” (GS, I.3, p. 1243).
[42] Cf. les objections de taille faites par Adorno à l’exposé “Paris, capitale du XIXe siècle”. Dont la remarque qu’il “ne subsiste, dans le collectif rêvant, aucun espace pour les différences de classe” (Corr. A-B, p. 160).
[43] LP, [K 1, 4
[44] Charles Baudelaire, “Les Foules” (Le Spleen de Paris, XII).
[45] Un Kafka – “un individu (qui s’appelait Kafka)” (Corr. II, p. 250) – y serait parvenu. Ceci en tant que “rêvé” (ein Geträumter) : rêvé par les masses (GS, II.3, p. 1247). Il faut pour cela que l’individualité ait été ébranlée “comme une dent creuse” (Œ, II, “Le Surréalisme. Le dernier instantané de l’intelligentsia européenne”, p. 116).
[46] LP, [W 7, 4
[47] Œ, III, “Sur le concept d’histoire”, p. 429.
[48] Ibid., p. 431.
[49] Ibid., p. 432.
[50] Support concret de l’histoire réelle, ce “sujet historique” est abstrait dans la mesure où il est encore en train de naître, souterrain, invisible, muet, un spectre, dont “l’historien matérialiste” – cet autre sujet des thèses “Sur le concept d’histoire” – est le porte-parole. Tout ce que disent ces thèses sur le soleil de l’histoire (“en train de se lever”, p. 430), le Messie (qui peut “entrer” chaque seconde, p. 443), et l’histoire elle-même (“objet d’une construction”, p. 439) vaut aussi pour le sujet de l’histoire. C’est un sujet en souffrance et en puissance.
[51] Ibid., p. 437.
[52] GS, I.3, p. 1243. “Dans sa situation la plus exposée” : seule l’exposition du “collectif rêvant” (Traumkollektiv, cf. LP, p. 406-408) au pire – tels semblent être la crainte et l’espoir mêlés de cette formule tardive – peut provoquer son “réveil historique” (Ibid., p. 406). Mais il se peut, écrit Benjamin en 1938, que les grandes masses ne prennent conscience du danger “qu’à l’heure de leur propre suppression” (Corr. II, p. 250).
[53] "Le matérialisme politique et la créature physique se partagent (teilen), membre par membre, selon une justice dialectique, l’homme intérieur, la psyché, l’individu ou quoi que ce soit que nous voulions leur jeter en pâture” (Œ, II, “Le Surréalisme. Le dernier instantané de l’intelligentsia européenne”, p. 133-134). Teilen a le même double sens que partager. Il s’agit ici de diviser pour mieux partager (en commun). D’où le refus de toute fausse indivision : “trois fois méfiance : à l’égard de toute entente : entre classes, entre peuples, entre individus” (Ibid., p. 132).
[54] “Les hommes en tant qu’espèce sont parvenus depuis des millénaires au terme de leur évolution ; mais l’humanité en tant qu’espèce est encore au début de la sienne” (SU, p. 242).
[55] La “pensée dialectique”, en tant qu’“organe de l’éveil historique” (LP, “Exposé de 1935”, p. 46), fait partie de ce corps.
[56] “L’anarchie régulière est l’avenir de l’humanité” (Auguste Blanqui, Textes choisis, Paris, éd. Sociales, 1955, I, p. 156).
[57] On a toujours insisté sur l’irrationalité régressive des foules. Face au fascisme, Benjamin n’était pas aveugle au danger étudié au début des années trente par Georges Bataille et Wilhelm Reich sous la rubrique “psychologie de masse”. Mais il était également attentif à un autre potentiel. Tout en constatant que l’humanité s’est suffisamment aliénée à elle-même pour s’abandonner à son propre anéantissement (Œ, III, p. 316), “L’œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique” parie sur la masse comme la “matrice” d’un renouveau général (Ibid., p. 310). On est loin ici de Gustave Le Bon (Psychologie des foules, 1895), Sigmund Freud (“Psychologie collective et analyse du moi”, 1921) et Elias Canetti (Masse et Puissance, 1960).
[58] Cit. dans Brecht, p. 39.
[59] Le sujet de l’histoire, écrit Benjamin, apparaît chez Marx comme “la dernière classe asservie, la classe vengeresse qui, au nom de générations de vaincus, mène à son terme l’œuvre de libération” (Œ, III, “Sur le concept d’histoire”, p. 437).
[60] “Die ›Idee‹ blamierte sich immer, soweit sie von dem ›Interesse‹ unterschieden war” (Marx-Engels Werke, Berlin, Dietz, 1956, 2, p. 86).
[61] “Pour Kafka, […] seule l’aide d’un fou en est une réellement. Seul point douteux : prend-elle réellement sur l’homme ?” (Corr. II, p. 251).
[62] Dans son essai “”La réification et la conscience du prolétariat”, publié à Berlin en 1923, Georg Lukacs cherche à établir des médiations entre la conscience immédiate, et nécessairement aliénée, du prolétariat et la véritable conscience de classe que sa situation rend objectivement possible. Avec Marx, il voit dans celle-ci le seul point de vue qui n’en est pas un, puisqu’elle représente l’intérêt général (Histoire et conscience de classe, trad. K. Axelos – J. Bois, Paris, Minuit, 1960, p. 109-256 et notamment p. 189 sq.). Benjamin construit le “sujet de l’histoire” selon le même modèle. S’il y introduit l’idée d’un inconscient collectif, c’est sans doute parce que l’écart entre les deux consciences est en train de se creuser.
[63] Cf. la lettre du 3.10.1931 (Corr. II, p. 55).
[64] Non seulement la philosophie de Kant ne réussit, selon Benjamin, à définir les conditions de possibilité de l’expérience qu’en réduisant celle-ci au “degré zéro” (Œ, I, “Sur le programme de la philosophie qui vient”, p. 180 sq.), mais l’expérience elle-même a été réduite entre-temps à une quantité négligeable (Œ, II, “Expérience et pauvreté”, p. 364-372 – Œ, III, “Le conteur”, p. 114-116).
[65] Œ, III, “Le conteur”, p. 116.
[66] La réalité de l’époque présente, écrit Benjamin en 1938, se dessine, sur le plan théorique, dans la physique moderne et, sur le plan pratique, dans la technique de la guerre. Le citoyen moderne se voit “livré à un appareil bureaucratique impénétrable dont la fonction est contrôlée par des instances qui restent floues même à ses organes d’exécution, a fortiori pour ceux qu’il manipule” (Corr. II, p. 250).
[67] Déjà le Manifeste Communiste compare la bourgeoisie à l’apprenti sorcier qui ne peut plus maîtriser les moyens de production qu’il a lui-même déchaînés.
[68] LP, “Exposé de 1939”, p. 59.
[69] Œ, III, “L’œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique”, p. 315.
[70] La formule “appendice de la machine” (Anhängsel der Maschine ) se trouve dans Le Capital (MEW 23, p. 674) et dans Le Manifeste Communiste (Karl Marx, Die Frühschriften, éd. S. Landshut, Stuttgart, 1953, p. 532). Cf. la séquence célèbre des Temps Modernes, où Chaplin se trouve pris dans l’engrenage d’une vaste machinerie.
[71] Le câblage de l’humain qui se poursuit à notre époque (internet, téléphonie mobile, baladeurs, etc.) ne fait que parodier cette promesse. Loin de favoriser l’auto-organisation d’un sujet collectif dans un espace techno-corporel, il renforce la privatisation de l’espace public, la désincarnation de l’individu, et la surveillance généralisée.
[72] “L’éducation, n’est-elle pas […], si l’on veut parler de […] maîtrise, celle des rapports entre les générations, et non pas celle des enfants ?” (SU, p. 242).
[73] Ibid., p. 243.
[74] Id. Benjamin refuse, par contre, de souscrire à la notion d’un “ homme nouveau”. Ce n’est pas “un homme nouveau, mais un être inhumain, un ange nouveau” qui peut mettre fin à la domination (Œ, II, “Karl Kraus”, p. 273).
[75] SU, p. 242.
[76] Id. Dès 1913, Benjamin considère la communauté comme préalable nécessaire à toute solitude authentique – c’est-à-dire à l’expérience en apparence la plus privée : “Je crois que c’est uniquement au sein de […] la communauté la plus étroite […] qu’un homme peut réellement être seul […]” (Corr. I, p. 80).
[77] “Formidable raccourci”, “monade”, “éclats du temps messianique” : c’est ainsi que les 17e et 18e thèses (et l’Appendice A) de “Sur le concept d’histoire” décrivent la compression du tout dans une infime partie. Elles la décrivent aussi dans un autre sens – comme une ligne décrit une ellipse – et se décrivent ainsi elles-mêmes.
[78] Œ, II, “Le Surréalisme. Le dernier instantané de l’intelligentsia européenne”, p. 119, 130.
[79] Gershom Scholem, Fidélité et Utopie, trad. M. Delmotte – B. Dupuy, Paris, Calmann-Lévy, 1978, p. 128.
[80] Œ, II, “Sur le pouvoir d’imitation”, p. 363.
[81] Œ, III, “Sur le concept d’histoire”, p. 429. Trad. modifiée.
[82] Benjamin fait sien le raisonnement suivant de Carl Gustav Jochmann. Du passé tout n’est pas perdu ; et de ce qui l’est tout n’est pas à remplacer ; car il se peut que ce qui fut utile ne le soit plus ou qu’il ait été intégré à une forme supérieure (Œ, III, “Les régressions de la poésie de Carl Gustav Jochmann”, p. 404). Benjamin s’intéresse particulièrement à cette dernière éventualité.
[83] C’est en des termes comparables que Benjamin décrit l’œuvre de Kafka. Elle décrirait une ellipse autour de deux foyers éloignés : la mystique et la modernité (Corr. II, p. 248).
[84] SU, p. 241.
[85] Cf. Ludwig Klages, Vom kosmogonischen Eros (Munich, 1922).
[86] Cf. CB, p. 151. Dès 1916, Benjamin distingue entre le “langage de la technique” et le “langage professionnel des techniciens” (Œ, I, “Sur le langage en général et sur le langage humain”, p. 142).
[87] Œ, III, “Eduard Fuchs, collectionneur et historien”, p. 184.
[88] SU, p. 242.
[89] Ibid., p. 243. “Den Taumel der Vernichtung überwindet Lebendiges nur im Rausche der Zeugung” (GS, IV.1, p. 148). Par son vocabulaire et son rythme, qui puise à des ressources spécifiques de la langue allemande (la possibilité d’intervertir l’ordre grammatical, d’ajouter un e à Rausch, etc.), cette phrase est strictement intraduisible.
[90] Sigmund Freud, Le malaise dans la civilisation, trad. P. Cotet et d’autres, Paris, PUF, 1995, p. 89.
[91] L’expérience d’ivresse collective “s’impose de nouveau à chaque époque, et les peuples et les races lui échappent bien peu, comme on l’a vu, de manière terrifiante, lors de la dernière guerre, qui fut une tentative pour célébrer de nouvelles noces, encore inouïes, avec les puissances cosmiques” (SU, p. 241). Si risquée que soit cette thèse, elle est loin de tenter une demi apologie de la guerre au nom d’une anthropologie du sacré à la manière de Roger Caillois (L’Homme et le Sacré, Paris 1939) et de Georges Bataille (La Part Maudite, Paris, 1949). Leur “sociologie sacrée” récupère les forces de l’ivresse non pas pour la révolution, mais pour un tragique nietzschéen (ou, dans le cas de Bataille, pour la révolution comme “dépense”, “excès”, etc., sans la “discipline” avec laquelle, selon Benjamin, l’ivresse a à se débattre).
[92] Cf. Œ, II, “Théories du fascisme allemand”, p. 198-215.
[93] Cf. L’Epilogue à “L’œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique” (Œ, III, p. 314-315).
[94] La social-démocratie “n’envisage que les progrès de la domination sur la nature, non les régressions de la société” (Œ, III, “Sur le concept d’histoire”, p. 436). Benjamin reprend ici un passage de son essai sur Eduard Fuchs (Œ, III, p. 184).
[95] Œ, III, “Sur le concept d’histoire”, p. 436-437. Ironie de la dialectique historique : entre-temps, l’utopie de Fourier ressemble aussi aux pires ravages produits par un travail social désordonné. Malgré son imagination débordante, il n’a pas pu anticiper qu’un jour il s’agirait surtout de protéger la nuit, les glaces, l’eau de mer, et les bêtes sauvages contre la sauvagerie de l’homme.
[96] Perversion ou réalisation de l’Aufklärung : telle est l’alternative que pose la conclusion de la première version de l’essai sur “L’œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique” en 1935 : “Au lieu de centrales électriques, [la guerre impérialiste] établit dans le pays – sous forme d’armées – les forces humaines : au lieu des liaisons aériennes, elle développe l’échange de projectiles, et, par la guerre des gaz, elle a trouvé un nouveau moyen d’en finir avec l’aura” (Œ, III, p. 113). Par un effet d’aliénation brechtien, le monde occidental contemporain est vu ici de loin : de l’URSS, du XVIIIe siècle, de l’enfance.
[97] Œ, III, “Sur le concept d’histoire”, p. 436-437.
[98] LP, “Exposé de 1939”, p. 59.
[99] “Ce que nous appelons le progrès”, écrit Blanqui, “est claquemuré sur chaque terre, et s’évanouit avec elle” (cit. Id.). La première partie de cette phrase fera retour dans la neuvième thèse “Sur le concept d’histoire” de Benjamin.
[100] LP, “Exposé de 1939”, p. 58-59.
[101] Cf. LP, [D10a, 5]. La même conclusion peut être extrapolée des thèses “Sur le concept d’histoire”. L’idée du progrès (Fortschritt) que se font la social-démocratie et le marxisme vulgaire y est décrite comme une “progression” (Fortgang) à travers “un temps homogène et vide” (Œ, III, p. 439). A travers : la directionalité du parcours est extérieure à la chose parcourue et peut servir à masquer un manque de direction. De même que l’historien positiviste mobilise une “masse” de “faits” “pour remplir le temps homogène et vide” (Ibid., p. 441), le “progrès” et ses “lois” servent à remplir l’histoire de sens. D’où la “tristesse” (Ibid., p. 432) de l’optimisme progressiste. La croyance au progrès est un nihilisme qui se nie. Tôt ou tard, le bâillement de l’abîme finit par engloutir ce qui devait le remplir.
[102] Œ, III, “Sur le concept d’histoire”, p. 431.
[103] LP, “Exposé de 1939”, p. 59.
[104] Œ, III, “Sur le concept d’histoire”, p. 434. Dans le monde de la production capitaliste, écrit Marx dans le Manifeste Communiste, tout s’enrouille avant de pouvoir s’établir et disparaît pour faire place au prochain produit ; et ceci vaut aussi pour la production intellectuelle. Ce devenir-antique du moderne est également un des motifs majeurs du Livre des Passages. Le fait que leurs analyses de ce processus ont subi le même sort ne fait que les confirmer. D’où le beau titre du film d’Alexander Kluge : Marx-Eisenstein-Das Kapital. Nouvelles de l’Antiquité idéologique (2008).
[105] Parmi les ravages écologiques du capitalisme il faut compter une colonisation du langage qui atteint jusqu’à celui de ses critiques. L’idée, certes louable et nécessaire, d’un “développement durable” des “ressources” en est un exemple. La formule social-démocrate épinglée par Benjamin, selon laquelle la nature est “offerte gratis” (gratis da ist) (Œ, III, “Sur le concept d’histoire”, p. 437), en est un autre. Et quel bien peut-on attendre d’un “département de ressources humaines” ? Le monde contemporain attend son Kraus, son Klemperer, son Barthes.
[106] “L’expérience de notre génération : le capitalisme ne mourra pas de mort naturelle” – LP, [X 11a, 3
[107] “Il faut fonder le concept de progrès sur l’idée de catastrophe. Que les choses continuent à « aller ainsi » (« so weiter gehen »), voilà la catastrophe” (CB, p. 242). Cf. aussi SU, p. 163-164.
[108] Œ, III, “Sur le concept d’histoire”, p. 434. Entre-temps, sous l’impact de la tempête, la croyance au progrès s’est largement dissipée. Baudelaire l’avait déjà dénoncée en plein XIXe siècle. Dans un de ses poèmes en prose, “Chacun sa Chimère”, une troupe d’hommes “poussés par un invincible besoin de marcher” chemine dans le désert “avec la physionomie résignée de ceux qui sont condamnés à espérer toujours” (Baudelaire, Le Spleen de Paris, VI). Trois notes de Benjamin à propos de Baudelaire suggèrent que la croyance au progrès était minée dès le départ. La classe bourgeoise “cessa de s’occuper de l’avenir des forces productives qu’elle avait déchaînées” (CB, p. 219) ; elle ne voulait plus savoir ce qui adviendrait d’elle (wohin es mit ihr hinausgeht) (Ibid., p. 225) ; c’est dans ce contexte qu’émergea la pensée de l’éternel retour (Ibid., p. 236 — cf. LP, [D 9,3]). Un siècle qui se détourne de l’avenir – c’est-à-dire, d’un avenir qui ne serait pas une répétition prévisible du présent – ne croit pas au progrès auquel il prétend croire, mais bien plutôt à l’idée d’un éternel retour du même. Ici encore Benjamin fait une archéologie de notre présent : le no future de la fin du XXe siècle remonte au dix-neuvième.
[109] Dans la deuxième des Considérations Intempestives, Nietzsche qualifie l’historiographie positiviste de son époque de “fantasmagorie du savoir”. Les thèses de Benjamin “Sur le concept d’histoire” poursuivent dans cette voie. De même, “L’Introduction” de l’“Exposé de 1939” évoque la “sensation de vertige” qui se dégage d’une historiographie conçue comme une “série illimitée de faits figés sous forme de choses” – LP, p. 47-48). C’est le pressentiment d’un éternel retour du même. Rien, donc, de plus fantasmagorique que les “faits”.
[110] “Comme un malade fiévreux qui traduit tous les mots qu’il entend dans les représentations déchaînées de son délire, l’esprit du temps (Zeitgeist) se saisit des documents des cultures les plus éloignées dans le temps et dans l’espace pour se les approprier et les enfermer brutalement dans des fantasmes prisonniers d’eux-mêmes (selbstbefangenes Phantasieren)” (OD, p. 53, trad. modifiée). Le “syncrétisme” épinglé par Benjamin ici – il l’appelle ailleurs “historicisme” – ressemble à ce dont, en dernière instance, il découle : le capitalisme. Enfermer toute altérité dans son système, c’est, dans les deux cas, s’y enfermer soi-même.
[111] Forgé par Rilke à de toutes autres fins, ce terme fait retour aujourd’hui pour désigner la transformation du monde en un vaste intérieur politico-mercantile.
[112] Œ, III, “Sur le concept d’histoire”, p. 439.
[113] Cf. la quatrième section de l’“Exposé de 1935” : “Louis-Philippe ou l’intérieur” (LP, p. 40-41). De même que la marchandise figure chez Marx comme la cellule élémentaire du capital, le passage en est, selon Benjamin, une monade. Non seulement en tant que microcosme mais aussi, comme le rêve, en tant qu’intérieur sans extérieur. Il renferme ainsi deux tendances contraires. D’une part, le passage est vécu par Benjamin et les surréalistes comme lieu d’expérience privilégié, “espace de corps et d’images”. D’autre part, il annonce l’évacuation de cet espace et la mondialisation des centres commerciaux. Le Paysan de Paris de Louis Aragon s’attarde sur le moment où le même processus économique qui avait donné naissance au passage de l’Opéra est en train de lui mettre un terme.
[114] “Nous autres, civilisations, nous savons maintenant que nous sommes mortelles”, écrit Paul Valéry en 1919 dans “La crise de l’esprit”. Le “Comité lunaire pour la connaissance de la Terre” (cf. “Lichtenberg. Un aperçu”, dans Trois pièces radiophoniques, trad. R. Rochlitz, Paris, Ch. Bourgois, 1987) qui figure dans la pièce de Benjamin sur Lichtenberg ne donne pas beaucoup de chances aux terriens de se tirer d’affaire. A leurs yeux, le seul espoir gît dans la fantaisie – elle-même passablement lunaire – dont font preuve les “cahiers-brouillards” (Sudelbücher) d’un certain Lichtenberg. On pourrait en dire de même des cahiers-brouillards qui constituent le Livre des Passages.
[115] Œ, III, “L’œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique”, p. 113.
[116] “L’attachement désespéré aux idées de propriété et de sécurité des décennies passées empêche l’Allemand moyen, d’apercevoir les stabilités inédites et extrêmement remarquables sur lesquelles repose la situation actuelle. […] il croit devoir considérer comme instable toute situation qui le dépossède” (SU, “Voyage à travers l’inflation allemande”, p. 163-164).
[117] Œ, II, “Le Surréalisme. Le dernier instantané de l’intelligentsia européenne”, p. 134.
[118] Cf. GS, VI, p. 100-103.
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